LABBÉ, Paul (1855-1923) :  L'Oie de Noël (1909).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.X. 2013)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de L’Ame normande : Revue mensuelle d'Art Régional Illustrée, n°49-50 de Novembre-Décembre 1909, 5e année.


L’OIE DE NOËL
par
Paul LABBÉ
_____


On a coutume, la veille de Noël au soir, en certaines régions du Lieuvin, de jouer aux dés force victuailles dans les cabarets de campagne. C’est une tradition locale que le dernier siècle a pieusement recueillie de ses devanciers.

Rien de plus curieux que la physionomie de ces cafés pendant la nuit du réveillon. Dans la salle étroite, dont une table de marbre occupe le centre, monte un brouillard chargé de la fumée des pipes. Des habitués entourent le poêle de fonte vernissée. Plus loin, des consommateurs sont assis devant une tasse de café « aux trois couleurs » qui attend le quatrième petit verre. Mais le gros du public est debout, frémissant, les yeux dilatés, les narines ouvertes, autour du carré central où gisent, dans un absolu désordre, poulets, dindons, oies, canards et lapins destinés à l’heureux gagnant de chaque partie.

Les Normands passent à bon droit pour bien tenir à table. Ils se complaisent au récit des agapes fabuleuses, professent un noble respect pour les gros mangeurs et se passionnent à ce jeu qui leur permet de gagner pour quelques sous un rôti très confortable.

*
*   *

Bien qu’il frisât la cinquantaine, Placide Grimpart avait échappé jusque-là aux tentations gourmandes de la nuit de Noël. Ce n’est pas qu’il boudât devant la bonne chère et se fît scrupule de l’arroser copieusement, mais, méfiant à l’excès, il n’ouvrait qu’à bon escient sa bourse verte à courroie de cuir et ne pouvait se décider à risquer son enjeu dans la partie endiablée.

Grimpart estimait son curé mais n’avait d’autre culte que celui de la pièce de cent sous. Il laissait d’ordinaire sa femme aller seule à la messe de minuit, n’ayant aucun goût pour les occupations nocturnes dont le bénéfice ne doit être perçu que dans l’autre monde…

Pendant qu’Héloïse faisait ses dévotions, il somnolait doucement au coin du feu, échafaudant d’hypothétiques transactions, rêvant de petits placements ou de gros héritages. A quoi bon franchir la demi-lieue qui séparait sa maison de l’église et passer un bout de nuit pour le plaisir d’assister à un office aux chandelles ? Comme vous voyez, Grimpart confinait à l’impiété, ce qui affligeait la brave Héloïse.

Impie, non. Plutôt indifférent – mais d’une indifférence qui allait croissant avec les années.

Sa femme lui disait quelquefois :

- Placide, t’es dans le travers, faut songer à ton salut et faire l’premier pas. Veux-tu que j’en dise un mot à m’sieur l’curé ?

Il ne répondait rien et ne se pressait guère. Il songeait qu’il était bien tôt pour causer de tout cela et qu’il n’est pas besoin de tant de temps pour « mettre ses affaires en règle » avant de partir pour le grand voyage.

Ce soir-là pourtant il se laissa convaincre.

- Faut « t’rapprocher », avait dit la bourgeoise. T’es pas un païen. Viens avec mé à la messe de minuit. J’partirons un brin pus tôt et, pendant que j’dirai un chapelet, tu feras un coup de dés au café de la Halle. Y a d’la volaille à foison et je m’suis laissé dire que Jean Faucheux y fait jouer une oie de quinze livres.

La perspective d’un heureux coup de dés pesa-t-elle sur sa décision ? Eut-il la vision de l’oie phénomène entourée, comme d’un nimbe, d’une sauce onctueuse et succulente ?... C’est bien possible. Ce qui demeure acquis, c’est qu’il ne se fit point trop prier et promit d’accompagner sa femme.

*
*   *

Il gelait dur. Le froid tombait sur les épaules comme un manteau neigeux. Des glaçons pendaient aux branches et s’irisaient au clair de lune ainsi que des larmes de cristal. A dire vrai, si la pensée de quelque butin n’eût pas échauffé son zèle, Grimpart eût sans doute rebroussé chemin et repris devant l’âtre son somme habituel.

Mais, en pressant le pas, on arrivait au village.

Des lumières apparaissaient dans un halo à travers la buée des vitres. Plus vives, celles des cabarets jetaient sur le chemin des lueurs d’incendie. Une vie nocturne inaccoutumée animait ces paisibles rues. De joyeux carillons se répondaient dans la nuit.

L’église aussi resplendissait, glorieusement illuminée. Par la grande porte entr’ouverte, on apercevait les cierges du chœur, brillants comme des étoiles lointaines…

Héloïse entra, son chapelet aux doigts, tandis que le bon Placide, prenant un grand parti, allait tenter la fortune.

Son apparition au café de la Halle fut saluée de facétieux propos et d’amicales plaisanteries. Un consommateur un peu lesté, qui passait pour « savoir faire des chansons », improvisa sur-le-champ un couplet de circonstance, plus riche d’intention que de rimes, repris en chœur par quelques amateurs.

Il y avait de la gaieté dans la salle et l’ami Grimpart accueillit avec bonne humeur ces bruyantes démonstrations. Tous ces gaillards-là étaient de vieilles connaissances.

Pendant un quart d’heure, il se tint coi, observant les joueurs, estimant les lots, restant en dehors du cercle d’amateurs.

Deux poules huppées et un lapin noir offerts successivement à la tentation des clients ne purent l’arracher à son expectation. Il faisait place aux impatients et visait plus haut. Une pièce – une seule – retenait son attention et excitait sa convoitise. Vous le devinez qu’il s’agissait de l’oie superbe gavée par Jean Faucheux en vue de la Noël.

Tout à coup, la partie battant son plein, celui-ci crut le moment venu de frapper le grand coup en mettant son « élève » en loterie. Tirant le cou du malheureux volatile à demi asphyxié par les relents de tabac et d’alcool :

- Attention, les gas, fit-il, v’là l’gros lot.

Et l’installant au milieu de la table, avec une tape sur le derrière :

- Allons, té, fais pas la bête !

Les pattes liées, à plat ventre, dodue à souhait, le cou tendu, la bête faisait de l’étalage. De moelleuses rondeurs s’accusaient sous les plumes lisses. Des plis de graisse tendaient la peau luisante et fine. La chair tendre – dont l’ogre du conte n’est pas seul friand – éveillait chez ces paysans de soudaines fringales.

Un silence relatif se fit quand s’engagea la grosse partie. Il y avait trente joueurs à dix sous et la bataille promettait d’être chaude.

Faucheux prit les dés et les passa au premier « entrant » qui, en vieux routier, les remua lentement dans sa large main et les jeta, d’un geste de semeur, sur le marbre. Il fit douze. D’autres, à grand renfort de tours de bras et de manèges savants, abattirent à la volée : treize, neuf, quatre, seize. Seize ! Ça commençait à chauffer. Placide Grimpart, si calme à l’ordinaire, devenait nerveux. Il sentait sa chance compromise. Quand vint son tour, il lança les dés en désespéré et vit les points danser devant ses yeux troubles.

Faucheux annonça : – Dix-sept !

C’était donc lui qui « menait » jusque-là. Mais restaient encore à jouer douze personnes.

Successivement on fit huit, dix, quinze. Placide était haletant. Plus que deux coups et il allait gagner la pièce de choix, digne d’une grande médaille.

A quoi tient le destin ? Le dernier joueur fit dix-sept également. Ils étaient « frères ».

Il fallait débarrer.

Un dernier coup – dans un silence impressionnant – amena huit pour le « frère » tard venu et dix pour Placide. Sans conteste, il était propriétaire du lot et victorieux sur toute la ligne. Pour son coup d’essai, Placide Grimpart – héros imprévu – avait fait un coup de maître.

- Aux « énnocents » les mains pleines – ronchonna un habitué de ces gastronomiques tournois, vexé de se voir enlever le gros morceau par un « apprenti ».

Grimpart triomphait modestement, souriait à la fortune, répondait aux compliments des malchanceux et escomptait l’exclamation d’Héloïse à la nouvelle de ce coup superbe. Pendant que s’engageait une autre partie, il s’éclipsa, son oie sous le bras, pressé de conter la chose à sa femme.

Dévotement, celle-ci était toute à ses prières.

Seul dans la rue ou à peu près – l’église et le café retenant chacun leurs fidèles – Grimpart se dirigea tout doucement vers le clocher qui s’estompait sur le ciel d’hiver en grêle silhouette.

Dans son contentement de voir ses vœux comblés, il reportait à la Providence une part de sa reconnaissance et se disait qu’après tout – une fois n’est pas coutume – il devait, en manière de remerciements, prendre en passant un bout de messe.

Mais que faire de la bête ?

Justement, dans la ruelle qui contournait la sacristie et le chœur, entre deux piliers massifs, des voisins avaient garé des bottes de paille et une carriole. L’endroit ne pouvait être mieux choisi. Avec précaution, Placide enveloppa l’oie d’un morceau de toile bise ramassé entre les brancards et la glissa sous la paille…

Puis, il entra dans l’église.

*
*   *

Deux joyeux compères, Pierre Cavelot et Julien Pilon, en sortant du cabaret, avaient vu le manège.

Le hasard les avait fait remarquer Grimpart déambulant par les rues, son oie sous le bras et le nez en l’air. Flairant quelque farce possible, ils l’avaient suivi et avaient assisté de loin au dépôt de l’oiseau dans la mystérieuse cachette.

Lâcher l’oie dans le village ? Ils n’y pensèrent pas. Ils se fussent fait scrupule de priver de son bien le légitime propriétaire de l’animal, quelque rôdeur ayant sûrement fait main basse sur l’oie errante et dépaysée. Pourtant l’occasion de jouer un bon tour à ce veinard de Placide était trop tentante pour qu’on l’abandonnât. Il fallait trouver quelque chose.

Une idée. Pendant que Grimpart était à la messe, si l’on portait simplement l’oie chez lui ? Sa maison était à un quart d’heure de là et l’affaire pouvait être rapidement menée.

Les deux complices eurent bien quelque peine à trouver à tâtons la niche secrète, mais sitôt la capture faite ils détalèrent à toutes jambes et arrivèrent bientôt à la demeure de Placide. Un petit jardin clos de charmille entourait l’habitation. Ils jetèrent l’oiseau par-dessus la haie et rentrèrent vivement au cabaret où leur absence n’avait même pas été soupçonnée.

A ce moment, la cloche tintant à petits coups annonçait la sortie de la messe.

Placide Grimpart, troublé malgré tout par cette pompe religieuse oubliée depuis si longtemps, parut un des premiers sous le portail, tant il avait hâte de reprendre le précieux dépôt et d’annoncer à sa femme la bonne nouvelle.

- Tu ne devinerais pas, fit-il à Héloïse qui, sitôt le nez dehors, s’encapuchonnait dans son manteau pour passer la campagne, – tu ne devinerais pas qui fricotera l’oie à Jean Faucheux ? Eh ben, ma fille, j’me charge de faire passer l’morceau dans ta rôtissoire.

La bonne femme se demandait si c’était sérieux. Comment, le chanceux du réveillon, le gagnant du gros lot, c’était Placide ?

- A preuve, appuya celui-ci, qu’tu vas v’nir avec mé prendre l’oisiau sus la niche.

Et discrètement, dépistant les curieux, il entraîna Héloïse dans la ruelle.

Arrivé à la voiture, il écarta la paille et allongea le bras… Malédiction ! La niche était vide…

Le sang ne lui fit qu’un tour, en même temps qu’un juron lui brûlait les lèvres… Héloïse avait envie de pleurer.

Penaud et menaçant à la fois, Placide ruminait quelque vengeance contre le ravisseur. Dans la nuit noire, il voyait rouge. Il avait donc été guetté et détroussé ? Ah ! s’il avait tenu le coupable !

La colère passée, il réfléchit. A quoi bon ébruiter sa mésaventure ? A la déconvenue s’ajouterait le ridicule. On se gausserait largement de lui. Qu’y gagnerait-il ? Tout bien compté, le mieux était de faire le mort en cachant sa honte.

- Allons, la bourgeoise, fit-il résolument, prends tes jambes et filons. J’somme dénichés. Y a pas besoin qu’on s’f…. de nous par-dessus l’marché.

Tous deux, le long du chemin, marchaient sans mot dire. Trop d’émotions en quelques heures avaient bouleversé ces paisibles cerveaux pour qu’un tassement ne fût pas nécessaire.

On n’entendait, dans le silence de la nuit, que le claquement de leurs sabots sur la terre durcie. Une bise glaciale rasait le sol et secouait d’un frisson les maigres buissons festonnés de givre.

Placide ne pouvait songer sans grimace à cette bonne fortune inouïe suivie d’une telle déception. Si encore il n’avait eu la malencontreuse idée d’entrer à l’église ! Vraiment, il était bien récompensé de son « premier pas ». Sans qu’un mot de reproche vînt à son homme, Héloïse devinait qu’il n’était pas sans formuler à son adresse maintes récriminations plus ou moins catholiques. Et cette pensée, plus que la perte subie, la rendait toute malheureuse.

Ainsi plongés, chacun de son côté, dans un abîme de réflexions peu réjouissantes, ils arrivèrent à leur porte.

Une clarté bleue baignait l’horizon. Le ciel était semé d’une poussière lumineuse.

En soulevant le loquet du jardin, Placide aperçut à dix pas, au pied de la haie, comme une forme blanche… Une angoisse le saisit. Qu’est-ce que c’était ? Comme en un rêve, il eut la vision rapide de l’oie merveilleuse, si vite évanouie…

Mais non, ce n’était pas possible. Il avait la berlue…

Il avança pourtant, se frotta les yeux, étendit la main et poussa un cri de joie :

- Héloïse, ma fille, j’sommes des bons… C’est elle !

Et, prenant par les pattes la pauvre bête apeurée, il la lui jeta dans les bras, comme un trophée.

Mais comment, après la subite envolée de la cachette, était-elle ainsi tombée du ciel ?

Jamais Placide Grimpart n’éclaircit ce mystère. D’ailleurs il n’y insista pas.

La poésie de Noël, l’attrait du merveilleux aidant, il vit là une sorte de miracle dont sa chétive personne avait eu la faveur et, revenu à des sentiments chrétiens, il profita de l’occasion pour devenir marguillier, achever son salut et faire l’édification de la paroisse.

Paul LABBÉ.


retour
table des auteurs et des anonymes