Normandie, revue régionale illustrée mensuelle, n°17-18 octobre 1918.Normandie : Revue régionale illustrée mensuelle de toutes les questions intéressant la Normandie : économiques, commerciales, industrielles, agricoles, artistiques et littéraires / Miollais, gérant ; Maché, secrétaire général.- Numéro 17-18 Octobre 1918.- Alençon : Imprimerie Herpin, 1918.- 32 p. : ill., couv. ill. ; 28 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.IX.2014).
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NORMANDIE

REVUE RÉGIONALE ILLUSTRÉE MENSUELLE
DE TOUTES LES QUESTIONS INTÉRESSANT LA NORMANDIE
Économiques, Commerciales, Industrielles, Agricoles, Artistiques et Littéraires

DEUXIÈME ANNÉE. - N°17-18 OCTOBRE 1918

Normandie, revue régionale illustrée mensuelle, n°17-18 octobre 1918.

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Vers une Action Normande

X. – LES CAUSES.

(Suite.)


Rien n’est bon ou mauvais que par la pensée.
HAMLET.


Si nous résumons le chapitre des causes – des causes lointaines – nous dirons que la première erreur d’aiguillage dans les directions spirituelles de la France, remonte au dix-huitième siècle : ce siècle qui partit en guerre contre des abus trop réels, n’employa pas la bonne manière. Est-ce influence des idées absolues qu’il voulait réformer ? Est-ce résultante du tempérament impulsif de la Race ? Toujours est-il qu’au lieu de s’inspirer des sages exemples du libéralisme anglais, si pratique, si réaliste et par là même si conciliant, il fut intransigeant et dogmatisa à rebours : il dogmatisa au nom (ce qui est grave), d’un Credo matérialiste, négateur et destructif. Le dix-huitième siècle et sa fille hautement reconnue, la Révolution, ne cherchèrent pas à « adapter », à « réformer », mais à supprimer radicalement pour remplacer. Ce ne fût plus un noble et réalisable idéal qui servit de guide aux foules tout à coup privées de leurs tuteurs, ce fut l’idéologie, cette mère incontestable de toutes les folies politiques : la démagogie, la surenchère électorale n’en sont que les descendantes.

Les conséquences se devineraient si l’histoire de France n’était point là pour les affirmer. Ce sont ces crises d’autorité, de responsabilité (1), de continuité (2), de compétence que nous avons analysées.

Les philosophes du dix-huitième siècle, les auteurs de la Révolution française, n’ont pas su ou voulu prévoir les catastrophes que pouvait entraîner l’aventure tentée sans la prévoyance nécessaire. Ils ont voulu brûler les étapes, méconnaître le principe – bon pour les sociétés comme pour la nature - Natura non facit saltum. Ils ont voulu enfin émanciper une enfant inexpérimentée, sans éducation, sans instruction préalables ; ils l’ont dégagée de tous devoirs au moment où ces devoirs devenaient essentiels à la bonne marche des affaires publiques ; ils ont supprimé les étais séculaires, tourné en dérision les Traditions… et l’on s’étonne du résultat !

Mais si le suffrage universel devait remplacer le monarque, les ministres responsables, il fallait au préalable lui enseigner ses devoirs, la mission qui allait lui incomber ! Dieu sait si la mission de gouverner ne s’improvise pas et si elle est délicate en un siècle où les rapports sociaux, économiques, internationaux sont devenus d’une complexité inimaginable !

Quand on songe à l’imprudence de ceux qui remirent dans de telles conditions, au peuple français encore en enfance les trésors nationaux, on s’étonne que les choses n’aient pas plus mal tourné : à défaut de science, d’éducation, le peuple avait l’instinct de conservation, du bon sens et les magnifiques qualités de la Race ; comme ce fut heureux ! Le système D… nous a sauvés plus d’une fois au cours de notre Histoire, il ne faudrait tout de même pas l’ériger en doctrine.

Il est nécessaire qu’on arrive à se pénétrer de cette idée que le suffrage universel ne vaut que par les directions qui lui sont données et qu’au moment où il devient dans un pays la source de toutes choses, il importe que ses directions soient honnêtes, claires, averties de l’histoire et des intérêts vitaux du pays.

Or, la Révolution ne sut pas se dépouiller de l’esprit dogmatique à rebours dont j’ai parlé plus haut ; il se trouva que l’Idéal qu’elle embrassa – par passion, par haine de l’ancien régime – fut le plus opposé à celui d’une démocratie vraiment digne de ce nom ; au lieu de concilier, elle divisa et pour s’appuyer (dans ce qui fut trop souvent une lutte entre Français) sur le nombre elle flatta la foule (et ses bas instincts) au lieu de l’instruire des lourds devoirs qui lui incombaient.

Ce sont ces vérités qui commençaient à se faire jour avant la guerre et que celle-ci a mises en pleine lumière pour la grande masse des combattants qui savent s’unir et collaborer tout en respectant leurs convictions souvent très opposées. Elles avaient ces vérités, fait écrire au philosophe si clairvoyant qu’est Gustave Le Bon, dès 1911, les lignes prophétiques que voici :

« Nous n’avons nullement méconnu, dans cet ouvrage, l’importance de certaines acquisitions de la Révolution à l’égard du droit des peuples. Mais avec beaucoup d’historiens, nous avons dû admettre que le gain récolté au prix de tant de ruines eût été obtenu plus tard, sans effort, par la simple marche de la civilisation. Pour un peu de temps de gagné, que de désastres matériels accumulés, quelle  désagrégation morale dont nous souffrons toujours ! Ces brutales sections dans la chaîne de l’histoire ne se réparent que très lentement. Elles ne le sont pas encore.

… Quoique l’expérience de la Révolution ait été catégorique, beaucoup d’esprits, hallucinés par leurs rêves, souhaitent de la recommencer.... Pendant que les rêveurs poursuivent leurs chimères, excitent les appétits et les passions des multitudes, les peuples s’arment tous les jours davantage. Chacun pressent que dans la concurrence universelle, il n’y aura plus de place pour les nations faibles.

Au centre de l’Europe grandit une puissance militaire formidable, aspirant à dominer le monde afin d’y trouver des débouchés pour ses marchandises et pour une population croissante qu’elle sera bientôt incapable de nourrir.

Si nous continuons à briser notre cohésion par des luttes intestines, des rivalités de partis, de basses persécutions religieuses, des lois entravant le développement industriel, notre rôle dans le monde sera vite terminé. Il faudra céder la place à des peuples solidement agrégés, ayant su s’adapter aux nécessités naturelles au lieu de prétendre remonter leur cours ; sans doute le présent ne répète pas le passé et les détails de l’histoire sont pleins d’imprévisibles enchaînements, mais dans leurs grandes lignes, les événements semblent conduits par des lois éternelles. »

C’est pour avoir oublié ces lois éternelles, pour avoir méconnu les « réalités » que la France souffre des maux que nous avons dénoncés. Et la cause de tout cela, c’est l’Idéologie, c’est-à-dire la tendance à croire que tout est autrement qu’il n’est.

Idéologues ceux qui ont dressé l’individu contre l’Etat !

Idéologues ceux qui ont proclamé la bonté foncière de l’homme, conclu à l’inutilité, des Religions et des Morales (3) ! Idéologues encore ceux qui n’ont pas voulu croire à la permanence de l’esprit de barbarie allemande !

Idéologues les pacifistes bêlants et ceux qui ont cru à la force magique du droit ! Idéologues ceux qui, en démocratie, ne parlent que de droits et pas de devoirs ! Idéologues enfin ceux qui ont cru que le candidat serait l’irréductible défenseur des intérêts nationaux contre les intérêts particuliers, le sien y compris !

Mais répliquera-t-on, la France souffrait d’autres maux d’ordre différent et il semble bien que les responsables n’aient pas été cette fois ces « avancés » que vous dénoncez si vigoureusement.

Nierez-vous, me dira-t-on, que les « Enfants de la « Tradition » aient fait preuve dans tous les champs de l’activité humaine d’une désespérante timidité – tranchons le mot – d’un esprit de routine alarmant ?

N’est-ce pas chez les « fils de l’Esprit nouveau » qu’il fallait aller pour trouver l’application de méthodes commerciales, scientifiques, industrielles qui avaient fait leurs preuves ? Chez eux : outillage, réglementation des rapports entre ouvriers et patrons, confort, hygiène, etc., etc., … indiquaient un souci constant de progrès qu’on ne rencontrait que rarement chez les autres. En matière municipale qui n’a conservé dans mainte et mainte petite ville, ce souvenir des luttes d’avant-guerre, entre les deux partis. Les « modérés » amassaient, mettaient de l’ordre dans les finances, mais s’enlisaient dans la routine et se refusaient aux réformes, aux travaux que commandait l’intérêt public sagement compris ; puis venaient les « avancés » qui vidaient les caisses municipales, mais dotaient la ville d’installations modernes, effectuaient des travaux et « réalisaient » des transformations souvent heureuses et que d’ailleurs les villes étrangères avaient opérées bien avant nous ! Si bien que l’électeur n’avait trouvé rien de plus sage que de faire alterner à la mairie « modérés et avancés » : ceux-ci pour dépenser, ceux-là pour réparer les brèches faites au trésor et remplir les caisses !

Eh bien nous ne contesterons pas cet esprit de timidité routinière chez les « enfants de la Tradition » !

M. Paul Bureau dans cet admirable livre : « La Crise morale des temps nouveaux » l’a reconnu et mis en relief beaucoup mieux que je ne saurais le faire !

Soyons justes, toutefois, en disant que toute une phalange s’était levée dès avant la guerre, formée d’hommes venus des horizons politiques les plus divers et qui prévoyant les conséquences désastreuses pour la patrie de ce divorce entre celles que Waldeck-Rousseau avait appelé les deux jeunesses, avait réagi de tout son cœur, de toutes ses forces contre le mouvement séparatiste ! Faut-il rappeler Le Sillon de Marc Sangnier, puis plus tard, La Démocratie, les jeunes Radicaux ? Etc.

Ce regrettable esprit existait, mais à qui ou à quoi l’attribuer ? C’est cela qui importe en cette partie de nos études, laquelle tend à rechercher les causes de nos maux ? Est-ce à cet « obscurantisme » dénoncé par les loges comme la résultante nécessaire des religions ? On pouvait chercher à berner le peuple avec ces histoires misérables…, avant que les démocraties anglaise, américaine, n’aient apporté jusques sur notre sol la preuve décisive du complet accord de l’Idéal religieux et du progrès scientifique ! (4) J’imagine qu’on n’osera plus soutenir pareilles balançoires à « la Homais » après la guerre ! Venez dans nos popotes d’officiers et vous verrez quelle entente étroite, quelle franche camaraderie existent entre « ceux qui vont à la messe » et « ceux qui n’y vont pas ». La vraie tolérance, la véritable liberté de pensée, l’union sacrée enfin telle qu’elle doit régner après la guerre, nous l’avons réalisée au front depuis longtemps.

Non, cet esprit routinier avait d’autres causes : il procédait de l’intolérance élevée à la hauteur d’un dogme par tout le monde officiel, par toutes les majorités d’avant-guerre ! Le fils de la Tradition blessé dans ses sentiments intimes, traité en suspect, en minus habens s’enfermait dans sa tour d’ivoire : il évitait – souvent ennemi de la lutte – de se mêler aux foules ; trop souvent, il se cantonnait dans une attitude d’opposition hargneuse, il ne se frottait ni au peuple ni aux idées nouvelles confisquées pour leur seul profit par les mauvais bergers ; ne connaissant pas les Fils de l’Esprit nouveau, il les jugeait mal, injustement ; de même, il était sous-estimé par ceux que le candidat avait dressés contre lui dans un intérêt de basse cuisine électorale et, de fait, il retardait !

Si bien que la France à qui tout (passé, situation géographique, race, climat) criait qu’elle ne pouvait vivre et prospérer que par l’union étroite de toutes ses forces fut divisée en deux camps ennemis qui paralysèrent son activité. Nos charretiers normands disent de leurs deux chevaux qui ne s’entendent pas que l’un tire à « Hue » pendant que l’autre tire à « Dia » ! Et l’on sait qu’en pareille occurrence le char n’avance guère…, quand il s’agit du char de l’Etat, c’est grave !

Cet antagonisme funeste des deux camps à la veille de la guerre est, à n’en pas douter, la résultante des causes lointaines que nous avons dénoncées plus haut : il ne peut pas, il ne doit pas reparaître au lendemain de la Paix ! Il serait criminel de le permettre.

Avant de terminer ce chapitre des causes qu’il me soit permis de dire pourquoi nous avons le ferme espoir que le pays les a déjà comprises et qu’il possède assez de maturité d’esprit pour réaliser à la fin de nos épreuves, les nécessaires conciliations.


(A suivre.)

G. VINCENT-DESBOIS.

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(1) Sous l’ancien régime, un Louis XVI, un Fouquet, ont « payé » des fautes « dans la fonction ». Avons-nous eu rien de semblable depuis un siècle ?
(2) Une ferme qui change souvent de fermier, me disait un de mes sergents, « ne gagne pas ». Je crois qu’il pensait à la France.
(3) Une étude passionnante à faire serait celle-ci : De l’Emile de J.-J. Rousseau à Cempuis ! Si Taine a exagéré avec son Animal féroce et lubrique, Musset et Pascal : le premier avec son Dieu déchu qui se souvient des cieux ! et surtout le deuxième, avec son : Ni ange ni bête ! sont combien plus vrais !
(4) L’œuvre immense et magnifique de l’Y. M. C. A. portera, je l’espère bien, des leçons profitables dans tous les milieux de France.



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L’Œuvre de Reconstitution
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Un diplomate des Etats-Unis, M. Davis Jayne Hill, vient de publier une étude intitulée : La Reconstruction de l’Europe (1). Ce livre montre comment les Américains envisagent les problèmes posés, en ces années d’épreuves, à la vieille Europe, dont l’édifice social est à renouveler. Au régime primitif qu’il appelle le tribalisme, c’est-à-dire l’assujettissement des tribus les plus faibles à la plus forte, M. David Jayne Hill prévoit que doit se substituer, comme résultat du conflit actuel, la prééminence du principe de solidarité humaine fondée sur la suprématie de la loi et du droit.

C’est le contre-pied des principes bismarckiens et de la philosophie prussienne. Comme le fait remarquer M. Jacques Morland (2) : l’Allemagne, malgré sa force, n’a jamais pu s’assimiler ni les Alsaciens, ni les Polonais, tandis que les Etats-Unis par la seule autorité de la loi, réussissent à amalgamer les races les plus différentes et à en faire une seule nation. Comparez encore l’union des races aux Etats-Unis, et leur opposition irréductible dans l’empire austro-hongrois.

L’Allemagne, pour assurer sa domination, s’oppose à la « Reconstruction de l’Europe » d’après ces règles du droit nouveau qui seraient la négation de son hégémonie. Il faut au gouvernement allemand le maintien de l’état anarchique dans lequel se trouvent les diverses nationalités européennes : il tente de l’assurer par les paix séparées et par les démembrements qu’il impose aux peuples les moins résistants. Ainsi il s’essaie à affermir la supériorité de son autocratie puissante et de son organisation rigide sur les démocraties qui l’entourent : c’est vraiment le Vieux Dieu dressé contre l’idéal moderne. Le devoir des démocraties est donc de venir à bout de l’impérialisme germanique, qui, dit M. David Jayne Hill, est moins une forme de gouvernement qu’un système d’exploitation par des moyens coercitifs.

On voit par là quelles idées-forces ont inspiré les courageux citoyens de la libre Amérique dans la lutte ardente et effective qu’ils ont entreprise contre la barbarie allemande. Quelle puissance peut résister à l’élan vigoureux de cette nation dressée pour le triomphe de ces principes de la civilisation que résument les mots : droit et liberté ?

Il est intéressant de rappeler, à cette occasion, ce que V. Hugo, heureusement inspiré, écrivait dans une esquisse sur les civilisations (3) : « Que sera l’avenir de cette société européenne, qui perd de plus en plus chaque jour sa forme papale et monarchique ? Le moment ne serait-il pas venu où la civilisation que nous avons vu tour à tour déserter l’Asie pour l’Afrique, l’Afrique pour l’Europe, va se remettre en route et continuer son majestueux voyage ? Ne semble-t-elle pas se pencher vers l’Amérique ? Pour cette terre, ne tient-elle pas un principe nouveau ? Nous voulons parler ici du principe d’émancipation, de progrès et de liberté, qui semble devoir être désormais la loi de l’humanité… Aussi, si ce principe est appelé, comme nous le croyons avec joie, à refaire la société des hommes, l’Amérique en sera le centre. De ce foyer s’épandra sur le monde la lumière nouvelle qui, loin de dessécher les anciens continents, leur redonnera peut-être vie, chaleur et jeunesse. »

Il y aura un siècle bientôt que ces lignes paraissaient : Hugo ne prévoyait certes pas au milieu de quelles convulsions se réaliserait sa pensée. Mais il avait su discerner que le Progrès n’était plus compatible avec les entraves qui, dans chaque pays de la vieille Europe, s’opposaient à sa marche : institutions désuètes dont les peuples ne parvenaient pas à se libérer.

Ce sursaut de l’autocratie allemande aura été nécessaire pour entraîner l’ébranlement de l’édifice. Et il aura fallu, pour en triompher, le secours de ce peuple américain dont l’idéal est la liberté et pour qui seuls comptent « les idéalistes qui ne s’endorment pas dans les idées, mais qui savent transformer les idées en faits (4) », idéalistes dont le Président Wilson est l’illustration éclatante.

Ce secours américain nous est non moins indispensable pour réorganiser notre société française après la guerre. C’est auprès des hommes d’action d’outre-mer qu’il nous faut chercher des lumières, des modèles pour enfin donner à nos institutions ce caractère vraiment démocratique que nos préjugés, nos routines, nos « anciennetés » n’ont jamais pu leur permettre d’acquérir. Pour qu’aux trois théocraties successives d’Asie, d’Afrique et d’Europe succède « la famille universelle », société des nations annoncée par Hugo, il est nécessaire que se modifient à la fois les règles qui président aux rapports des peuples, et les constitutions particulières à chacun d’eux.

A ces conseils qui nous reviennent d’au delà de l’océan, nous ne devons pas rester étrangers. Tirons profit des exemples que nous offrent les citoyens de la République américaine. Notre terre peut recevoir encore de nouvelles semences et les féconder. Jusques à quand le spectacle de tant de ruines, de souffrances et de morts laissera-t-il dans leur indifférence les « à quoi bonistes », gens au petit cœur qui consentent avec un sourire à ce que le sacrifice des autres soit accompli en vain !

Nous devons à nos morts, et nous sommes, vis-à-vis de nous-mêmes et de nos descendants, dans l’obligation morale d’avoir la volonté de reconstruire. Notre pays, qui a témoigné d’un courage militaire sans égal, serait-il donc incapable désormais de tout courage civique ? Intéressons-nous donc – et encourageons les si leur but nous agrée – à ceux qui çà et là, bravement et avec foi, se sont mis à l’œuvre : telle cette « association nationale pour l’organisation de la Démocratie » (5), parmi les promoteurs de laquelle on trouve avec joie les noms d’industriels et commerçants normands. Que son programme, plein de sens utilitaire et pratique, excite au moins la curiosité du plus grand nombre ; qu’on le discute, qu’on le contredise !  mais qu’on sorte de cette inertie dans laquelle se complaisent à l’égard de la chose publique certains Français.

Que ceux-ci démontrent d’abord la vanité de l’effort à faire, au moment où leurs concitoyens au front comme à l’arrière donnent tant de témoignages d’énergie ! Dans cette entreprise de reconstruction, la région normande, fière de son passé, plus fière encore aujourd’hui des exploits des siens et de sa prospérité, ne voudra pas se laisser distancer. Les Normands répondront aux appels, qui déjà dans cette revue, leur ont été adressés : et comme les qualités de la race sont toujours là, leur décision une fois prise, ils feront leur ce jugement d’Emerson sur ses compatriotes : « Quand le Yankee mord à quelque chose, rien au monde qui lui fasse lâcher prise. »

M. ANOYAUT.

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(1) Traduit par L. P. Aloux, Payot, éditeur.
(2) Opinion, numéro du 3 août 1918.
(3) Littérature et philosophie mêlées. Fragment d’histoire, 1827.
(4) Emerson, Autobiographie vol. II, édition Colin.
(5) On peut demander au signataire de ces lignes aux bureaux de la Revue, le programme de cette association, dans lequel nous relevons des aspirations qui ont toujours été celles de Normandie. Elargir le cadre des départements en constituant douze à quinze régions, décentraliser certains services publics incombant aujourd’hui à l’Etat, en maintenant l’unité de législation sur l’ensemble du territoire. Suppression de l’alcoolisme ; amélioration des logements ouvriers et paysans ; multiplication des naissances, protection de la santé publique. Adaptation de l’enseignement à la vie pour préparer directement l’enfant à la profession et à l’existence sociale.



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L’Organisation Economique régionale
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EN NORMANDIE

En signalant le projet de partage de la Normandie, en deux régions économiques, sur l’initiative des représentants de la Basse-Normandie, je demandais ce que pensaient de cette division les Chambres de Commerce et les représentants des départements de l’Eure et de la Seine-Inférieure, et à la demande qui m’en avait été faite, j’offrais d’ouvrir dans les colonnes de Normandie une enquête sur cette question.

Des réponses me sont parvenues qui prouvent que les organisations, du département de l’Eure surtout, n’y sont pas restées indifférentes.

Ainsi, le 20 septembre doit se réunir à la Préfecture d’Evreux, une Commission du Conseil général, à laquelle sont convoqués tous les représentants du département, pour discuter la question qui nous préoccupe.

De son côté, la Chambre de Commerce d’Evreux doit se réunir dans les premier jours d’octobre pour étudier également cette question de la division de la France en régions économiques.

Je pense pouvoir, dans notre prochain numéro, rendre compte de ces deux réunions.

Dans la Seine-Inférieure, l’une des Chambres de Commerce de ce département, me répond « qu’elle a décidé de ne faire aucune polémique dans la presse sur le projet de division de la Normandie en deux régions économiques. »

Je ne comprends pas très bien cette réponse car dans l’étude que nous poursuivons de cette question n’est jamais entrée l’idée d’aucune polémique, mais seulement le désir de la voir approfondir par les organisations appelées à en bénéficier et d’aboutir à une solution conforme aux intérêts de la Normandie.

S’il est démontré que la division en deux régions est plus avantageuse que l’établissement d’une seule, nous l’accepterons sans récrimination, car tous les régionalistes sincères ne poursuivent d’autre but que la prospérité de leur petite patrie et non son asservissement à un intérêt local.

Les Chambres de commerce et les Conseils généraux de la Haute-Normandie nous semblent avoir compris l’importance de cette question, mais nous nous demandons s’il en est de même des représentants parlementaires à qui, sur la demande de nombreux correspondants, nous l’avions par lettre signalée à leur attention, car peu nombreux sont ceux qui ont bien voulu nous répondre.

En remerciant ceux d’entre eux qui ont bien voulu nous faire connaître leur avis, nous souhaitons que tous, à l’exemple de leurs collègues de la Basse-Normandie se préoccupent de cette question de l’organisation économique de la région normande, de laquelle dépend pour une grande part la prospérité du pays.

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*    *

La Chambre de Commerce de Bordeaux a pris l’initiative d’un groupement qui, sous le nom de Sixième Région, comprendrait le bassin de la Garonne et de ses affluents navigables.

La Cinquième région est constituée et comprend les régions de Limoges, Angoulême, Cognac, Guéret, Niort, La Rochelle, Rochefort, Poitiers, Tulle, Périgueux.

Voilà deux régions qui ont compris « que la formule la meilleure de la région future sera celle qui satisfera le plus grand nombre de besoins et comprendra le plus grand nombre d’éléments. »

La quinzième région n’a pas encore pu se mettre d’accord sur le choix de sa capitale : Orléans ou Bourges, mais voici que le conseil municipal de Nevers essaie de mettre d’accord les deux villes rivales en demandant que le siège de la région soit fixé à Nevers.
                                  
A. MACHÉ.

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Le Faucardement mécanique
dans la Mise en Valeur des Rivières
et Canaux de la Normandie

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Dans une précédente étude consacrée aux richesses hydrauliques de la Normandie (1), nous avons fait ressortir l’importance considérable qui s’attache à l’utilisation de la houille verte, cette force que nos cours d’eau mettent à la disposition des nombreuses industries et de l’agriculture de notre région.

Il serait paradoxal de dire que nous avons intérêt à faciliter l’emploi de cette énergie que la nature nous prodigue gratuitement à travers les siècles, et cependant, il est de toute évidence que, pour généraliser cet emploi au profit des grands intérêts régionaux, pour le bien du pays, de ses laborieuses populations, il est nécessaire de se préoccuper du régime des eaux, de l’entretien de nos rivières, cours d’eau et canaux, non seulement pour assurer la parfaite utilisation des forces hydrauliques, mais aussi pour solutionner un problème qui intéresse, à la fois, l’agriculture, la batellerie et l’hygiène publique. Cet entretien des cours d’eau naturels et des canaux comprend divers travaux ayant pour but de maintenir à la section d’écoulement un profil déterminé, afin de conserver la vitesse et le niveau du plan d’eau. Par les curages, les dragages, on enlève les vases, les atterrissements, on régularise le lit des cours d’eau et les berges.

Une autre opération non moins importante que celles-ci, est le faucardement, qui consiste en la suppression des végétaux aquatiques dont le développement est rapide dans les portions à faible pente et, par suite, à faible vitesse d’écoulement. Certains végétaux aquatiques opposant une grande résistance à cet écoulement, il en résulte une élévation de la surface des eaux provoquée, précisément, par la diminution de la section de débit, due au ralentissement de la vitesse du courant. Les débordements désastreux et l’impossibilité d’utiliser l’eau comme force motrice tiennent, dans bien des situations, à cette élévation du plan d’eau due à la présence des végétaux qui constituent un obstacle permanent parce qu’on a négligé d’entretenir le lit du cours d’eau.

Le faucardement des rivières et canaux de la Normandie, leur mise en valeur par cette opération constituent donc un des facteurs du développement de nos richesses naturelles, et c’est pourquoi nous avons voulu étudier, ici, cette question qui est si intimement liée à notre prospérité régionale. Nous nous empressons, du reste, de remarquer que, depuis bien des années – au moins douze à quinze années – toute une région de la Normandie, celle du Calvados, qu’arrosent la Dives et ses affluents, a subi une heureuse transformation grâce aux travaux de faucardement effectués sur une vaste étendue. Vers son embouchure, la Dives serpente dans des terrains presque horizontaux, formant des marais d’une superficie d’environ 4.000 hectares qui, il y a de cela plus de soixante ans, étaient improductifs et malsains, malgré les efforts faits pour les assainir et les mettre en culture. Les travaux, poursuivis pendant dix ans, de 1865 à 1875, nécessitèrent une dépense de 1.500.000 francs, soit en moyenne, 375 francs par hectare. Le Syndicat des Marais de la Dives, qui comprenait 23 communes, fit établir plusieurs ouvrages d’art (ponts, vannes, etc.) ouvrir 90 kilomètres de canaux, et régulariser 40 kilomètres de cours d’eau, dont l’entretien exigeait chaque année, une dépense d’environ 30.000 francs, soit 230 francs par kilomètre et 7 fr. 50 par hectare. Le faucardement, effectué trois fois par an, de mai à septembre, pour assurer l’abaissement du plan d’eau, revenait, à bras, de 15 à 18 francs par kilomètre et par opération – avant la guerre, bien entendu – et encore était-il difficile de se procurer la main-d’œuvre nécessaire pour exécuter ces travaux. Dans cette région de la Normandie, la terre est généralement très fertile, mais pour entretenir les herbages et obtenir, des cultures, des rendements élevés, il faut de l’eau ; l’homme doit compléter l’œuvre de la nature. Les travaux de dessèchement et d’irrigation de la vallée de la Dives qui, avec ses affluents et ses canaux, arrose des prairies plantureuses, ont fait de ce pays un des plus riches de la région normande.

La végétation dans les cours d’eau et canaux varie beaucoup, mais elle est généralement d’un développement rapide, d’où nécessité de renouveler souvent, durant l’été, les opérations de faucardement.

Jusqu’en 1902, ces opérations s’effectuaient avec le faucard ou faux à long manche, manœuvré de la rive ou d’un bachot, par deux équipes d’ouvriers, tirant alternativement, à l’aide de cordes, l’instrument formé par plusieurs lames de faux dépourvues de talons et articulées entre elles, chaque lame portant un bout de chaîne qui la maintient appliquée sur le plafond du cours d’eau.

Le faucardement effectué ainsi à bras d’homme est une opération lente, coûteuse, nécessitant un nombreux personnel ; aussi lui a-t-on substitué le faucardement mécanique, qui s’effectue au moyen de la faucardeuse mécanique, ou bateau faucheur automobile, imaginé par un ingénieur distingué de la Normandie, M.Amiot, d’Argences (Calvados) (fig. 1). C’est le Syndicat des Marais de la Dives qui, le premier, se livra, en 1902, à des essais de faucardement à l’aide de cette machine, qui peut rendre aussi de réels services aux propriétaires de grands étangs, aux associations d’agriculteurs entretenant des canaux d’irrigation ou de dessèchement, ainsi qu’aux exploitants de varechs des plages.

Normandie, revue régionale illustrée mensuelle, n°17-18 octobre 1918.La faucardeuse automobile, que nous représentons en élévation (fig. 2) et en plan (fig. 3), consiste en une barque en fer à fond plat de 6 mètres de longueur sur 1m 50 de largeur, portant à sa partie centrale un moteur à essence, actionnant par courroies une roue à palettes disposée à l’avant, et deux scies de faucheuses montées à la partie inférieure d’un châssis vertical articulé, à l’arrière de l’embarcation. Le moteur monocylindrique, de 8 H. P., placé vers l’avant, comprend un carburateur, un réservoir à essence, un accumulateur, une bobine d’allumage. Après la mise en route, une petite dynamo actionnée par le moteur assure l’allumage et maintient la charge des accumulateurs ; on voit aussi un pot d’échappement, une pompe de circulation pour l’eau de refroidissement, et une manivelle de mise en route. Sur l’arbre du moteur sont fixées deux poulies, dont l’une commande par courroie, et d’autres poulies, un changement de vitesse, lequel actionne, par deux chaînes, la roue à palettes disposée à l’avant du bateau. Une fourche d’embrayage déplace la courroie sur les deux poulies – l’une fixe, l’autre folle – du mécanisme, qui comprend un différentiel pour éviter les torsions de l’arbre de la roue, lesquelles peuvent résulter d’une usure inégale des chaînes de transmission.

La vitesse pratique du bateau est de 2.500 mètres à l’heure, y compris les pertes de temps aux passages difficiles (ponts, etc.). L’axe de la roue est maintenu, par un châssis articulé aux tourillons ; le déplacement de l’axe de la roue, dans le plan vertical, se fait à l’aide d’un volant à vis qui agit sur la traverse du bâti ; on peut ainsi régler l’immersion de la roue, soit pour l’avancement pendant le travail, soit pour le passage sous les ponts. Une poulie actionnée par une courroie commande l’arbre-manivelle qui donne le mouvement aux scies.

Les pièces de la faucheuse, ou appareil coupeur, sont fixées à un bâti pouvant coulisser verticalement, attaché à un levier mobile autour d’un axe et équilibré par un contre-poids. Le bâti est articulé à des haubans, que l’on éloigne ou rapproche de la poulie et du moteur, afin de régler la tension de la courroie, déplacement obtenu à l’aide des volants à vis réunis par une chaîne et des glissières. Des tiges filetées, près du porte-lame articulé, permettent de régler l’inclinaison des lames suivant le profil en travers de la section à faucarder. Le bâti est attaché par un anneau avec le levier de réglage vertical, en démontant les haubans, en retirant et couchant dans l’embarcation le bâti de la faucheuse, il est facile de passer sous des ponts laissant libre une hauteur d’environ 50 centimètres. Trois hommes assurent le service de la faucardeuse automobile : l’un s’occupe du moteur, un autre dirige l’embarcation, et un troisième s’occupe du fonctionnement de la faucheuse, du réglage de la hauteur de coupe et de l’inclinaison transversale des lames. Le schéma descriptif, représenté par les figures ci-jointes, donne l’explication de l’agencement et du fonctionnement de la faucardeuse mécanique. On voit, en avant, la roue à aubes C assurant le déplacement de l’embarcation et, à l’arrière, la faucheuse G, dont les barres coupeuses de 2 à 4 mètres de longueur, reçoivent, comme la roue à aubes, leur mouvement, distinct ou simultané, du moteur B placé à l’avant. La faucheuse G, suspendue à l’extrémité d’un levier équilibré par un contrepoids P, suit les variations du fond par l’oscillation verticale de ce levier. La faucardeuse peut passer dans les endroits où la largeur du lit du cours d’eau n’est pas inférieure à celle de l’embarcation, et où il n’existe pas, en hauteur, d’obstacle inférieur à 50 centimètres au-dessus du niveau de l’eau. Cette machine peut opérer à toutes profondeurs et, en moyenne, à raison de 2 kilomètres environ, par heure. Avant la guerre, on évaluait le prix de revient du faucardement mécanique, amortissement et entretien compris, à 2 fr. 15 par kilomètre, et à environ 5 fr. 40 par hectare. Pour une largeur de coupe de 4 mètres, la surface d’un hectare se trouve fauchée, c’est-à-dire faucardée, après un parcours de 2 kilomètres 500, et on peut opérer sur un parcours de 15 à 20 kilomètres, en une journée. Le faucardement à bras d’homme nécessitant une dépense de 15 à 18 francs par kilomètre – toujours en raisonnant d’après les chiffres établis avant la guerre – on voit quelle grande économie procure le faucardement mécanique, car il est évident qu’en tenant compte du renchérissement général, l’économie subsiste proportionnelle dans la comparaison du prix de revient du travail effectué mécaniquement et à bras d’hommes.

Normandie, revue régionale illustrée mensuelle, n°17-18 octobre 1918.

Il est à souhaiter que ce remarquable progrès, qui caractérise une précieuse conquête du machinisme, de l’automobilisme, facilite chaque jour davantage la mise en valeur des rivières, cours d’eau et canaux de la Normandie, et assure ainsi à notre région, tout le bénéfice d’améliorations intéressant l’agriculture, l’industrie, la batellerie et l’hygiène publique.

Henri BLIN,
Lauréat de l’Académie d’Agriculture de France.

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(1) Voir Normandie n° 16, de juillet 1918.



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Réveillons la Terre de France !...

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Notre éminent ami, M. Emmanuel Boulet, président du SYNDICAT AGRICOLE DU ROUMOIS, continue sa féconde campagne théorique et pratique en faveur de notre agriculture. Il vient d’envoyer aux membres de ce Syndicat la très utile circulaire suivante qu’il nous communique et que nous souhaitons voir répandre par toute la presse normande. – N.

Réveillons la terre de France que nous laissons s’endormir. – La terre est une usine végétale où il faut travailler et apporter sans cesse toutes les améliorations possibles, et qui pourrait facilement produire en moyenne le double, ou peut-être même le triple, de ce qu’elle rapporte ordinairement.

Charles Nordmann disait en 1916, dans la Revue des Deux-Mondes : « La France, la plantureuse France, malgré son climat unique et modéré, malgré la richesse de son sol heureux ; la France initiatrice de tant de découvertes dans tous les domaines, qui a été l’instigatrice des principaux progrès de la chimie agricole et la première protagoniste des engrais chimiques est aujourd’hui, dans l’intensité relative de sa production du blé, au quinzième rang et devancée par la plupart des autres pays. »

Dehérain disait : « Quand une terre est convenablement remuée, aérée, travaillée, l’azote habituellement inerte qu’elle renferme évolue, devient soluble, assimilable et, si nous sommes réduits à acheter des nitrates, c’est que le travail du sol tel que nous le pratiquons est inefficace. C’est aux ingénieurs à se mettre à l’œuvre ; c’est à eux qu’il appartient d’imaginer un instrument qui divise, remue, secoue, aère le sol tout autrement que ne font encore nos charrues et nos herses, qui, certainement, dans 50 ans d’ici, devront être reléguées dans les magasins de curiosités à côté des pieux durcis au feu des Gaulois. »

Il est certain que tout ce qui améliore l’aération et la division de la terre améliore son rendement.

Depuis longtemps, on a remarqué que dans les terres finement divisées, le blé est remarquablement prolifique.

Les expériences de Grandeau, qui ont donné 43 quintaux de blé à l’hectare, ont prouvé ce qu’on peut obtenir lorsqu’on traite la plante comme une récolte sarclée, de façon à la préserver des plantes parasites et à tenir le sol constamment ameubli et propre.

De 1906 à 1914, la moyenne du blé récolté à l’hectare a été de 32 quintaux en Danemarck, de 25 en Belgique et de 13 en France. La récolte du seigle, de l’orge, de l’avoine, des pommes de terre et des betteraves à sucre est également beaucoup moindre à l’hectare en France que dans certains autres pays. Ces différences de rendement proviennent uniquement de ce que les méthodes de culture sont chez nous surannées, beaucoup moins modernes que les méthodes appliquées ailleurs, et qu’en complément du fumier de ferme nous employons beaucoup moins que les autres pays les engrais nécessaires qui rendent à la terre les éléments fertilisants que lui ont pris les récoltes précédentes. Tout vient de là.

La terre de France est parmi les meilleurs, et en abandonnant la routine et en suivant les progrès pour la cultiver, elle produira largement et au de là même si sa population était doublée (1) tout le blé nécessaire à la fabrication du pain dont ses habitants auront besoin.

Voici ce que le bureau du Syndicat agricole du Roumois engage ses adhérents à méditer très sérieusement dans leur intérêt.

                        Le Président,
                                Emmanuel BOULET.


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(1) Georges Ville affirmait, dès 1860, que la terre de France pourrait alimenter cent millions d’habitants si elle était convenablement cultivée. – G. N.



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Le Cidre dans l’Antiquité
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S’il est une renommée dont la Normandie ait, à juste titre, le droit de s’enorgueillir, c’est bien celle de son cidre. Dans Normandie de mai 1917, M. Henri Blin se dit « tenté de consacrer aux mérites, à la gloire du cidre de Normandie, tous les souvenirs qui attestent, par d’éloquents panégyriques, par des écrits humoristiques, par des odes et par des chants, que le « breuvage étincelant » excita, de tout temps la verve, le talent de nos écrivains et inspira la muse de nos poètes. » Il y renonçait devant l’abondance des matières. Il est cependant un témoignage qui me semble assez peu connu : c’est celui du cardinal du Perron.

Le cardinal du Perron était, dans sa jeunesse, ce qu’on peut appeler un franc buveur. Après avoir avalé vingt verres de vin, il sautait « à plein saut », avec des mules et des escarpins, la longueur de vingt-deux semelles, au grand ébahissement du bonhomme Ronsard. Néanmoins, il aimait à faire l’éloge du citre, « excellent breuvage, sain et délicieux ».

« Il n’y a rien, ajoutait-il, qui consume plus l’humide radical que le vin, et le citre l’en retient et le fomente… On m’en a envoyé de la Basse-Normandie en bouteilles, qui est le plus excellent que j’aie jamais bu ; il passe en délices tous les vins et tous les muscats… M. de Tiron disait que, s’il laissait l’usage du citre pour prendre du vin, il mourrait. (1) »

Son Eminence s’en reférait d’ailleurs à l’autorité de saint Augustin. Les Manichéens reprochaient de son temps aux Catholiques d’être gens adonnés au vin, tandis qu’eux n’en buvaient point. « C’est vrai, leur répondait l’évêque d’Hypone ; mais vous buvez d’un suc tiré de pommes qui est plus délicieux que tous les vins et que tous les breuvages du monde. » Tertullien appelle aussi le cidre : « Succum ex pomis vinosissimum ».

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Une aussi haute antiquité met en question l’origine de ce breuvage, que jusqu’ici tous les auteurs s’accordaient à fixer en Normandie. Au moyen âge, l’auteur de la Maison rustique écrivait : « Je ne ferai ici recherche de l’inventeur premier de ce breuvage : dirai seulement que, comme Noé, transporté du plaisant goût du suc qu’il exprima du raisin de la vigne sauvage plantée par lui-même, fut le premier inventeur de faire et boire le vin ; aussi quelque Normand affriandé de la saveur délicate du jus des pommes et des poires, inventa la façon du cidre et poiré. Je dis quelque normand, car c’est en basse Normandie appelé pays de Neux, où ce breuvage a pris commencement. »

Toutefois les Encyclopédies reconnaissent « qu’au XIIe siècle, le cidre n’était pas encore en usage en Normandie, comme le témoignent les vers dans lesquels Baudri de Bourgueil dit qu’à Lisieux on ne connaissait pas le vin, mais seulement la cervoise (bière) ».

D’ailleurs l’étymologie suffirait à diriger nos recherches en dehors de la Normandie. Le mot cidre se rattache étroitement à l’espagnol sidra, écrit plus anciennement sizra : en grec et en latin sikera. Sur la foi de saint Jérôme, les dictionnaires nous font même remonter à l’hébreu, où le mot Schechar signifiait toute boisson enivrante. Ce terme rappelle le nom d’une plante des Indes, le haschih, qu’au temps des Croisades, le Vieux de la Montagne faisait mâcher à ses adeptes avant de les lancer au massacre des chrétiens d’où leur nom de haschichin, en français, assassin. Le cidre a sans doute des effets moins funestes ; mais le cardinal du Perron fait remarquer « qu’il enivre comme le vin et que l’ivresse en est plus mauvaise, parce qu’il est plus froid. »

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Ainsi fixés sur l’origine de son nom, nous pouvons reconstituer, au moins très sommairement, l’histoire du cidre.

De l’Afrique, les Arabes l’ont apporté en Espagne, et particulièrement en Biscaye, où les Normands,  grands coureurs de mers, sont allés le chercher. Le cardinal du Perron est formel sur ce point : « Le cidre bien d’Afrique et il y a longtemps qu’il est en usage en ce pays-là. De là il est venu en Biscaye et de là en Normandie. Aujourd’hui, quand nos Normands n’en ont point, ils envoient leurs vaisseaux en Biscaye, d’où ils en rapportent. »

Voilà de quoi exercer, me semble-t-il, la sagacité des historiens de la Normandie.

Z. TOURNEUR.

Dieppe, ce 18 août 1918.

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(1) Cf. Perroniana, 2e édition, Cologne, G. Scayen, 1669.


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Tout en causant…
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La guerre aura eu cet avantage… Quel mot stupide viens-je d’écrire ? Comme si cette chose horrible qu’est la guerre, source de tant de deuils et de larmes, de tant de misères et de ruines, pouvait, sous quelque point de vue qu’on l’envisage, être avantageuse à qui que ce soit ou à quoi que ce soit. En dépit du proverbe, un malheur n’est jamais bon… Je veux dire que le conflit sanglant où la France est engagée depuis quatre ans et d’où elle sortira victorieuse, loin de la laisser meurtrie et abattue, suscitera au contraire, dans ce pays, un formidable et merveilleux sursaut d’énergies nouvelles et insoupçonnées qui le tirera de la léthargie et de la torpeur où menaçaient de s’enliser ses forces productives.

Je pensais à cela, à cette rénovation industrielle et économique qui, au lendemain du jour béni de la paix, complétera magnifiquement le triomphe de nos armes, en lisant dans le dernier numéro de « Normandie » l’article, d’une si intéressante documentation, de M. Henri Blin, sur l’utilisation et la mise en valeur des forces hydrauliques de notre belle et riche province.

Ce dernier numéro de « Normandie » est venu me trouver, non sans avoir fait quelques détours et subi quelques retards – (par ces temps-ci, les envois confiés à l’administration des postes musardent souvent en cours de route et prennent volontiers le chemin des écoliers) – dans un petit village du pays de Bray, près duquel coule une petite rivière, la plus jolie et la plus gracieuse des petites rivières, qui mériterait d’être chantée par un poète élégiaque, comme la Voulzie le fut naguère par Hégésippe Moreau. Mais l’époque n’est pas aux vers bucoliques ; des soucis d’un prosaïsme plus impérieux et plus terre à terre, si je puis ainsi parler à propos d’un ruisseau, nous sollicitent et nous hantent et c’est étonnant, non ce n’est pas étonnant, c’est tout naturel et bien humain, comme on a peu de vague à l’âme, quand on se sent en appétit.

Et à ce point de vue matériel et utilitaire, ma petite rivière du pays de Bray a aussi son charme ; ses eaux vives et murmurantes ne prêtent pas qu’à la rêverie, elles recèlent entre leurs longues herbes vertes qu’incline le courant, de ces truites à la chair fine et savoureuse qui sont le régal des fins gourmets, car la truite est la reine des poissons d’eau douce. Mais il faut savoir la prendre, et c’est un sport auquel je m’entraîne, sans grand succès, du reste, je l’avoue en toute humilité. Je suis trop distrait, je n’ai pas le coup d’œil assez vif, ni le poignet assez prompt, et puis, au lieu de suivre d’un regard attentif la mouche artificielle qui au bout de mon fil, sautille à la surface de l’eau clapotante, il m’arrive trop souvent de penser à autre chose, et je rate les plus belles « touches » et je rentre bredouille à la maisonnette dont le toit moussu abrite ma villégiature agreste.

Ce qui ne m’empêche pas, du reste, de trouver le soir, sur la table rustique, une belle truite apportée par mon hôte, plus habile et plus expérimenté que moi dans l’art subtil de la pêche à la ligne volante.

Le lecteur va peut-être se demander par quelle obscure association d’idées, j’en suis venu, après avoir cité l’étude consacrée par M. Henri Blin, dans le dernier numéro de « Normandie », à l’emploi rationnel de la houille verte normande, à parler d’une petite rivière du pays de Bray, et des truites que je n’y pêche pas, mais dont je me régale tout de même.

La transition s’explique. C’est que précisément en suivant, la gaule à la main, les bords émaillés de fleurs de cette petite rivière poétique qui semble aujourd’hui ne couler, sous l’ombre des saules, que pour le seul agrément des yeux et la délectation des « amants de la nature » comme on disait du temps de Jean-Jacques, car elle ne fait même plus tourner le moindre petit moulin, je songeais que cette douceur pouvait se transformer en force et cette poésie en réalisation d’énergies.

Evolution prestigieuse des idées et des choses qui s’accomplira demain. Cette eau miroitante dont chante si gentiment le clapotis auquel répond, comme dans un concert alterné, le gazouillis des oiseaux, cette eau, par la magie de la Fée Electricité, actionnera de puissantes machines et de formidables engins. Cette petite chose frêle et délicate qui se meut paresseusement dans les sinuosités de son cours deviendra un facteur de l’essor économique ; elle donnera l’activité, la vie, la force aux fabriques et aux usines ; elle révolutionnera le monde industriel.

Des petits ruisseaux sortent les grandes rivières, disait-on autrefois. Des petits ruisseaux sortiront désormais la richesse, la prospérité, la puissance de notre pays.

Et je t’en aime davantage, ma jolie petite rivière du pays de Bray, qui réflète dans les eaux limpides la douce sérénité et les teintes changeantes de notre ciel normand. Va, hâte-toi, ne t’attarde plus sous les ombrages et le long des prés, précipite ton cours, fais de la force et de l’énergie, travaille, toi aussi, pour la France !

Mais, si c’est possible, garde, à ma chère petite rivière, garde les truites frétillantes et savoureuses….

Henry BRIDOUX.


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A propos de Vie Régionale
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IMPRESSIONS VERNONNAISES
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La « décentralisation » est à l’ordre du jour et la guerre aura sans nul doute donné aux aspirations « régionalistes » en même temps qu’une vision plus nette et qu’une vigueur nouvelle, comme une justification plus évidente et plus ample.

Il semble vraiment que notre pays, étouffé depuis un siècle et quart par la centralisation révolutionnaire et napoléonienne – à laquelle, pour être juste, Louis XIV avait bien préparé le terrain – soit décidé enfin à briser ces liens trop étroits qui paralysent son développement, et qu’il aspire à retrouver les règles de sa physiologie normale – celle à laquelle il dut jadis, et jusqu’au moment où il brisa avec ces règles, la première place dans le monde.

Il faut sans doute que ces aspirations soient bien profondes et qu’elles répondent à quelque chose de bien réel pour que la politique, la politique électorale elle-même, qui s’en soupçonne cependant si menacée, se soit trouvée obligée de composer avec elles et de sembler les adopter – afin, n’en doutons pas, de les exploiter à son profit.

Eh bien – lorsque, par une expérience dont je dirai un mot afin de faire bien comprendre les circonstances tout à fait spéciales, et sans doute assez rares, qui m’ont permis de l’éprouver – on se trouve en contact avec « l’élément cellulaire », avec un organisme défini de cette vie locale, je veux dire avec une petite cité formant un tout homogène et quasi autonome, ayant toutes les raisons d’avoir sa vie propre et personnelle, une question, à laquelle on ne songe pas ordinairement se pose – bientôt impérieuse : ces aspirations ont-elles chances de succès ? Sont-elles aptes à vivre et à se développer ? Portent-elles réellement en elles un germe, un principe de vie – ou ne sont-elles qu’une survivance, infiniment respectable certes, mais purement sensitive, du passé ?

Question paradoxale, presque impie, semble-t-il, dans une Revue qui est précisément l’expression de cette aspiration vers une vie locale ! Et cependant elle se pose bien à qui éprouve, comme je viens de l’éprouver, la puissance d’oubli des petites villes (1), la sorte d’empressement même qu’elles mettent à détruire elles-mêmes ce qui est la substance essentielle de leur personnalité, c’est-à-dire leur histoire propre, et à l’anéantir, à la noyer, dirait-on, dans l’histoire générale – à l’effacer servilement devant celle-ci, même dans les points où cette excessive condescendance ne saurait se légitimer par rien.

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Je ne suis pas né à Vernon et je n’y ai point de famille. Par mon sang, je suis même plus encore Breton que Normand. Mais j’ai été élevé dans cette petite ville. J’y ai vécu ces années de jeunesse et d’adolescence où l’esprit se forme, où le cœur s’éveille, où s’amassent les connaissances, les impressions et les idées qui mèneront l’homme ensuite durant toute sa vie. Je n’ai pas d’autres horizons familiers que les siens : c’est aux lignes de ses collines, au cours de son fleuve, aux arbres de sa forêt, aux voûtes élevées de son église que s’accrochent tous mes souvenirs d’enfant, et si je ne suis qu’un fils adoptif, je ne crois cependant abuser ni des mots, ni des idées en me considérant comme un enfant de cette cité (2). L’existence m’en a enlevé à l’âge où la vie réelle s’ouvre pour l’homme ; c’est sur d’autres bords que s’est déroulée pour moi « la lutte pour la vie », et je n’ai rien laissé ici – que mon souvenir fidèle, affectueux et reconnaissant.

Eh bien, lorsque un quart de siècle écoulé, les circonstances me refont brusquement et pour quelques jours citoyen de Vernon, une chose me frappe vivement et un peu tristement : c’est de voir déjà presque effacée – de telle sorte que lorsqu’un temps égal ne sera encore écoulé, elle sera certainement tout à fait oubliée – la trace de ceux qui s’identifiaient alors avec le corps même de la cité.

Qu’on ne croie point qu’il ne s’agit tel que de souvenirs personnels, respectables sans doute, mais dont la collectivité ne saurait valablement s’encombrer. Les quelques noms sur lesquels je vais m’arrêter le montreront bien, je l’espère.

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Au cimetière – sur les pierres duquel j’ai retrouvé tant de noms familiers ! – se dresse, au-dessus d’un modeste tombeau, une pyramide où se lisent ces mots :


DUBOIS PÈRE
1804-1875
DUBOIS FILS
1831-1908
DÉCÉDÉS
APRÈS UN SIÈCLE D’ENSEIGNEMENT.


Un siècle d’enseignement ! Cela compte, je pense, dans la vie personnelle d’une petite ville. Et nombreux sont sans doute ici ceux qui, directement ou indirectement, avec gratitude ou inconsciemment, doivent dans leur pensée, dans la formation de leur esprit, dans l’orientation même de leur sentiment, quelque chose à ce foyer de vie intellectuelle.

« La pension Dubois » – mais ce fut, il y a cinquante ans, une véritable gloire locale ! et ce fut pour Vernon un moyen de rayonnement au moins régional, dont je crains bien qu’elle n’ait jamais depuis retrouvé l’équivalent.

Elle fut fondée par l’ancêtre, assez modestement, dans une maison qu’on voit encore à l’angle de deux rues. L’une d’elles a eu le bonheur de conserver jusqu’ici son savoureux nom de vieille rue de vieille ville et se nomme encore la rue Porte-Huchette ; l’autre, l’ancienne Grande-Rue, est devenue la très banale rue Carnot. La vieille demeure, avec son galbe si délicieux d’antique logis, ses pans de bois, sa grande porte bâillante qui laisse voir l’escalier, où les marches si douces et si compatissantes aux jambes des aïeules, s’incurvent en une grande révolution – la vieille demeure est toujours là. Mais rien n’y rappelle plus les bons ouvriers qui ont vécu, travaillé et pensé entre ses murs. Pendant longtemps, une inscription à demi effacée y laissait lire encore : PENSION DUBOIS. Une peinture relativement récente a tout supprimé.

Lorsque le fondateur eut cédé la direction à son fils, l’établissement passa dans l’immeuble de l’avenue Gambetta – alors le « Grand Cours », si je ne m’abuse. Ce fut la période d’activité, de vie débordante, de succès et de gloire.

Tous ceux qui l’ont connue ont gardé le souvenir vif et net de cette famille dont la silhouette semblait incorporée à la physionomie même de sa ville. La nature avait infligé à M. Dubois une gibbosité énorme. On l’appelait communément « le petit bossu », et pour ses élèves, il était même plus familièrement encore, « Bosco ». Mais le cerveau avait pris sa revanche de la difformité du corps. Supérieurement intelligent, doué d’un esprit à qui sa causticité ne valut pas que des amitiés, pénétré jusqu’aux mœlles de la vieille formation que donnent les « humanités » comme nos pères les comprenaient, secondé par une femme supérieure qui était bien de la même famille spirituelle que lui-même, il sut donner à sa maison d’enseignement une importance, une splendeur même, qu’on n’eût pas crue possible, et qui même aujourd’hui apparaît à peine croyable, quand on constate la torpeur où la petite ville est retombée après sa disparition.

Classique de toute son âme, et ayant formé dans cette voie des esprits qui n’eussent rien gagné de plus à fréquenter de plus illustres maîtres, il avait su cependant s’adapter merveilleusement aux aspirations si parfaitement équilibrées qui, au lendemain de nos désastres de 1870, créèrent le Diplôme d’Etudes de l’Enseignement secondaire spécial. Ce diplôme n’a pas vécu, sans doute parce qu’il n’était l’expression que d’une conception haute et désintéressée. Mais ceux qui l’ont vu en application se sont accordés à reconnaître que, sans s’abaisser aux basses conceptions de l’utilitarisme immédiat qui triomphé plus tard, sans viser à cette puérile prétention encyclopédique qui fait la nocivité et la faillite du « primarisme », il avait réussi cette œuvre harmonieuse et rare de « faire des hommes » adaptés à la vie laborieuse de leur région. Or la vie propre de cette région est essentiellement la vie agricole : l’avis unanime fut qu’il y réussit parfaitement.

Obtenant dans l’ordre des études classiques pures, tous les succès possibles, l’Institution Dubois triompha vraiment dans la préparation de ce diplôme, et ce fut de tout le Vexin et de toute la région circonvoisine qu’afflua vers ce centre la jeunesse terrienne et commerçante. Les pères y envoyèrent leurs fils : une sorte de tradition s’esquissa. Par là le cercle s’étendit et la proportion des parisiens finit par être notable parmi les élèves internes. Et ce fut alors comme une première ébauche de ce retour à la terre qui fut si manifeste à la veille de la guerre. Le mouvement, brisé par les efforts d’une administration centrale qui n’ignora rien plus que ses devoirs les plus immédiats, fut alors étouffé, mais il s’agissait d’une nécessité si vraie que nous l’avons vu renaître. Pourquoi ne saluerions-nous pas avec respect et émotion ce précurseur qui fut nôtre ? N’est-ce donc pas là le moyen le plus sûr d’affirmer en même temps notre aptitude à une vie autonome ?

De l’Institution Dubois sont sortis, à côté d’un nombre de médecins, de notaires, d’avocats, d’ingénieurs suffisant pour attester sa valeur dans le « plan secondaire », une pléiade de ces hommes qui, dans tous les domaines de l’activité pratique, fait la vie vraie d’un pays. Ceux-là se distinguèrent à ceci qu’ils unissaient à un sens parfait des affaires, une culture intellectuelle suffisante pour les élever au-dessus des préoccupations matérielles et les rendre capables de cette saine généralisation qui est peut-être la plus précieuse de nos aptitudes françaises.

Eh bien, de ceci qui fut la première réalisation effective de nos besoins les plus urgents de l’heure présente et de nos préoccupations les plus vives, - nous le sentons plus nettement que jamais – en vue d’une vie régionale, elle-même condition première de la prospérité nationale, cherchez les souvenirs. Cherchez ce tribut d’hommages par lequel, si discret qu’il soit, une race s’honore elle-même et se montre digne de vivre, en s’avérant reliée à sa propre tige nourricière, à la lignée de ses pères. Cherchez et vous ne trouverez RIEN – rien que le modeste monument funèbre élevé par la piété de quelques élèves fidèles et reconnaissants – qui se sont comptés par unités. Mais de la part de la famille intellectuelle, de la part de la cité – qui par là n’eût fait que revendiquer son propre patrimoine – rien, ou plutôt moins que rien ; l’ostracisme et l’oubli volontairement jetés sur ce nom !

C’est que dans l’âpre lutte politique qui résuma si tristement presque toute la vie collective de notre pays depuis un demi-siècle, le « petit père Dubois » ne fut pas du parti qui a triomphé. Profondément religieux, légitimiste convaincu, polémiste d’une perspicacité sans indulgence et d’une causticité dont l’atticisme n’atténua rien pour le béotisme à qui elle s’attaqua, il n’avait vraiment aucun titre à une « faveur » de la part de ceux dont il combattit toujours les idées et les doctrines.

Mais aujourd’hui qu’il est mort, que le souvenir même de ces luttes va s’effaçant chaque jour davantage, que nul membre de cette famille qui fut si profondément, si représentativement vernonnaise, ne subsiste ici, de qui la présence puisse porter ombrage – aujourd’hui qu’il ne reste plus que les traces de l’œuvre dont je viens d’esquisser la physionomie essentiellement « régionale », la cité ne s’honorerait-elle pas en consacrant ce souvenir ?

Pourquoi faut-il donc réclamer, solliciter presque, comme un acte de justice, un geste qui, en saine raison, ne devrait être que l’affirmation, la revendication de ce patrimoine urbain qui devrait être si jalousement conservé ?

Et certes les moyens ne manquaient pas de réaliser bien facilement ce double devoir.

Il existe à Vernon une petite rue qui va de la place d’Evreux à l’avenue Gambetta. L’angle qu’elle forme avec celle-ci est précisément occupé par l’immeuble où fut « la grande pension » Dubois. Là se trouve la poterne par laquelle ont passé tant de bambins et d’adolescents qui sont les hommes déjà mûrs d’aujourd’hui. Au milieu de son parcours, la même rue possède l’autre maison, plus modeste, où sur son déclin, désabusé des hommes et des choses, voyant s’éteindre en lui l’œuvre qui ne devait plus être continuée, et qu’avait dédaigné de reprendre le fils qu’il avait amoureusement formé pour elle, M. Dubois reçut ses derniers élèves, au terme de sa longue carrière.

Cette petite voie se dénomme rue Samson. Voilà personnellement quarante années bientôt que je lui connais ce nom – et jamais je n’ai pu en découvrir l’origine. Est-ce le « juge » d’Israël, l’homme à la mâchoire d’âne, qui lui servit de parrain ? L’exécuteur de Louis XVI vint-il ici cultiver bucoliquement poires et prunes ? je pense que plus simplement un propriétaire de ce nom abandonna jadis à la ville quelques parcelles de terrain pour en assurer la « viabilité ». Quelque érudit archéologue local pourra-t-il nous révéler le mystère de ce baptême ? En tout cas, ce qui se peut affirmer, c’est qu’aucune notoriété n’en impose la pérennité.

Comment un conseiller municipal ne s’est-il jamais trouvé pour sentir la nécessité qui s’impose ici de donner à cette voie le nom de « rue de l’Institution Dubois (1804-1908) », dénomination suffisamment générale et impersonnelle pour n’effaroucher, s’il en reste, nul ressentiment posthume ?

Mais n’est-il pas significatif – gravement, tristement significatif – pour en revenir à l’idée qui s’exprimait aux premières de ces lignes ; qu’il faille, pour sentir cela, l’impression d’un vieil enfant revenu à sa petite ville après vingt-cinq ans d’éloignement – et que nul ne l’ait jamais éprouvé de ceux au bénéfice de qui cet acte-là se devait accomplir ?

(A suivre).

Louis GAMILLY.
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(1) Les grandes cités – peut-être simplement parce qu’elles auraient eu trop à détruire ! – ont généralement réussi à sauver quelque chose de leurs traditions locales. Nous avons en Normandie un exemple de cela. Notre métropole, Rouen, dont les efforts dans le sens de la modernisation ont été parfois si peu respectueux de son prestigieux passé, a cependant « conservé » encore assez pour que ce qu’elle n’a pas détruit suffise à faire d’elle la plus profondément originale peut-être de nos villes françaises. Nombre de ses rues ont encore des noms d’une haute saveur : rue Herbière, rue Ecuyère, rue de l’Epicerie, rue aux Juifs… J’y allais ajouter une délicieuse dissonnance, mais, hélas, la rue du Gros-Horloge s’est grammaticalisée ; elle n’est plus que la rue de la Grosse-Horloge !
(2) L’auteur est ici dans le vrai, car il ne faut pas seulement considérer comme lieu d’origine, la contrée où le hasard vous a fait naître. Si le terroir influe sur la formation, pour les intellectuels surtout il faut aussi considérer le milieu dans lequel l’homme a été élevé, celui où son esprit s’est formé, où il naquit vraiment à la vie intellectuelle. N. D. L. R.



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Une Promenade à la « Mé »
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Comme beaucoup de terriens normands, ils n’avaient jamais vu la mer. La saison, exceptionnellement belle, favorisait les promenades ; ils résolurent d’aller passer un dimanche du mois d’août à la station balnéaire la plus rapprochée. Tous trois : le bourrelier Mathieu, sa femme, rebondie et réjouie, son grand et sec beau-frère, invitèrent à se joindre à eux leur voisin Blondel, un brave petit paysan rougeaud qui faisait vivre par son travail sa mère demeurée veuve avec six enfants.

Après avoir attendu, dans les gares désertes, des correspondances de trains toujours en retard, après s’être fait cahoter, sur de petites lignes d’intérêt local, dans des wagons antédiluviens, ils arrivèrent au terme de leur voyage. Ils étaient partis avant le lever du soleil et onze heures approchaient. Fourbus, ils commandèrent une copieuse « collation » à la première auberge venue. De la fenêtre, on apercevait la mer, au bout de la rue, comme une toile de fond très bleue, très lumineuse, un peu flottante. Mais ils ne la regardèrent même pas ; ils avaient la journée pour l’admirer…

Une fois réconfortés, ils allèrent à elle sans se presser. Ils virent la mer. Ils n’éprouvèrent ni enthousiasme, ni déception, car ils n’avaient point à son sujet d’idée préconçue. Ils ne poussèrent pas d’exclamations bruyantes ; ils échangèrent de calmes impressions :

- C’est tout de même grand ! Y en a de l’eau ! dit le jeune beau-frère.

- Dame ! j’voudrais pas être obligé de la « bère », fit le bourrelier en « riochinant ».

- En v’là des bateaux ! faut pas avoir peur pour aller là-dessus ! remarqua sa femme.

Et ils regardèrent avec étonnement les matelots en costumes du dimanche qui causaient au bord de la mer, les yeux constamment fixés sur elle.

- N’empêche que c’est un métier de « feignant » conclut le petit rougeaud qui appréciait uniquement le travail des champs.

Ils furent intéressés, plus encore que par les matelots, par les femmes élégantes qui se promenaient sur la digue ; leurs jupes étroites les amusèrent follement, et le bourrelier dit à son épouse :

- Je te « vé » pas là-dedans, ma « pore » Mélie !

Mélie s’esclaffa et fut obligée de s’arrêter pour laisser rire à l’aise tout son gros corps secoué comme par des éternuements.

Ils continuèrent de se traînasser en bâillant le long de la jetée. C’était l’heure de midi. Peu à peu, les matelots et les élégantes avaient disparu. Il ne restait plus rien à voir que la mer toujours calme et bleue, rien à entendre que le clapotis de l’eau claire sur les cailloux blancs. La mer ! Ils la connaissaient maintenant ; cela devenait banal. Et le soleil brûlait la promenade déserte…

- Si on prenait un bain ? proposa le joyeux bourrelier. La partie serait complète.

La grosse Mélie acquiesça ; le beau-frère Louis fut ravi  de l’idée, car il jugea que le récit de cette baignade rendrait plus brillante encore dans le village sa réputation d’homme sportif acquise par ses essais vélocipédiques. Le petit rougeaud objecta que c’était peut-être dangereux, qu’on ne connaissait pas l’endroit, qu’on pourrait attraper froid après avoir eu si chaud. Le bourrelier lui tapa dans le dos en le traitant de capon, et tous se moquèrent de lui.

Ils se déshabillèrent sur la grève, derrière les cabines : Quand ils se virent vêtus des caleçons rayés loués au bazar, ils s’amusèrent de leur accoutrement. Seul Louis se prit au sérieux.

Ils s’aventurèrent avec précaution sur la « cale ». Cette partie de la digue inclinée en pente douce s’avance dans la mer pour faciliter le débarquement ; en grande marée, l’eau atteint une hauteur d’environ trois mètres sur ses côtés. Par mesure de prudence, les paysans se donnaient la main. Ils allaient doucement, doucement, comme s’ils avaient marché sur des charbons ardents. Dès que l’eau leur parvint aux chevilles, le bourrelier éclata de rire. Mélie poussa des cris de pintade, le beau-frère se raidit pour paraître brave, et le petit rougeaud trembla de tous ses membres. Il était au bout de la bande le pauvre petit rougeaud ; il trébuchait sur les pierres rongées par le flot ; une angoisse poignante l’envahissait. Soudain, il glissa sur le bord de la cale et tomba, entraînant à sa suite le bourrelier Mathieu, sa femme Mélie et le beau-frère, tous cramponnés les uns aux autres.

Un passant les vit disparaître ; il jeta l’alarme. Pendant ce temps, les noyés étaient arrivés à se hisser dans une embarcation amarrée près du rivage, tous, excepté le petit rougeaud. Leur première pensée fut de s’enquérir de leur ami, et, d’un commun ensemble, ils se penchèrent du même côté du canot qui chavira. De nouveau, ils piquèrent une tête. Mais les secours s’étaient organisés. Plusieurs barques furent mises à l’eau ; de courageux matelots plongèrent. Ils retirèrent sains et saufs, le bourrelier d’abord, son beau-frère ensuite. On les déposa dans une chaloupe avec défense absolue de bouger. Mathieu s’assit ; Louis demeura debout, les dents claquantes, n’osant plus faire un mouvement ; il regardait avec des yeux hagards la foule amoncelée sur le quai, et la foule regardait ce grand garçon blême, si maigre dans son caleçon trempé et qui semblait tellement dépaysé, là, sur mer…

Au bout de quelques plongées, on ramena la femme du bourrelier évanouie ; ses cheveux mouillés pendaient sur ses joues violettes. Roulée dans une couverture, elle reprit vite connaissance.

Mais, on ne retrouvait toujours pas le petit paysan. Son chapeau de paille flottait près de la cale, ballotté par les remous… L’anxiété croissait dans l’assistance. Tous les habitants de la plage étaient là ; tous, « baigneurs » et gens du pays, avaient interrompu leur déjeuner pour venir voir. Quelques-uns ne savaient même pas ce qui se passait, sinon qu’il y avait eu un malheur. On parlait bas, on tremblait, on avait froid sous le soleil ardent… Soudain, l’un des plongeurs poussa un cri ; deux autres se précipitèrent à son aide et, nageant vigoureusement, ils ramenèrent le noyé sur la cale.

Un frisson d’enthousiasme traversa la foule ; des applaudissements rompirent le silence glacial. Les médecins présents furent obligés de repousser les curieux qui s’approchaient pour voir le sauvé, pour féliciter les sauveteurs.

Le petit homme rougeaud était boursoufflé ; ses membres pendaient comme des loques, sa bouche écumait. Après quelques instants de soin, les médecins qui surveillaient le pouls constatèrent que tout était inutile. Le malheureux avait coulé à pic, frappé par une congestion foudroyante.

Au milieu de la foule émue, on emporta le noyé dans le hangar du canot de sauvetage, là où l’on exposait toutes les victimes de la mer. Il y passa la nuit, veillé par le syndic de la marine et par le grande Louis qui demeura figé dans un mutisme et une immobilité impressionnante.

Mathieu et sa femme étaient partis, heureux d’en être quittes à si bon compte et pressés de fuir la mer, laissant le beau-frère seul pour répondre de tout. Au matin, on enquêta près de lui ; il ouvrit la bouche pour parler, mais les sons s’étranglèrent dans sa gorge. Tout le jour, il erra sur la digue. Les curieux le questionnaient ; il les regardait d’un air stupide et montrait la mer.

La famille du petit paysan n’arriva que le soir, fort tard ; quand le télégramme lui avait été apporté d’un bureau de poste distant de plusieurs kilomètres, le premier train était parti. Blondel fut mis en bière avant que sa mère l’eût vu. La pauvre femme, privée du soutien de sa nichée, n’eut pas un cri de révolte ; elle pleura silencieusement et se fit très humble devant les autorités de l’endroit qui lui offraient leurs condoléances.

On chargea le cercueil sur une charrette. Il côtoya un instant la mer chantante et s’en alla le long des routes baignées de clair de lune, entre les haies parfumées, toutes pleines de la musique des « rainettes ». Une carriole suivait, emmenant la famille de la victime et le beau-frère de Mathieu, toujours silencieux.


Depuis l’accident, le bourrelier, déjà très écouté dans le bourg, s’est acquis une sorte de célébrité. Il raconte avec force variantes sa sinistre promenade à la « mé » ; à l’entendre, il s’est conduit comme un héros en cette affaire. Aussi, chaque fois qu’il fait son récit, corsé des détails les plus émouvants, la grosse Mélie interrompt son ouvrage, et tombe assise en sanglotant.

Le grand Louis a perdu la raison. Dans le pays, on ne l’appelle plus que le « fou ». Il erre le long des chemins, en répétant d’un ton stupide :

- La « mé ! » Ah ! la « mé ! »

Il arrête les passants :

- Avez-vous vu la « mé ? » leur dit-il. La « mé », c’est un grand trou noir. On « tumbe » dedans ! Ça vous prend, ça vous roule ça vous bourdonne dans « l’zouies » comme une batterie de « s’razin ! » Et puis on ne « vé » pus rin, rin. »

Les passants hochent la tête et filent.

Il ne peut voir une rivière, un ruisseau, une mare, sans être pris de délire. Les gamins, au sortir de l’école, quand ils aperçoivent sa silhouette maigre contre un buisson, crient, en lui jetant des seaux d’eau dans les jambes !

- Hé la « mé ! » V’là la « mé » qu’arrive !

Et le fou s’enfuit, éperdu.

Pendant les longues soirées d’hiver, lorsque le bourrelier narre avec complaisance le drame du mois d’août, on entend, à l’endroit le plus pathétique, au plus fort des sanglots de la grosse Mélie, une voix caverneuse qui semble sortir du foyer :

- La « mé ! » Ah ! J’lai vue la « mé ! »

- Tous les regards se tournent vers le fou, blotti près de la cheminée. Un effroi se répand parmi les auditeurs et les plus braves prennent congé.


Marguerite GENDRIN.

Reproduction permise à toute publication ayant un traité avec la Société des Gens de Lettres.

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Un Evénement Régionaliste
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LE POÈME DU BUGEY (1)

De M. PIERRE AGUÉTANT

Préface de Georges NORMANDY
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Dieu soit loué ! Il est encore

… En ces temps d’orage où la bouche est muette
Tandis que le bras parle, et que la fiction
Disparaît comme un songe au bruit de l’action (2),

quelques fous, authentiques joueurs de luth, qui sacrifient à leur passion de belles formes et des mots harmonieux. Les poètes, comme aux jours heureux, nous racontent les rêves et les désenchantements de leur âme inquiète.

Qui donc disait que la poésie était morte ? Elle songeait ! Les hymnes à la Vie et à l’Amour, les chants d’allégresse et de mélancolie, emplissent de nouveau les airs de leurs accents. La chair jouit et souffre, l’âme chante et pleure. La Vie triomphe de la Mort.

Non ! la guerre n’a pas tué la Poésie ! Les poètes, chevauchant leur chimère, passent au-dessus des charniers et repartent, chercheurs d’Idéal, à la conquête de l’azur.

Des chants très purs s’exhalent, qui disent la volupté de vivre, une poésie

……….. Fleurie et chaude de jeunesse
Avec des sons d’azur et des frissons de nids (3).

distille et verse aux âmes ulcérées l’élixir tout-puissant de l’oubli.

Si nous rouvrons avec plaisir les livres aimés, nous nous penchons avec bonheur sur les très rares, nouvellement parus, auxquels, un peu inquiets, nous demandons toujours beaucoup, et qui, ô fortune ! nous donnent quelquefois plus encore.

Le Poème du Bugey est de ceux-ci.

Lorsqu’il inscrivait ce titre au fronton de son livre, M. P. Aguétant voulait être simple. Il était modeste.

En effet, ce poème (magnifiquement illustré par le maître Johannès Son) est plus qu’un chant à un coin de patrie, c’est un hymne à la nature, à la jeunesse, à l’amour, en un mot : à la Vie.

Dans sa lumineuse préface, si lourde de substance et qui est un superbe manifeste en faveur du régionalisme, M. G. Normandy parle ainsi au poète :

« La certitude de savoir qu’un être humain, dans quelques siècles, accordera son cœur au rythme de votre cœur, suffirait à vous permettre de dédaigner la mort. »

C’est que, justement, le livre de M. P. Aguétant est le poème de l’âme universelle. Il a lui-même accordé son cœur au rythme du cœur de l’Humanité. Son âme multiple s’épanche en de multiples sources où toutes les Aspirations peuvent venir puiser la douce extase de mourir un peu…

L’adolescent, à chaque page, y verra sourire ses propres rêves et pleurer ses désillusions, l’homme y entendra gémir les mêmes regrets des ivresses passées et clamer les mêmes désirs d’inconnu, et le vieillard y bercera son cœur lassé au murmure cristallin de chansons juvéniles.

Mais quels sont donc ces vers ? Voici :

    Deux ou trois gouttes de rosée,
    Les plis d’un bourgeon entr’ouvert,
    Le vol d’une aile à la croisée
    Sont les syllabes de mes vers…

    Un angélus qui se recueille,
    Le murmure des firmaments,
    La voix du vent de feuille en feuille,   
    Voici le rythme de mon chant.

    Mais plus doux que les frais pétales
    Dont l’aube exprime la saveur
    L’arome pur qui s’en exhale
    S’est distillé dans votre cœur…

Et tout le livre est d’un ton semblable.

Peut-on souhaiter poésie plus tendre, plus suave, plus jolie ? Chaque pièce abonde ainsi en vers exquis, en notations délicates et subtiles :

Un souvenir n’est grand que lorsqu’il a meurtri,
Un sourire n’est pur qu’à travers une larme.
……………………………………………………………
Baisers dont le passé s’enivre et s’illumine…
Baisers, baisers d’amour que l’on retrouve en songe,
Que la lèvre reçut et que l’âme prolonge…

Et quelques-unes d’entre elles sont de pures merveilles, dans lesquelles on ne sait ce que l’on doit le plus admirer, ou la richesse de l’inspiration, ou la magnificence du verbe.

Qu’on lise donc : J’ai caressé des fleurs ; Dans la maison du paysan ; Soir rose, délicieuse traduction du charme pénétrant et mystérieux des soirs, de ces soirs un peu mystiques dont l’essence s’infiltre à travers les pores de la chair, jusqu’à l’âme.

Qu’on lise encore : Calvaire, le Souvenir, Credo et surtout : Vous n’oublierez pas que je ne puis me tenir de citer, du moins en partie :

Non ! Non ! ne pas mourir en vous ! non ! ne pas être
L’étranger que l’on croise et ne reconnaît pas !
Maudissez, haïssez ! j’en souffrirai peut-être ;
        Mais ne m’oubliez pas !....

Dites… « Nous nous aimions ! Et la douleur fut belle !
Tout le bonheur du monde a tenu dans nos bras ! »
Ah ! qu’importe l’adieu ! L’heure était éternelle !
    Et vous n’oublierez pas !....

Peut-il être orchestration plus digne d’un tel chant ? Le lamento viril qui souligne chaque strophe n’a-t-il pas l’émouvante et sereine mélancolie d’un son lointain de cor ?

Cette pièce est d’un grand poète. Elle traduit une âme d’élite, de la même race glorieuse que celle des Musset, des Sully-Prudhomme, des Samain.

Peintre et poète tour à tour, qu’il nous présente « de délicats et lumineux pastels » ou qu’il fasse soupirer de suaves harmonies au bois de ses pipeaux, M. P. Aguétant, par un je ne sais quoi de tendre et de joli, d’un peu mièvre et de profond tout ensemble, éveille en nous des émotions très rares et très douces. C’est là la caractéristique d’un génie extrêmement original.

Et sa poétique, quelle est-elle ? L’esclave de l’Inspiration !

Cet harmonieux échanson m’a tendu une coupe de nectar. J’ai bu jusqu’à l’ivresse, Hormis le goût de ce breuvage, je ne me rappelle plus.

Qu’ajouterai-je à la louange du poète ? Que l’Académie Française a ceint son jeune front de lauriers glorieux ? Ce n’était que justice ! Car son livre, tel qu’il est, demeure un des plus solides monuments de la littérature de ces temps. Que tous ceux-là le lisent, que tourmente le grand mystère, et viennent y tarir, s’il se peut, leur soif d’infini.

Et voici que deux vers chantent en ma mémoire, les mêmes que M. G. Normandy a inscrit à la fin de sa préface et par lesquels je clos cette rapide étude, bien indigne du livre qui en est l’objet :

Les blocs noirs du tombeau n’auront rien étouffé
De cette âme divine et pour jamais vivante.

                            Théophile DEFESCAN.

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(1) Le Poème du Bugey, 1 volume, 15 fr., chez Lemerre, Paris.
(2) Alfred de Musset.
(3) Pierre Aguétant.



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Rondeau
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Pour vous charmer, gracieuse Iselette,
Faut-il porter le casque, l’épaulette,
Le caducée ou bien le baudrier ?
Sur un cheval, monter sans étrier
Et galoper, sans rêne ni gourmette ?

Faut-il aller cueillir la pâquerette
Dans les prés verts en vous contant fleurette,
Ou bien tuer un loup, un sanglier,
    Pour vous charmer ?

Je vous désire, adorable coquette,
Comment peut-on faire votre conquête ?
Brutalement, faut-il vous enlever,
Ou tendrement à vos genoux rêver,
Etre savant, ou dompteur, ou poète,
    Pour vous charmer ?


    Juillet 1918.        V. Louis MARTIN.


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Les Devis du Bon Temps passé
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Normandie, revue régionale illustrée mensuelle, n°17-18 octobre 1918.

        (L’Almanach désuet.)               

Gaston LE RÉVÉREND.


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LES POÈMES DE LA GUERRE
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Verdun, Amiens, Paris
Portes de France !

HYMNE
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Notre Verdun, dans cette guerre immense,
A resplendi d’un éclat mérité.
Il a reçu du monde et de la France
La croix d’honneur et l’immortalité.
Sa citadelle est à jamais fameuse,
Avec ses forts restés inviolés,
Et l’épopée, aux rives de la Meuse,
Des cent combats qui s’y sont déroulés.

    O Verdun, cité glorieuse,
    Ton grand nom sera conservé
    Des coteaux que baigne la Meuse
    Aux confins du monde, sauvé !
    Aux barbares ta résistance
    Imposera demain la paix.
    C’est toi la Porte de la France ;
    Ils ne la franchiront jamais !

Tous ces combats dépassent ce que l’homme
A jamais pu sans doute imaginer.
Quand on dira : « 304 ou Mort-Homme »
Tout l’avenir n’aura qu’à s’incliner.
A Douaumont, à Vaux, comme à Souville,
Nos meilleurs chefs, nos splendides soldats,
Ont ceint le front de l’héroïque ville
De verts lauriers qui ne sècheront pas.

            O. Verdun, etc.

De Castelnau, de Pétain, de Nivelle,
Le beau génie a tressé tes lauriers,
Auxquels leurs noms, par la France fidèle,
Avec Raynal seront associés.
Et comme Arras, comme Reims, les martyres,
De tes débris, tu renaîtras un jour.
Et notre orgueil, nos pleurs et nos sourires
T’acclameront à l’égal de Strasbourg !

            O. Verdun, etc.

Seule, deux ans, c’est toi qui, Vierge et fière,
Symbolisas le pays délivré.
Et puis la Somme a marqué la frontière
Et notre Amiens dans la gloire est entré.
Foch et Pershing, serrant leurs mains loyales,
Kaiser maudit, ont vaincu tes soldats.
Tu peux viser l’auguste cathédrale :
Comme à Verdun, tu ne passeras pas !

    Villes sœurs et victorieuses,
    Votre nom sera conservé
    Des coteaux de Somme et de Meuse
    Aux confins du monde, sauvé !
    Aux Teutons votre résistance
    Imposera demain la paix.
    C’est vous les Portes de la France :
    Ils ne les franchiront jamais !

Sur l’Oise et l’Aisne, aux noms couverts de gloire,
Fortifiant le rempart des forêts,
La Marne et l’Ourcq, immortels dans l’histoire,
Avec Châlons et Villers-Cotterets,
Voici surgir la victoire finale
Des Alliés plus que jamais unis.
La France exulte, avec sa capitale.
Verdun, Amiens, auront sauvé Paris !

    Villes sœurs et victorieuses,
    Votre nom sera conservé
    De nos rivières glorieuses
    Aux confins du monde, sauvé !
    Aux Teutons votre résistance
    Imposera demain la paix.
    C’est vous les Portes de la France :
    Ils ne les franchiront jamais !

Fécamp, avril-juillet 1918.

                    Eugène LEROUX.


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Partir…
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I

J’aime les quais, j’aime les ports
Plantés de mâts chargés de toiles ;
J’aime la mer sous les étoiles,
J’aime la mer sous le ciel d’or.

Cuirassés d’escadre ou vapeurs,
Bricks de commerce ou yachts de course,
Luisants et clairs comme des sources,
Moteurs battant comme nos cœurs,

Je vous admire et vous envie :
Vous nous invitez aux départs….
Je voudrais pouvoir sans retard
Vous suivre tous, toute ma vie !

Partir cent fois, partir toujours,
Aller vers des terres nouvelles
Sous les voiles qui sont les ailes
Des navires géants et lourds.

Fuir les hommes et la douleur
D’aimer qui ne peut vous comprendre
Et n’avoir plus à se défendre
Des importuns et des menteurs,

    Vivre sur les flots anonymes,
Toujours mouvants, toujours fleuris,
Songer à ceux qui ont péri
Sous ces monts bleus aux blanches cimes !...

Ils sont morts, jadis ou naguère,
Loin de tous, sans râles, sans cris,
Seuls !... Moi j’aurais un grand mépris
Du trépas si loin de la terre.

Pas de familles éplorées
Autour d’un triste moribond….
Ah ! pouvoir faire le Grand Bond
Dans cette immensité moirée !

Ne point songer à ceux qu’on laisse,
Ne point se savoir regretté,
Disparaître un matin d’été,
Sombrer comme une lueur baisse !

Avoir vu tous les horizons
De notre monde ; – avant les autres ! –
Le Gange où des gavials se vautrent,
Le Far-West, peuplé de bisons,

Le Japon fleuri de glycines,
Les vallons où croît le cyprès ;
Les plaines, les lacs, les forêts,
Le soleil, la neige, la bruine,

Sur tous les sites, sans repos !
Avoir vécu, sans but ni trêve,
Une existence ardente et brève
Parmi l’infini bleu des eaux !...

II

Hélas ! désirs vains ! espoirs morts !
Le devoir social arrête
Au port ma barque déjà prête…
Je me dois aux hommes encor.

Humain ! tu dois servir tes frères,
Eclairer tous les ignorants,
Ramener au bien les errants,
Aux orphelins servir de père !

Ecoute : les pauvres réclament.
Tu ne dois point, toi, les blâmer….
Tu as souffert : tu dois aimer,
Apprends-leur à trouver leur âme,

Car l’homme est bon… Ferme les yeux ;
Laisse se gonfler les misaines :
Elles emporteront tes peines
Vers d’autres quais, vers d’autres cieux !

Poursuis ta tâche rude et sainte,
Rends à tous ce que tu reçus
Et berce tes espoirs déçus
Au rythme lent des coques peintes

Qui se balancent…. Songe alors
Si tu veux…. la cloche argentine
Des départs teinte en le soir d’or.
Suis du regard les brigantines

Des navires quittant le port,
Le port tout pavoisé de toiles !
Pleure et conviens sous les étoiles
Que tous tes rêves fous sont morts…

                Georges NORMANDY.




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Flaubert et ses Amis
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UNE ÉBAUCHE DE ROMAN (1)
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« Mes compliments à votre mari, Madame Colange (2), son canard est cuit à point. Flô, passe-moi donc deux aiguillettes. »

Et ce délicat et spirituel gourmet de Charles Lapierre, tendait à Flaubert son assiette. L’auteur de Madame Bovary avait, ce matin de juillet 1877, à déjeuner dans sa maison à Croisset, deux de ses meilleurs et plus intimes amis, Charles Lapierre, le directeur du Nouvelliste de Rouen, et Auguste Houzeau, le chimiste, esprit original, tout pétillant de gaieté malicieuse et de verve gauloise.

C’est de celui-là que nous tenons ces bribes de souvenirs, contribution modeste, mais inédite et nouvelle, croyons-nous, autant que véridique, à l’histoire anecdotique et intime du grand écrivain dont la statue s’érige aujourd’hui à Rouen, devant la vieille église Saint-Laurent, transformée depuis les fêtes du Millénaire, en musée d’art normand.

Par les fenêtres de la salle à manger, ouvertes sur le grand jardin magnifiquement ombragé qui a disparu depuis pour faire place à une hideuse fabrique, une senteur printanière et fraîche pénétrait, mettant dans la vaste pièce un embaumement de verdure et de fleurs. Les trois convives maintenant se taisaient, s’abandonnant à cette béatitude rêveuse qui, lorsqu’arrive l’heure du café et des liqueurs, suit les bons et joyeux repas. Charles Lapierre avait arrêté le feu roulant de ses mots à l’emporte-pièce ; la tête renversée indolemment en arrière, sa belle tête au masque d’Henri IV. Il suivait d’un œil vague les spirales bleuâtres qui s’échappaient de son cigare, tandis que Polycarpe (c’est ainsi que parfois ses amis appelaient Flaubert) tirait d’énormes bouffées de sa pipe en terre, toute courte et culottée. Houzeau grillait voluptueusement une cigarette de tabac d’orient.

Tout à coup, Mme Colange entra en coup de vent : « Une lettre pour Monsieur ! »

- Zut ! s’exclama Flaubert (Le mot qu’il lança fut peut-être plus énergique).

Cependant, il déchira l’enveloppe et parcourut rapidement la missive importune.

- Tiens, fit-il, c’est un mot de Raoul Duval (3) qui m’invite à aller, la semaine prochaine passer deux ou trois jours chez lui, au Vaudreuil.

Il réfléchit un instant, puis brusquement, hochant la tête d’un mouvement qui secoua, toute, en l’éparpillant, sa chevelure gauloise :

- Ah ! ma foi, non, je n’irai pas. Duval est un bon ami que j’aime bien, mais aller au Vaudreuil (4), c’est un voyage trop compliqué, je me perdrais en route.

- Mais tu es fou, s’écria Lapierre.

- Non, non, je n’irai pas, je n’irai pas, répliqua Flaubert, en martelant la table d’un furieux coup de poing qui fit tressauter la verrerie.

- Voyons, Flô, reprit doucement le directeur du Nouvelliste, ne t’emballe pas. Réponds-moi, te sens-tu capable de prendre, tout seul, le bateau, là, en face la grille de ton jardin, et de venir jusqu’à Rouen ?

- A peu près….

- Bon ! Je t’attendrai au débarcadère, nous irons déjeûner ensemble chez cet excellent ami Houzeau, qui est là, et qui, comme tu sais, habite rue Pouchet, tout à côté de la gare. Après déjeûner, on te conduira à la gare, on te prendra ton billet, on t’installera dans ton compartiment, et tu n’auras plus qu’à te laisser rouler jusqu’à la station de Saint-Pierre-du-Vauvray, où Raoul Duval sera là pour te cueillir et te conduire chez lui.

- Comme cela, je veux bien.

- C’est donc entendu, reprit Houzeau, vous viendrez déjeuner chez moi, et je vous ferai manger des tripes à la mode de Caen, comme seule ma cuisinière sait en apprêter, des tripes qui cuisent en mijotant toute une nuit sous la cendre chaude, dans une marmite en terre dont le couvercle est hermétiquement clos avec du plâtre….

- De la cuisine hermétique ! fit Lapierre en riant ;

- Tu verras, journaliste ! »

L’amphytrion n’avait pas exagérément vanté les talents de son cordon bleu. Quand, au jour convenu, les trois amis se trouvèrent à nouveau réunis rue Pouchet, les tripes dégustées par des connaisseurs experts dans l’art savoureux du « bien-manger » et arrosées par un cidre pétillant et mousseux, furent déclarées onctueuses et exquises, à souhait. Le grand Flô, particulièrement, s’en régala avec un appétit digne de Gargantua.

Lorsque fut terminé ce repas pantagruélique, égayé comme bien on pense, par les boutades de Polycarpe, les saillies spirituelles de Charles Lapierre, et la verve gauloise du maître de la maison, une grande heure restait à passer avant le départ du train qui devait emmener Flaubert à Saint-Pierre-du-Vauvray.

Ce fut alors que, pour tuer le temps, le directeur du Nouvelliste se mit à raconter une histoire qui, tout de suite, captiva l’attention du romancier. Cette histoire, c’était la vie, narrée avec ce don exceptionnel de brillant causeur que possédait Charles Lapierre, d’une jeune femme appartenant à une famille dont le nom est inscrit à l’armorial normand, vie tissée d’aventures, de scandales et d’intrigues.

Nommée, grâce à de hautes protections, lectrice de l’impératrice Eugénie, dans les dernières années du règne, Mlle de P…., s’était fait chasser de la cour des Tuileries à la suite d’une liaison cyniquement affichée avec un fringant officier des guides de la garde impériale. Elle avait été, en 1869, l’une des reines les plus adulées du demi-monde parisien ; hauts dignitaires de l’Empire, diplomates étrangers, potentats de la finance,  écrivains et artistes fréquentaient assidûment son boudoir. Belle d’ailleurs, à damner un saint, et spirituelle comme une Ninon de Lenclos reparue au dix-neuvième siècle. Comme ses rivales de luxe et d’élégance, elle disparaît pendant la guerre ; on la retrouve, à Versailles, intriguant dans le cercle des familiers de M. Thiers ; puis, son étoile pâlit, elle tombe dans la basse galanterie ; elle se relève par on ne sait quel coup du sort, et après avoir été la maîtresse d’un colonel de cavalerie, meurt épouse légitime et respectée d’un amiral de la marine française.

Quand Lapierre eut terminé son récit, Flaubert se leva d’un bon du canapé où, paresseusement allongé, il avait, sans l’interrompre, une seule fois, écouté parler son ami.

- Sais-tu, Lapierre, s’écria-t-il, que tu viens de me donner le sujet d’un roman qui sera le pendant de ma Bovary. Une Emma Bovary du grand monde : quelle figure prenante à décrire ! Quel travail aussi, ajouta-t-il après un silence. Ah ! tant pis ! Zut ! j’irai chez Raoul Duval un autre jour, on va lui télégraphier que je suis empêché, malade, mort, n’importe quoi ! Je rentre à Croisset noter tout ce que tu nous as raconté….

…. Ces notes, s’il les a prises une fois de retour dans son cabinet de travail, l’illustre romancier ne les a pas utilisées. A-t-il seulement ébauché ce sujet de roman ? Ce n’est guère probable, car on n’en trouve nulle trace dans sa correspondance. C’est à peine si on pourrait y voir une très vague allusion dans un passage un peu énigmatique d’une lettre à sa nièce, Mme Commanville.

Et c’est grand dommage. Autour de la figure de l’héroïne qui eût été une admirable étude de psychologie féminine, quel tableau puissant, pittoresque et imagé Flaubert nous eût donné de la haute société parisienne à la fin de l’empire. Il la connaissait ; avec les Goncourt, avec Théophile Gautier, avec Maxime Ducamp, il était un des familiers du salon de la princesse Mathilde qui aimait à s’entourer d’une cour d’écrivains et d’artistes, et là, dans ce milieu raffiné, il avait dû voir et observer bien des choses.

Si Gustave Flaubert n’a pas peint une réplique à l’adorable figure d’Emma Bovary, il nous a néanmoins semblé intéressant de révéler, dans quelles circonstances, il en avait, un instant, conçu le projet irréalisé.

Henry BRIDOUX.

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(1) Dans sa causerie du mois de juin notre collaborateur, Henry Bridoux, faisait, incidemment, allusion aux souvenirs anecdotiques sur la vie intime de Gustave Flaubert qu’il lui avait été donné de recueillir de la bouche d’un vieil et fidèle ami de l’auteur de Madame Bovary, le savant chimiste rouennais Auguste Houzeau, décédé en 1911.
Ces souvenirs personnels doivent former la matière d’un volume en préparation pour paraître après la guerre. Sur notre demande, M. Henry Bridoux a bien voulu détacher pour les lecteurs de Normandie, parmi lesquels se trouvent tant d’admirateurs du grand écrivain normand, le curieux récit que nous publions aujourd’hui.        (Note de la Direction.)
(2) M. et Mme Colange, qui vivent toujours, étaient au service de Flaubert, le mari comme cuisinier, l’épouse comme femme de charge et gouvernante. Ils tiennent encore aujourd’hui, sur le bord de la Seine, à Croisset, un restaurant champêtre très achalandé avant la guerre, sur la façade duquel les passagers du bateau de La Bouille peuvent lire, en guise d’enseigne : « Restaurant tenu par Colange, ex-cuisinier de Monsieur Flaubert. »
(3) Raoul Duval, député de l’Eure sous l’Empire, fut aussi un intime ami de Flaubert.
(4) Petite commune près de Louviers, où Raoul Duval possédait un ravissant château.



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Un Honnête Homme

UN ACTE EN PROSE

(Suite et fin.)
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MARGUERITE.

Un succès !

RAYMOND.

… Eclatant !... J’affrontai les examens avec un enthousiasme discret, et je fus recalé avec une persistance remarquable. Ni leçons supplémentaires, ni travaux spéciaux, ne parvinrent à attendrir ce que j’appelais la déveine, mais vous pensez bien que je dessinais quand même : la vocation !... Les chiffres avaient pour moi des physionomies particulières, et si le 2 se redressait avec orgueil, le 7 avait l’air bien ivre… Mais le zéro, le brave 0 que j’obtenais si volontiers, me réjouissait avec sa bonne face rebondie ! Singulière façon de comprendre les merveilles de la science, je l’avoue…

MARGUERITE.

Vous êtes impossible !

RAYMOND.

Et là-dessus dix mois de lit… broncho-pneumonie…, commencement de phtisie, vomissement de sang… et la torpeur exquise que donnent les maladies qui tuent lentement… Or, dans la faiblesse heureuse où j’étais, je n’avais plus conscience que d’une chose : le dévouement de mes parents… Affolés par la perspective de ma mort, ils furent admirables… Ils me soignèrent avec un grand dévouement, et leur récompense résidait dans mon sourire indécis de malade. Alors, plus que jamais je sus quelle reconnaissance et quel culte les enfants doivent à leurs parents. Je guéris. Ils redevinrent ce que l’époque les avait faits. Je repris mes bouquins hérissés de formules… Puis je voulus rompre avec les mathématiques… Mes auteurs s’insurgèrent doucement. Je ne voulais pas les peiner et pourtant la vocation me martyrisait… Ce n’est que plusieurs années après que, mon père étant mort, je pus suivre ma voie. Mais j’avais subi la tyrannie familiale… Et cela aurait pu, au lieu de me faire gâcher seulement quelques années, me faire rater toute ma vie…

MARGUERITE.

Je vous comprends, monsieur Raymond.

RAYMOND.

Comment voulez-vous, de gaîté de cœur, chagriner un père qui est prêt à pleurer quand vous vous écartez de la ligne qu’il vous traça ? (Un court temps.) Il y a des tyrannies qui collent à l’homme comme un maillot de caoutchouc. On brise une résistance violente ; on ne peut résister à quelque chose qui cède sans lâcher prise. C’est là le mode d’esclavage le plus atroce que je connaisse pour quelqu’un qui ne fait pas litière de tout sentiment de justice et de tout sens moral (Un temps.) Pourtant, il faudrait parfois avoir le courage de briser ces attaches implacables. Le bonheur s’acquerrait à ce prix. Et si j’avais eu moins de sentimentalisme et plus de décision, il est certain que je serais plus que je ne suis.

(Ils ne se sont pas quittés des yeux durant cette tirade. Leurs regards se sont pénétrés comme pour chercher à deviner leurs intimes pensées réciproques.)

MARGUERITE. (Voix changée, penchée vers Raymond.)

Oui, Favier…

RAYMOND.

… Chère amie… (Un temps,) Ce que je viens de vous conter demeure un de mes plus pénibles souvenirs… Quelles heures au fond de cette impasse où je serais peut-être encore si la mort ne m’avait ouvert la voie… au prix d’une grande douleur !... Oh ! la vie est cruelle car (hésitant) j’ai vu quelques cas analogues… et ce m’a été une terrible peine… une résurrection de ma souffrance passée…

MARGUERITE. (Pâle.)

Je vous comprends… Favier… Mais, comme vous le dites, la vie a des cruautés inextricables…

RAYMOND.

Mais on peut parfois modifier les circonstances de la vie !... Il y a des cas où l’impasse n’est fermée que par des scrupules injustifiés, des imaginations… Et ce qu’un enfant ne doit et ne peut faire… des hommes peuvent l’accomplir… Le malheur, dans la majorité des cas, naît de l’indécision…

MARGUERITE.

Il y a des devoirs…

RAYMOND.

Il y a surtout un droit : le droit au bonheur… et j’estime que nulle créature humaine n’a celui (appuyant sur les mots) d’attenter sciemment ou inconsciemment au bonheur de ses semblables…

(Long silence. Marguerite demeure les yeux à terre. Favier la contemple avec une tendresse émue qu’il contient difficilement.)

RAYMOND. (Rompant le silence.)

Mais il me semble que nous avons fait une digression plutôt formidable... Dire que tout à l’heure nous décrétions que nous parlerions d’autrefois, pour être gais !... du temps où nous venions dire des sottises dans votre loge… Ah ! nous en racontions de belles, alors… et vous riiez, vous riiez… comme une brise printanière soufflant dans des peupliers… Vous paraissiez heureuse… (Silence)… Vous l’étiez… (Silence)… Et maintenant ?....

MARGUERITE. (Se raidissant.)

Maintenant… j’ai tout ce qu’il faut pour être heureuse… et… je le suis… (Avec volubilité.) Comment ne le serais-je pas ? J’ai le luxe que je voulais, un mari qui m’adore…

RAYMOND. (Entre ses dents.)

… A sa façon.

MARGUERITE. (Sans s’arrêter.)

Des serviteurs, des distractions… Oh ! oui, je suis heureuse… tandis qu’autrefois… c’était l’incertain…, c’était… (Répétant,) Oh ! oui, je suis heureuse !...

RAYMOND.

Il me semblait néanmoins que votre joie…

MARGUERITE.

… Devenait moins bruyante… (Essayant péniblement de plaisanter.) Dame ! je ne suis plus dans… l’atmosphère…, un peu de tenue ne déplaît pas à Germain…

RAYMOND.

Eh ! bien, moi !... je me moque de la tenue, vous le savez… et je vais vous dire des bêtises voulez-vous ?... oh ! ça ne me sera pas difficile… Et vous rirez comme autrefois, car vraiment nous sommes trop moroses… Il y a trop longtemps que vous n’avez pas ri… j’aime tant vous entendre rire…

MARGUERITE.

Vraiment ?...

RAYMOND.

Allons, riez tout de suite… si vous savez encore.

MARGUERITE.

Oui… mais je réclame une bêtise d’abord.

RAYMOND.

Voici. (Un temps, puis, voix tremblante.) Marguerite… Raymond Favier est amoureux !

MARGUERITE.

Vous… Ah ! (Elle tente un rire qui s’achève en sanglots convulsifs.)

RAYMOND.

Marguerite !... Vous voyez bien, que vous ne savez plus rire !

MARGUERITE.

C’est de la nervosité… c’est...

RAYMOND. (L’arrêtant.)

Oh ! ne rusez plus, Marguerite, je vous en conjure… Je vous ai devinée et j’ai compris pourquoi vous n’êtes pas heureuse… Vous vous en doutiez un peu sans doute… Avouez-moi que vous souffrez… Contez-moi votre peine, ça vous fera du bien… Faites comme vous faisiez autrefois… vous vous souvenez ?... Vous m’appeliez « révérend père » et vous me confiiez toutes les douleurs qui gonflaient votre cœur… Tenez, je vais vous aider. D’abord vous n’êtes pas heureuse… vous avez commis un gros mensonge tout à l’heure. Vous souffrez et, je le dirai, par Germain…

MARGUERITE.

Je vous assure… Germain fait tout pour m’être agréable…

RAYMOND.

Oui… il vous donne tout ce qui se paie, tout ce qui s’acquiert… Or l’amour ne s’achète pas… savoir aimer ne s’apprend pas… Peu importe ce que cela coûte ; ce qui seul intervient c’est que cela vaut.

MARGUERITE. (Franche.)

Germain m’aime d’une façon irréprochable… Mais, je le crains, son affection n’atteint pas dans mon cœur à cette région délicieusement sensible où s’éveille un écho… (Vivement.) Mais tout cela n’est pas sa faute… (Triste.) Il ne se doute pas… Et puis… je lui dois tout, Favier… ma situation, un foyer, une maison…

RAYMOND.

Et lorsque vous n’aviez rien de tout cela, n’étiez-vous pas plus heureuse : ne niez pas !

MARGUERITE. (Bas.)

C’est vrai.

RAYMOND.

Alors il faut en finir. Au fond de ceci, l’amour n’est pas en jeu. Vous n’aimiez pas Germain.

MARGUERITE.

Je veux l’aimer.

RAYMOND.

Allons donc !... Qui commanda jamais à l’amour ?

MARGUERITE. (Effrayée.)

Mais je l’aime…, je l’aime…

RAYMOND. (Profond et lent.)

Etes-vous sûre ? (Un temps court.) Répétez-le en me regardant.
   
(Silence.)

RAYMOND. (Avec plus de force.)

Vous avez pour Germain de la reconnaissance, mais pas de l’amour. Vous donnez de l’amour à Germain comme on donne de l’argent à un créancier ; mais vous ne l’aimez pas. Votre mariage avec lui fut une méprise. Ce qu’il faisait pour vous vous a fait prendre la gratitude pour la passion… et quand vous avez reconnu votre erreur, il était trop tard pour vous reprendre… légalement.

MARGUERITE.

Je vous assure…

RAYMOND.

Laissez-moi donc achever… Certes, j’ai conscience d’être rude et si je parlais à toute autre qu’à vous je pourrais craindre d’être odieux. Mais vous savez bien que mes paroles sont des paroles de justice, et vous n’ignorez pas quels sentiments m’animent. Je trouve épouvantable qu’une femme telle que vous se mine petit à petit en s’hypnotisant sur une imagination d’âme trop probe et souffre – ne protestez plus : vous l’avez avoué tout à l’heure ! – et souffre à toutes les minutes de sa vie !

MARGUERITE. (Se décidant, brusque.)

Eh ! bien, oui, je souffre intolérablement, mais Germain m’aime ; mais Germain est un honnête homme à qui rien ne peut être reproché ; mais Germain est mon mari ; mais Germain enfin a fait de moi ce que je suis !... Que faire ? (Geste vif de Raymond.) Oh ! rien, allez !... rien… Je dois l’aimer… je l’aimerai….

RAYMOND.

Eh ! bien ! non ! c’est de la folie ! L’oiseau ne fuit-il pas les climats glacés qui le tueraient ?... Il faut vivre. Les conventions sociales, les unions que la loi sanctionne ne sont que des opérations commerciales régulières… Et est-ce parce que Germain est honnête jusqu’à être… insupportable qu’il mérite ce titre de héros ?... Que faire ? demandiez-vous. Mais fuir, fuir sans rien dire, sans explications (c’est inutile : il ne comprendrait pas, et si… (il s’est rapproché d’elle et lui parle presque bouche à bouche)… si tu voulais… comme autrefois… tu te rappelles…

MARGUERITE. (Conquise et fougueuse.)

Raymond…

RAYMOND. (L’étreignant.)

Ah ! Marguerite, laisse-moi te dire mon adoration… Je t’aime moi, tu le sais… je t’ai toujours aimée… rappelle-toi… ces nuits de naguère !... Mais j’étais pauvre, j’étais bohême, moi… Je n’avais pour palais que les architectures célestes et pour fortune que ma jeunesse et mon amour… J’étais revenu avec l’intention bien arrêtée de ne pas m’immiscer dans ce que je croyais votre bonheur… Et si ma passion d’autrefois ressuscite, c’est que je t’ai vue malheureuse… ma pauvre petite amie… Je t’adore…

MARGUERITE.

Raymond…

        (Il l’embrasse. Elle se défend à peine.)

RAYMOND.

Tu vois… Le premier pas est fait !... Allons ne regrette pas… ne recule pas devant une vie double de bonheur… Nous ne serons pas riches peut-être… et si je ne suis pas aussi… honnête que… l’autre, au moins je ne le répéterai pas autant. Elle est si belle notre existence… Ce sera la libre étreinte sous le ciel, le bonheur réalisé dans la communion amoureuse… Nous sommes maîtres de notre vie… Oh ! n’aie pas de regrets, bien-aimée… les jours noirs sont finis, les sensations fausses sont annulées… C’est, à présent, la vie libre et légère, la vie normale…

MARGUERITE.

Oh ! Raymond… si vous saviez… comme je me sens bien, près de vous…

RAYMOND.

Marguerite…

MARGUERITE.

… Mais j’ai peur…

RAYMOND.

Marguerite adorée, ne discutons plus, veux-tu ? Laissons-nous emporter sans remords par le vent qui passe… Laissons les honnêtes gens à leurs affaires, laissons les surhommes à leurs piédestaux… Nous…, vivons simplement, mais intensément. Concédons-nous mutuellement certaines choses….

MARGUERITE.

Ce sera si facile… je t’aime !

RAYMOND.

Je t’adore… (Un temps). Nous ne sommes que des créatures humaines, nous, donnant de l’indulgence et en sollicitant à l’occasion. La société, l’hérédité, l’éducation nous ont fait ce que nous sommes. Restons-le, et sachons nous faire du bonheur.

MARGUERITE.

C’est facile… avec l’amour…

RAYMOND.

Pauvre aimée qui a tant souffert !... Ce joli front se serait ridé, vois-tu, dans cette rigidité-ci… Allons-nous en.

MARGUERITE.

Tout de suite ?

RAYMOND.

Oui, tout de suite. Il va revenir. Il ne faut plus le voir…

MARGUERITE.

C’est fou… mais c’est si bon !... (Appelant.) Marie ! (A Raymond.) Où allons-nous ?

RAYMOND.

Vers le bonheur. Il est partout.

MARIE. (Entrant.)

Madame ?

MARGUERITE.

Voulez-vous me donner mon manteau, mon chapeau et mes gants ?... Et mon petit sac.

MARIE.

Oui, Madame. (Elle sort.)

(Marguerite et Raymond se regardent un temps avec passion, et sans mot dire, puis :)

MARGUERITE. (Adorable, mettant les mains aux épaules de Raymond.)

Tu ne me diras pas que tu m’as… « soustraite à l’atmosphère… » toi ?

RAYMOND.

Aimée !... Oh ! maintenant, j’en suis sûr, je serai heureux toute ma vie… J’aurai des succès car je me sens capable de créer des œuvres splendides… Nous serons heureux toute notre vie… Tout notre vie, Marguerite !

MARGUERITE.

Qui sait, Raymond ? Qui sait ?... Tu es sincère en ce moment et tu crois à tes paroles. Mais, même si tu me quittais dans quelques années…

RAYMOND. (Protestant et doucement grondeur.)

Marguerite !

MARGUERITE.

C’est possible ; ne proteste pas… Même si tu me quittais quelque jour, quand les cheveux blancs viendront ou quand une belle inconnue aura passé dans ta vie… qu’importe ?... Oh ! je n’essaierais plus de remonter le courant, je te l’assure… Je retournerai à l’enfer d’autrefois, – du temps où je riais – et je suivrais ma destinée…

RAYMOND.

Voyons, m’amie…

MARGUERITE.

Mais, au moins, j’aurais été heureuse quelques années de ma vie… parfaitement heureuse !...

RAYMOND.

Ne songeons plus à demain… Viens aimée… Vivons bien nos heures de joie !


SCÈNE V

LES MÊMES, LA BONNE.

MARIE. (Entrant avec les objets demandés.)

Voilà Madame… (Après un instant.) Madame sort ?

MARGUERITE.

Oui… Monsieur Favier m’accompagne… Dites à Monsieur qu’il ne m’attende pas… ce soir…

MARIE.

Bien Madame.


SCÈNE VI


(Marguerite a suivi la bonne et elle est sortie devant Favier. Au moment de franchir la porte, elle revient sur ses pas pour reprendre ses gants oubliés sur la cheminée au pied du cadre qui contient le portrait de Germain.)
MARGUERITE.

Ah ! mes gants… (Elle considère le portrait un court instant.) Pauvre Germain !... (Soudain.) Ecoute Raymond… c’est odieux ce que je fais là… ce que nous faisons là…

RAYMOND.

Je devais m’y attendre… le scrupule suprême… Allons, Marguerite, sois logique, sois courageuse. Viens… Ose !

MARGUERITE. (Immobile d’abord devant le portrait puis, sur un mouvement d’impatience de Raymond, avec une résolution subite.)

Tu m’aimes, toi, n’est-ce pas ?... Eh ! bien comprends alors ce que vais te dire… Imagine – tu le peux en t’interrogeant – le retour de cet homme à son foyer déserté, sa stupeur, puis sa douleur, son désespoir sans doute… C’est si inattendu, si violent…, si brutal…

RAYMOND.

Pas plus violent que ta souffrance de toutes les heures à toi ; pas plus brutal que sa suppliciante hon-nê-te-té…

MARGUERITE.

Il m’aime…

RAYMOND.

Le beau titre de reconnaissance !... Est-ce, cela, une raison suffisante pour qu’il brise notre amour ? Et nos deux cœurs ne valent-ils pas le sien, si…

MARGUERITE.

Je n’ai pas le droit…

RAYMOND.

Ainsi c’est entendu. Germain va revenir tout à l’heure. Tu reprendras ta chaîne, cette chaîne que tu rives volontairement à ton cœur et qui est plus cruelle que celle qui est fixée aux chevilles des forçats, car les forçats peuvent blasphémer, eux !... Mais, sois-en sûre, un jour prochain t’apportera le regret et la révolte… Et (ne nie pas, je te connais, Marguerite !) tu rompras brusquement ce que tu n’oses dénouer aujourd’hui… Ce te sera plus pénible d’ailleurs puisque tu auras serré le nœud de tes propres mains…

MARGUERITE.

Je ne sais ce que je ferai… Je…

RAYMOND.

Je le sais, moi ! Lorsque tu seras lasse, plus lasse encore que tu ne l’es aujourd’hui, tu te jetteras aux bras du premier libérateur qui passera sur ton chemin… aux miens peut-être !...

MARGUERITE.

Oui, peut-être…

RAYMOND.

Et tu vivras l’éternel, le banal, le lamentable et malpropre adultère, la vie qu’on voudrait double et qui n’est que tranchée en deux, les émois douloureux, les peurs, les reprises, toutes les  hypocrisies, qui précèdent le drame final…

MARGUERITE.

Cette fuite est sournoise, cruelle et lâche.

RAYMOND.

Lâche !... Ah ! l’adultère le sera-t-il moins ?... Son un peu : Si tu retombes sous le joug, c’est de nouveau l’esclavage. Tu baisseras les yeux devant Germain, l’ascendant qu’il a pris sur toi, celui qui te paralyse encore en ce moment, hâtera ta trahison plus sournoise que ta fuite… Tu te tairas sur un signe de lui comme tu le fais… et tu vivras cette existence de mensonge et de fraude qui déshonore celles dont les conventions sociales protègent la réputation… Ah ! la belle vaillance qui se dissimule dans les voitures de place et dans les frissonnières !....

MARGUERITE.

Le divorce est une ressource contre cela. Je puis m’en servir…

RAYMOND.

La jolie ressource !... Duperies, comédies, mensonges…, courses, démarches, affronts avant d’y parvenir, puis souffrances pire parce qu’elles sont jetées en pâture au grouillement qui coasse autour de la justice. Ce n’est pas une fin dans les conditions où tu te trouves, c’est une aggravation… Et en ce qui concerne Germain, crois-tu donc qu’un divorce le ferait moins souffrir que…

MARGUERITE.

Pourtant, Raymond…

RAYMOND.

Viens, Marguerite. Le fer rouge sur la plaie !... Ou bien, c’est une abominable agonie qui t’attend…

MARGUERITE.

Mais je voudrais au moins qu’il sache mon départ, qu’il comprenne…

RAYMOND.

Il ne comprendra pas. Mais soit… si tu le veux, écrivons sur ce papier… non sur cette ardoise qu’il aime à couvrir de chiffres et qui, pour une fois, fixera autre chose que des comptes… Ecrivons… (cherchant)… écrivons (ayant trouvé)… cela ! (Il écrit sur un carnet-ardoise ouvert sur une table)…

MARGUERITE.

Comment mets-tu ?...

RAYMOND. (Lisant après avoir achevé d’écrire.)

« SUMMUM JUS, SUMMA INJURIA »… un vieux reste de mes classes… ; EXCÈS DE JUSTICE. EXCÈS D’INJUSTICE. (Incisif.) Il saura au moins traduire… je pense… Viens !



    Variante :

MARGUERITE. (Nerveuse.)

Oui… pendant qu’un peu de folie me soutient encore…

(C’est elle qui l’entraîne. Puis, sur la scène désertée, tombe le

RIDEAU.

1907.  GEORGES NORMANDY.


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ÉCHOS ET NOUVELLES
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On sait qu’une deuxième ligne du Havre à Rouen traversera pour desservir les terrains industriels de la rive droite, dans la vallée séquanienne, des lieux charmants, entre autres Saint-Martin-de-Boscherville…. Une ligne de chemin de fer, c’est l’artère essentielle de la vie du pays, et surtout en ces parages dont la richesse est énorme. Nous en sommes le plus fervent partisan, mais, intérieurement, nous faisons tout de même un vœu pour que ce magnifique coin de Province normande où, comme à Jumièges, dorment de grands souvenirs historiques et des richesses de notre art architectural ne soit jamais déparé…

*
*   *

Gaston Le Révérend, dans une Lettre de Province, parue dans le Paris-Journal du 4 août 1918, s’élance « à travers les revues », et, d’un coupe-papier parfois habilement manié, ouvre la Revue Normande, les Pionniers de Normandie, et enfin Normandie : « Au pays de Flaubert, de Barbey d’Aurevilly – écrit le bouillant poète de Sous la Bannière aux Trois Lions – les Revues végètent, rares, minces, sobrement éditées, précieuses. On semble n’avoir là de temps que pour l’action et pour le sommeil : entendez l’action des mâchoires, le sommeil de l’esprit. Et c’est miracle qu’il y ait encore des poètes en ce doux pays… »

Et c’est miracle aussi qu’il y ait encore des Gaston Le Révérend, en ce doux pays ! Mais rendons hommage à Le Révérend pour ses hautes qualités de franchise… Nous préférons cela aux compliments dont on nous tue aujourd’hui… Et si Damon est si malmené par la Province, n’a-t-il pas médit aussi de cette même Province dont il est sorti, et qu’il oublie ?

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*   *

- Ainsi, la Maison des Templiers, cette adorable chose du treizième siècle, est acquise par les Amis du Vieux-Caudebec. Voilà une nouvelle qui fait plaisir… C’est le siège tout désigné de cette très utile société… Et quant à nous, nous avons souvenance qu’en 1911 nous écrivions dans le Normand de Paris, à propos de la transformation des églises en musées : « … La transformation en musée de nos nefs médiévales est préférable à la transformation en écurie, ainsi que cela se voit pour la Maison des Templiers, à Caudebec-en-Caux… » Faisons, aujourd’hui, notre mea culpa, mais formons en même temps le vœu que soient enlevés ces horribles tuyaux-entonnoirs dans lesquels crachent les gargouilles… Il est un autre moyen, sûrement, et plus esthétique, de faire décharger les eaux ?...

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*   *

- De Tunis, nous recevons la nouvelle de l’apparition prochaine d’une revue Africa, revue de littérature et d’art dont la place sera dans cette avant-garde littéraire où s’illustrent telles jeunes revues comme les Pionniers de Normandie, et parmi les collaborateurs nous relevons, avec joie, le nom de Marcel Lebarbier.

G.-U. L.

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*   *

UN MARIAGE. Le 17 août, a eu lieu à Echauffour (Orne), le mariage de notre éminent collaborateur Paul Harel dont Georges Normandy traçait la figure dans notre dernier numéro, et de Mademoiselle Marie Cotrel La Saussaye. Aux nombreux témoignages de sympathie reçus par le poète, Normandie est heureuse de joindre ses plus sincères compliments.

POUR LES FAMILLES NOMBREUSES. Le préfet de l’Orne vient de prendre une excellente initiative en faisant nommer une Commission chargée spécialement d’étudier les moyens d’aider, de favoriser et d’encourager les familles nombreuses du département. Faisons des vœux pour que cette Commission trouve rapidement une solution pratique permettant d’aider réellement les nombreuses familles qu’aujourd’hui plus que jamais on ne saurait trop encourager.

DÉPUTÉ BLESSÉ. Au cours d’une des dernières batailles dans la région de Soissons, le commandant Josse, député de l’Eure, a été blessé assez grièvement, alors qu’il chargeait à la tête de son bataillon de chasseurs. Les médecins qui le soignent à l’hôpital auxiliaire n° 58 à Neuilly-sur-Seine, ont pu extraire la balle qui avait pénétré de 12 centimètres dans le côté droit, estiment que la blessure est en bonne voie de guérison, aucun organe essentiel n’ayant été atteint. Nous faisons les meilleurs vœux pour la prompte guérison du sympathique et courageux officier.

« QUAND ILS REVIENDRONT… » L’excellent compositeur italien Alf. Amadei vient d’achever la partition du poème bien connu de notre collaborateur M. Georges Normandy : Quand Ils reviendront. Ce poème qui fut créé à Paris par Mlle R. du Minil, de la Comédie-Française, puis interprété un peu partout en province et à l’étranger, a été publié en inédit par le supplément du Petit Journal et reproduit par le Monde Latin, le Jornal do Commercio, le Journal de Fécamp, etc. La partition de M. Alf. Amadei est d’un effet grandiose. Elle sera créée cet hiver à Paris, à Chicago et à Rio-de-Janeiro. M. Alf. Amadei qui fut un des plus brillants élèves du Conservatoire de Parme, est bien connu de l’élite parisienne parmi laquelle il a formé de brillants élèves. Parmi ses compositions, ses Six Mélodies (écrites sur des poèmes de François Fontenay, Charles Baudelaire, Albert Samain, Jacques Madeleine et Frédéric Bataille) sont particulièrement connues et appréciées. M. Alf. Amadei les a dédiées à Mme Marie de Reszke, femme du célèbre Jean de Rezke, avec qui il entretient les relations les plus cordiales. On murmure qu’avant même sa création à Paris et en Amérique, les auteurs de Quand ils reviendront … réserveraient la primeur de leur œuvre à une riche cité normande qui s’est fait remarquer par son goût pour les lettres et les arts.

LE CANAL PARIS-DIEPPE. Dernièrement a eu lieu à Dieppe, sous la présidence de M. Paul Bignon, député et Président du Conseil général de la Seine-Inférieure, une réunion du Comité d’études qui poursuit la réalisation du canal Paris-Dieppe. A cette réunion qui a entendu un rapport de M. Bechman, ingénieur, assistaient les personnalités normandes suivantes : M. Julien Rouland, sénateur ; Bouctot, député ; Berthet, adjoint au maire de Neufchâtel-en-Bray ; Robbe, président, et Rémy Mouquet, vice-président de la Chambre de Commerce de Dieppe ; Ropert, adjoint au maire de Dieppe, les maires de Forges-les-Eaux, Gisors, ainsi que les membres du Conseil municipal et de la Chambre de Commerce de Dieppe. M. Bechmann proposerait que le canal vienne directement de Dieppe à Gournay et que de Gournay un bras soit dirigé sur Beauvais-Creil pour les transports jusqu’à 300 tonnes et un autre de Gournay sur Gisors, Gennevilliers pour les transports jusqu’à 150 tonnes.

LA DISTILLATION DES CIDRES. Un nouveau décret prolonge jusqu’au 15 décembre prochain l’interdiction de distillation des cidres, poirés et lies qui avait été édictée par le décret du 2 juillet dont nous parlions dans notre dernier numéro.

MONNAIE RÉGIONALISTE A ROUEN. Dans notre numéro d’avril dernier, nous signalions l’excellente initiative prise par M. Artaud, président de la Chambre de Commerce de Marseille en créant une monnaie de nickel pour remédier à la pénurie de billion dont souffrait le petit commerce. La Chambre de Commerce de Rouen, à son tour, d’accord avec le Conseil municipal de la capitale normande, vient de créer des jetons-monnaie en aluminium de la valeur de 5 à 10 centimes. Ces jetons portent sur la face les armes de Normandie et de la ville de Rouen, accolées et l’ancre symbolique des villes maritimes. Au revers, la valeur et la légende : « CHAMBRE DE COMMERCE ». Les jetons de 0 fr. 05 sont de forme ronde, ceux de 0 fr. 10 de forme octogonale. La mise en circulation de ces jetons a eu lieu par les soins des banques de la ville, qui les remettent en échange de la valeur correspondante, sans que l’échange puisse avoir lieu pour une somme inférieure à 20 fr. Le remboursement aura lieu dans les mêmes conditions. Félicitons la Chambre de Commerce et les édiles rouennais de cette excellente mesure destinée à faciliter le commerce de détail et qui sera en même temps une mesure hygiénique, car elle restreindra dans une certaine mesure, la circulation des petites coupures de 50 centimes, véritables réceptacles à microbes.

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Notre collaborateur, M. G. Le Révérend, tient à Paris-Journal, depuis septembre, la « Chronique artistique et littéraire de Province ». Il y parlera avec plaisir des revues et des livres qu’on voudra bien lui adresser directement, 23, rue de Rouen, à Lisieux.

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M. Allard qui, sous le pseudonyme de Francisque, a publié de nombreuses pièces de vers dans Le Messager de la Manche, vient de réunir dans une plaquette, sous le titre : « En marge de l’Epopée », des poèmes pénétrés du plus ardent patriotisme. Cette plaquette est éditée avec le plus grand soin par la Maison Française d’Art et d’Edition.

AUX FEMMES DES CULTIVATEURS. Le Préfet de l’Eure vient de faire remettre par les maires de leurs communes respectives 1.200 diplômes d’honneur aux femmes et aux enfants des cultivateurs qui se sont particulièrement signalés en remplaçant leurs maris et leurs pères dans la culture de la terre.

UNE CITATION. M. l’abbé Chevreau Alexandre, curé d’Acquigny (Eure), qui est en même temps docteur, vient d’obtenir comme médecin-chef d’un groupe du 320e d’artillerie lourde, une seconde citation, que voici : « Médecin d’un dévouement au-dessus de tout éloge. S’est dépensé sans compter, pendant les opérations de juillet et d’août, en particulier dans les combats qui ont amené la reprise de Soissons. »

LE CANAL DE CAEN A LA LOIRE. Le ministre des Travaux publics vient de faire connaître à la Chambre de commerce de Caen, comme suite au vœu qu’elle avait émis de la prompte reprise des études de ce projet, que l’affaire était à l’instruction.

MINES DE FER. M. le Préfet du Calvados a pris en date du 6 septembre, un arrêté relatif à une demande en concession de mines de fer par la Société anonyme des Tréfileries et laminoirs du Havre, dont le siège est à Paris, rue de Londres, 29. Cette demande porte sur des mines situées sur le territoire des communes de Billy, Airan, Cesny-aux-vignes, Ouézy, Bray-la-Campagne, Fierville-la-Campagne, Condé-sur-Ifs, Vieux-Fumé, Escures-sur-Favières, Magny-la-Campagne, Canon, Mézidon, Percy-en-Auge, Ouville-la-Bien-tournée et Thiéville.

CHEMINS DE FER DE L’ETAT. Régime d’acceptation des expéditions de détail (petite vitesse) : Par décision de M. le Ministre des travaux publics et des transports en date du 8 septembre 1918, applicable à partir du 20 septembre 1918, les marchandises de détail P. V. remises à l’expédition seront désormais acceptées dans les conditions suivantes : 1° Dans la limite de 300 kilos par jour, d’un même expéditeur à un même destinataire, les marchandises acceptées en grande vitesse ;  2° dans la limite de trois expéditions d’un poids maximum de 300 kilos par expéditeur et d’une seule expédition par gare destinataire, toutes autres marchandises que celles visées au 3° ci-après ; 3° dans les mêmes conditions qu’au 2° ; mais avec poids maximum de 50 kilos au lieu de 300 kilos, toutes les marchandises encombrantes, c’est-à-dire pesant moins de 200 kilos au mètre cube.

LES COMMUNICATIONS DE LA NORMANDIE AVEC AMIENS. Communiqué du chemin de fer du Nord : « Le public est prévenu que dès maintenant le train marchandises-voyageurs 6928, partant de Rouen à 7 h. 29 va jusqu’à Amiens. Par contre, le train de voyageurs 1244 partant de Rouen, à 16 h. 40 est limité à Saleux et ne prend pas de voyageurs pour Amiens. »

UN CANAL BREST A PARIS. L’importance donnée au port de Brest par l’activité américaine a donné l’idée de relier le grand port de l’Atlantique à la capitale par un canal qui emprunterait plusieurs rivières de Normandie. Une fraction de ce projet est déjà réalisée en partie par le canal de Nantes à Brest et Redon, puis de cette ville à Rennes, par la Vilaine canalisée jusqu’à la capitale de la Bretagne. A ce point, il est nécessaire d’exécuter la jonction, étudiée et prévue depuis plusieurs siècles, de la Vilaine supérieure à la Mayenne, cette dernière étant en excellent état de navigabilité jusqu’à son confluent avec la Sarthe qui, elle-même est canalisée jusqu’au Mans ; il ne reste plus qu’à rendre navigable l’Huisne, son principal affluent, de joindre ce dernier à l’Eure, également à aménager, puis à l’Orge, qui se jette dans la Seine, à 10 kilomètres en amont de Paris. On prévoit la construction de voies d’embranchement sur cette voie principale dont les plus importantes seraient la jonction de la Mayenne supérieure à l’Orne, voie qui desservirait la région minéralogique si riche de la Haute-Normandie et aboutirait au port de Caen, qui se développe du fait même de l’exploitation de ces gisements – et un canal de l’Eure à la Loire, mettant en communication Le Havre et Rouen avec Orléans. Il y aurait donc une ligne médiane ouest-est, de Brest à Paris, et trois transversales nord-sud : Saint-Malo-Redon, par le canal d’Ille-et-Vilaine – qui existe – Caen-Angers, par l’Orne, la Mayenne et la Maine, et Le Havre-Rouen-Orléans, par la Seine, l’Eure, le Loir et la Gouil.


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Carnet de Route d’un Architecte
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Une Excursion à Rouen et au Havre en 1893

(Suite.)
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Nous voici de nouveau à la cathédrale dédiée à Notre-Dame. Cet édifice est un des plus beaux de la Normandie ; il date surtout de la belle époque de l’architecture ogivale, mais ne fut entièrement terminé qu’au seizième siècle. La façade ouest édifiée à cette dernière époque est majestueuse avec les deux tours qui l’accompagnent en lui donnant peut-être trop de largeur, malheureusement les pierres en sont fort dégradées ; un long et minutieux travail de restauration s’impose. Espérons que le maître Sauvageot à qui on a confié l’entretien de ce monument saura nous le laisser dans toute sa splendeur passée. Les deux tours sont dissemblables, mais s’équilibrent cependant assez bien ; la tour Saint-Romain au nord fut élevée sur les substructures de l’ancienne église détruite par un incendie. Elle a 75 mètres de hauteur avec sa toiture ; la tour de Beurre, au sud, ainsi nommée parce qu’elle a été construite avec l’argent des dispenses que les fidèles donnaient pour faire usage du beurre pendant le carême, est de la fin du seizième siècle ; elle est d’une grande richesse et atteint 77 mètres à son couronnement démuni de flèche.

Ce qui nuit quelque peu à l’ensemble de l’édifice, c’est l’immense flèche en fonte qu’on a édifiée en 1824, pour remplacer celle qui avait été détruite par l’incendie de 1822, et qui était un chef-d’œuvre de pierre.
   
A cette époque, on n’avait encore que des connaissances très imparfaites sur l’art du moyen âge et les monuments qui furent alors restaurés, ont été bien abîmés.

Les deux portails latéraux sont de toute beauté, surtout celui du nord dit portail des Libraires parce qu’il y avait autrefois des boutiques de libraires aux alentours, il est précédé d’un avant-portail avec de ravissantes sculptures. L’autre portail au transept sud, ou portail de la Calende, nom d’une confrérie qui s’assemblait au commencement de chaque mois, possède aussi de très belles sculptures. Toute la vie du Christ y est représentée ainsi que des sujets se rapportant, comme ceux de l’autre portail, à l’Ancien et au Nouveau Testament.

L’intérieur de l’édifice est encore plus remarquable ; j’en avais ressenti la première impression la veille pendant la grand’messe ; aujourd’hui j’étais heureux d’y revenir tout exprès pour visiter. L’ensemble est majestueux et plein d’harmonie. Le plan en forme de croix latine mesure 136 mètres de longueur ; la nef avec ses bas-côtés 32m30, le transept 51m60 ; le tout recouvert de voûtes s’élevant à 28 mètres de hauteur. La nef est divisée en trois, mais au delà du transept, il y a cinq nefs jusqu’aux chapelles absidiales ; les collatéraux se prolongent autour du transept. L’axe de l’église est sensiblement incliné vers le nord. Des chapelles ont été ajoutées plus tard aux collatéraux. Les piliers de la nef portent de larges arcades que surmonte une élégante galerie de colonnettes et un riche triforium passant devant des fenêtres hautes qui atteignent les voûtes. Ces fenêtres ont, la plupart, conservé leurs vieux vitraux. La première chapelle que nous visitons en entrant à droite vers la tour de Beurre, possède un beau rétable représentant le crucifiement et la lapidation de saint Etienne et quelques tombes des treizième et quatorzième siècles. La dernière chapelle de ce même côté renferme le tombeau de Rollon, premier duc de Normandie ; la dernière à gauche celui de son fils, Guillaume Longue-Epée, mort en 943.

Dans le bras nord du transept est un bel escalier de pierre donnant accès à la bibliothèque du Chapitre. La vue du chœur est malheureusement obstruée par un mauvais jubé du dix-huitième siècle et par des grilles qu’il faut faire ouvrir si on veut voir quelque chose. A droite du chœur est le tombeau restauré de Richard Cœur-de-Lion ; de l’autre côté celui de son frère aîné Henri Court-Mantel. Le maître-autel est une œuvre moderne très riche en marbre et bronze doré. Mais la partie la plus intéressante à visiter est certainement la chapelle de la Vierge, non seulement en raison de ses belles proportions, mais surtout pour les magnifiques monuments funéraires qu’elle renferme. Le premier à gauche est celui de Pierre II de Brézé, mort en 1465 sénéchal de Normandie, il est de pur style flamboyant et se distingue par l’élégance de ses proportions ; il forme une sorte de petite chapelle dans la grande. A côté s’élève le tombeau de Louis de Brézé, petit-fils du précédent et comme lui sénéchal de Normandie. Il fut érigé par sa veuve, la célèbre Diane de Poitiers, maîtresse de Henri II ; il est en marbre blanc et noir et attribué à Jean Cousin et à Jean Goujon. Ce défunt y est représenté dans le bas, gisant sur sarcophage entre la Vierge debout à ses pieds et Diane à genoux à sa tête, et dans le haut, à cheval et tout armé. Sur le côté sont des colonnes et des statues d’albâtre en forme de cariatides ravissantes. A la suite la tombe moderne du cardinal de Croy, mort en 1844, érigée en 1857 avec une statue du prélat par Falmès. Le tombeau des cardinaux d’Amboise, archevêques de Rouen, tous les deux, est peut-être le plus remarquable ; c’est une œuvre superbe de la Renaissance due à ce même artiste, Roland Leroux, qui acheva la cathédrale et construisit le Palais de justice ; il n’avait au moment de sa construction (1518-1525) qu’une seule statue placée sous un riche baldaquin, mais il fut modifiée en 1541 pour y placer celle du second cardinal. Il y a derrière ces statues un riche fond sculpté et doré qui les fait bien ressortir. Le soubassement est décoré de six belles statuettes représentant les vertus théologales et dans des niches en haut les apôtres accouplés deux à deux. Toutes ces sculptures sont d’une finesse remarquable avec des expressions vivantes, jusque dans les petites statuettes de moines placées au fond du monument. Enfin pour terminer la visite des tombeaux, il nous faut mentionner celui du cardinal de Bonnechose, par le sculpteur Chapu, placé dans une chapelle absidiale.
   
Nous sortons de la cathédrale émerveillés de tout ce que nous avons vu. En face du grand portail se voit un beau reste d’édifice du seizième siècle, dit le bureau des Finances, et qui est encore une œuvre de Roland Leroux. Le vaste bâtiment derrière la cathédrale est l’archevêché dont certaines parties remontent au quinzième siècle. Le portail principal est dû à l’architecte Mansart.

         (A suivre.)

Charles CHAUSSEPIED,
Architecte des Monuments historiques, à Quimper.


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