LEMAÎTRE, Charles Ernest (1854-1928) :  Le Haut-du-Temps (1917).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.V.2006)
Relecture : Anne Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : Norm 299) des Joyeux Bocains : contes drolatiques en patois bas-normand par Ch. Lemaître, le Chansonnier du Bocage avec préface d'Arthur Marye et illustrations de Levavasseur et R. Thurin. publié à Caen chez Bonnaventure et Jouan en 1917.

Le Haut-du-Temps
par
Charles Lemaître



~ * ~

A Monsieur Alfred Avenel.


    Je m’ rappell’ que dans man jeun’ temps,
    Quand no causait du « haut-du-temps »,
C’était l’entrée d’ l’hiver, quand il est preux d’ la porte ;
No faisait po c’ temps-là dé provisions d’ tout’s sortes ;
        Faut qu’ no sé prévoyant
        Por lé bêt’s et lé gens ;
Si no veut qu’ tout cha sé bi’n’ assuré d’ sa vie,
Faut mettr’ du lard dans l’ pot, du foin à l’écurie
        Et à bair’ dans l’ tonné,
        Qu’y n’ faut pas ombélier.

Mais v’là que l’ haut-du-temps m’ fait rapp’ler d’un vieux conte,
        Qui s’rait quasi du bouais,
        D’ qui qu’ no fait lé grivouais ;
J’ vas vo l’ conter tout d’ mêm’, j’ prends l’ péché su man compte.

Y’avait dans l’ Pays d’ bas, un brave homm’ de t’churé,
        Qu’avait prins por servante
        Eun’ bouenn’ fill’ bi prév’nante,
Et por fair’ la cuisine, olle en airait r’montré
    A la meilleur’ dé cuisinières,
    Mais por cha, n’n’était pas plus fière ;
    Seul’ment c’te paur’ Suzon,
        Por l’app’ler par san nom,
        Avait eun’ bi vilaine ohie :
        Olle était bête à faire envie ;
        La malheureus’ cairyait
        Tout c’ que no li disait.
    Et olle était bi’n innocente
    Sû c’ qui rend l’s autr’s fills’ bi contentes ;
    O s’ passait bi de c’t’ affair’-là
    Et o n’ s’en portait pas plus ma.

L’ bon t’churé li disait : « Tu fais bien la cuisine,
Mais, ma pauvre Suzon, t’as d’ quoi fair’ pour êtr’ fine ;
Tu n’as pas ta pareill’ pour faire un bon rôti,
Mais j’ suis forcé d’ te l’ dire, tu n’as aucun esprit. »

    En exerçant leux ministère,
    Lé t’churés ont d’ bouenn’s occasions ;
    L’ maître à Suzon, au presbytère,
    Un jou, r’vint d’avec deux jambons.
    « Tu vas, qu’i lui dit, nous fair’ cuire
    Un de ces jambons pour demain ;
    Il me sembl’ déjà qu’ j’en respire
    La bonn’ cuisson dans du p’tit foin ;
Le second prendrait bien encore un peu d’ fumée,
Nous faisons du feu d’ bois, mets-le à la ch’minée,
Surtout fais attention à c’ qu’il soit bien pendu ;
C’est pour le haut-du-temps, quand il sera venu.

    Il faut encor’, pendant qu’ j’y pense,
    Que j’ te raisonn’ sur notr’ dépense ;
    Ce que nous donnons aux mendiants
    Me paraît bien considérable,
    Et je soupçonn’ ces misérables
    D’un procédé peu édifiant ;
    Au lieu d’ venir un’ fois la s’maine,
    Pour quémander un peu d’argent,
    Sachant ta mémoire incertaine,
    Ils doiv’nt venir bien plus souvent ;
    Si tu n’es pas assez matoise
    Pour reconnaître ces fripons,
    A l’av’nir tu prendras leurs noms,
    Pour les inscrir’ sur une ardoise ;
    Tu n’auras qu’à la consulter,
    Pour, en cas d’ fraud’, les évincer ».

L’ t’ churé disait tout cha, la porte enterbâillie,
        Sans vaie qu’un tracheux d’ pain,
        Qu’était muchi au coin,
En l’écoutant causer, n’n’avait la goul’ réjouie.

C’ mauvais gas-là, voulant en tirer du profit,
Attendit, un biau jou, que l’ t’churé fût parti
    Et vint sonner au presbytère,
    Où qu’était seul’ not’ ménagère ;
Tout d’ suit’, la brav’ Suzon vint vaie qu’est-c’ qui sonnait,
Et, véyant l’ vieux mendiant, li d’mandit c’ qu’i voulait.

    « - Hélas ! qu’y dit, ma bouenn’ servante,
    Por mé séyé compatissante,
    Si vo saviez combi qu’ j’ai faim,
    Fait’s mé l’aumôn’ d’un morcé d’ pain. »

« - J’ veux bi, qu’o dit ; oui mais, comment qu’ no vos appelle,
        Faut m’ dir’ vot’ nom avant. »
« - C’est bi’n aisi, qu’i dit : por vo servir, mam’zelle,
        J’ m’appelle l’ Haut-du-Temps. »

    « - Tiens ! qu’ dit Suzon, tout étonnée,
    Moussieu l’ t’churé m’a dit votr’ nom ;
    Cha s’rait t’i pé por vous l’ jambon
    Qu’i m’a fait mettr’ dans la ch’minée ? »

    « - je l’ savais bien,
    Qu’ dit l’ vieux coquin,
Mais vot’ t’churé absent, je n’ voulais pas vo l’ dire. »
« - Cha n’ fait rin, qu’ dit Suzon, en marchant d’ vant l’ biau sire,
    Si vo l’ voulez, m’n ami,
    La chose est bi’n aisée ;
    V’nous en pa là l’ trachi,
    Il est dans la ch’minée.
Vos allé bi l’aveindr’, por mé, il est trop hât.
Montez sû c’te t’chairr’-là, mais méfi’ous d’ vo fich’ bas. »

« - N’y a pas d’ dangi, qu’i dit, quant à mé, ma brav’ fille,
        Je n’ crains pas l’s accidents. »
        Oui, mais v’là qu’en montant,
Y fendit, au fouerquet, sa vieull’ culotte en gu’nilles.

De c’ qu’aperçut Suzon, sa figur’ en changit :
« - Ah ! qu’o dit, man paure homm’, vot’ couérée est d’scendue. »
« - Mais non, qu’i dit, mam’zelle, olle est plus hât pendue,
Et c’ que vos véyé là, cha s’appelle d’ l’esprit. »

        « - Hélas ! qu’ dit l’innocente,
        Faut qu’ vo m’ rendiez contente ;
Man maître m’ dit terjous qu’ j’en ai pas por deux sous,
Vo n’allé bi sûr pas m’en r’fuser un p’tit bout ? »
« - Attendez, qu’ dit l’ vieux gas, qu’était en train d’ descendre,
J’ peux pas vos en donner, mais j’ peux bi vos en vendre. »

« - Pouvez-vos, qu’o l’y dit, m’en bailli por trouais francs ? »
« - A caus’ que c’est por vous, j’ veux bi », qu’ dit l’Haut-du-Temps.

Malgré qu’ Suzon trouvît l’opération bizarre,
        O s’ laissit mettr’ l’esprit
        Et dans ell’ réfléchit
Qu’o ne r’trouv’rait jamais eune occasion si rare :
    « - Dit’s dont, qu’o dit, j’ai co dix sous,
    Pendant qu’ vos y êt’s, empél’yé tout. »

Si j’étais un bouenhomme à conter d’s indécences
Dans sé moindres détails, j’ pourrais vo raconter
Comment qu’ triomphit l’ vic’ de la tendre innocence,
Mais j’ainm’rais mieux qu’ no m’ coup’ la langu’ que d’en causer,
J’ai trop d’ réserv’ por cha ; là-d’ssus qu’i vo suffise
D’apprendr’ que l’ Haut-du-Temps s’acquittit d’ sa mission,
Et qu’ chins minut’s apreux, y partait do l’ jambon ;
Trouvez-en d’autr’s que mé por vo dir’ dé bêtises ;
        Et d’ mé cont’s amusants
        Voul’ous savé l’excuse ?
        C’est que l’ sien qui s’y ’amuse
        Rit sans s’ casser lé dents.

C’est la fin de m’n histouèr’ qu’est la plus malaisie.
Quand l’ t’churé rarrivit, il était tout joyeux :
« - Eh ! qu’i dit, la Suzon, viens par là, mon amie,
Il nous faut, pour demain, un déjeuner copieux ;
Tu sais que mes amis aim’nt la cuisin’ soignée,
Or, j’ai quelques confrèr’s à déjeuner demain,
Entre autr’s un’ fin’ fourchett’, notre excellent doyen ;
Fais-nous cuir’ le jambon qui est dans la ch’minée. »
« - Ah ! mais, qu’ dit la Suzon, el’ Haut-du-Temps est v’nu,
Je l’y ‘ai donné l’ jambon, comm’ c’est qu’ c’était conv’nu. »

    « - Bon ! qu’ dit l’ t’churé, tout en colère,
    Qu’est-c’ que c’est qu’ cett’ nouvelle affaire,
    En quoi s’ peut-il que l’ haut du temps
    Ait quelque chose à voir là d’dans ?
Tu n’as donc pas deux liards d’esprit dans ta pauvr’ tête. »

« Ah ! mais, moussieu l’ t’churé, faut pas m’ prendr’ por eun’ bête,
Qu’ répondit la paur’ fill’, pardié vo savé bi
Qu’ cha n’est pas pa la têt’ que nos achèt’ l’esprit ;
    Là-d’ssus, j’ vas vo fermer la goule,
    Car dans l’endrait où qu’ c’est qu’ cha s’coule,

Çu paur’ vieux Haut-du-Temps, qu’en avait un bon bout,
M’en a mins, à matin, por trouais francs et dix sous ! »


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