MORIÈRE, Jules (1817-1888) :  De l’industrie fromagère dans le département du Calvados (1859).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (13.III.2007)
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 850). de l'Annuaire des cinq départements de l'ancienne Normandie, 25e année, publié à Caen chez Hardel en 1859 par l'Association normande. Le site Normannia du CRL de Basse-Normandie a mis en ligne une édition augmentée (1877) de ce travail de Jules Morière avec des notes et des chiffres actualisés.

De l’industrie fromagère dans le département du Calvados
par
M. J. Morière
Secrétaire général de l’Association normande

~*~


Le nom de fromage est appliqué au caillé du lait, que certaines opérations ont converti en une substance alimentaire pouvant se conserver un temps plus ou moins long.

Le fromage est un des aliments les plus sains, les plus agréables et les plus nourrissants après la viande, lorsqu’il ne l’est pas au même degré : aussi désigne-t-on souvent le caillé sous le nom de viande du lait.

Convenant aussi bien à la petite qu’à la grande culture, le fromage est un des produits les plus intéressants de l’industrie rurale ; « c’est le meilleur moyen de conserver et de transporter vers les grands centres de population, et comme approvisionnement durant les voyages, la plus grande partie des substances nutritives renfermées dans le lait des vaches, des brebis et des chèvres. On parvient ainsi à tirer de contrées abondantes en pâturages la plus forte proportion d’aliments que puisse fournir à l’homme une étendue donnée de terres à l’état de prairies naturelles ou artificielles (1). »

Non-seulement, les fromages à bon marché, tels que le Livarot et le fromage de Hollande, jouent un très-grand rôle dans les repas des ouvriers (2), mais encore d’autres espèces, telles que le Roquefort, le Brie, le Pont-l’Evêque, ont leur place marquée sur la table du riche. Un magistrat, qui s’y connaissait, n’a-t-il pas écrit cet aphorisme de gastronomie transcendante :

Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un oeil ?

La préparation du fromage remonte à la plus haute antiquité. Elle était connue des Hébreux, des Égyptiens et des Grecs ; les fromages étaient un mets très-recherché des Romains et des Gaulois : ceux de Nîmes et des Alpes étaient plus particulièrement en faveur (3). C’est avec le fromage des Alpes que l’empereur Antonin-Pie (un homme qui ne savait pas manger) se donna une indigestion qui lui coûta la vie. - Dans les Gaules, on exposait les fromages à la fumée des plantes aromatiques pour leur communiquer un goût particulier (4). A Rome et en Grèce, on trempait les vieux fromages dans du vinaigre pour leur restituer leur première saveur.

Dans les Études sur la condition de la classe agricole et l’état de l’agriculture en Normandie, au moyen-âge, ouvrage extrêmement remarquable, couronné par la Société académique de l’Eure, notre modeste et savant compatriote M. Léopold Delisle s’exprime ainsi : « A notre grand étonnement, nous n’avons pas rencontré de bien nombreux et intéressants détails sur l’industrie des beurres et des fromages, qui cependant florissait dans notre province au moyen-âge. Nous n’avons guère à enregistrer chronologiquement que des textes relatifs au paiement des dîmes. - Vers 1050, Hugues de Gournay donne aux moines de Sigi la dîme de ses fromages, 125 (5) ; peu de temps après, l’abbaye de St.-Sauveur d’Évreux reçut, du comte Richard, la dîme des fromages de Quitteboeuf, 126 (6). Les fromages sont compris parmi les objets dont Goubert d’Aufay, en 1085, donna la dîme aux moines de Fécamp, à Ganzeville, 127 (7). Vers le milieu du XIIe. siècle, l’évêque de Bayeux concédait à l’église de Cambremer la dîme de sa laine et de ses fromages, 128 (8). En 1158, le pape Adrien confirmait à l’abbaye de St.-Sever la dîme des fromages, tant de vaches que de brebis, de l’honneur de saint Sever, 129 (9). A la fin de ce siècle, les ducs de Normandie tiraient des beurres et des fromages de leurs vacheries de Montfiquet, Barneville-sur-Seine, 130 (10), Canapville-sur-Touques, 131 (11) et Moulineaux, 132 (12). Vers 1200, une rente était affectée à l’achat du beurre nécessaire aux chanoines de Silly, 133 (13). Au XIIIe. siècle et plus tard, nous remarquons dans l’Avranchin des redevances de lait sur, 134 (14). Vers 1280, les hommes du Mesnil-Robert étaient en procès avec leur curé pour la dîme du beurre, 135 (15). Au commencement du XIVe. siècle, il devait se faire dans l’abbaye de Montebourg une notable consommation de fromages, 136 (16). En 1421, le fief de Fréville, dans la vicomté de Pont-Audemer, rendait annuellement au roi six fromages du pays, 137 (17). Au siècle suivant, Charles Estienne vante les fromages de Normandie connus sous le nom d’angelots, 138 (18).

Il existe une très-grande variété de fromages, sous le rapport de la consistance, de la saveur, de la pâte et de la durée ; ces différences tiennent plus souvent aux divers procédés de fabrication qu’à la nature des pâturages et à la diversité des climats. Les dénominations nombreuses appliquées aux fromages indiquent plutôt des différences dans les manipulations que dans les matières premières. Nous sommes loin toutefois de partager l’opinion des personnes qui nient complètement l’influence du sol et de la composition des pâturages ; il en est du lait, du beurre et du fromage, comme du vin et du cidre ; le terroir ou, du moins, les herbes ont une action marquée sur l’arôme et la saveur du lait, et par suite sur la qualité du beurre et du fromage.

Considérée de la manière la plus générale, la fabrication du fromage peut comprendre cinq opérations distinctes : 1°. Coagulation du lait ou formation du caillé ; 2°. quelquefois division ou rompage du caillé ; 3°. égouttage accompagné, pour certaines espèces, du pressage ; 4°. salaison ; 5°. fermentation ou maturation du fromage.

En apportant de légers changements à ces diverses opérations, en opérant sur du lait de divers animaux ou bien sur des mélanges, on obtient au moins 40 à 50 variétés de fromages, qui peuvent être rangées dans quatre catégories suivantes :
1re. catégorie.   Fromages mous et frais.
2°.    id.            Fromages mous et salés.
3°.    id.            Fromages à pâte ferme et pressée.
4°.    id.            Fromages cuits, à pâte plus ou moins dure et pressée.

A la première catégorie appartient le fromage de Neufchâtel, qui est une industrie très-lucrative dans le pays de Bray ; les fromages de Brie et de Pont-l’Évêque peuvent être cités comme exemples de la seconde ; la troisième comprend le célèbre fromage de Chester et le fromage de Hollande ; le Gruyère et le Parmesan viennent se ranger dans la quatrième.

Ces considérations générales étant posées, nous allons étudier l’industrie fromagère plus spécialement par rapport au Calvados.

Les principales variétés de fromages fabriquées dans le département sont : le Pont-l’Évêque, le Livarot, le Camembert et le Mignot, qui participe à la fois du Livarot et du Pont-l’Évêque. Nous considèrerons successivement chacune de ces variétés, puis nous dirons quelques mots des fabriques de fromages de Hollande que l’on tenta d’établir sur deux points du département : à Varaville, dans le Pays-d’Auge, et à Neuilly, près d’Isigny.


I. Du Pont-l’Évêque.

Les environs de la petite ville de Pont-l’Évêque étaient déjà célèbres, au XIIIe. siècle, par leurs excellents fromages. Guillaume de Lorris, qui écrivait le Roman de la Rose en 1230, en parle, ainsi que Bruyerin de Champier, qui publiait, en 1560, à Périgueux son curieux traité De re cibaria (19).

Dans ses Recherches et antiquitez de la province de Neustrie, ouvrage qui parut en 1588, Charles de Bourgueville, sieur de Bras, en parlant des produits de la vicomté de Pont-l’Évêque, signale les bons formages que l’on appelle angelots (Voir la note A).

Le Cordier (Hélie), qui fit paraître à Paris, en 1662, un poème intitulé Le Pont-l’Évêque, a consacré un chant tout entier à la description des fromages déjà fort renommés, de son temps, sous le nom d’angelots. Il nous apprend qu’on leur donnait des formes bizarres, telles que celles de fleurs de lis, de croix du Saint-Esprit, de coeurs, de croissants, de dauphins et de lièvres (Voir la note B).

Le sieur de Masseville, qui a publié, en 1722, un ouvrage sur l’Etat géographique de la province de Normandie, ne manque pas d’apprendre à ses lecteurs qu’on fait à Pont-l’Evesque des fromages qui sont estimez et qu’on transporte en divers païs.

L’ancien nom de ces fromages est augelot et non pas angelot, comme on le dit et comme on l’écrit généralement. Ce nom vient sans doute du lieu de fabrication, la vallée d’Auge, où les pâturages sont d’une haute qualité. Aujourd’hui le commerce ne les désigne plus que sous le nom de Pont-l’Évêque.

On fabrique, aux environs de Pont-l’Évêque, trois qualités de fromage, qui diffèrent essentiellement par la quantité de crême que contient le lait employé.

1re. QUALITÉ. La première qualité de fromages se fait de deux manières : 1re. après la traite, on ajoute au lait de la fleurette (première crême du lait) ; 2°. le lait pur, tel que l’a donné la traite, est employé sans addition de crême.

2e. QUALITÉ. A la traite du matin on ajoute les traites du midi et du soir, obtenues la veille, après les avoir écrémées. On fait aussi quelquefois du fromage de seconde qualité avec des traites de deux jours, que l’on écrème et que l’on mélange à la traite nouvelle ; mais le fromage qui en résulte est plus maigre et moins délicat.

3e. QUALITÉ. Les fromages de 3e. qualité sont faits avec les trois traites de la veille, écrémées et non additionnées de lait pur. Quelques personnes emploient, en automne, les traites de lait écrémé au bout de trois ou quatre jours ; - en été, au bout de deux jours, parce que dans cette saison le lait tourne vite et devient aigre. - Dans l’hiver, on fait du fromage avec des traites de cinq ou six jours ; mais ce produit est toujours d’une qualité très-inférieure.

La coagulation du lait est obtenue, comme dans la plupart des fromageries, au moyen d’une liqueur acide appelée présure ou tournure, et dans laquelle le quatrième estomac des jeunes veaux, la caillette, joue le principal rôle. La caillette des veaux renferme un lait qui s’aigrit et se caille : ce lait aigri est la présure ; plus on la garde, meilleure elle est, parce qu’elle devient de plus en plus acide. Les bons fabricants de fromage ouvrent la caillette, en détachent les grumeaux de lait caillé, les dépouillent de tout immondice, les lavent dans de l’eau fraîche, les placent ensuite dans un linge bien blanc et remettent le tout dans la caillette bien nettoyée. Ils salent ensuite les grumeaux et suspendent la caillette pour la laisser sécher, afin de s’en servir au besoin.

Les fabricants de fromage de Pont-l’Évêque sont loin de préparer tous la présure de la même manière ; cette substance est aussi préparée et employée d’une manière différente par la même personne, suivant la qualité de fromage qu’on veut obtenir (Voir la note C).

Lorsqu’on veut fabriquer des fromages de lait non écrémé, après avoir coulé le lait de la traite à travers une passoire en toile ou en crin, on le met sur le feu jusqu’à ce qu’il soit un peu plus que tiède ; alors on y ajoute la présure en quantité plus ou moins grande, suivant sa force et l’état du lait (20), et après avoir bien opéré le mélange avec la main, on ôte la chaudière de dessus le feu et on laisse reposer jusqu’à ce que le lait soit suffisamment pris et caillé : ce qui a lieu ordinairement, quand la tournure est bonne, au bout de 12 à 15 minutes. Aussitôt que le caillé est pris, on le coupe jusqu’au fond du vase avec une espèce de couteau de bois, puis on appuie sur cette masse au moyen d’une assiette creuse, afin de dépouiller le plus possible le caillé du petit lait. On recouvre le tout d’un linge et on laisse reposer dix minutes ; ce temps écoulé, on enlève avec l’assiette le caillé que l’on dépose sur des nattes de roseau ou de jonc appelées glottes, où il perd encore une nouvelle quantité de serum. On emplit alors avec le caillé des moules carrés en bois de hêtre ou de frêne, qu’on laisse sur les mêmes glottes jusqu’à ce que l’égouttage soit achevé. On les tourne sept à huit fois dans les 15 à 20 minutes qui suivent cette opération, et, dans le jour, cinq à six fois après les avoir placés sur une autre natte de jonc ou de roseau bien sèche.

Au bout de 48 heures, on sort le fromage du moule et on le sale avec du sel très-fin et très-sec ; le sel blanc est préféré au sel gris, qui attire trop l’humidité de l’air et n’assèche pas assez le fromage. Le matin, on sale le fromage d’un côté ; le soir, on le sale de l’autre côté en mettant chaque fois une petite quantité de sel (voir la note D).

Après ce temps, on place les fromages sur des séchoirs ou battoirs, qui ne sont autre chose que de longues échelles recouvertes de glui et suspendues dans un appartement bien aéré au moyen d’ouvertures pratiquées dans les murs. On couche les fromages sur ces séchoirs par rangs égaux, assez près les uns des autres, sans toutefois qu’ils puissent se toucher ; ils restent ainsi pendant deux ou trois jours, selon le temps nécessaire pour les sécher ; on les retourne une fois par jour.

Lorsqu’ils sont secs, on les enlève du séchoir et on les porte à la cave où ils sont placés dans une boîte, sur le champ, en les accolant les uns contre les autres pour qu’ils se maintiennent un peu frais et qu’ils passent plus promptement, c’est-à-dire pour qu’ils s’affinent. - Cette fermentation des fromages est l’opération qui exige le plus de surveillance : aussi les retourne-t-on tous les deux jours en les posant tantôt debout, tantôt à plat les uns sur les autres et enfin debout. On a toujours soin de les couvrir d’un linge, afin de les préserver de l’attaque des insectes.

Le fromage de provision ou de commande exige trois à quatre mois de cave, selon sa grosseur et sa dureté ; le fromage mou, c’est-à-dire celui qui contient la plus forte proportion de crême, exige moins de temps que le fromage dur ; 15 à 20 jours de cave suffisent souvent quand le fromage est mince.

Si l’on conserve les fromages long-temps et s’il arrive qu’ils durcissent, on les enveloppe d’un linge humide de petit lait ; cette opération se fait à n’importe quel âge du fromage, qui reprend alors sa tendreté et se conserve très-bien. Il est bon d’observer, en passant, que le reproche, fait par beaucoup de personnes au fromage de Pont-l’Évêque, de ne se conserver que jusqu’à la fin du printemps n’est pas fondé : soigné convenablement, il conserve toutes ses qualités, non-seulement un an, mais dix-huit mois, voire même deux ans : l’essentiel, c’est de le priver d’air et de le retourner de temps à autre pour que le contact l’humidifie.

Les fromages de lait non écrémé ne se font qu’en septembre et en octobre, à une époque où les vaches sont dans les regains et très-bien nourries ; lorsque la chute des feuilles est arrivée, ces dernières, mangées par le bétail, communiquent un mauvais goût au lait, au beurre et au fromage ; c’est donc particulièrement dans les mois de septembre et d’octobre qu’on fait les meilleurs fromages.

Le fromage d’été se fabrique en mai, juin, etc., jusqu’à l’automne ; on le fait de la même manière, mais avec le lait obtenu la veille des traites du midi et du soir, écrémé le lendemain et ensuite chauffé convenablement après l’avoir mélangé avec le lait du matin.

En juin, quand les chaleurs commencent à se faire sentir, on ne prend que le lait du soir écrémé ; et lorsqu’elles ont cessé, en septembre et en octobre, on fait le fromage avec le lait du midi, du soir et du lendemain matin, après avoir écrémé les deux premières traites. Ce produit passe pour être du fromage de lait non écrémé et il se conserve aussi long-temps ; il est nécessairement plus maigre que le fromage de crême, mais il l’emporte de beaucoup sur le fromage d’été.

Le fromage d’été a de la tendance à durcir et il durcirait effectivement, si l’on ne mettait un peu d’eau bouillante dans le lait qui sert à sa préparation. L’eau est employée par certaines personnes dans la fabrication de toute espèce de fromage ; mais il est essentiel que l’eau soit ajoutée très-chaude, et que cependant la température du mélange soit telle qu’on puisse y tenir la main. Dans l’été, le mélange ne doit être que tiède, autrement on ferait du fromage trop dur ; en automne et en hiver, il faut que le mélange brûle légèrement le doigt.

Beaucoup de personnes font le fromage de 1re. qualité dit de commande ou de lait doux sans addition d’eau ; celles qui en mettent commencent par faire chauffer le lait de manière qu’il soit un peu plus que tiède, puis elles y ajoutent environ 1/20 d’eau bouillante.

Pour les fromages de seconde qualité, on amène le lait à la même température et on ajoute 1 litre d’eau bouillante par 5, 6, 7 et même 8 litres de lait. Comme en été le lait est plus fort, et que le fromage qui en est fabriqué est plus sujet à durcir, on emploie un peu plus d’eau que pour le lait d’automne ; mais il faut qu’en été l’eau soit moins chaude qu’en automne, parce que, dans cette dernière saison, le lait prend moins facilement à cause du froid.

Quant au fromage de troisième qualité, on ne fait pas chauffer le lait parce qu’il est plus vieux ; on se borne à faire bouillir de l’eau qu’on verse dans le lait ; mais comme le vieux lait est sujet à tourner, on remue avec la main, en ajoutant l’eau, afin d’amener le mélange à la température voulue sans avoir produit de coagulation.

Le fromage qui se conserve le plus long-temps est celui qui est fait sans eau ou bien avec du lait doux dans lequel on a mis seulement 1/25 à 1/20 d’eau ; on ne le fabrique que dans l’arrière-saison, et surtout en septembre et en octobre.

Le fromage de 2e. qualité, fait à la même époque, se conserve également bien.

Le fromage de 3e. qualité ou fromage d’été demande à être mangé de suite, il ne se conserve pas plus de 2 à 3 mois ; il s’affine d’ailleurs comme le fromage du lait non écrémé ; au bout de trois semaines, ces fromages ont ordinairement un velouté bleu, signe certain que l’affinage est complet, et alors on les transporte sur les marchés de la contrée.

Il faut 4 litres de lait doux pour faire un fromage de commande de 1 fr. 50 ; 5 à 6 litres pour un fromage de 2 fr. ; 8 à 9 litres pour un fromage de 2 fr. 50 à 3 fr.

Considérée sous le rapport de la fabrication du fromage de Pont-l’Évêque, une bonne vache rapporte en moyenne 300 fr. par an, et par jour 2 fromages de grosseur moyenne.

Le fromage ordinaire de Pont-l’Évêque se vend plus particulièrement à Pont-l’Évêque et à Beaumont-en-Auge. Au marché de Pont-l’Évêque, il en est vendu, chaque lundi, de 5 à 600 douzaines en moyenne pendant 6 mois, 200 douzaines à peu près pendant le reste de l’année, au prix de 1 fr. 50 à 5 fr. 50 la douzaine en été, 7 à 8 fr. en hiver : en moyenne 50 centimes la pièce. L’importance du marché de Pont-l’Évêque, sous ce rapport, est donc représentée par un chiffre annuel d’environ 100,000 fr. Ces fromages sont achetés par des commissionnaires qui les revendent 75 c. à 1 fr. pièce, surtout à Evreux, à Rouen et à Paris.

Le fromage de commande, fait de tout lait doux ou de 2/3 de lait doux et de 1/3 de crême, ne se trouve que rarement sur les marchés ; il revient à 30 fr. et même à 36 et 40 fr. la douzaine : aussi ne le voit-on que sur la table du riche. Chaque année, il en est expédié une certaine quantité pour la capitale ; il en a été envoyé jusqu’en Cochinchine.

Il est bon d’observer que le prix élevé de ce fromage tient non-seulement à sa qualité, mais aussi à son épaisseur ; car le bon fromage fait comme le fromage de commande à l’arrière-saison, mais seulement de lait pur, ne se vend au marché que 1 fr. 50 à 2 fr. pièce tout au plus, parce qu’il est moins gros et qu’il n’est point entré de crême dans sa façon.

Il est fabriqué, chaque année, pour 15 à 20,000 fr. de fromages de commande.

Dans presque toutes les exploitations de l’arrondissement de Pont-l’Évêque on fait du fromage ; il serait facile de trouver une dizaine de maisons fabriquant chacune pour 4 à 5,000 fr. de fromages chaque année.

Parmi les personnes qui se livrent avec le plus de succès à ce genre d’industrie, nous citerons plus spécialement :

MMmes. Héroult, à Glanville ; - Collet-Dubreuil, à St.-Etienne-la-Thillaye, signalées comme étant les premières faiseuses ;

MMmes. Gamard-Morinière, à St.-Martin ; - Maudelonde, à Coudray-Rabut ; - Lebourg, à Reux ; - Borel, à Mesnil-sur-Blangy ; - Loynel, à St.-Martin ; - Lecomte, à Douville ; - Lefebvre-Maudelonde, à Bonneville-sur-Touques ; - Leprou, à Manneville-la-Pipart ;  - Binette, à St.-Julien-sur-Calonne ; - Cogniet-Aubert, à Clarbec ; - Pouettre, à St.-Hymer ; - Desrues, à Surville ; - Miocque, à Beuzeval, etc.


II. Fromage de Livarot.

Ce fromage tire son nom du bourg de Livarot (arrondissement de Lisieux), où il s’en vend une très-grande quantité le jour de marché, et qui est en même temps son principal centre de fabrication.

Nous ne savons à quelle époque remonte l’origine de ce genre de fromage, que nous considérons toutefois comme postérieure à celle du Pont-l’Évêque. - Quoique inférieur en qualité au Camembert et au Pont-l’Évêque, le Livarot est, de tous les fromages fabriqués dans le Calvados, celui qui rend le plus de service ; c’est en quelque sorte la viande de l’ouvrier, le premier aliment que le malheureux ajoute à son morceau de pain. - Il se conserve long-temps et peut facilement se transporter au loin ; aussi, comme on le verra bientôt, son chiffre de fabrication est de beaucoup supérieur à celui de tous les autres genres de fromages réunis.

Le fromage de Livarot se fait uniquement avec le lait de vache. Le lait tiré aujourd’hui est écrémé le lendemain, puis on le verse dans des cuves en bois qui ont souvent jusqu’à 200 et même 300 litres de capacité, après l’avoir amené à la température qu’il possède lorsqu’il sort de la mamelle de la vache. Le lait ainsi préparé est traité par la tournure, que l’on fait avec la mague ou caillette de veau (21). La proportion de tournure varie suivant la saison : en été, on met environ une cuillerée à bouche de tournure pour 30 litres de lait ; en hiver on en ajoute le double. - Le lait est abandonné de une heure à deux heures dans les cuves jusqu’à ce que la coagulation soit complète ; alors on rompt le caillé (22) que l’on dépose sur des joncs ou sur une toile ; on l’y laisse pendant un quart d’heure environ, puis on en remplit des éclisses dans lesquelles on le laisse jusqu’à ce qu’il soit bien égoutté et qu’il ait pris une consistance convenable. Lorsqu’il fait chaud, il suffit parfois de trois ou quatre heures pour obtenir ce résultat, mais c’est aux dépens de la qualité du fromage ; il ne faut pas non plus le laisser trop long-temps dans les formes : un jour à quatre, suivant la saison et la température, sont les limites dans lesquelles on agit le plus ordinairement. Une heure après avoir placé le caillé dans les éclisses, on tourne les moules sens dessus dessous, et l’on répète cette opération six à dix fois  avant de tirer les fromages du moule. Ainsi égouttés et solidifiés, les fromages sont à l’état de fromages blancs. On sale le fromage blanc à la main, et on le laisse quatre ou cinq jours sur des dalles ou tables inclinées en pierre ou en bois, puis on le transporte au haloir, ou au marché.

Le hâle ou haloir est un appartement dans lequel, au moyen de jours pratiqués dans deux murs opposés, on produit des courants d’air (hâle) qui ont pour objet d’opérer la dessiccation du fromage placé à divers étages sur des râteliers ou des lattes que l’on a préalablement recouverts de glui. - Cette dessiccation marche plus ou moins rapidement ; elle demande plus de temps en hiver qu’en été ; quelquefois, pendant l’hiver, on fait du feu. En général, on laisse les fromages au haloir de quinze jours à un mois, puis on les transporte à la cave.

Dans la cave, il n’y a plus de circulation d’air : toutes les ouvertures sont fermées ; il faut, autant que possible, que la température soit uniforme si l’on veut que la fermentation, ou l’affinage du fromage, se fasse dans de bonnes conditions (23). Les murs des caves sont en bauge (mélange de mortier et de foin haché) ; les gaz ammoniacaux, qui se dégagent pendant la fermentation du fromage de Livarot, détruiraient rapidement les murs en pierre ou en brique. - Jamais on ne fait de feu dans les caves. Dans la cave, les fromages sont placés sur des planches. On les tourne deux fois la semaine en hiver, trois fois en été, en ayant soin de les mouiller légèrement chaque fois avec de l’eau pure. Si le fromage a manqué de sel, il se recouvre d’une petite peau, et alors on le sale de nouveau, ou bien on le sauce avec de l’eau salée. - Au bout de huit à dix jours de cave, les fromages sont reliés sur leur tranche avec des laîches (feuilles de Typha latifolia, que l’on fait dessécher et que les femmes habituées à ce travail divisent en lanière très-minces et très-nettes avec une dextérité remarquable). Les gros fromages exigent cinq à six mois de cave ; il ne faut que trois ou quatre mois pour les autres, suivant l’épaisseur. - Au moment de les empailler, pour les expédier sur divers marchés, on les colore avec du rocou.

Pour envoyer au loin les fromages de Livarot, on préfère les boîtes aux paniers qui les déforment ; on les place ordinairement sur le champ ; ceux dans la fabrication desquels il entre une heure de lait doux sont posés à plat.

De même que pour le Pont-l’Évêque, c’est en septembre et en octobre que se fabriquent les meilleurs fromages de Livarot.

En hiver, il faut employer environ 3 litres de lait pour faire un fromage du prix de 8 fr. la douzaine ; en été, il en faut 4 à 5 litres pour obtenir le même résultat. On sait, en effet, que le rapport du caseum (caillé) et du serum (petit lait) varie dans le lait du même animal suivant les saisons et le mode de nourriture.

Les fabricants de fromages recherchent, autant que possible, les pâturages bien exposés plutôt que les gras pâturages pour y mettre leurs vaches. Ils disent, avec raison, que le profit est bon dans les coteaux exposés au soleil du midi.

En exploitant une vacherie sous le rapport de la fabrication du beurre et du Livarot, le produit annuel d’une vache varie de 200 à 250 fr. Dans une bonne vacherie bien administrée, le revenu net d’une vache peut aller à 300 fr. et au-delà.

Parmi les exploitations où l’on s’occupe de la préparation du Livarot, nous citerons plus particulièrement celles de MMmes. Chaumont (Agénor), à Mesnil-Bacley, Briquet, à Castillon, et de M. Barel, à Livarot, que nous avons eu l’occasion de visiter. Mme. Chaumont possède 23 vaches qui lui donnent 176 litres de lait, dont elle retire en moyenne 8 kilog. de beurre très-fin et 20 à 25 fromages, ce qui porte le produit brut d’une vache de 550 à 600 fr. par an (24).

A certaines époques de l’année, Mme. Chaumont fait jusqu’à 60 fromages par jour.

Mme. Briquet, de Castillon, a ordinairement 6 à 700 douzaines de fromages dans ses caves pendant toute l’année.

M. Barel, de Livarot, fait caver chaque année environ 4,800 douzaines de fromages dans ses deux établissements de Livarot et de Vimoutiers ; il en vend encore 2 à 3,000 douzaines qu’il achète chez d’autres caveurs, de sorte que son commerce s’élève annuellement à environ 7,000 douzaines.

Le fromage de Livarot se fabrique surtout dans les communes de Boissey, de Viette, de Montviette, de la Gravelle, dans toute la vallée de Vimoutiers et dans celle de Courson.

Les fromages blancs se vendent de 3 fr. 50 à 8 fr. 75 la douzaine ; les fromages passés se vendent de 15 à 20 fr. la douzaine, et, pendant le Carême, de 20 à 30 fr. Chaque panier contient, suivant la grosseur des fromages, de 2 douzaines à ½ à 4 douzaines.

Les marchés principaux d’écoulement sont : Livarot, St.-Pierre-sur-Dives, Vimoutiers, Lisieux. On expédie le fromage passé à Bernay, Évreux, Caen et tout le Calvados, le Havre, Rouen, et sur toute la ligne du chemin de Paris à Orléans et de Paris à Nantes. Laval est une des villes où l’on exporte la plus grande quantité de Livarot.

Afin de nous rendre compte de l’importance de la fabrication du Livarot, nous avons puisé à des sources certaines les chiffres de vente dans les principaux marchés où les caveurs (25) vont s’approvisionner de fromages blancs, c’est-à-dire à Vimoutiers, à Livarot, à St.-Pierre-sur-Dives et à Lisieux.

Marché de Vimoutiers. - Quoique la ville de Vimoutiers appartienne au département de l’Orne, une grande partie des fromages de Livarot, vendus sur le marché, ont été fabriqués dans le Calvados.

Chaque semaine des mois de mai, juin, juillet, août, septembre et octobre, il est exposé en vente 8 à 900 paniers de fromages blancs ; dans les autres mois, il en est apporté 2 ou 300 paniers seulement.

Cela fait pour l’année un total de 28,800 paniers ; et, comme chaque panier contient 2 douzaines ½ de fromages, les 28,800 paniers représentent 72,000 douzaines qui, à 6 fr. la douzaine en moyenne, forment un chiffre de 432,000 fr.

 Marché de St.-Pierre-sur-Dives. - Chaque semaine, il se vent en moyenne, au marché de St.-Pierre-sur-Dives, 400 douzaines de fromages blancs et 140 douzaines de fromages passés : soit 20,000 douzaines de fromages blancs et 7,000 douzaines de fromages passés pour l’année. Les fromages blancs se vendent de 6 fr. à 6 fr. 75 c. la douzaine, et les fromages passés de 60 à 75 c. la pièce. En supposant que les fromages blancs se vendent seulement 6 fr. la douzaine, on trouve pour 20,000 douzaines……………………………………………………. 120,000 fr.

Les 7,000 douzaines de fromages passés donnent 7,000 fois 12 ou 84,000 fromages
qui, à raison de 70 c. la pièce, représentent une somme de…………………………….   58,800 fr.

De sorte que l’importance du marché de St.-Pierre-sur-Dives pour la vente du
Livarot est………………………………………………………………………………………. 178,800 fr.

Marché de Lisieux. - Il est vendu à Lisieux 60 paniers en moyenne, à chaque marché ; chaque panier contenant 2 douzaines ½ à 3 douzaines, les 60 paniers contiennent de 150 à 180 douzaines ; ce qui donne pour l’année à peu près 9,000 douzaines qui, à 8 fr. la douzaine, produisent 72,000 fr.

Marché de Livarot. - Il se vend en moyenne, tous les jeudis, sur le marché de Livarot, environ 3,000 douzaines de fromages ; ce qui donne 156,000 douzaines pour l’année, produisant, à raison de 6 fr. la douzaine, une somme de …………………………………………….. 996,000 fr.

En récapitulant, on trouve :

    Vimoutiers ……………………..    432,000 fr.
    St.-Pierre-sur-Dives ………......     178,000
    Lisieux ………………………….     72,000
    Livarot ………………………….   996,000
    Total…………                             1,678.800 fr.

c’est-à-dire plus d’un million et demi.


III. Fromage de Camembert.

Avant d’exposer la préparation du fromage de Camembert, commençons par signaler à la reconnaissance des gastronomes la personne qui, la première, a fabriqué cet excellent produit :

Marie Fontaine, femme Harel, née en 1761, exploitait, en 1791, avec son mari, une ferme située dans la commune de Camembert, près Vimoutiers (Orne). C’est dans cette ferme que Mme. Harel prépara, pour la première fois, le fromage qui prit son nom du lieu de fabrication.

Mme. Harel vendit ce produit tout nouveau, sur place, et les jours de marché, à Argentan. L’écoulement s’en faisant rapidement et avec avantage, elle établit, en 1798, un débit dans la même ville chez une dame Trouvé, marchande de comestibles, rue de l’Horloge.

En 1813, sa fille aînée, Marie Harel, se maria au sieur Paynel, demeurant à Champosoult, et continua l’industrie de sa mère. Elle reçut des encouragements et des médailles à diverses époques, et notamment de l’Association normande, en 1846. Elle a été la tige de quatre maisons qui ont donné de l’extension et fait faire des progrès à la fabrication de ce délicieux produit du sol normand :

MM.  Paynel aîné, à Camembert (Orne), maintenant à Coupesarte (Calvados).
          Paynel (Cyrille), à Garnetot (Calvados), maintenant à Mesnil-Mauger.
          Paynel (Victor), à Champosoult (Orne).
Mme. Paynel (Julie), femme Lebret, à Mézidon (Calvados).

Ce fut M. Paynel père qui introduisit les premiers fromages de Camembert dans la consommation de la ville de Caen, par l’entremise de Mme. Chalange, marchande de fromages, rue de la Monnaie. - Mme. Morice de Lessart, filleule de M. Paynel père, et élevée dans sa maison avec ses enfants, établit, dans le Calvados, la première fabrique de fromages de Camembert.

Nous suivrons les diverses manipulations qu’on fait subir au lait pour le faire arriver à l’état de fromage de Camembert, en prenant pour exemple l’exploitation de M. Paynel (Cyrille), à Garnetot, que nous avons visitée au mois de novembre 1856. Cette exploitation comprend 65 hectares d’herbages plantés, et 8 hectares de labour, sur lesquels M. Paynel entretient en moyenne 45 têtes de gros bétail, ou environ 5/8 de tête par hectare. Au moyen de drainage, dont presque toutes les pièces ont le plus grand besoin, et de nivellements bien entendus, il serait facile de nourrir deux fois autant de bestiaux sur cette ferme ; nous engageons vivement M. de Garnetot, propriétaire de la ferme de M. Paynel, à ne pas différer plus long-temps des améliorations qui lui seraient si profitables.

Au moment de notre visite, il y avait vingt-cinq vaches à lait, donnant de 260 à 300 litres de lait par jour ; les meilleures vaches en ont fourni jusqu’à 32 litres, mais la moyenne n’est que de 12 à 14 litres.

M. Paynel fait à peine 5 à 6 kilogrammes de beurre par semaine ; sa principale industrie est la fabrication du fromage de Camembert et, par ce dernier produit, les vaches dites énolières c’est-à-dire vieilles vêlées, sont préférées ; c’est le contraire de ce qui a lieu pour le beurre et la préparation du Livarot. La partie caséeuse du lait étant seule employée à la fabrication du fromage de Livarot, le cultivateur qui se livre à ce genre d’industrie obtient, avec des vaches récemment renouvelées, une plus grande quantité de beurre et, par suite, des bénéfices plus élevés.

Une vache peut donner, pendant sept mois de l’année, six fromages, ou 2 fr. 50 c. par jour. Mme Marie, de Beuvillers (née Laniel), de Vimoutiers, fait, avec quatorze vaches 12,000 fromages de Camembert par an ; ce qui donne, pour chaque vache, un revenu brut de 428 fr.

Le lait destiné à la fabrication du Camembert est employé peu de temps après la traite (ordinairement deux ou trois heures) ; on enlève la mince couche de crême (sève du lait) qui s’est formée pendant ce laps de temps, et on la convertit en beurre délicieux.

Une fois le lait essévé, on ajoute la présure dans la proportion d’une cuillerée par 20 litres de lait. Le lait est arrivé à un état convenable de coagulation lorsqu’en mettant le revers d’un doigt sur la surface, il n’est pas taché par le lait ; ce résultat s’obtient en cinq ou six heures. - Alors on enlève le lait par cuillerée, au moyen d’une cuillère à potage ordinaire, et on le met dans les éclisses, c’est-à-dire dans des moules cylindriques en bois de frêne (26), ouverts aux deux extrémités, que l’on a eu soin de disposer, avant de les emplir, sur des nattes de jonc placées sur des tables inclinées présentant, à l’extrémité la plus basse, une rigole qui amène le maigle (petit lait) dans un vase destiné à le recevoir et qui le conduit au dehors.

Il faut en moyenne 2 litres de lait pour faire un fromage.

Chez M. Paynel, la grandeur de la laiterie permet de couler à la fois 780 fromages. Lorsque le lait a été deux jours dans les moules, les fromages possèdent assez de consistance pour pouvoir être maniés facilement ; alors on les sale et on les laisse dans cet état pendant trois ou quatre jours ; le sixième jour, on les enlève pour les porter au haloir.

Dans les haloirs des diverses fabriques que nous avons visitées, les fromages sont déposés sur des râteliers recouverts de paille. M. Paynel a apporté, dans cette partie de la fabrication, une amélioration notable en substituant à la paille des claies en bois d’ypréau, sur lesquelles les fromages ne peuvent contracter aucun mauvais goût de paille, en même temps qu’ils ne sont pas exposés à se déformer : ce qui n’arrive que trop souvent avec le premier système.

On laisse le fromage de un mois à cinq semaines au haloir, dans lequel il faut renouveler l’air fréquemment ; et, pour cela, on pratique des ouvertures dans diverses positions, de manière à amener l’air sur les divers étages des claies et à en régler facilement la direction et la quantité. La disposition des ouvertures du haloir est la chose la plus importante pour obtenir une bonne fabrication : c’est là qu’on peut reconnaître l’intelligence du fabricant. Des toiles métalliques à très-petites mailles, placées aux diverses ouvertures du haloir, empêchent les insectes de pénétrer dans l’appartement.

Le soleil est l’ennemi le plus à craindre dans la fabrication du Camembert : toutes les précautions doivent être prises pour en empêcher l’accès.

Les fromages sont tournés plusieurs fois dans le haloir. Lorsqu’ils sont arrivés au degré voulu, c’est-à-dire lorsqu’ils commencent à suer, on les transporte à la cave, où on les laisse encore trois ou quatre semaines en ayant soin de les tourner tous les deux jours.

De même que, dans la préparation du Livarot, il ne doit y avoir dans la cave aucun courant d’air, la température doit y être constamment la même.

M. Paynel fabrique par jour 120 à 150 fromages, qui sont vendus à Falaise, Livarot et Bernay, par paillots de demi-douzaines, dont le prix est en moyenne de 5 fr. 50 la douzaine. Bernay, qui passe pour être le pays le plus difficile pour les fromages, est le principal marché d’écoulement pour M. Paynel.

Le fromage de Camembert se vend, non-seulement en Normandie, mais encore dans plusieurs villes de France, et surtout à Paris où il est très-apprécié. M. Paynel envoie, chaque année, des Camembert dans le département de la Nièvre ; sa soeur, Mme. Lebret, en expédie à Strasbourg. M. Paynel père en avait envoyé en Amérique.

Fromage à Louis ou Camembert frais. - La soeur de Mme. Harel avait épousé un sieur Marin (Louis), plus connu sous le nom de grand Louis, qui a donné son nom à cette variété de Camembert frais qui se fait dans la pleine saison. On préfère pour ce fromage les éclisses en fer-blanc, dans lesquelles il est moins déformé et mieux paré que dans les éclisses en bois, et l’on passe les éclisses dans l’eau chaude avant de les remplir de caillé. Le fromage à Louis doit être mangé immédiatement ; il ne peut pas se conserver plus de trois ou quatre jours ; on le vend surtout à Falaise.

Produit d’une vache en Camembert. - Une vache produit en moyenne 2,520 litres de lait, avec lesquels on fait 1,260 fromages qui, à 5 fr. la douzaine, produisent 525 fr.

A déduire, 1/10 pour les avaries, chances de maladies, etc……………………..          52 fr. 50 c.
Nourriture de la vache, 60 centimes par jour ou.…………………………………..     219     »    
                                                                                                                              __________
                                                                                       Total…………………..       271   50
Différence avec le produit………………………………………………………         253 fr. 50 c.

Une vache, exploitée sous le rapport du Camembert, rapporte donc en moyenne 250 fr. par année.

Aujourd’hui il existe dans le Calvados une trentaine d’exploitations, dans lesquelles on fabrique de 4 à 500 mille fromages de Camembert, produisant une somme d’environ 200,000 fr.

Parmi ces exploitations, nous citerons plus particulièrement les suivantes avec leur chiffre de fabrication :

MMmes.     Marie, à Beuvillers………………………   12,000
                   Montier, à St.-Jacques-de-Lisieux……       20,000
                   Lebret, à Mézidon………………………   33,000
                   Paynel (Cyrille), à Mesnil-Mauger……       35,000
                   Paynel, aîné, à Coupesarte…………..        40,000
                   Bardel-Lanos, à St.-Julien-le-Faucon..        20,000
                   Jouenne aîné, aux Moutiers-en-Auge..         25,000
                   Jouenne (Gustave)………id…………..      25,000
                   Morice, à Mesnil-Durand………………    35,000
                   Sauvé, à Coupesarte…………………..    15,000
                   Bourget, à Grand-Mesnil………………    18,000

Il existe un plus grand nombre de fabricants de Camembert dans l’Orne que dans le Calvados ; mais, si l’on en excepte l’exploitation de M. Paynel (Victor), à Champosoult, près Vimoutiers, dans laquelle on fait chaque année plus de 40,000 fromages, les autres fabriques sont bien moins importantes que celles qui se trouvent dans l’arrondissement de Lisieux, et le chiffre total de vente, pour le département de l’Orne, atteint à peine la moitié de celui que nous avons indiqué pour le Calvados. La fabrication du Camembert paraît rester stationnaire dans l’Orne, tandis qu’elle prend chaque année dans le Calvados des développements de plus en plus considérables.


IV. Fromage Mignot.

Une famille, du nom de Mignot, a donné son nom à ce genre de fromage qui a été fabriqué pour la première fois à Beuvron, il y a environ un siècle. On distingue deux espèces de fromages Mignot : le fromage blanc qui se fait depuis la fin d’avril jusqu’au mois de septembre, et le fromage passé qui se fait de septembre au mois d’avril.

Pour faire le fromage passé, on conserve les traites du matin et du midi ou seulement celle du midi, que l’on écrème le soir pour les mélanger à la traite de cette heure de la journée ; on fait chauffer le mélange jusqu’à ce qu’il brûle légèrement le doigt, puis on le met dans des pots ou cruches en grès ; on y ajoute la tournure (une cuillerée environ par 40 litres) et on place les cruches auprès du feu pendant une nuit (depuis 8 heures du soir jusqu’à 6 heures du matin), après les avoir enveloppées d’une double toile, de manière à laisser du jour à la partie supérieure (27). Si les vases étaient hermétiquement fermés, le lait passerait à l’aigre. Mis ainsi en présure, le lait se coagule lentement, et, lorsqu’il est arrivé à la consistance voulue, on gouverne la fabrication comme pour le Pont-l’Évêque, excepté qu’on fait moins égoutter le Mignot que le fromage d’automne.

Lorsqu’on veut faire du fromage blanc, on chauffe le lait du midi et du soir (après avoir écrémé celui du midi) de manière à ne plus pouvoir y tenir la main ; on le met ensuite dans des cruches qu’on recouvre de linge, le lendemain matin, on l’écrème ; on le mélange avec le lait du matin, et on ajoute la présure. Ces fromages sont très-peu égouttés ; on les sale le soir du jour où ils ont été mis dans les formes ; on les fait sécher presque sans air, et on les expédie le lendemain ou le surlendemain.

Le fromage de Mignot passé est un fromage dont la pâte est d’un jaune doré, et qui, par sa saveur, participe à la fois du Livarot et du Pont-L’Évêque ; il est généralement bien fait et de bonne qualité ; sa forme est ronde ou carrée. - Il est juste de citer, parmi les meilleures faiseuses, Mme. Delahaie, femme de M. le Maire de Beuvron, qui, depuis trente ans, fabrique d’excellent Mignot qu’elle vend surtout à Caen.

On fait beaucoup de Mignot à Beuvron, à Hottot-en-Auge, et dans les communes voisines, telles que Brocotte, le Ham, Basseneville, Putot, Goustranville et St.-Samson, toutes du canton de Dozulé. On en fabrique également dans plusieurs communes du canton de Cambremer.

Les fromages de Mignot se vendent sur les marchés de Beuvron, de Troarn et de Dozulé pour Caen et la Basse-Normandie ; quelques fabricants en expédient directement à Rouen et à Paris. Le prix de ces fromages est de 5 fr. la douzaine en été, 6 fr. en hiver.

Il se fait annuellement environ 8,000 douzaines de fromages passés et 16,000 douzaines de fromages blancs ; ce qui produit un chiffre de plus de cent mille francs.


V. Fromage de Hollande.

Des tentatives furent faites, à deux époques différentes, pour introduire dans le Calvados la fabrication du fromage de Hollande.

En 1817, un M. Dumarais fonda, au village de Pont-Bénard, commune de Neuilly, près d’Isigny, une fabrique de fromages de Hollande, dont les produits furent récompensés d’une médaille de la Société d’agriculture et de commerce de Caen et d’une mention honorable, décernée par le Jury chargé d’apprécier les produits de l’industrie française réunis au Louvre en 1819.

La fromagerie de Neuilly n’acquit jamais une grande importance : les terres nécessaires à la nourriture des vaches étaient louées fort cher ; le lait était acheté à un prix très-élevé et la maison comportait un personnel trop nombreux qui entraînait des dépenses considérables. A ces premières causes d’insuccès il faut ajouter que les produits, quoique d’une qualité satisfaisante, ne s’écoulaient pas facilement ; ils revenaient d’ailleurs à 3 fr. le kilogramme, c’est-à-dire à un prix double de celui des fromages de la même catégorie. Aussi, au bout de trois années, en 1820, M. Dumarais fut-il forcé d’abandonner ce genre d’industrie, après avoir englouti dans l’établissement de Pont-Bénard un capital de 30,000 fr.

Il est facile de comprendre que ce n’est pas dans le canton d’Isigny, où les herbages se louent de 200 à 300 fr. l’hectare, que l’industrie fromagère peut être développée avec succès, maintenant surtout que les beurres, qui exigent bien moins de frais de préparation que le fromage, sont portés à un prix double de celui de ce dernier produit.

L’insuccès de M. Dumarais n’effraya point MM. Scribe et Duvant qui, en 1821, installèrent la fabrication du fromage de Hollande dans la ferme d’Hercouel, commune de Varaville.

Dans un rapport fait, le 16 juillet 1822, à la Société d’agriculture et de commerce de Caen par M. Pattu, on voit que M. Scribe faisait alors 200 kilogrammes de fromage par jour, qu’il employait 150 vaches et achetait en outre le lait de 100 autres, en le payant 7 centimes ½ le litre, ce qui portait le revenu annuel d’une vache ordinaire à 200 fr. Le rapporteur ajoutait qu’une maison avait fait, en 1822, une commande de 75,000 kilogrammes et promettait d’en faire une plus considérable les années suivantes.

La Marine devait être le principal consommateur de ce fromage, qui est de garde et supporte très-bien la mer. L’établissement des fromageries de Neuilly et de Varaville avait eu pour but principal de démontrer que le fromage de Hollande pouvait être obtenu d’aussi bonne qualité en France qu’en Hollande, et d’affranchir ainsi notre pays d’un tribut que nous portions chaque année à l’étranger. Cédant aux sollicitations réitérées de M. Scribe, Son Excellence le Ministre de la Marine nomma une Commission qui fut chargée de faire à Cherbourg des expériences sur le fromage façon Hollande fabriqué à Varaville. Cette Commission reconnut que la pâte de fromage, quoiqu’un peu sèche et d’une fabrication trop récente pour qu’il fût possible d’émettre une opinion certaine sur sa conservation, était néanmoins de bonne qualité et propre au service.

Ce rapport favorable de la Commission de Cherbourg fut neutralisé par de puissantes influences ; l’administration de la Marine ne fit aucune commande à la fromagerie de Varaville, et cet établissement succomba par les mêmes causes qui avaient ruiné celui de Neuilly et surtout par le défaut d’écoulement de ses produits.

En résumé, l’importance actuelle de l’industrie fromagère dans le département du Calvados peut être exprimée par les chiffres suivants :

Fromages de Pont-l’Évêque……………….    120,000 fr.
        -           Livarot………………………..   1,678,800    
        -           Camembert………………….     200,000
        -           Mignot……………………….    100,000
                                                                      ____________

                     Total……............................       2,098,800 fr.

ou plus de deux millions de francs.


~*~


Note A.

Le Pont l’Euesque est l’une des autres vicomtez dudict bailliage de Rouen, qui comprend ce riche pays d’Auge, circuy et arrousé des rivières de Touques et de Dive, sur lesquelles sont les plus spacieux et riches herbages et prairies qui soyent en France, où sont herbagez un nombre infini de bestiaux qui se vendent à ce gros bourg et marché du Neufbourg, pour une des plus grandes fournitures de viandes qui se vendent à Paris ; comme aussi tout le pays d’Auge est abondant en fruits et pommes dont se font les plus excellens cidres qu’on puisse boire, et qui se distribuent par grand nombre aux villes de Normandie, et se font aussi au dict pays les bons fromages que l’on appelle Angelots (Recherches et antiquitez de la province de Neustrie, à présent duché de Normandie, etc., par Charles de Bourgueville, sieur de Bras).


Note B (28).
                                    ___

                    LE PONT-L’ÉVESQUE.

            POÈME DÉDIÉ A MADEMOISELLE

                Par le sieur H. LE CORDIER, M.
                                    ___


                            Chant onziesme.

            .…………..….…………………
            ……………..…………………
            ………………..…………………

                Mais c’est trop parler de ma terre
                Et de tous les biens qu’elle enserre,
                Soit en temps de guerre ou de paix ;
                Muse, quittons ce fonds d’herbage
                Et ne pensons plus désormais
                Qu’à célébrer nostre fromage.

                Princesse, daignez me souffrir,
                Puisque je doy tout vous offrir
                Icy, que je vous représente
                Le Pont-l’Evesque en racourcy ;
                S’il vient d’une terre plaisante.
                Il est délicieux aussi.

                                _____


                        Chant douziesme

                Après les lieux de sa naissance,
                Pour venir à la connoissance
                De ce fromage de renom,
                Il faut qu’aux pays plus étranges
                Sous les lumières de son nom
                Je fasse éclatter ses loüanges.

                Plusieurs le nomment Augelot,
                Faisant allusion au mot
                Du pays, qui faict son éloge,
                D’autant qu’Augelot faict un son
                De quasi lot du Pays-d’Auge,
                Etant là qu’on le faict si bon.

                Le prenant au pied de la lettre
                Que quelques-uns pourroient obmettre,
                Prenant une n pour u,
                Par l’erreur commune d’écrire
                Ou qu’autre raison l’ayt voulu,
                Angelot se peut aussy dire.

                D’Angelot, sous un duc normand
                Monnoye à caractère grand,
                S’il faut qu’à mainte histoire on croye ;
                Tant de la forme que du mot
                Qu’on tira de cette monnoye,
                On a faict et dict Angelot.

                Depuis, sous nos grands Roys de France,
                Le Pays en reconnoissance
                D’un tel bien qui peut témoigner
                Le bonheur de son avanture
                Que n’en fit-il point enseigner,
                Le faisant parler par figure (29)

                        En fleurs de lis.

                Pour montrer comme en ce Pays
                Tous nos Rois y sont obeys,
                C’est que ce que la terre donne
                De meilleur aux biens recüeillis
                S’offre toujours à la Couronne,
                Soubs la forme de fleurs de lys.

                           En croissants.

                Ainsy le Pays, sous nos Roys,
                Du fromage a chanté leurs loys ;
                Et puis étant à vous, Princesse,
                Il prit la forme d’un croissant,
                Pour montrer que de Vostre Altesse
                Nos biens vont toujours en croissant !

                            En coeurs.

                Pour marque que tout est à vous,
                Que par vous nous respirons tous,
                Puisque par le coeur on respire,
                Car nos sens ne sont pas trahis,
                Il le fit en coeur pour vous dire :
                Vous avez le coeur du Pays !

                Quoique ces coeurs soient de fromage,
                Ils n’ont point le désavantage
                Qu’ont certains coeurs de l’univers,
                Dont on parle en si mauvais termes
                Qu’ils passent pour mous et pervers,
                Au lieu que les nôtres sont fermes.

                Fromage, avec raison partout
                Prenant de la partie un tout,
                Pont-l’Evesque chacun t’appelle :
                De ton nom seul tout est instruit,
                En toy cette partie est telle
                Qu’elle faict pour le tout du bruit.

                Voylà son nom et sa figure,
                Voycy son aymable nature ;
                Au coeur il a tant de valeur,
                Qu’au dehors il la manifeste ;
                Une si loüable couleur
                Est la conséquence du reste.

                    En croix du Saint-Esprit.

                Puis, pour représenter le zèle
                D’un peuple en son dessein fidèle
                Et comme il veut s’humilier ;
                Loin de souhaiter le désordre,
                Il prend de leur divin collier
                La plus belle marque de l’Ordre.

                L’advis de ces divines loys
                Qui venoit d’en haut pour nos Roys,
                A qui ce Pays est conforme,
                Par le fromage ainsy s’apprît
                Luy faisant prendre même forme
                Qu’on donne aux croix du Sainct-Esprit.

                            En dauphins.

                Pour montrer encor à la France
                Quelle étoit son obéissance,
                De successeur en successeur,
                On le traça d’une figure,
                Qui faict voir au Roy possesseur
                Que, de père en fils, elle dure.

                Ce Pays peut-il témoigner
                Ou mieux par figure enseigner
                L’obéissance à la Couronne,
                Du commencement à la fin,
                Que par le fromage qu’il donne,
                Portant l’image d’un dauphin ?

                            En lièvres.

                La paix qu’en tout il se propose,
                Comme la plus aimable chose
                A quoy l’on ait jamais pensé,
                Asseure tellement ses lèvres,
                Que, non peureux, on a tracé
                Ce fromage en forme de lièvres.
               

                Il est comme gris, demy-bleu,
                Et marqueté de rouge un peu :
                Signe que sa substance est bonne,
                Et que de l’art il tire un sel
                Aussy bon que nature en donne
                Dans notre herbe, un universel.

                Il n’est point d’une odeur mauvaise
                N’y d’une plûre qui déplaise ;
                Des autres il n’a point le fart ;
                Tout le monde égallement l’aime,
                Car il est fait avec tant d’art
                Que, jeune ou vieux, il n’est que cresme.

                Jamais il ne porta le nom
                De l’ancien berge de Junon ;
                Nos vaches n’ayant point près d’elles
                D’Argus, qui les garde en ces lieux ;
                Le laict se forme dans les belles
                Sans craindre son grand nombre d’yeux.

                Si nostre fromage est conforme
                Au laict, comme au lieu qui le forme ;
                Si jamais la vache ne vit
                Du suc de la plante d’Hélène,
                Mais d’un herbage qui nourrit,
                Peut-il pleurer en Magdelene ?
       
                Jamais, sur l’herbe et sur les fleurs,
                N’ayant vu tomber d’autres pleurs
                Que les pleurs que répand l’Aurore,
                Voyant son teint jaune et vermeil,
                En concevant, elle colore
                Son laict, qui le rend tout pareil.

                Encor qu’il soit le Pont-l’Evesque ;
                Il ne répond point à l’Evesque ;
                N’équivoquons rien, toutefois.
                Il est d’une paste si douce,
                Qu’on le peut presser sous ses doigts
                Sans répondre jamais au poulce

                Bien que tout fromage soit faict
                De l’humeur terrestre du laict,
                Et partant qu’il nuise à la vie,
                Celuy-cy, par un goût si doux,
                Montre que de mélancholie
                Il contient, et faict moins que tous

                Celuy d’Auvergne, et de Hollande,
                Et d’autres dont la poincte est grande,
                Font voir qu’ils sympatisent bien
                A la noire mélancholie
                Qui bien souvent ne sert à rien
                Qu’à nous faire altérer la vie.

                De là le proverbe s’ensuit
                A cause qu’à la vie il nuit :
                Le fromage est bon, s’il est rare,
                S’il est donné par un discret,
                S’il est donné de main avare
                S’il est donné comme à regret,

                Qu’on examine ce proverbe,
                Et la qualité de notre herbe,
                On conclûra bientôt au laict,
                Qu’on le doit observer d’un autre,
                Et de cette cause à l’effect,
                Qu’il ne s’entend point pour le nôtre.

                Je croy qu’il seroit mieux tourné :
                Le nôtre est bon, s’il est donné
                D’une libérale personne ;
                Ainsy désormais dira-t-on :
                Si la main prodigue le donne,
                Le vray Pont-l’Evesque est fort bon.

                Etant ainsy, grande Princesse,
                Que j’ose offrir à votre Altesse
                Un Pont-l’Evesque tout entier,
                Puissiez-vous être bien contente
                Que, dans un plat de mon métier,
                Je vous l’offre et vous le présente !

                Si des bords du divin canal
                Je pouvois, à l’original
                Rendre cette copie égale ;
                Ce fromage seroit charmant
                Comme celluy dont nous régale
                L’incomparable Sainct-Amant.

                Si ce rare et divin génie,
                D’une bonté presque infinie,
                Princesse, exagéra le sien.
                L’eslevant au-dessus du nôtre ;
                Il faut que j’exalte le mien !
                Car le Pont-l’Evesque est le vôtre.

                Pont-l’Evesque, arrière, dit-il
                Avec un trait d’esprit subtil,
                Puisque mettre le nôtre arrière,
                Prisant celluy là qu’il décrit,
                C’est y mettre la main dernière,
                Ou bien le dernier traict d’esprit.

                Si ce fromage est tout de cresme,
                S’il est au-delà du supresme,
                S’il sort de terre, et monte aux cieux ;
                S’il est faict tout à la divine,
                S’il est rendu le mets des Dieux,
                C’est qu’un pareil esprit l’affine.

                Enfin ce fromage à plaisir,
                Pour satisfaire un beau désir,
                Appétit d’esprit et de l’âme,
                Est faict d’un esprit tout charmant,
                Esprit d’une céleste flamme,
                Puisqu’il est faict d’un Sainct-Amant.

                Quoyque le mien, grande Princesse,
                Que j’ose offrir à Vostre Altesse,
                N’approche pas du mets des Dieux,
                Mes vers n’étant pas leur langage ;
                Si vous jettez dessus les yeux,
                Je me vante d’un bon fromage.

                Comme l’original vous plaît,
                Si la copie, ainsy qu’elle est,
                A vostre goût est agréable ;
                Dieux ! quel fromage ce sera !
                Il est pour les Dieux et leur table,
                Dès qu’en la vostre on le verra !

                Comme il surpasse tous les autres,
                Il vient offrir ses lys aux vôtres,
                Il s’offre à votre noble esprit ;
                Puisque la croix est sa figure
                Ce mets de soy, mieux que décrit
                Est d’une divine nature !

                Il vient se présenter en coeur,
                A celuy des autres vainqueur
                Et de figure et de substance ;
                Comme il est de ses lys royal,
                De son coeur pour celuy de France
                Je vous l’ay fait voir cordial.

                De l’horizon de sa contrée
                Espérant chez vous son entrée,
                Il se vient offrir en croissant,        
                Et dit : Princesse, sans seconde,
                Que j’aille chez vous remplissant
                Par racourcy tout le grand monde.

                Etant sorty de certains lieux
                En forme de coeur, et sans yeux,
                Pour le Pays, il signifie
                Qu’il est sans berger de Junon,
                Et sans yeux qu’il se sacrifie
                Pour la gloire sous votre nom.

                Qui doute que notre fromage
                Ne fasse la paix dans l’herbage
                Puisqu’il s’accorde avec les loups ?
                Si chez eux enfin on le trouve :
                Le meilleur fromage de tous
                Ne se faict-il pas chez la Louve (30) ?

                Pont-l’Evesque et charmant Louvain,    
                Faict en bons lieux, et bonne main
                (Quoiqu’à louve on dise une patte,
                Je diray main à celle-cy),
                Tu sors d’une herbe délicate,
                Et d’une bonne main aussy !

                Ton origine est sans seconde,
                Tu viens comme un prodige au monde ;
                Nul autre n’approche de toy,
                Qu’il ne soit jaloux de tes charmes,
                Et le dépit qu’il a de soy
                Aussy tôt le fait fondre en larmes.

                Tu ris, quand le Brie est confus,
                Et des dédains et des refus
                Qu’il souffre, même en sa patrie ;
                Sa confusion le rend blanc ;
                Quand on dit : Laissons-là ce Brie,
                Le Pont-l’Evesque est bien plus franc.

                Tu te rends si recommandable
                Parmy les appas de la table
                Que, si l’on te laisse vieillir,
                On sait que tu deviens si rare,
                Que tu te fais bien recueillir
                Et donner d’une main avare.

                Dans tout le temps de ta durée,
                Toujours le goust plus fin t’agrée,
                Le laict te donnant de sa fleur
                Qui vient de fleurs en abondance :
                Ainsi tu gardes la douceur
                Prise des lieux de ta naissance.

                Pont-l’Evesque parlant sur tous,
                Croys-tu pas être des plus doux,
                Puisque tu plais à qui te touche ?
                Il faut que tu sois faict du ciel
                Pour croire entrer dans une bouche
                Où n’entre et ne sort que du miel.

                Acceptez-le, grande Princesse,
                Avec plus de délicatesse
                Que tout autre de l’univers ;
                Et quoy que sa douceur charmante
                Ne paroisse pas dans mes vers,
                C’est cette douceur que je chante.

                Qui donne tout le bien qu’il a
                Ne sçauroit donner au-delà ;
                Ce fut le seul bien qu’Alexandre
                Prit de la main d’un paysan,
                Et le coeur luy fit plutost prendre
                Que la valeur de son présent.

                Si je l’offre à plus grand mérite,
                Mes intentions sans limite
                Partent d’une plus grande ardeur :
                Alexandre eut moins qu’un fromage,
                Je vous l’offre d’un plus grand coeur,
                Puisque vous vallez davantage.

                Mesurant mes voeux au pouvoir,
                A votre vertu mon devoir,
                Et ma faiblesse à votre empire.
                Puis-je plus, que de souhaiter ?
                Le plus simple mortel désire
                Ce qu’un Dieu peut exécuter !

                Je fais un don, et je souhaite :
                Mon offrande est-elle imparfaite ?
                Si je retourne ramassant
                Chaque lustre qui la compose,
                Souhaits, fleurs de lys, coeurs, croissants,
                Passeront-ils pour peu de chose ?
    
                Acceptez plus que je ne puis,
                Sans considérer ce que suis,
                Faites plus aussy qu’Alexandre :
                A plus Grande il appartient bien :
                Une Déesse a droit de prendre
                Et jamais ne refuser rien.

                Après avoir peint nos herbages,
                Et la valeur de leurs fromages,
                Souffrez que je retourne voir
                Mélibée, à qui j’en fis fête ;
                Quand il seroit au désespoir,
                Il faut que cet appast l’arrête.

                Il est temps de porter ma voix
                Jusqu’au plus profond de ces boys,
                Et que, dans la vaste étendue
                De ce lieu qui vous appartient,
                Elle résonne, ou soit perdue
                Dans les merveilles qu’il contient.


Note C.

Présure - La présure offre ordinairement la réunion d’une matière animale contenue dans la caillette, d’un ou plusieurs acides qui s’y rencontrent également, ainsi que dans le petit lait aigri dont on se sert pour lui servir de véhicule, et enfin d’un peu de sel marin qu’on y ajoute. La séparation de la matière caséeuse peut s’effectuer par divers agents : ou bien par des acides plus ou moins énergiques qui s’y combinent en petite proportion, mais qui lui font prendre trop de cohésion ; ou bien par l’alcool ou tout autre corps susceptible de s’emparer de l’eau contenue dans le serum ; ou bien, enfin, c’est le moyen qu’on préfère, par un commencement de fermentation qu’on y fait naître. - Le caillé, d’abord très-lâche, se contracte par degrés et retient en soi une portion du ferment nécessaire à la continuation du travail intestin qui doit s’effectuer. - La présure ou ferment doit donc varier d’énergie avec les circonstances qui concourent à son action et, par conséquent, il fut en employer une moindre proportion ou la faire moins forte lorsqu’on fabrique en été ; car autrement la fermentation ferait des progrès trop rapides et se changerait bientôt en putréfaction.

Dans le Lodésan, la présure employée pour fabriquer le Parmésan se fait de la manière suivante :

On prend la caillette d’un jeune veau qui n’a encore fait que téter, on ajoute dedans un peu de vinaigre, ensuite on la sale fortement à l’extérieur, puis on la suspend à la cheminée quand on veut la conserver pour un temps reculé ; et lorsqu’il s’agit de s’en servir, on commence par broyer le tout avec un peu d’eau et en faire une nouvelle pâte filandreuse. Ensuite on met dans un nouet toute la proportion qu’on croit nécessaire pour cailler la quantité de lait qu’on doit traiter à la fois ; on trempe ce linge dans le lait chaud, la présure s’imbibe et se gonfle peu à peu ; on la retire ; on presse le nouet entre les mains ; on le retrempe dans le lait, on presse de nouveau et l’on réitère ainsi jusqu’à ce qu’on présume en avoir ajouté assez pour cailler le lait. On a le plus grand soin d’agiter toute la masse, afin que la présure se trouve uniformément distribuée. Cette opération achevée, on retire du feu et on abandonne le lait à lui-même jusqu’à ce qu’il soit parfaitement caillé.


Note D.
               
Rôle du sel dans la salaison des fromages. - Si nous cherchons à nous rendre compte du rôle que joue le sel marin dans la salaison des fromages, nous verrons qu’il agit beaucoup plutôt comme modérateur de la fermentation que comme condiment ; sa principale fonction est ici, comme dans beaucoup d’autres circonstances, de s’emparer de l’humidité, véhicule favorable et toujours nécessaire à la réaction des corps organiques. Plus on sale la partie extérieure, plus la pâte se resserre, plus elle se dessèche et moins elle fermente. C’est donc en réglant les salaisons sur la température régnante qu’on vient à bout de régulariser cette opération, et d’atteindre le point cherché.

On conçoit, d’après cela, combien il est essentiel de chercher à la préserver des influences atmosphériques ; aussi choisit-on le plus ordinairement, pour cette dernière période de la fabrication, des lieux bas et frais, des caves ou même des grottes, où la température presque toujours uniforme ne vient point troubler la marche de la fermentation qui, pour être bonne dans ses résultats, doit être lente et régulière.


NOTES :
(1) Payen. - Rapport sur l’Exposition universelle.
(2) Partout où la condition des ouvriers s’améliore, le premier mets que chacun d’eux ajoute à son morceau de pain, c’est un morceau de fromage. (Léonce de Lavergne, Économie rurale de l’Angleterre, de l’Écosse et de l’Irlande).
(3) Bouillet, Dictionnaire des sciences et des arts.
(4) Le fromage de foin que l’on vend aux marchés de Gournay et de Neufchâtel (Seine-Inférieure), et qui tire son nom des lits de foin sur lesquels on le place dans les caves, ne devrait-il point en partie sa saveur à la fermentation de la plante fourragère, qui a lieu en même temps que celle du fromage ?
(5) 125. Ad ultimum vero decimationem silvarum, arvorum, molendinorum, denariorum, equorum, vaccarum, porcorum et ovium, caseorum et piscium. The Record of the house of Gournay, p. 33.
(6) 126. Apud Quitteboeuf decimam dominii mei et lane et caseorumGallia christ., t. XI, Instr., cap. CXXVI.
(7) 127. Decimas molendinorum suorum et omnium rerum aliarum in caseis et in pecudibus. Orig., A., liv. I, Fécamp.
(8) 128. Decimam lane et caseorum. Lib. nig., capit. Baioc, f. xxij V, n°. 60.
(9) 129. Decimam caseorum tam vaccarum quam ovium et lane… de honore sancti Severi. Cartul. de Normandief xxxv.
(10) 130. 1180 : De xxvij solidis et vj denariis pro ccc caseis et xv burrez de vacaria de Barnevilla et de ij solidis et vj denariis pro xv burrez de veteri anno de eadem vacaria. Rot. Scacc., t. I, p. 77. Cf., t. II, p. 416 et 549.
(11) 131. 1180 : Willelmus vacarius reddit compotum de xxx solidis pro  ccc caseis et xv burrez de Kenapevilla. Ib., t. I, p. 69.
(12) 132. Voyez la charte de Henri II, Des revenus publics, p. 81, n°. 6.
(13) 133. Ematur butyrum ad usum predictorum canonicorum ut crebriorem et celebriorem habeant ejusdem Gaufridi memoriam. Cart, Sill., f. 109 v.
(14) 134. Item xvj ova, i juste lactis acri. Reg. Redd., M. S. M., f.14 v. - Item, rasa avena, xj ova, dimidium jalon lactis acri. Ib., f. 16 v. - Item une potée lactis acri. Id., Ibid. - Quinque cartas lactis acri ad Rogationes. Reg. de Tumba Helene, f. 10 v.
(15) 135. A. N. J. 1030. N°. 54.
(16) 136. Voyez plus haut, p. 190.
(17) 137. Et en doys au Roy, nostre dict seigneur, six fromaiges telx comme l’en faict au pays par chascun an. A. N. P. 305. N°. ije XIX.
(18) 138. Legrand d’Aussy, Histoire de la vie privée des Français, édit, de 1815, t. II, p. 55.
(19) Encyclopédie Roret, Laiterie, beurres et fromages.
(20) La dose qu’il faut en employer varie suivant l’état du lait et la nature des caillettes, qui sont plus ou moins riches en principes coagulants, ou suivant la température de la saison. Trop peu de présure ne remplit point l’objet, mais son excès active trop la séparation et donne à la pâte une saveur désagréable ; aussi l’art consiste à employer le moins de présure possible ; l’habitude et le tact de la routine sont souvent, pour cet objet, des guides plus sûrs que les indications de la théorie.
(21) On traite ensemble jusqu’à sept et huit estomacs de veau en ajoutant, par caillette, deux fortes cuillerées de sel et trois verres d’eau.
(22) Il est essentiel, pour le fromage de Livarot, que le caillé soit bien brisé et réduit en grains comme du gros sucre avant de le mettre dans les moules.
(23) Les caves sous terre ou les grottes creusées dans le flanc d’une colline conviendraient mieux pour la maturation du fromage que les caves actuelles, qui sont des bâtiments construits à la surface du sol, et par conséquent exposés (quelques précautions que l’on prenne d’ailleurs) aux variations de température de l’atmosphère.
(24) M. Chaumont est un fermier fort intelligent qui, dans une exploitation de 25 hectares, nourrit aujourd’hui plus de vaches que le fermier sortant n’entretenait de boeufs. Chaque année, il met sur ses terres plus de 600 mètres de vase de rivière et 2 à 300 mètres cubes de fumier.
(25) On appelle caveurs les hommes qui achètent le fromage de Livarot à l’état de fromage blanc, pour l’affiner dans les caves.
(26) Les moules en bois de frêne coûtent 2 fr. la douzaine ; on en fait aussi en fer-blanc, qui reviennent à 8 fr. la douzaine.
(27) On emploie souvent, pour cet usage, de vieilles blouses dont on coiffe les cruches, de sorte qu’au-dessus du vase se trouve l’ouverture de la blouse par où passe la tête de l’homme.
(28) Nous devons à l’extrême obligeance de notre collègue, M. Lemétayer-Desplanches, inspecteur de l’Association normande, la communication du poème de Le Cordier et de plusieurs renseignements précieux sur la fabrication du Pont-l’Evêque.
(29) Il se fait des fromages qu’on appelle fromages façonnés, en forme de fleurs de lis, de croix du St.-Esprit, de dauphins, de croissants, de coeurs et de lièvres.
(30) Le meilleur fromage se fait de la main d’une femme nommée la Louve.


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