Lettre de Pierre Leroux, Cultivateur et Électeur Libéral, à Jean Leroux, son fils, Marchand, et Électeur Libéral, à Caen.- Caen : Chalopin, 1824.- 13 p. ; 22cm
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Lettre de Pierre Leroux cultivateur et électeur libéral (1824)

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LETTRE
DE PIERRE LEROUX, Cultivateur et Électeur
Libéral,
A
Jean LEROUX, son fils, Marchand, et
Électeur Libéral, à Caen.

J'AI reçu, mon garçon, la lettre d'hier avec l'brinborion d'imprimé qu'al' renfermait. J'avais déjà lu tout ça dans l’ Constitutionnel. J'ai fait ben des reflections, et il faut que j' te dise c' que j'ai sus l’ cœur.
   
J' sis libéral et toi itou ; partant quoi, on peut être libéral, et n'être pas un méchant homme. Stpendant tout c' qu'il y a de vieux Carabots, de pillards d'églises, de Jacobins et de restes de Comités révolutionnaires à Caen et dans toute la France sont libéraux. Tous les chamberlans et les mauvais préfets qui baillaient nos enfans, nos chevaux et not' argent à d'vorer à ç' gargantua d' Bonaparte, sont libéraux. Tous les fripons qui se sont enrichis à nos depens, avec la conscription et les requisitions de remontes sont aussi tertous libéraux. Sais-tu qu' c'est desagréable, pour d'z'honnêtes gens, de porter l'même nom, qu' tous ces libéraux-là.
 
I'lia pis. Ces gens-là ne s' contentent pas de marcher après nous. C'est eux qui nous mènent par l' bout du nez. C'est eux qui nous disent aux élections : Vive la liberté ! Mais faut nommer stici, n’faut pas nommer stilà, sinon j't'assomerons. Ça m' taquine et j'ai voulu voir où c' qu' i' veulent nous conduire en nous parlant toujours d' la charte et en nous faisant nommer des députés amis de Benjamin, de Manuel et du baron Mechin.

En 1815, quand i’ chassirent not' bon roi, qu'i' z'aiment ben à nuit (à c' qui disent), dirent-ils leux Bonaparte : « Allons, boute-toi là, et fais marcher la Charte ! » Oh que nenni : i’la brisirent itou en mille morciaux ; et leux Benjamin fabriquit l'acte additionnel (C' qui nous r'valut d'être grugés par les prussiens et d'être accablés d'impôts). Il n'est donc pas vrai qu’i z’aiment la Charte… ! L'aut' jour encore ne voulaient-ils pas la constitution de 91 ou celle des Cortès… ! Tiens mon garçon n'faut pas être des buses : Si ces prétendus libéraux étaient une fois les maîtres i’ mettraient encore une fois la charte dans leux poche et Louis XVIII en prison, comme Louis XVI et comme Ferdinand ; puis i' nous bailleraient la liberté, mais la liberté à leux façon, puisque ç'sont eux qui nous mènent, et une liberté où c' qui pussent pêcher à l’iau trouble… ! Ah! mon garçon, queux liberté qu'i la liberté du temps d'Marat et d' B*****, l’ père du peuple ou qu' la liberté du temps de Napoléon et du baron Mechin… Ma fine, j'aimerais qua si mieux la tyrannie des Bourbons et des Blancs. Y' n' lèvent guère de nos gars, i' les renvoient cheux nous ric à rac au bout de cinq ans ; i’ payent ben c’ qui prennent, i’ pardonnent toujours même à ceux qui conspirent contr’ eux.

Pourquoi donc j'sommes-t-il itou libéraux à la suite de tant de mauvais garnemens, nous aut' honnêtes-gens qui ne voulons qu' la paix. Tiens, mon garçon, toutes reflections faites, c'est qu' j'avons peux… Surtout pour c' te terre de bien national que ton oncle nous a laissée ! Et j'avons peux, parce que j'sommes assez bons que de croire aux menteries du Constitutionnel qu’est fabriqué par des factieux.
 
Tu sais c' qu'il vient de nous en bailler à propos d' la guerre ou plutôt de la paix, que j' sommes allés faire en Espagne, où c' que tout est arrivé à rebours de c' qu'i' nous avait dit. Voyons si ses menteries d'aujourd'hui sont d' meilleure façon et si les Blancs sont aussi diable qu'il l' dit.
   
D'abord, après Waterloo, quand l' roie les royalistes r'devinrent les maîtres et qu' j'étions pu blancs qu'eux tant j'avions de peux ; n'pouvaient-i' pas nous dire : « Dites donc, mes p'tits libéraux, où c' qu'est la charte ? Ah ! Ha ! Vous l'avait confisquée ; eh ben, n'en parlons pus ; j'allons vous gouverner z'à la baguette ! » A ça, gni aurait eu rin à repondre. Ainsi, puisque l'roi et les royalistes n'ont pas enterré la Charte quand j' l'avions tuée nous mêmes, il est clair qu'i' n' veulent pas la détruire à présent qu'i' l'ont ressucitée et qu'i' z' y ont pris goût. Car mon garçon, si tu causais des Blancs comme moi tous les jours tu verrais qu' là plupart de ces gens là veulent la Charte comme nous, libéraux honnêtes gens. C'est tout simple i'z'y ont autant d'intérêt que nous.

Par exemple, n' faut-il pas prendre eux et nous pour des cruches quand on vient nous dire qu' les royalistes veulent rétablir la dixme. Nobles et roturiers, les Blancs ont encore plus de terres que nous. Et i' seraient assez fous pour vouloir faire doubler leux impôts... ! Allons, c'est par trop bête, n'en parlons plus.

C'est de même pour les droits féodaux.

Sais-tu ben qu' dans l'ancien régime, c'n'était pas à la personne des nobles, mais à la possession des terres qu'était attachée la féodalité ?

Oui mon garçon quand un roturier, fût-il l' fils d'un rat de cave achetait un fief, c'était lui qu’était l' féodal du village. Si on rétablissait ça, c' serait donc moi qui s' rais l’ seigneur d'la paroisse où c' qu'est la terre de feu ton oncle : j'aurais donc l' privilège de l’iau bénite et du coup d'encensoir par l'nez z'à la grand'messe ? Et M. d' St.-Ange qui n'a sauvé que 16 acres de terre jadis en roture serait mon vassal, et puis l' tien après moi ? Tu vois que c' rétablissement de privilèges et de droits féodaux n'est pas bien engageant pour les ci-devant ni effrayant pour nous, et que trop de gens ont intérêt à s'y opposer. V' là donc cor une baliverne.
   
J' passe dix autres niaiseries du Constitutionnel qui denature tout quand i' n'invente pas tout. N’voudrait-i' pas, par exemple nous faire peux des braves femmes qui soignent les pauvres et qui prient l' bon Dieu à cœur de journée : qu'il aille voir au bon Sauveur si le meilleur philantorpe liberal vaut une bonne sœur.

Mais v'nons à son grand ch'val de bataille.
   
I' dit qu 'si les Blancs sont les plus forts z'a la chambre i' vont créer trente millions de rentes sur l'état pour indemniser l’z' émigrés d' la vente de leux biens.
   
Primò d'abord, si c'est vrai i' n'est donc pas vrai qu'i' voudraient r'prendre les biens nationaux, comme on nous l' baillait à croire.
   
Secundò ensuite. Si c'est vrai, puisque l’ Constitutionel dit qu'i' faudrait trente millions, j’ parie qu'i' n'en faudrait pas quinze ; car c'est bien l' moins qu'un archimenteux com' lui mente d' moitié.

Mais sais tu que c' s' raient de ben braves gens qu' les blancs si' faisaient ce coup là ? Not' terre de M. d' St.-Ange, que je n' trouvit pas à vendre au denier douze, quand j' voulus augmenter ton commerce, vaudrait tout d'un coup ni plus ni moins qu' la terre qu' j'ai d' ton grand-père. J' n'aurions pas l' chagrin de voir un brave homme mourir quasi de faim auprès d' son ancien bien qu' j'avons pour rien parce qu'i s'échapit à cause qu'on brulait son chatiau et qu'on voulait l’ bruler itou. Je n' craindrions plus d'arrières pensées des Blancs ; et l’zémigrés, leux parens, leux crianciers et leux amis n'auraient plus de motif pour en vouloir à la charte qui nous laisse les biens nationaux. Par ainsi quoi, j'serions tous amis en France et j'aurions la paix et le bonheur.

Tiens mon garçon, quand les gros libéraux veulent nous faire peux d' ça i' montrent un fier bout d'oreille de jacobins et de bonapartistes. Ah ! Les coquins d'enjoleux ! I' disaient qu'i' veilleraient sus nos intérêts et i' n' veulent pas qu' not' bien double de valeur et que j' soyons tranquilles ! C'est donc qu' i' veulent se servir d' nous pour faire de nouvelles révolutions ? Tarteguienne que j' serions nigauds d' suivre davantage ces factieux-là. Mais j'y vois clair, et j' vote d' avec les blancs, s'il est, vrai qu'i' veulent faire tant d' sacrifices pour not' bien et pour la paix d' la France.
 
Car mon garçon j'n' avais qu'une peux, c'est que l' Constitutionel ne mentit comme à son ordinaire en nous contant ç' projet-là. Je m' disais : mais faudra d' z' impôts pour ça, et les blancs les payeraient com' nous ? J' m'en fus donc dimanche trouver à sa campagne M. Dulys, not’ avocat j’ l'y contai ma doutance. V'la c' qu' i m' repondit :

« Ecoutez, père Leroux, la confiscation des biens des émigrés n'est pas la seule injustice de la révolution, le maximum, les assignats, etc., ont ruiné biens d'autres familles. Il est impossible de réparer toutes ces injustices. Mais ce, n'est pas une raison pour ne pas en réparer autant qu'on le peut, et pour ne pas choisir celles que la politique et l'intérêt de la paix intérieure commandent de réparer les premières. Ce n'est pas à un homme plein de bon sens comme vous, père Leroux, qu'il faut démontrer que deux sortes de biens, et deux races de propriétaires des mêmes biens ne peuvent que compromettre sans cesse le repos de la France. N'allez pas croire qu'il faille tant d'indemnités, bien des familles d'émigrés sont éteintes ; ni qu'il faille pour donner ces indemnités, créer de nouveaux impôts. Songez que, de fait, les biens d'émigrés son presque hors du commerce. Jugez ce que les droits d'enregistrement produiraient tout-à-coup d'argent quand cette masse de biens rentrerait dans la circulation. Les autres branches du revenu public profiteraient aussi de l'activité nouvelle que recevraient toutes les affaires. Le commerce en ressentirait le rapide et heureux contre-coup ; car tant de familles passant de la misère à l'aisance, et même à la richesse feraient ne fût—ce qu'en objet de première nécessité, une dépense considérable. Vous-même, père Leroux, plus tranquille, seriez moins sévère dans votre économie. Alors le commerce plus actif rendrait à son tour les impôts indirects plus productifs. Le bien ne s'arrêterait pas—là : la révolution étant ainsi extirpée jusques dans sa dernière racine le crédit public qui vit surtout de la stabilité et du repos des états, deviendrait immense. Les nouvelles rentes se vendraient bien au-delà du pair. Il en faudrait donc beaucoup moins et loin qu'il fût besoin d'augmenter les impôts, vous verriez, père Leroux, que la prospérité et le revenu public s'augmenteraient par suite même de l'indemnité donnée aux émigrés. L'avantage immense qui résulterait, et pour eux, et pour les acquéreurs de leurs biens, de cette grande mesure de justice et de politique, ne nuirait donc à personne, et il profiterait à tous. Mais, au surplus, dût il leur en coûter quelque chose, les royalistes ont fait bien d'autres sacrifices, ce serait avec joie qu'ils contribueraient à une faible charge dont le résultat serait de reconcilier entr'eux tous les Français honnêtes-gens c'est à-dire, voulant également la religion, les bonnes mœurs, le roi légitime et la charte ; et par-là d'assurer à jamais et le trône des Bourbons et le bonheur de notre patrie. »

V' la c' qui s'apel' parler ! Aussi' j' sautis au cou de M. Dulys, et j' l'y dis : topez-là, j' vote d'avec les royalistes.

Mon garçon faut en faire autant c'est not' intérêt, c'est celui d' la France. D'ailleurs mon garçon, quand tu verrais différemment, faut-il s' briser la tête contre les murailles ? Le libéralisme a eu les reins cassés z'au Trocadero, les Bourbons ont maintenant la majorité des cœurs et toutes les bayonnettes pour eux. açovecevAna loin. Leur règne EST UN FAIT, et un fait qui durera pus qu' toi et moi. T’as d' z' enfans, i' n' s'ront pas tous marchands, veux-tu leur fermer-toutes les portes...? Puis, quand un gouvernement veut favoriser les siens, lia bientôt marchands z'é marchands. Et puis encore, quesce qui f' ra d' la dépense pour que l'port de Caen reçoive d' plus gros batiaux et pour rendre la rivière d'Orne navigable si l' commerce d' Caen allait s' met à faire l' malin à l'encontre du gouvernement, du Roi, et à l'y envoyer d' z' amis d' Benjamin et d' Manuel… ? Songe à tout ça, j' te prie m' n'enfant.... Car enfin, m' semble qu'à st' heure le libéralisme ça n' mène p'us à rien, c'est d’ la viande creuse Mais nos vrais intérêts, le repos de notre esprit l'accroissement de valeur de nos biens v' la du solide. V' la c' qu' n' faut pas perdre de vue ! Et par ma foi, anuit, tous c' z' intérêts sont à marcher d'avec les royalistes.

D'ailleurs les royalistes d' Caen ont fait un bon choix. M. d' St.-Manvieux n'est pas un Blanc emporté c'est un brave homme ; ça n'a jamais fait d' mal à personne et ça n'a jamais fait parler d' soi sur aucun chapitre. Enfin mon garçon s'i’ n' nous faut pas de grand parleux perpétuels faut aussi qu' j'ayons des représentans considérés et qui sachent se tenir. M. de St.-Manvieux a été maire et bon maire de la ville de Caen, il est conseiller à la Cour royale ; partant quoi on n'a pas besoin de demander si ça sait son savoir vivre et si ça a fait toutes ses classes… Je n' t'en dis pas davantage, t'es du pays d' sapience j' sommes dans le siècle des lumières ; ton père t'a dit son avis, tu dois donc y voir clair sur nos véritables et nos plus chers intérêts. Ainsi mon garçon, j'en suis sûr, tu voteras d'avec moi pour M. de St.-Manvieux.

PIERRE LEROUX.
Vilers—Bocage, 18 février 1824.

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IMPRIMERIE DE CHALOPIN.

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