LEMONNIER, Léon (1890-1953) : Quelques traces de Baudelaire à Honfleur (1920).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (6.IX.2016)
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque du numéro de Février 1920 de La Grande Revue.  (Bm Lx : Deville br 2070).



QUELQUES TRACES DE BAUDELAIRE A HONFLEUR

par

LÉON LEMONNIER.
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Quand Baudelaire, las d'errer de garni en garni, fatigué des poursuites de ses créanciers, avait le spleen de Paris, c'était vers Honfleur que sa pensée se tournait ; et à la fin de sa vie, vieilli, abattu, n'ayant ni le moyen ni le courage de quitter Bruxelles, c'est encore vers Honfleur qu'il aspirait. C'est là qu'il rêvait de vivre, là qu'il se voyait, ayant enfin pris le goût et l'habitude du travail régulier, aimant sa mère, payant ses dettes et produisant facilement de belles œuvres.

Il n'a jamais réalisé son rêve ; l'eût-il réalisé qu'il se fût fatigue de la petite ville, qu'il aurait vite contracté, là comme ailleurs, l'horreur des hommes et des choses qui l'entouraient. Il n'a fait à Honfleur que de courts séjours, et il n'est peut-être pas sans intérêt de mettre, en regard de l'image qu'il s'était faite d'Honfleur, les souvenirs qu'il y a laissés (1).

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« Ces souvenirs », nous avait dit M. Le Clerc, conservateur du Musée d'art normand « ne sont pas très nombreux. Je crois que Baudelaire avait un peu choqué les habitants. On m'a raconté qu'il était venu ici, en compagnie d'une négresse ; mais je ne sais pas quelle foi il faut ajouter à ce récit. Vous pourriez voir une vieille servante, Aimée (2), qui a été cinq ans eu service de la générale Aupick. Il y a aussi Mme Allais, la mère de l'humoriste : c'est une vieille dame fort aimable et qui s'intéresse aux lettres. Quant à la maison de Mme Aupick, elle n'existe plus. Mais vous pouvez vous rendre compte de sa situation : le général l'avait achetée parce que, disait-il, la perspective qu'il découvrait lui rappelait celle de la Corne-d'Or ».

Par une rue étroite, montante et tortueuse, j'arrive à la maison d'Aimée. Dans une pièce encombrée de linge et de baquets, c'est Une vieille femme aux yeux clignotants.

« Madame Aupick ?... la générale Aupick.?... Ah! oui, j'ai été chez elle ; mais ce n'est pas bonne que j'étais, Monsieur, c'est femme de ménage. J'y suis restée cinq ans, jusqu'à la mort de la générale. Elle vivait simplement et ne recevait guère que le colonel Hémon (3), qui habitait à côté d'elle. Elle avait un fils, M. Baudelaire, qui faisait des livres, qui composait des livres : il était compositeur. La générale l'aimait beaucoup : elle est allée le soigner à Paris pendant trois mois. On m'a dit qu'il lui avait mangé beaucoup d'argent, mais je ne sais pas si c'est vrai : en tout cas elle n'en parlait jamais. Ah non, Monsieur ! je n'ai jamais vu M. Baudelaire : il était toujours à Paris ; il n'est jamais venu chez Mme Aupick pendant que j'y étais. »

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Un peu déçu, je remercie la brave femme et vais cher Mme Allais. Elle habite tout près de la pharmacie où elle a vécu si longtemps. Elle me reçoit avec un geste aimable de ses deux mains longues, osseuses, fort belles.

« Je n'ai guère vu, dit-elle, le général Aupick ; quelque temps après son arrivée à Honfleur, il eut la malheureuse idée de se faire extraire une balle qu'il avait depuis longtemps et qui ne le faisait pas souffrir. Il est parti pour Paris, et il n'en est pas revenu.

« J'ai mieux connu Mme Aupick. C'était une petite femme fort distinguée, vêtue à l'ancienne mode et portant des bijoux et des dentelles magnifiques qu'elle avait rapportés de Constantinople. Elle était en bons termes avec l'ancien aide-de-camp de son mari, le colonel Hémon, à qui le général avait fait acheter la maison voisine.

« Si je voyais souvent la générale ? Mais oui, elle venait presque tous les jours à la pharmacie, et elle disait à mon mari, en lui apportant une ordonnance : Ce n'est pas pressé, Mme Allais m'apportera cela chez moi.

« Elle habitait une coquette maison (4) remplie de meubles originaux. On entrait par la cuisine, au sous-sol. Sur la façade, du côté de l'estuaire, il y avait un double escalier luxueux, encadrant des buissons de feuillage et conduisant à une véranda orientale que le général avait fait construire.

« Ce qui m'a le plus frappé, c'est que Mme Aupick ne se mettait jamais à table sans que le couvert de son mari fût placé en face d'elle, même quand son fils était là. Et pourtant, le général et lui étaient brouillés, et ce n'est qu'après la mort de M. Aupick que Baudelaire est venu à Honfleur.

« Je voyais souvent le poète à la pharmacie. Il avait l'air vieux, mais il était fort aimable et fort distingué dans ses manières... Avec une négresse ? Oh non, Monsieur ! jamais, je l'aurais su ; non, non, il habitait chez sa mère. De temps à autre, il avait avec mon mari de petites... querelles. Il avait pris l'habitude de l'opium, et il suppliait mon mari de lui en fournir.. Mais M. Allais ne lui en a jamais donné qu'autant que le pouvait un pharmacien consciencieux. »

Je ne souris pas : je regarde cette vieille femme qui a vu Baudelaire et qui est comme un lien qui le rattache, vivant, à nous. « Allez donc visiter l'emplacement de la maison de Mme Aupick, me dit-elle. C'est à l'hospice, à l'endroit où l'on a bâti le pavillon des contagieux ».

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Par la rue du Neubourg, je monte. C'est à une sœur que je m'adresse ; elle ne sait pas de quoi je veux parler ; peut-être est-ce la première fois qu'elle entend le nom de Baudelaire ; mais elle me laisse pénétrer.

Le cœur me bat un peu. Lui qui haïssait la nature parce qu'il la trouvait mauvaise et pauvre d'invention, voici le seul site qu'il ait aimé. Et je regarde : au-dessous de moi une pente rapide, où se dressent de vieux arbres couverts de lierre, descend vers le fleuve dont on entend battre le flot ; en face, on aperçoit le Havre et Harfleur, assez loin pour que la distance leur prête le charme d'une vision artificielle. Et sur la gauche, c'est l'estuaire de la Seine en sa plus grande largeur. Entre les deux côtes qui ne peuvent se rejoindre, dont la coupure nette semble œuvre de l'art, on aperçoit la ligne claire de l'horizon marin. Et si « ce pays nous ennuie », c'est par cette trouée qu'il faut « appareiller », si nous voulons, comme Baudelaire lui-même :

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe? Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

LÉON LEMONNIER.


NOTES :
(1) Nous devons remercier M. Dubosc, du Journal de Rouen, qui nous a guidé dans nos recherches.
(2) Son nom a été cité par Baudelaire dans une lettre à Mme Aupick (27 décembre 1865).
(3) Ce nom revient souvent dans les Lettres de Baudelaire.
(4) Le musée d'art normand, à Honfleur, possède deux photographies de cette maison.

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