JOLY, Aristide (18..-19..) : Du sort des aliénés dans la Basse-Normandie avant 1789 d'après des documents inédits.- Caen : Typ. F. Le Blanc-Hardel, 1868.-58 p. ; 21 cm.
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.XI.2014)
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Du sort des aliénés - Joly - 1868

DU
SORT DES ALIÉNÉS
DANS LA BASSE-NORMANDIE
Avant 1789 (1)
D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS
(Archives du Calvados, de l'Hôtel-de-Ville de Caen, Papiers de 1« Maison d'Harcourt.)
par
M. A. Joly
Professeur à la Faculté des Lettres de Caen.

~*~

On s'est beaucoup préoccupé, dans ces derniers temps, de tout ce qui touche aux aliénés, des meilleures conditions du traitement à leur donner, des progrès réalisés sur ce point à l'étranger, en Belgique, en Angleterre, du régime auquel ils sont soumis, etc. De nombreuses critiques ont été adressées à la loi de 1838, qui régit la matière. Cette loi, qui, à son apparition, marqua un pas immense fait en avant, qui fut le fruit des méditations de tant de graves esprits, qui donna lieu à une discussion si longue, si savante, si approfondie, paraît aujourd'hui à plusieurs tout-à-fait insuffisante. La question enfin a été portée au Sénat et au Corps législatif, et y a été l'objet de longs et sérieux débats. Dans ces conditions, il peut être intéressant de rechercher quel était en France, il y a moins d'un siècle, sous le régime du bon plaisir, le sort des aliénés. On sait comment les choses se passaient à Paris. Aujourd'hui que l'histoire provinciale sollicite de plus en plus l'attention, il peut y avoir quelque profit à voir ce qu'il en était dans une de nos provinces les plus riches et les plus civilisées, une de celles qui, plus voisines de Paris, étaient en communication plus fréquente avec lui, où les intendants ont été presque toujours des hommes distingués, et où la bonne volonté de l'administration ne s'est jamais démentie, à voir comment la Normandie, au XVIIIe siècle, traitait les aliénés.

Quand on parle d'aliénés, une grave question se présente tout d'abord, qui vient compliquer la question médicale : c'est la question du respect pour la liberté individuelle. La liberté humaine est chose si précieuse et si sainte que, pour permettre de porter la main sur elle, même chez un être privé de raison, deux conditions semblent désormais nécessaires, indispensables, tout-à-fait élémentaires. La première, c'est que la folie soit bien et régulièrement constatée par les deux autorités seules compétentes en pareil cas, la science et la justice, par le médecin et le magistrat : le premier reconnaissant la maladie, le second usant du droit, qu'il a seul, de suspendre la liberté de l'individu, quand cette liberté devient dangereuse à la société. La seconde condition, c'est que la société, qui a confisqué provisoirement la liberté de l'insensé, promette en échange de faite tout ce qui sera en son pouvoir pour abréger sa détention, de l'entourer des soins les plus attentifs pour retenir, s'il est possible, cette raison prête à s'égarer ; pour la rappeler au plus tôt, si déjà elle s'est enfuie. Il nous semble à tous que la société serait coupable de sa folie si elle ne mettait tout le zèle possible à la faire disparaître.

Aucune de ces conditions n'était observée dans l'ancienne société (2), et on ne saurait voir sans une pitié profonde le sort qu'elle réservait à ces infortunés, et où la Justice était autant outragée que la Charité ; quand il est question d'eux, on remarque à la fois le mépris le plus complet de la liberté humaine, une précipitation extrême à déclarer qu'ils sont fous, l'absence de toute précaution contre les confusions possibles, enfin l'abandon complet de l'insensé, la société ne songeant pas à le guérir, mais à le retrancher.

Ce qui frappe tout d'abord quand on fouille les Archives des Intendances de la Normandie au XVIIIe siècle, celles de Caen par exemple auxquelles je veux emprunter mes citations, et qu'on examine les traces qu'y ont laissées les gens enfermés pour cause de folie, c'est que la constatation de cette folie n'est entourée d'aucune garantie, qu'elle n'est pas même requise, que nulle part on ne rencontre une déclaration médicale légalement vérifiée, que parmi les innombrables ordonnances dont les fous sont l'objet, il n'en manque qu'une seule, celle qu'on y chercherait tout d'abord, l'ordonnance du médecin (3) ; enfin, que le plus petit nombre a été enfermé en vertu d'une ordonnance judiciaire. Pour enlever ces malheureux et les condamner à un emprisonnement sans fin et aux horribles tortures physiques et morales dont nous aurons le spectacle tout à l’heure, il suffit d'un ordre du roi, quelquefois de moins encore, et, pour motiver cet ordre, c'est assez que la famille le demande et que, sans donner d'autre explication, elle déclare le personnage fou et dangereux. L’administration, quand elle est le plus exigeante, se contente de faire joindre à la signature des parents, celle de quelques notables habitants du lieu, ou l'attestation du curé, on la déclaration de la notoriété publique.

Le Ministre a bien, par moments, quelques scrupules de cet enlèvement arbitraire. M. Bertin écrit à un intendant de Rouen : « Il serait plus régulier et plus sûr de s'adresser à la justice qui, après avoir pris les informations nécessaires, peut ordonner l'interdiction et la détention de la personne dont la démence est prouvée.. .. Si l'on a besoin d'ordres pour le faire mettre dans une maison de force, lorsque la justice aura prononcé, je proposerai volontiers à sa Majesté de les donner. » Mais ce n'est qu'une intention à propos d'un fait particulier, une intention passagère. On voit, par les termes de l'avis donné, qu'en théorie, le Ministère ne regarde pas ces précautions comme absolument obligatoires, et, dans la pratique, on s'en passe sans cesse.

La signature du roi n'est pas même nécessaire. L'intendant accorde volontiers ces ordres de lui-même et sans consulter le Ministre ; et, à l'exemple de l'intendant, le maire de Caen délivre des ordres d'arrestation : cela est passé en loi. Les Archives de l'Hôtel-de-Ville contiennent encore un très-grand nombre de ces pièces. Il arrive à la mairie une lettre couverte de plus ou moins de signatures déclarant, au nom d'une famille, qu'elle a un de ses membres d'esprit dérangé et de conduite peu régulière ; elle a appris qu'il y avait une place vacante dans le lieu spécialement destiné à renfermer les insensés ; elle s'est réunie pour la solliciter des bontés du maire et des échevins. Et, sans autres informations, le maire donne sa signature et l'enlèvement s'accomplit. Les plus heureux à certains égards, ce sont les insensés qui n'ont pas de famille ; il est vrai qu'ils ne sont pas soignés, mais personne ne l'est, et ils y gagnent du moins d'échapper à une affreuse captivité. Cependant, ce n'est pas toujours une garantie absolue, et, à défaut de parents, des voisins parfois que le prétendu fou incommode, interviennent et sollicitent son emprisonnement. Je trouve à cet égard une réclamation curieuse par sa naïveté : c'est une lettre du 14 juin 1782, où maître Milésius Macparlan, professeur royal de théologie et principal de collège, demande, comme une complaisance et une preuve d'amitié, l'incarcération d'une pauvre folle. « Je prie M. le comte de Faudoas de vouloir bien faire donner une place à la Tour à la fille L***, qui est folle depuis quelques jours, qui fait grand pitié, mais qui incommode de jour et de nuit mon quartier, et surtout moy, étant logé dans une chambre sur le devant de mon collège ; il obligera son amy et serviteur. » Et le lendemain, un ordre est donné en conséquence (4).

Dans ces conditions, on ne s'étonne pas de voir que parfois des ordres étaient surpris et que des êtres en pleine possession de leur raison étaient jetés dans ces horribles lieux. « Il m'a été secrètement confié, écrit un subdélégué, que Mlle P*** ne doit pas être regardée comme folle, et qu'elle est la victime d'une préférence que sa mère a pour ses autres enfants. »

On rencontre, du reste, dans les Archives de Caen, une pièce pleine, à cet égard, d'instructives révélations. C'est le procès-verbal d'une visite faite, en 1766, à la tour Châtimoine, dont nous parlerons tout à l'heure. Nous y apprenons à la fois quel en était le personnel ordinaire et combien il s'y commettait d'erreurs, erreurs effroyables quand on en considère le résultat. Suivons, en effet, pas à pas le rapporteur. La première personne qu'il rencontre est un individu des plus fous. Mais la seconde est un malheureux qui, un jour de fête, quand tout le monde était en liesse, buvant dans un cabaret, et déjà ivre, a mis dans sa poche une tasse d'argent. Il l'a rendue dès qu'il a retrouvé son bon sens ; et cependant, il est là depuis dix-sept ans, et le rapporteur déclare ingénument « que le crime est expié et que le malheureux mérite qu'on ait des égards pour lui. » La troisième est une femme « qui jouit de toute sa raison, qu'on a mise là pour rendre service à sa famille, parce qu'on la croit une friponne. » Plus loin, c'est « une femme D***, non insensée, dit le rapport, et trois hommes non fous, détenus en vertu de lettres de « cachet » ; plus une cinquième, sur laquelle on ne nous donne pas de détails. Ailleurs, à côté de huit fous dont la folie est bien avérée, un neuvième, à propos duquel le rapport marque expressément qu'il ne l'est pas. Enfin, au plus profond de la prison, avec deux fous reconnus, on trouve trois autres individus qui ne le sont pas. L’un, jeune encore, est le fils d'un marchand de Caen qu'on avait d'abord fait entrer à l'Hôpital, puis qu'on avait provisoirement déposé à la Tour, en attendant que sa famille lui eût trouvé une place. Le rapport ajoute avec une placidité qui fait frémir : « On a oublié cet homme qui n'est pas fou et qui pourrait le devenir. » Semblable est l'histoire des deux derniers détenus ; l'un d'eux a servi honorablement pendant huit années et il a eu son congé, mais il a alarmé sa famille en mangeant du bien ! Leurs parents avaient demandé pour eux un asile pendant quelque temps ; « ils les ont oubliés, ajoute le rapport: à examiner. »

Voici donc, tout compte fait, dans cette maison de fous, vingt-deux personnes retenues, sur lesquelles onze seulement sont de véritables insensés ; et sur ces onze, quelques-uns peut-être à leur entrée étaient dans la situation de celui dont parlait tout à l'heure le rapport, et que la prison a rendu fou. En effet, les basses passions qui avaient trompé la religion du Ministre étaient alors bientôt satisfaites ; la folie ne tardait pas à venir et à donner raison aux persécuteurs. On trouve ainsi, en 1789, un sieur M. de La M., appartenant à la classe des premiers bourgeois de Rennes, détenu sur la demande de sa famille. « Dans les premiers temps, dit le subdélégué, il jouissait de toute sa raison ; mais il ne tarda pas à donner des preuves de son altération d'esprit ; il est depuis parvenu au dernier degré de démence... le physique n'est pas en meilleur état et m'a paru faire craindre une mort prochaine. » Tel avait été le sort d'un pauvre jeune homme de vingt-sept ans, qu'un ordre du roi avait fait enfermer, parce qu'il était soupçonné d'avoir chansonné Sa Majesté. Jeté dans un cachot malsain, il n'avait pas tardé à devenir fou, d'une folie douce, passant son temps à chanter et à jouer de la flûte.

De telles erreurs étaient inévitables avec les procédés arbitraires de l'administration, son insouciance pour la vérité, sa confiance aveugle dans les déclarations qui lui étaient faites.
 
Et l'horreur redouble quand on voit le sort réservé aux malheureux ainsi frappés au hasard, l'abandon où ils vont se trouver, les supplices même qui les attendent. A chaque instant, on acquiert la preuve qu'ils sont considérés seulement comme des êtres dangereux contre lesquels la société a le droit de prendre toutes ses sûretés. Elle seule est tenue pour quelque chose ; quant au fou, il ne compte plus. L'intelligence étant absente, on ne veut plus voir en lui qu'un corps dont on s'assure, dont on prévient les violences possibles, et un corps, à ce qu'on paraît croire, insensible. On ne se demande pas un moment s'il ne serait pas possible de les ramener à la raison.
 
On aurait tort pourtant de dire qu'autrefois on ne faisait rien pour eux. On trouve dans les Mémoires de Mme de La Guette l'histoire d'un pauvre malheureux qui devient fou par les chemins. « On fut obligé, dit la narratrice, de le lier sur une charrette de bagages ; et même on lui donna le fouet à plusieurs reprises, ce qui lui fit tous les biens du monde, étant un souverain remède pour ceux qui tiennent de la folie. » On ne peut pas trop plaindre ces pauvres gens de l'abandon où on les laisse en certains endroits quand on voit ce qu'étaient les soins.
 
Une seule fois ici je rencontre la mention d'un père qui réclame son fils , parce qu'il a appris qu'il s'est fondé à Paris une maison où l'on espère guérir ces maladies.

En Normandie rien de semblable. L'intendant de Rouen déclare « qu'il n'y a dans sa généralité aucune maison destinée à recevoir les personnes attaquées » de folie. » L'Intendance de Caen n'est pas plus heureuse. Il y a des prisons où on les enferme ; il n'y a pas de maisons où on cherche à les guérir. On s'en remet de ce soin à la Providence. Une des requêtes présentées au maire de Caen le constate naïvement. Un femme y déclare qu'on a fait enfermer son mari à la Tour Châtimoine , jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de lui rendre l'esprit sain (1772) (5).
 
On ne savait évidemment que faire des aliénés. Parfois, on les abandonnait à la discrétion de leur famille.

Sous prétexte de folie, la royauté autorisait le plus bénévolement et le plus charitablement du monde les séquestrations les plus arbitraires. On permet à un père de faire construire chez lui une logette pour un fils insensé, à la seule condition qu'elle sera assez vaste, et surtout bien fermée. On essayait parfois de les loger dans les asiles ouverts aux autres maladies. C'est ainsi que nous voyons les hospices ou les couvents de Caen en recevoir quelques-uns ; mais cela au hasard et selon le caprice du moment, car le vice foncier en tout ceci et dans toute l'histoire du passé, c'est toujours l'arbitraire ; et quand l'insensé devenait gênant, on l'expulsait sans rémission.

Les religieuses de l'Hôpital ont d'abord accepté une folle. Mais bientôt, « ennuyées et fatiguées de cette femme dont la folie va toujours augmentant, elles font dire à son mari qu'il ait à la reprendre incessamment et à lui procurer un autre azile, faute de quoi elles la passeraient à la porte. » Un autre jour, elles ne se contentent pas d'expulser la malheureuse qui les embarrasse, elles la condamnent de leur propre autorité à la prison. En 1772, une famille réclame une belle-sœur qui s'était retirée à l'hôpital par amour de retraite et principe de dévotion, et que les sœurs, pour se délivrer d'elle, surprenant un ordre, ont fait transporter à la Tour aux fous.
 
Parfois, quand l'administration envoyait à l'hospice un malheureux dont la folie n'était pas encore certaine, l'hospice fermait sa porte et se rachetait moyennant une légère aumône du devoir d'accueillir une misère. C'est ainsi qu'en 1779, le maire et les échevins décident qu'un pauvre mendiant, n'étant atteint que d'imbécillité, ne peut être reçu parmi les fous, mais doit être admis à l'hôpital général, « maison destinée à cet effet. » L'administration de l'hôpital, pressée de s'exécuter, consent à contribuer à sa nourriture pour huit livres de pain par semaine, et on décide que le malheureux sera reçu à la Tour au rang des fous. On le condamne au Carcere duro, pour ne pas embarrasser l'Hospice.
 
Dans d'autres circonstances, où la bonne volonté ne manque pas, les ressources sont si faibles, les installations tellement insuffisantes, que les malheureux insensés sont réduits à la plus triste condition. Un subdélégué de Cherbourg écrit (1785) « qu'il a trouvé à l'Hôpital une folle : c'est une pauvre fille sans ressource dont le frère infirme, cordonnier de son état, est déjà chargé d'une autre sœur folle aussi et qui le bat. » Dans cette condition, l'Hôpital est son asile naturel. Mais à Cherbourg, on n'a ni les salles, ni les cours nécessaires ; le local manque pour qu'on puisse la loger et la traiter comme son état l'exigerait. On est obligé de l'y retenir dans une petite salle, qui n'est qu'une espèce de cachot. Dans ce réduit, elle est toujours seule et ne voit personne. Loin de se guérir, elle devrait, au contraire, devenir plus folle encore.

Cependant, si l'on s'en rapportait uniquement à des déclarations officielles, il existait à Caen, au centre même de l'intendance , un asile spécialement réservé aux insensés, la Tour-Châtimoine, que le peuple appelait la Tour-aux-Fols. C'est ce que proclame une délibération du Conseil de ville de 1760, qui assure que la Tour sert à cet usage depuis un temps immémorial. Déjà, dans une délibération datée de 1731, le maire et les échevins, repoussant la prétention du procureur général du Parlement de Rouen de nommer le concierge, ou tout au moins d'accepter sa nomination, déclaraient que la Tour « n'est pas une prison (6), mais bien un lieu choisi « dans le nombre des fortifications de cette ville et destinée par les officiers du Corps de ville pour servir d'asyle et d'hôpital aux pauvres citoyens dont l'esprit est dérangé qui trouvent dans ce lieu tous les secours qui leur sont nécessaires et qu'ils ne peuvent se procurer d'eux-mêmes. » Elle ajoute que les pauvres insensés « qu'on retire par un motif de charité dans la Tour de Châtimoine ne peuvent pas être considérés comme des prisonniers, mais comme de pauvres infirmes. » Et les échevins assurent, dans une autre pièce du 23 avril 1740, « qu'ils veillent continuellement sur la conduite de ce concierge nommé par eux, afin que les malheureux insensés ne soient pas négligés. » Dès le XVIIe siècle, en effet, on trouve, dans les archives de la ville, les preuves de cette attribution donnée à la Tour. Les choses s'y arrangeaient d'abord à l'amiable. La ville se bornait à en prêter quelque coin à ceux qui voulaient s'en servir, à condition qu'il ne lui en coûterait rien et qu'ils y feraient telle installation qu'il leur plairait. C'est ainsi que, le 25 janvier 1659, un particulier était autorisé « à mettre dans la Tour-Châtimoine son frère tombé en démence et dont il est le curateur, à la charge de faire fermer par lui à ses frais, soit en charpenterie ou maçonnerie, celle des embrasures de ladite Tour qu'il aura choisie, afin qu'il ne divague, et de lui fournir les vivres et aliments nécessaires. »

Plus tard, la ville forme là un établissement régulier dans lequel est réuni un nombre assez considérable de fous, envoyés, nous avons vu en vertu de quels ordres. Elle y reçoit même des malheureux venus des villes voisines, tantôt en vertu de lettres de cachet adressées au maire, tantôt en vertu de concessions faites par elle. Je trouve entre autres, en 1780, une requête du curé de Sacy et des principaux habitants au maire de la célèbre ville de Caen ; ils assurent que « comme il ne serait pas juste que la pauvre folle dont ils demandent l'emprisonnement y fût gratis, n'étant pas de votre ville, le curé paiera 100 livres. »

L'Hôtel-Dieu fait les frais de l'asile. Il y dépense annuellement de 2,500 à 3,000 livres pour vingt détenus (125 livres par personne); un ou deux y étaient à la pension du roi, une pension de 200 livres.

Il semble donc que tous les vœux des amis de l'humanité devaient être satisfaits. Mais si, après avoir entendu les assertions de MM. les échevins, on pénètre dans ce prétendu asile, on rencontre de si épouvantables spectacles qu'on aimerait mieux apprendre que ces malheureux étaient complètement laissés à eux-mêmes. La Tour-Châtimoine est un horrible enfer, si horrible en effet que l'administration elle-même, s'avisant tardivement, et cinq ans seulement avant la Révolution, de savoir ce que c'était que cette prison à laquelle depuis tant d'années elle condamnait tant d'innocents, le jour où elle y pénètre, recule épouvantée ; et l'intendant déclare qu'il est impossible de conserver une pareille monstruosité.

On ne saurait, en effet, imaginer rien de plus monstrueux que les descriptions que nous en fournissent en 1785, dans des rapports officiels qu'on ne saurait, par conséquent, soupçonner d'exagération, un inspecteur général des hôpitaux, un exempt de maréchaussée, homme par état peu porté à l'attendrissement, enfin un maire de Caen qui, sous l'impulsion de ce mouvement général d'humanité qui marquait l'approche de 89, n'hésitent pas à démentir le témoignage de ces échevins si satisfaits, de 1731, et déclarent que les cachots étaient si mal entendus et construits que les malheureux qui y étaient enfermés excitaient la plus grande compassion.

Ce sont « des cellules prises dans l'embrasure du « mur de la Tour, de largeur en l'entrée de six ou sept pieds, et de trois pieds et demy à l'autre extrémité, vers le jour qui donne du côté du fossé de la ville, ledit endroit de profondeur tout au plus de six à sept pieds, voûté dessus et dessous en pierre. » Ce sont des souterrains plus épouvantables encore, « où l'on descend à vingt-cinq ou trente pieds de profondeur ; là on trouve une cave voûtée qui ne reçoit le jour et l'air que par trois ou quatre lucarnes infiniment étroites, de manière qu'en plein jour on ne peut y voir sans flambeau. Ce lieu est tellement humide que plusieurs fois dans l'année il est inondé, au point que l'on est obligé d'y pomper l'eau, et qu'une pauvre femme déposée à la Tour pour dix jours, en attendant son entrée au Couvent, et qu'on y oublie pendant deux mois, y languit les jambes à l'eau avec les reptiles les plus immondes. Dans l'épaisseur des murs de celte cave sont creusées quatre ou cinq cavités, dans lesquelles on place des prisonniers qui sont véritablement scellés dans le mur, puisque, une fois établis dans ces lieux, la porte par laquelle ils y sont entrés ne s'ouvre plus, et qu'elle est assurée dans le mur au moyen de fers qui y sont scellés. Quand on voulut en faire sortir un malheureux qui y était détenu depuis vingt ans, la porte n'avait été ouverte depuis si longtemps, nous dit l'exempt, qu'il a fallu abattre la serrure et les barres. Au milieu de cette porte est une ouverture carrée, d'environ un pied, par laquelle le prisonnier respire, reçoit ses aliments et rejette ses excréments. Genre de cachot inouï, dit le rapporteur, et le plus barbare qu'on puisse concevoir ! »

Dans les autres étages, les malheureux n'étaient guère mieux installés, nichés qu'ils étaient chacun dans une espèce de cage, que le rapport compare « aux cabanes roulantes des bergers qui gardent la nuit les moutons en pleine campagne, n'ayant pour tout, pour l'entretien de leur vie, qu'une ouverture semblable à celle pratiquée dans les cachots souterrains (7). »

Je ne connais qu'une description égale à celle-ci en horreur, c'est celle que, dans une de ses lettres, Horace Vernet nous donne de la Mosquée des fous du Caire. Mais au moins cette fois, le lieu de la scène est dans cet Orient où la mort et la souffrance des hommes ont toujours été comptées pour rien, où, par un raffinement atroce, elles se mêlent au plaisir, où l'on s'enivre de sang et de tortures autant que de voluptés. « Figure-toi, dit le voyageur, une cour de quarante pieds carrés, environnée de murailles prodigieuses de hauteur qui laissent à peine entrer le jour. Dans l'angle une petite porte de trois pieds de haut, barricadée de chaînes à travers lesquelles on passe avec peine. De chaque côté des murs sont percées de petites niches de quatre pieds carrés, garnies d'énormes grilles de fer, et là dedans, sans vêtements, assis sur la pierre, sans autre paillasse que leurs ordures et une épaisse couche de poussière, sont les malheureux privés de leur raison, une double et lourde chaîne au cou, dont les extrémités viennent s'attacher à de gros anneaux extérieurs et dont le frottement perpétuel sur la pierre l'a détruite et creusée à plus de deux pieds. Joins à ces tableaux les rugissements des furieux, les accents pitoyables d'un amoureux et les deux yeux fixes d'un nègre silencieux qui vous regarde comme un oiseau de nuit, et tu ne te feras encore qu'une faible idée de ce que nous avons vu (8). » La description d'Horace Vernet est désolante, mais elle n'offre aucun trait qui ne se retrouve dans la Tour-Châtimoine. Les cris et les rugissements dont il parle ont dû s'y entendre bien souvent ou s'étouffer dans ses sombres piliers. Et dans ces tableaux qui épouvantent et indignent le voyageur français, rien n'est comparable à cette horrible caverne, où l'infortuné pourrit pendant des années dans les ténèbres et dans la fange.

En voyant les malheureux ainsi logés, il est à peine besoin de se demander s'ils reçoivent les soins nécessaires. Ne cherchez pas s'il y a là un médecin pour soigner leur corps et rappeler leur raison, des sœurs de charité pour les entourer de soins délicats ; s'ils peuvent tout au moins compter sur la main plus rude d'un infirmier ; s'il y a un prêtre qui vienne, au moindre réveil de leur âme, leur apporter les consolations de la religion ? Le personnel de la maison est des plus réduits ; le seul fonctionnaire chargé de veiller sur eux est un concierge qui doit seul suffire à tous les services ; et si l'on juge de la sollicitude du gardien par son intégrité, elle ne devait pas aller loin : car on le voit, en 1770, moyennant un écu de trois livres, procurer l'évasion d'une détenue (9). Parfois, plus coupable encore, il exploitait la misère des malheureux confiés à ses soins ; on nous apprend que l'un d'eux, manquant de tout, était donné en spectacle, pour une rétribution, à une curiosité imbécille.
 
Toute la sollicitude de l'administration municipale se borne à aller de loin en loin, en grande pompe, faire une courte visite à la Tour (10), et demander aux détenus, encore en état de répondre, s'ils ne sont pas mécontents du concierge. Que ne leur demandait-on également s'ils étaient contents du traitement ?
 
Quels sont, en effet, ces secours que les pauvres insensés trouvaient là, au dire des échevins, et qu'ils n'auraient pu se procurer d'eux-mêmes ? En présence des faits, ces paroles ne semblent qu'une amère dérision. Le ministre, dès 1749, apprenait avec indignation le traitement auquel, en réalité, ces malheureux étaient soumis ; il se plaignait de l'état misérable et contraire à l'humanité dans lequel les prisonniers étaient tenus dans ce lieu, malgré la pension que payait le roi pour quelques-uns. Son indignation n'est que trop justifiée par les différentes confidences parvenues jusqu'à nous. Les malheureux fous sont là sans air, sans lumière, sans vêtement.
 
C'est ainsi qu'on avait trouvé en 1767, après dix-huit ans de captivité, le malheureux enfermé pour ses chansons « sans un lambeau pour se couvrir. » Et le maire expliquait paisiblement sa nudité en disant que c'était la faute de ses parents qui s'obstinaient à ne pas lui fournir de vêtements. Lorsqu’en 1785 la Tour livre ses mystères, quand on ouvre les loges en bois, « on en voit sortir tout d'abord une femme toute nue qui tombe du haut de la Tour, ne pouvant se tenir debout. Dans la même salle, dans l'épaisseur des angles de la Tour, on trouve dans le même état deux femmes, et un homme qui est là muré depuis vingt ans. » Plus loin on en rencontre un autre sur la paille, « vêtu d'une chemise gâtée, lequel a une partie de la cuisse corrodée ; un autre enfin qui avait été attaché avec des fers aux pieds à une chaîne dans le mur, mais qui n'avait plus que les accolle-jambes, les chaînons ayant été rompus par le temps. Il ne pouvait supporter la lumière et ses jambes refusaient de le soutenir. »
 
Il n'est pas besoin d’ajouter un commentaire à ces détails.
 
Tous ces malheureux n'ont pas d'histoire ; la seule dont on retrouve quelque trace est vraiment attendrissante. Un certain des V., natif de Marseille, ancien chirurgien aux colonies, interdit par une sentence de la sénéchaussée de St-Domingue, avait été envoyé par ordre du roi et entretenu à ses frais à la Tour-Châtimoine. « L'état malheureux de ce dernier « des renfermés en ce lieu affreux, dit l'officier de maréchaussée qui visite la Tour en 1785, renchérit encore sur les précédents. Il était renfermé dans un des piliers servant de fondement à la Tour, du côté de l'abbaye de St-Étienne. L'intérieur du cachot était très-humide par la filtration des eaux. Il n'en était pas sorti un instant depuis dix ans. » La femme du concierge, de son côté, déclare : « Qu'il était vêtu à ses dépens avec de  vieilles hardes à elle ; que, du reste, il n'avait pas besoin d'être mieux habillé, vu qu'il restait presque toujours couché. C'était un être doux, honnête, continue le rapport, sans aucune malice, à ce qu'il paraît, et il demandait à rester dans sa prison, pourvu qu'on voulût seulement empêcher les enfants de lui jeter des pierres, plaisanterie dont il est sujet à éprouver le désagrément, le seul jour qu'il ait étant du côté du chemin de l'abbaye. »
 
N'y a-t-il pas quelque chose de singulièrement touchant dans cette simple requête, si naïvement reproduite par ce rapport ?
 
L'histoire de ce malheureux devait être mélancolique jusqu'au bout. Le 7 novembre 1789, le ministre de La Luzerne écrit aux administrateurs de la maison de Beaulieu et leur rappelle l'ordre envoyé en 1785 de recevoir des V. « Comme depuis cette époque, ajoute-t-il, il ne m'est rien parvenu qui serve à constater l'existence de ce particulier ou sa sortie de votre maison, je vous prie de m'écrire en détail sur ce qui le concerne, afin que, s'il existe, on puisse juger, sur votre rapport, s'il convient de faire cesser sa détention ou de la prolonger encore. Il est intéressant que votre réponse me parvienne sans retard. » La même demande est renouvelée le 5 janvier 1790 ; elle reste sans réponse.
 
On voit ce qu'un pareil traitement pouvait faire pour eux ; comment, au lieu de les guérir, on ne faisait que hâter la ruine de leur intelligence. Ainsi, un pauvre être, dont le seul tort était un dérangement passager d'esprit, était condamné par la société au plus épouvantable des supplices, à celui que les plus effroyables tyrannies n'ont jamais osé rêver, condamné à la folie furieuse. Dans cette horrible solitude et cette nudité, sur une paille infecte, dans ces ténèbres, cette humidité et cette inondation périodique, le trouble d'esprit devenait vite égarement, l'égarement folie, la folie démence furieuse. C'était à une marche inévitable et dont nous voyons, dans les dossiers que nous feuilletons, de trop nombreux exemples.

Aussi, les intendants ne signaient qu'à regret ces aggravations de peine pour un malheureux frappé déjà par la nature. Ils sentaient bien à quel châtiment ils envoyaient celui qu'on aurait dû essayer de guérir. Je trouve, entre autres, un exemple intéressant de ces inutiles scrupules du magistrat et d'une touchante infortune. C'est un certain Daniel, dont le sort émeut le lieutenant-général de police de Cherbourg. « C'est vraiment, écrit-il, pour des gens de cette espèce qu'une maison de force générale paraîtrait devoir être destinée, n'y aïant pas dans les lieux particuliers d'endroits propres à placer les fous, dont la folie, comme celle de Daniel, est douce et tranquille. » Daniel, en effet, est un jeune homme de vingt-six ans, pauvre et sans parents qui puissent le contenir dans ses accès de démence ; il n'a jamais fait de mal à personne, il a seulement cherché parfois à se noyer. Faute d'une maison convenable, le pauvre Daniel sera condamné à la Tour-Châtimoine.

Combien de malheureux ne devait-il pas y avoir, semblables à celui-là, et dont la folie eût peut-être cédé à des soins assidus, à un traitement intelligent et attentif !
 
Nous en avons la preuve dans ces dossiers mêmes, dans la requête d'une pauvre femme qui réclame la liberté de son mari. Pendant neuf mois, elle n'a cessé de l'aller voir et de lui procurer tous les secours possibles ; il a recouvré la raison. Comment cela n'avertissait-il pas de ce qu'on aurait pu faire pour d'autres ?
 
Il faut rendre à l'administration de la Normandie cette justice, que ses représentants, à tous les degrés, intendants et subdélégués, se préoccupèrent de ce triste état de choses et cherchèrent, à plusieurs reprises, les moyens d'y remédier. La voix éloquente des philosophes demandant la réforme des abus, le respect de l'humanité, le soulagement des souffrances, retentissait de toutes parts ; on ne pouvait plus l'étouffer, et les intendants de Caen n'avaient pas été des derniers à l'entendre. Dès 1765, M. de Fontette déclarait que l'Hôtel-Dieu était riche, que le logement des insensés était une de ses charges naturelles. Il proposait de détruire la Tour-Châtimoine et de transporter à l'Hôtel-Dieu une vingtaine de loges, ce qui ne coûterait qu'une dépense médiocre.
 
L'intendant, M. Feydeau de Brou, qui paraît avoir été un esprit distingué et plein de bonnes intentions, écrivait la même année : « Il serait désirable de voir se former dans la province un établissement en grand où les personnes dont l'esprit est aliéné pussent être soumises à un traitement. » En mars 1785, il demandait les fonds nécessaires pour faire disposer, à Beaulieu, un logement spécial. « On pourrait, dit-il, ce me semble, établir des loges en bois dans les nouveaux bâtiments, au second étage, où les fous seraient très-sainement. Mais l'argent manque : les dépenses d'aménagement sont trop considérables, et ce n'est pas sans peine qu'il pourra se trouver, à Beaulieu, des loges de fous en nombre suffisant pour ceux qu'il sera indispensable d'y admettre. »

Un instant, on avait espéré que le roi prendrait ces améliorations à sa charge. « Il est question, écrivait-on en 1765, de former dans toutes les provinces des établissements pour recevoir les insensés, les furieux, les épileptiques et les gens mal figurés, qui forment la partie la plus onéreuse de la mendicité. Le roi est décidé à les prendre à sa charge. » Mais l'ancienne société devait en demeurer à ces intentions, et laisser à une société nouvelle le soin et le mérite de les réaliser.
  
A défaut des secours de la royauté, les intendants ne sachant où trouver les fonds nécessaires, auraient voulu mettre les insensés à la charge des paroisses, comme les enfants-trouvés ; mais ils étaient obligés de s'arrêter devant l'impossibilité de trouver un texte qui les autorisât. L'arbitraire que rien ne trouble pour faire le mal, ne se sent pas le courage de faire arbitrairement le bien.
 
L'essai tenté tardivement à Beaulieu après la démolition de la Tour-Châtimoine (1785), ne devait pas, du reste, donner d'heureux résultats. Les pauvres insensés n'avaient guère gagné au changement. A Beaulieu ils étaient aux prises avec d'autres misères et d'autres dangers. Les femmes supposées folles y avaient été jetées pêle-mêle avec des voleuses, des mendiantes et des prostituées, livrées à leur mépris et à leur dérision, et leur servant de jouet.
 
On voit dans tout cela les meilleures intentions demeurer impuissantes. Il y fallait un renouvellement de la société tout entière, et l'infusion d'un principe nouveau, le respect de la liberté individuelle.


NOTES :
(1) Ce travail est le complément naturel de celui que nous avons publié naguères sur les Lettres de cachet dans la généralité de Caen. (Paris, Imprimerie impériale, 1864.)
(2) Elle était sans pitié pour ces infortunés. On se faisait du fou un divertissement. Un exemple entre mille : la grande Mademoiselle, en visite à Fontevrault, où elle a une tante abbesse, commence à s'y ennuyer dès le premier instant. On ne trouve d'autre moyen, pour la divertir, que de lui montrer une folle enfermée dans un cachot. « Je pris ma course vers ce cachot, dit-elle (V. ses Mémoires), et je n'en sortis que pour souper. » Le lendemain, on la régale d'une seconde folle ; comme il n'y en avait plus pour un autre jour, l'ennui la prend, et elle s'en va malgré les instances de sa tante.
(3) Dans les soixante-six demandes que j'ai rencontrées, une seule est accompagnée d'un certificat de chirurgien à l'appui.
(4) Il peut être intéressant de voir quels sont les divers cas de folie mentionnés par ces requêtes. Nous avons signalé le vague de la plupart des allégations ; il en est quelques-unes pourtant dans lesquelles on est entré en plus de détails. Chez plusieurs, la folie se témoigne par une irrésistible tendance à mettre le feu. Ici, c'est un fou méchant, dont la paroisse de Vauxelles réclame la réclusion, qui garde dans sa folie une certaine lucidité ; il a fait scandale dans l'église, brisant des chaises, un crucifix ; il a tiré son couteau contre le bedeau , il jette des pierres aux portes, il menace et maltraite tout le monde ; mais il se vante que s'il tue quelqu'un, il n'a rien à craindre, parce qu'on le traite de fou. Un autre est possédé de la manie du suicide : il a voulu se tuer d'un coup de couteau, se pendre. Les sœurs déclarent que la Tour doit être naturellement son partage. Il en est d'autres dont la folie est innocente et semble être de celles dont un traitement intelligent et attentif eût pu triompher. Tel est ce pauvre diable de menuisier qui, ayant emprunté pour payer sa maîtrise, a fait de mauvaises affaires ; sa raison s'est perdue, il s'imagine qu'il est riche, qu'il possède de gros biens ; il ne veut plus travailler et reste enfermé dans sa chambre, vêtu de son habit le plus propre. Un autre, ô profanation des plus poétiques images, ô souvenir d'Ophélia ! court la campagne ayant toutes sortes de fleurs autour de la tête.
(5) Il faut cependant signaler deux exceptions heureuses : deux couvents, l'un d'hommes et l'autre de femmes, où les insensés sont mieux traités ; mais ce ne sont pas là des établissements ouverts à tous, on n'y est reçu qu'en payant, et les pensionnaires y sont très-peu nombreux. C'est d'abord la maison du Bon-Sauveur de St-Lo, couvent de femmes où, dit le subdélégué, les folles sont bien traitées. Aussi demande-t-il que l'administration vienne en aide aux religieuses, ajoutant : « Des maisons de cette espèce sont d'une grande ressource pour la province. » Pour les hommes, il y avait un couvent du Mesnil-Garnier dans l'élection d'Avranches, où la détention était assez douce ; mais les soins y étaient bien insuffisants. C'est le subdélégué de Grandville qui nous l'apprend ; il écrit en 1785 que, dans ses différentes visites, il a remarqué que les religieux Dominicains de cette communauté sont, en général, des sujets très-faibles d'esprit qui ont besoin d'être conduits et qui sont peu propres au gouvernement des autres, excepté le prieur, homme très-capable, mais qui s'absente pour aller prêcher les stations du Carême et de l'Avent.
(6) MM. les échevins ne paraissent pas ici très au courant de ce qui se passe dans leur Tour-Châtimoine. Non-seulement, bien des ordres du roi avaient déjà pris ce chemin, mais la police elle-même sait l'utiliser au besoin. Une ordonnance de police, avec ce mépris de toute proportion entre le délit et la peine qui est le caractère de l'ancienne pénalité, « fait défense à tous décrotteurs ou autres de pareille espèce de marcher sur les gazons de la place Royale    … peine d'être enfermés, pendant l'espace de six mois, dans les cachots souterrains de la Tour Châtimoine. »
(7) En présence de cette situation, on comprend la sollicitude de ce mari qui demande l'autorisation de transporter sa femme à Paris, où « il lui a trouvé une place moins désagréable. » Si l'on eût connu cet horrible état de choses, combien n'eût-on pas hésité à demander pour des infortunés un semblable asile ! Je vois, par exemple, une pauvre femme réclamer une place pour sa fille, qu'elle représente « enfermée dans une misérable chambre où elle vit plutôt en animal qu'en humaine » ; et le curé de St-Nicolas appuyer sa demande, touché qu'il a été du spectacle qu'il a eu « dans ce petit appartement qu'elles occupent et qu'il a trouvé rempli de toutes sortes de malpropretés, de vermines et ordures qui exhalaient les plus mauvaises odeurs et causaient une infection des plus grandes. » La malheureuse allait-elle gagner au change ?
(8) V. Sainte-Beuve. Causeries du lundi. Article sur Horace Vernet.
(9) Le concierge traitait pour son compte avec les familles. Nous le voyons, d'accord avec des parents, prendre un détenu en pension et « lui accorder une honnête liberté. »
(10) V. Arch. de la ville de Caen. Reg. 95. —A. f° 28.— 17 janv, 1750.—Visite de M. Hue de Prébois à la Tour-Châtimoine.


APPENDICE
 
Nous avons pensé qu'on ne lirait pas sans intérêt les détails suivants que nous empruntons à des pièces également inédites, et qui achèveront de montrer ce qu'était, au XVIIIe siècle, le régime des prisons dans la généralité de Caen.

Note A.
 
Voici, par exemple, ce qu'on peut lire sur le traitement auquel sont soumis les prisonniers et sur les évasions, dans un rapport de M. Couraye du Parc, écuyer, conseiller du Roi, vicomte et délégué de Granville, commissaire nommé, en 1786, par le roi pour faire dans l'abbaye et maison du Mont-St-Michel une visite exacte de tout ce qui concerne les personnes qui y sont détenues :
 
« Prié de nous dire quelles sont les corrections que les exilés subissent lorsqu'ils ont commis quelque désordre : le prieur nous a répondu que, lorsqu'ils se portent à certains excès, comme de casser leurs vitres ou quelques meubles, on les prive de vin, pour, avec la valeur de ce qu'ils en auraient bu, réparer le dommage ; que lorsqu'ils sont intraitables, on les met aux fers pour deux fois vingt-quatre heures ; que ces occasions sont très-rares ; que pour ceux qui ont la liberté du château, on les en prive, lorsqu'ils en ont abusé ; que ceux des détenus qui descendent à la ville, sont obligés d'en obtenir tous les jours la permission, qui leur est expédiée sur une carte, sans laquelle le portier ne leur ouvrirait pas. »

« Prié de nous dire si la pension est la même pour tous les détenus ? Nous a répondu qu'originairement il y avait deux pensions ; l'une à six cent cinquante livres sans vin et au cidre, l'autre à huit cents livres, à cinq septiers de vin par jour , que la portion était la même, que tous les détenus qui se trouvent actuellement sont à la même pension de huit cents livres. » — « Prié de nous dire en quoi consiste ordinairement le repas des détenus ? A répondu qu'au déjeuner on leur donne du pain et du beurre et un septier de vin de Bordeaux ; à diner un potage, une entrée , un bouilli et du dessert suivant la saison, et une demi-bouteille du même vin ; à souper un rôti, une salade, ou, à défaut de salade, un plat de légumes cuits, du dessert et une demi-bouteille de vin ; que c'est ainsi que vivent les religieux de la maison ; qu'on donne de la volaille au moins une fois la semaine , et que l'on varie les mets suivant la saison. — Prié de nous dire qu'elle est la règle pour le chauffage ? Nous a répondu que, lorsque plusieurs exilés se chauffent à la même cheminée, la maison leur fournit le bois ; que lorsqu'ils veulent leur cheminée à eux seuls, qu'ils paient le bois. — Prié de nous dire en quoi consiste le couchage des détenus ? Nous a répondu qu'il consiste en une couchette, deux matelas, une paillasse, un traversin, deux couvertures l'hiver et une en été, le tout dans une couchette sans rideaux ni housses, dans la crainte qu'on n'en abuse pour faire des cordes pour s'évader, ce qui est arrivé plusieurs fois. Le soir, pour plus de sûreté, on leur enlève leurs vêtements, afin de les empêcher de s'évader pendant la nuit. »

 « Prié de nous dire comment on fournit à l'entretien des détenus ? Nous a répondu que les parents fournissent ce qu'ils veulent sacrifier pour cet objet, qu'il en a la manutention, qu'il tient un état exact de ce qu'il dépense et qu'il en justifie aux parents, et qu'il est presque toujours en avance du prix des objets fournis aux détenus. »
………

 « Prié de nous dire comment les détenus sont servis en santé ? Nous a répondu qu'ils sont servis par des domestiques que l'on multiplie en raison de leur nombre et de leurs besoins ; qu'actuellement il n'y a que trois détenus d'enfermés et qu'un seul domestique les sert le jour, que la nuit deux ou trois viennent visiter leur grille et fermer leur porte lorsqu'on les sépare. »

COMPLOTS ET EVASIONS. — DECLARATION DU PRIEUR.

« Sur la fin de février 1784, les sieurs d'E., d'EL, R., de L. et de G., demeurant dans le même quartier, il fut formé un complot d'assassiner le domestique M. Ch., préposé à leur garde, de s'emparer des clefs, d'aller ouvrir aux autres détenus, de se porter ensuite chez le prieur, de lui voler ce qu'ils auraient pu trouver d'argent, d'aller de là dans l'église enfoncer la grille du trésor, prendre une crosse que le sieur d'E. leur avait dit être d'or, et ils devaient massacrer tous ceux qui s'opposeraient à leur évasion. « M. de G., témoin de cette conspiration, en eut horreur et menaça les conjurés de tourner ses forces contre ceux qui voudraient faire mal à quelqu'un, leur disant : pour l'évasion j'en suis, mais pour les assassinats, je m'y oppose. Les sieurs R. et d'El., encore détenus dans cette maison, voyant que le projet était manqué par la résistance du sieur de G., prirent le domestique en particulier, et pour écarter le soupçon qui aurait pu naître contre eux, ils accusèrent le sieur d'E. d'avoir formé le projet et dirent qu'ils étaient trop honnêtes gens pour donner la main à un pareil complot. Ils engagèrent ce domestique à conter l'affaire au prieur, et pour qu'il ne restât aucun doute sur leur franchise, ils demandèrent à être séparés des autres. Le sieur prieur voulant découvrir quel était l'auteur du complot, les fit appeler séparément ; il reçut leurs dépositions par lesquelles il demeurait constant que ni M. de L., ni M. de G. n'étaient coupables ; les sieurs d'E., d'El. et R. s'accusèrent mutuellement.

 « Le sieur prieur ne pouvant reconnaître la vérité, les engagea de faire chacun leur mémoire sur cette affaire. Les mémoires ne présentaient que des doutes sur l'auteur du complot, mais ils en constataient la réalité ; les choses restèrent en cet état, le sieur prieur ayant pris les précautions de prudence nécessaires dans la circonstance, faisant distribuer les logements différents et sans communication aux trois conjurés présumés, et le sieur prieur resta saisi des mémoires respectivement faits. Après quoi le sieur prieur nous a fait le récit suivant :

« Le 8 septembre 1784, les pensionnaires étant dans la cour de l'exil, le sieur d'El. s'avisa de tenter une évasion ; il y avait pour lors des échafauds suspendus à la hauteur de 20 pieds : y étant parvenu, il trouva des échelles au moyen desquelles il s'introduisit dans la maison. Les religieux chantaient les vespres. Le sieur d'El. parvenu à la porte du monastère, engagea le portier de lui ouvrir en lui promettant 25 louis de rente. Le portier, fidèle à son devoir, refusa et vint promptement en donner avis. Le nommé F., commis engagé à vie à la congrégation de St-Maur, se porta promptement du côté de la porte, il engagea le sieur d'El. à rentrer dans le devoir. Celui-ci, armé d'un compas ouvert, s'élança contre F. avec rage, lui en porta un coup dans le ventre, lequel fit peu d'effet ; il lui en porta un second dans la lèvre supérieure, et sans le secours qui arriva fort à-propos, c'en était fait de la vie dudit F. — Le sieur prieur s'étant transporté aussi vers la porte de la maison, y vit le sieur d'El. se débattant en furieux contre les personnes qui approchaient de lui ; on fut obligé de le tirer pour le reporter à l'exil, où il fut mis dans une chambre dont la fenêtre était défendue par une barricade et on lui mit les fers. Cependant ayant entendu qu'on reportait leur camarade à l'exil, et l'ayant entendu vomir des imprécations contre le prieur, les exilés firent révolte de leur côté. L'un d'eux, qui n'est plus dans cette maison, menaça même le prieur d'attenter à sa vie. Ils quittèrent leurs bas, mirent des pierres dedans et menacèrent de tuer le premier domestique qui entrerait dans la cour. Le sieur prieur crut qu'il était prudent de faire monter la garde bourgeoise de la ville, qui, ayant été introduite dans la cour de l'exil, parvint à arrêter les uns après les autres. On mit aux fers celui qui avait témoigné le plus d'emportement et qui avait menacé le sieur prieur... Le sieur d'El. eut les fers pendant huit jours, et le sieur F. pendant deux fois vingt-quatre heures. »

 Les détails suivants ont trait à la tentative de résistance que j'ai rapidement indiquée plus haut et qui fut si brutalement réprimée. Ils sont tirés des dépositions du chevalier d'El... lui-même.

« ... Étant logé le 15 décembre (1794) avec le chevalier R. à l'exil, il descendit seul à la cour pour prendre de l'exercice. Étant dans cette cour, il entendit marcher plusieurs fois sur le pont qui est placé sur cette cour, et ayant entendu tousser, il regarda et vit tomber un morceau de papier : ayant été le ramasser, il entendit de nouveau tousser à une fenêtre grillée du corridor du prieur et crut y voir quelqu'un vêtu de noir. Ayant ouvert le billet, il y lut ces mots : « M. d'El. et M. R. défiez-vous du père prieur, car il vous en veut à la mort. Je vous préviens que si vous faites quelques tentatives pour demander votre changement ou pour vous évader, vous serez poignardés ou empoisonnés, dans la crainte qu'il a que vous ne portiez des plaintes contre lui. » Et au bas était écrit : « Je vous plains de tout mon cœur. » Ledit billet sans signature, paraphé et marqué de quatre points. Le répondant, aussitôt après cette lecture, alla vers son camarade lui montrer le billet ; il en ressentit une vive impression. Dès lors ils firent ensemble le projet de se barricader et de se défendre si on venait les attaquer ; ils attendirent avec impatience le jour de l'an pour recevoir la visite du prieur, afin de démêler dans ses regards quels étaient ses projets. Le prieur étant venu les visiter le 5 janvier, ils lui firent plusieurs demandes : celle de n'être plus dépouillés, celle d'être mieux nourris, celle d'en imposer à ses domestiques. Voyant que le prieur ne voulait point accorder les demandes, ils lui déclarèrent que leur intention était d'en écrire au ministre et de lui faire des représentations sur la manière dure dont ils étaient traités. Le prieur répondit qu'il ouvrirait les lettres, qu'il ferait ses réponses à côté des demandes et qu'il serait plutôt cru qu'eux; que d'ailleurs le ministre n'avait aucun droit sur lui ; qu'il ne pouvait pas lui ôter son capuchon. Il sortit en disant qu'il saurait mettre le répondant et son camarade à la raison et qu'il les séparerait    Le sieur prieur étant sorti, le répondant et le sieur R. prirent la résolution de se barricader, et travaillèrent toute la nuit à faire des mémoires pour le ministre et pour leurs familles respectives, auxquels ils joignirent une copie du billet anonyme par lequel ils demandaient leur changement. Le lendemain, à midi, ils envoyèrent leurs paquets au prieur avec un billet pour lui, par lequel ils lui demandaient de mettre ses réponses à côté de leurs plaintes, mais de les envoyer, lui déclarant, qu'ils étaient résolus de ne point ouvrir leurs portes sans un ordre du ministre, ou sans qu'un commissaire vint recevoir leurs plaintes ; que cependant ils lui donnaient leur parole d'honneur d'être tranquilles et de ne faire aucune tentative pour s'évader….. »

Le surlendemain on les sépare et on enferme le chevalier avec un religieux détenu. Le soir, on enlève leurs habits. « Le religieux refuse de se laisser dépouiller sans que le prieur lui en donnât l'ordre lui-même. Au bruit, le répondant vint frapper à sa porte et dire aux geôliers que, s'ils n'abandonnaient pas son camarade, il allait crier par la fenêtre. Les geôliers lui ayant répondu qu'ils sauraient bien le mettre à la raison, il cassa son volet et cria à l'assassin, auquel bruit le chevalier R., ne pouvant ouvrir son volet, cassa un carreau de vitre et cria aussi à l'assassin. Les moines se mirent aux fenêtres, menacèrent des fers ; le répondant voyant tout le monde assemblé, dit tout ce qu'il savait des moines et rapporta la teneur du billet anonyme qu'il avait reçu, déclarant hautement qu'il consentait à se rendre et ouvrir sa porte si on voulait faire passer les lettres au ministre, ou faire venir le subdélégué d'Avranches. Qu'après cette scène, il mit son lit contre la porte, cassa ses chaises afin d'avoir des bâtons, attacha avec le cordon de ses cheveux « le bouton de fer avec lequel le cadenas se fermait et qu'il avait arraché, brûla le volet pour avoir la lame de fer qui servait de penture et se fit ainsi des armes. Au matin du 9 janvier, le répondant s'étant mis à la fenêtre, appela le sieur Le R. et lui dit qu'il était résolu à tenir ferme, jusqu'à ce qu'il fût venu un commissaire ou jusqu'à ce qu'il y eût des ordres du ministre ; qu'il pouvait être tranquille sur le sort du billet, qu'il était en sûreté. A l'heure de la grand'messe, le prieur vint au guichet du répondant et lui dit, que, s'il ne voulait pas se rendre, il allait faire tirer sur lui. A quoi le répondant dit qu'il consentait de se rendre, aux conditions qu'on ferait passer ses lettres sans les ouvrir, qu'on le remettrait avec son camarade et qu'on oublierait le passé. — Le prieur répondit qu'il n'était pas fait pour traiter avec le répondant, qu'il eût à obéir, sinon qu'il allait faire défoncer la porte. »

On sait ce qui arriva ensuite et comment le chevalier fut renversé d'un coup de fusil.

Le prieur déclare qu'après sa guérison il fut remis comme les autres prisonniers dans une chambre où s'étant sagement conduit jusqu'au mois de septembre, le sieur prieur lui accorda la liberté de la maison, même contre le vœu de ses parents.

« Le sieur d'El., dans cette nouvelle position, ne laissa pas longtemps le sieur prieur sans inquiétude, celui-ci ayant été plusieurs fois averti qu'il méditait d'assassiner G. et de décamper ; il n'exécuta cependant pas ce noir projet ; mais, le 16 octobre, sur les six heures du soir, ayant simulé un grand mal de dents, il quitta ses confrères, disant qu'il allait se coucher. Au lieu d'entrer dans sa chambre, il alla dans l'endroit appelé le plan du four, où il trouva des échelles dressées pour l'usage des ouvriers qui travaillent aux réparations ; il s'en servit pour s'évader. Le jour n'étant pas tout-à-fait clos, il fut aperçu par les habitants du Mont-St-Michel qui le joignirent et le ramenèrent au sieur prieur, qui lui fit une réprimande et le fit conduire à l'exil………….. »


Note B.

Nous croyons devoir donner ici le modèle des ordres en vertu desquels les malheureux étaient enlevés.

Ordre du Roi. — A MM. les Administrateurs de la maison de Beaulieu. — Chers et bien amés, nous vous mandons et ordonnons de recevoir dans la maison de Beaulieu, près Caen, le nommé     …… et de le garder et détenir jusqu'à nouvel ordre de notre part, moyennant pension qui vous sera payée par la famille. Si n'y faites faute, car tel est notre bon plaisir.
      
Signé : Louis.
Et plus bas :
BERTIN.

A Monsieur le marquis de C, maréchal des camps et armées du Roy. — Monsieur le marquis de C., je vous fais cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous demeuriez dans votre terre de C. et que vous ne vous en éloigniez pas plus que de deux lieues jusqu'à nouvel ordre de ma part. La présente n'étant à autre fin, je prie Dieu qu'il vous ait, Monsieur le marquis de C. , en sa sainte garde.
Versailles, le 9 juin 1763.
    
Signé : Louis.
Et plus bas :
PHELYPEAUX.

Lettre de M. Bertin. — Versailles, 31 décembre 1773. — La famille de N. demande, Monsieur, par le mémoire ci-joint, des ordres pour le faire enfermer dans une maison de force. Je vous prie d'examiner avec attention si la conduite de ce jeune homme mérite une punition aussi sévère et si le mémoire est signé des parents paternels et maternels des plus proches. Dans le cas où il mériterait cette punition, il serait à propos que la famille indiquât dans quelle maison elle voudrait qu'il fût enfermé, et lorsque vous aurez pris à ce sujet les éclaircissements nécessaires vous m'enverrez, s'il vous plaît, votre avis.


Note C.

Nous avons vu quelle part les passions les plus basses ; l'intérêt et la cupidité, avaient dans ces arrestations arbitraires.
 
C'est encore l'avidité d'une famille qui a fait enlever, en 1773, Mme de B. et qui l'a conduite dans ce cachot de 5 pieds de large où elle se plaint d'être enfermée depuis six mois, couchée sur la paille. L'humidité, le mauvais air, la mauvaise nourriture, les mauvais traitements ont dérangé sa santé. En effet, lorsqu'elle est sortie de cette horrible geôle, on trouve, jointe au dossier, une interminable liste de médicaments fournis journellement.

L'intendant avoue que le traitement est excessif, que le régime de la Charité, fait pour des filles de mauvaise vie, est très-sévère, que Mme de B. doit avec peine se voir assimilée à elles. Malheureusement M. de Vergennes découvre qu'il est incompétent, vu que l'ordre a dû passer par les mains de l'intendant de Bretagne et être expédié dans le département de M. Amelot. Enfin, le 10 août 1780, Mme de B. obtient d'être envoyée à l'Hôtel-Dieu de Caen.

De là elle écrit au ministre pour lui dénoncer les manœuvres des parents qui veulent la dépouiller, qui depuis huit ans n'ont pas laissé une lettre d'elle parvenir à son mari, détenu à Pontorson. Mais la lettre reste sans réponse jusqu'à ce que le comte de Faudoas s'intéresse à elle. C'est ainsi que se passent généralement les choses. Les gens languissent jusqu'à ce que quelque personnage puissant veuille bien s'occuper d'eux. Le comte écrit au ministre : « Les injustices et les mauvais traitements qu'elle a essuyés pendant sa captivité ont été reconnus. » Il ajoute : « Elle désirerait pouvoir jouir de son bien. Son mari, décédé en 1781, lui a laissé de mauvaises affaires. Les parents qui ont été la cause de sa détention ne sont pas pressés de lui rendre des comptes. Ils paient pour elle une modique pension qui ne peut suffire que pour son logement et sa nourriture, et elle est actuellement dans le plus grand besoin. M. Amelot a bien voulu avoir égard aux représentations qui lui ont été faites et a promis de lui rendre justice ; mais elle a des parents à Paris qui sollicitent vivement contre elle, dans la crainte d'être forcés de rendre compte et d'être obligés de restituer. »

Grâce à cette puissante intervention, les choses changent de face, et l'intendant s'aperçoit qu'il pourrait bien être temps de mettre un terme à sa captivité. « Ses infirmités, la régularité de ses mœurs et la douceur de son caractère me font désirer, dit-il, qu'elle puisse rentrer dans la société, ou au moins que l'on la mette à portée de se présenter devant les tribunaux. » Enfin, le 20 mai 1782, la pauvre femme est mise en liberté. Mais ses épreuves n'étaient pas finies. Arrivée à Rennes pour régler ses affaires, elle trouve mille difficultés : « On ne m'attendait  pas, dit-elle, mes parents attestaient que je mourrais dans leurs fers. » Elle s'est réfugiée, pour suivre un procès, dans un couvent d'Avranches. On essaie de l'en chasser. Son beau-frère fait dire qu'elle va produire des désordres affreux, qu'on va venir l'arrêter. Le secours lui vient de l'endroit d'où on l'attendait le moins, de l'administration repentante.

En effet, et ceci est un trait caractéristique, l'arbitraire ne garde pas rancune à ceux qu'il a persécutés. Dès qu'ils ont su se faire rendre justice contre lui, il se montre plein d'affabilité. R s'intéresse à eux de tout le mal qu'il leur a fait, et ses anciennes victimes deviennent ipso facto ses protégés. En l'absence de l'intendant, son secrétaire écrit à l'abbesse du couvent où Mme de B. a trouvé asile : « Depuis longtemps cette dame m'est connue par ses malheurs, sa patience dans les maux qu'on lui a fait éprouver, sa douceur et sa bonne conduite. Il paraît qu'il n'y a jamais eu que des motifs d'intérêt pour l'en priver... J'ai actuellement sous les yeux des témoignages non suspects de la manière dont elle a vécu dans la dernière communauté où elle a été reçue et où elle s'est fait respecter par la régularité de ses mœurs et l'honnêteté de ses sentiments. »

On doit remarquer ici l'impression singulière que produit la lecture de ces dossiers en prenant les pièces par ordre de date. On croit d'abord avoir sous les yeux un misérable rebut de la société, une peste publique, à la suppression de laquelle on ne saurait qu'applaudir. Puis vient l'intérêt pour des souffrances excessives, démesurées, l'objet de cet intérêt fût-il coupable. Puis quand enfin, après de longues tortures, le malheureux a pu faire entendre sa plainte, on s'indigne de voir des innocents livrés à de semblables persécutions.

Ici, du reste, pour la consolation des âmes sensibles et amies des dénouements heureux, cette histoire commencée comme un drame finit comme une comédie. La main de l'administration s'est fait sentir. Les dernières pièces qui figurent au dossier sont deux lettres presque identiques avec les seules différences commandées par la position des deux destinataires où Mme de B. reconnaissante fait part, à M. l'intendant et à son secrétaire de son mariage avec un gentilhomme du diocèse de Lisieux, M. A. de M., ancien chevau-léger et chevalier de St-Louis.


Note D.

Voici les prix de quelques-unes de ces maisons :

Mont-St-Michel, 800 livres avec le vin ; 600 livres sans le vin. On paie le premier quartier au moment de l'entrée.
Mesnil-Garnier, en 1775, 450 livres.
Au Bon-Sauveur de Caen, 950 livres pour une dame noble accusée d'adultère.
Au Bon-Sauveur de St-Lo, 400 livres.
A Beaulieu, 1,200 livres.
 
Le roi n'accorde de place gratis au dépôt qu'en faveur des mendiants, des vagabonds, et de ceux qui y sont renfermés par ordre du ministère public, dans le cas toutefois qu'ils seraient sans ressources. Dans quelques maisons, certains sujets sont reçus gratuitement lorsqu'ils peuvent rendre des services et payer par leur travail.

Voici la note d'une femme détenue en 1779 dans un couvent de St-Lo, sur la demande de son mari : « Pension de 200 livres payables par quart. Un petit cabinet avec une couche, des rideaux, une paillasse, deux chaises. Pas de draps, serviettes, ni linges. Blanchie à ses frais, éclairée, chauffée de même. »


Note E.

SUR LA TOUR CHATIMOINE.

La Tour Châtimoine, autrement appelée Grosse Tour ou Tour aux Fols, était une tour ronde, lourde, massive. « Elle est fort spacieuse et d'une solidité qui ne permet pas de craindre les évasions, » disaient dans un rapport les magistrats municipaux. Un détail que je trouve dans un procès-verbal de visite de l'an 1600 peut donner, en effet, une idée de sa grandeur. Au deuxième étage ou Salle de la Tour, on constate la présence de « seize pièces de canon de fonte, plus une petite pièce, cent boulets, trente-et-un barils de poudre à canon en contenant 3164 livres, quatre cent trente-cinq barils de poudre grenue pour l'arquebuse, de grandes pièces de bois, des affûts, etc. »

Elle se divisait en trois étages : la salle haute, la salle du concierge, les prisons souterraines ou basse-fosse.
 
Elle avait été construite sous Charles VII, à l'endroit autrefois le plus mal défendu de la ville, à celui par où les Anglais l'avaient attaquée en 1417, et par où les Français, à leur tour, l'avaient abordée et prise en 1450, les Anglais s'étant contenté de réparer à la hâte les brèches qu'ils avaient faites eux-mêmes et n'ayant pu donner suite à leur projet d'établir là une solide fortification, et le connétable de Richemond ayant fait sauter, au moyen d'une mine, une vieille tour qui faisait toute la force de la ville de ce côté. C'est ce que constatent les « lettres royaux », qui permettent aux habitants de s'imposer pour relever les murailles détruites. « Nos bien amés les bourgeois, manants et habitants de notre ville de Caen nous ont fait remontrer que la muraille de la ville du côté de l'abbaye de St-Étienne avait été fort rompue et estonnée par bombardes et canons du temps que dernièrement y fîmes tenir le siège, et qu'elle fut par nous prise sur nos anciens ennemis et adversaires les Anglais. » En conséquence, en 1453 (1) le roi avait permis de « mettre sus et imposer par sept années, sur les habitants de Caen, la somme de 500 livres par quartier ou 2,000 livres par an, pour employer et convertir à faire un pan de la dite muraille et une grosse tour pour la sûreté et défense d'icelle du côté de St-Étienne. »
 
L'imposition avait été levée, en effet, pendant sept ans, et la ville y avait encore joint plusieurs autres sommes de ses deniers sans que l'œuvre fût achevée. Aussi de nouvelles lettres de 1460 « octroyaient auxdits bourgeois et habitants de Caen que ladite somme de 500 livres, soit du consentement desdits bourgeois et habitants ou de la plus grande et saine partie d'iceux, mise et imposée sur eux par chacun quartier d'une année entière. » Grâce à ces sacrifices et malgré le mauvais vouloir de l'abbé de St-Étienne, qui défendit même à ses vassaux du Bourg-l'Abbé d'y travailler, la tour s'était enfin complètement élevée en 1461, et au lieu du nom de tour d'Haucourt, qu'elle avait hérité de la vieille tour qu'elle remplaçait, le peuple lui avait donné le nom de Châtimoine, en souvenir du chagrin qu'elle avait causé à l'abbé (2).

La ville, qui l'avait payée, entendit bien en conserver la propriété , et nous voyons qu'elle la revendique à plusieurs reprises, soit contre le parlement, soit contre l'autorité militaire, qu'elle repousse par exemple avec vivacité la prétention du procureur général du parlement de Rouen d'intervenir dans la nomination du concierge de la tour, de le nommer ou tout au moins de l'accepter, qu'elle nie également ce droit aux représentants du pouvoir royal. Le maire et les échevins assuraient que la tour était un hôpital pour les fous, ce qui ne regarde que la police, que ni le parlement ni l'autorité militaire n'ont droit d'intervenir. La ville, à plusieurs reprises, avait déjà revendiqué contre cette dernière, qui les réclamait au nom du roi, seul possesseur des fortifications du pays, la possession de la tour et de ses fossés, remparts et contrescarpes, à l'exception de ceux du château. Dans un mémoire justificatif au sujet des tours, murailles, fossés, remparts et contrescarpes de la ville de Caen, du 23 avril 1740, ils déclarent que la ville a payé ces fortifications de ses propres deniers ; que les murailles et les tours, qui dataient pour la plupart du XIVe siècle (car auparavant la ville était peu fortifiée), avaient été faites par les habitants sur des fonds qu'ils avaient acquis, ou plutôt aux dépens de ceux qui les avaient pris en constitution.

Que les rois Philippe VI, Jean-le-Bon et Charles V dit le Sage, leur avaient accordé la permission de lever un octroi sur les boissons, dont le produit était employé au paiement de ces intérêts et à l'entretien des fortifications. Que sous les règnes suivants la ville obtint la permission de compléter ses fortifications, qu'elle acheta les fonds qui convenaient à cet usage, et fournit à cette dépense nouvelle au moyen d'un nouvel octroi sur le sel.

La ville, en effet, faisant de tout temps acte de propriétaire sur ses fossés, remparts et contrescarpes, « en avait fieffé la meilleure partie, à condition de les abandonner lorsque la sûreté l'exigera sans aucun dédommagement. » Elle affermait le surplus au moyen d'un certain loyer par an, et les deniers en étaient employés au paiement des dettes de la communauté, et spécialement des rentes dues à cause de l'acquisition des fonds occupés par ces fortifications.
 
La propriété avait été parfois contestée. En 1564, le gouverneur de Caen, M. de Lago, s'en était emparé par force ; mais son successeur, M. de La Vérune, en avait fait la remise aux maire et échevins par un acte du 2 mars 1568.

En 1671, nouvelle entreprise de M. de Vieuxfumé, lieutenant du château. Il avait été débouté de ses prétentions par un arrêt du Conseil du 20 novembre de la même année.

Un arrêt de décembre 1710 avait renouvelé les décisions du précédent. Il avait été reconnu que tout le pouvoir des gouverneurs, lieutenants de roi, majors et commandants du château, se bornait à obliger les habitants à tenir les fortifications en bon état lorsqu'elles n'y sont pas et que la sûreté exige qu'elles y soient.
 
La tour ne semble avoir servi d'abord qu'à des usages militaires, bien que la disposition de l'étage inférieur semblât la destiner à servir aussi de prison. On se demande si le nom même que lui avait donné le peuple n'indiquait pas une semblable destination. La présence de ces canons et de toutes ces munitions que nous y avons déjà signalées en 1600 indique qu'on en avait fait une sorte d'arsenal.
 
C'est en 1659 (3) que je vois la première trace de son attribution au logement des fous. Plus tard (4), la ville accorde la jouissance de la tour aux directeurs du bureau général des pauvres valides de la ville pour y renfermer les pauvres, jusqu'au moment où elle leur donna en échange « le Lieu de Santé pour faire ledit renfermement (5). »
 
En 1673, la tour se trouvant vide, Guillaume Brodin et Allain Auber, maître maçon et charpentier de la ville, représentent qu'ils ont besoin d'un lieu pour rentrer et mettre à couvert leurs outils servant à travailler pour la ville. On leur permet de se servir de la tour à cet effet, « à charge de la tenir nette et de la quitter toutes fois et quantes qu'il sera jugé à propos. On leur donne, de plus, à ferme pour neuf ans le jardin proche la tour, le long du mur de la ville, pour le prix et somme de 30 livres par an. »
 
Ils ne devaient pas, du reste, en garder longtemps la jouissance. En 1676 (6), les directeurs du bureau général des pauvres représentent que le Lieu de Santé, qui leur a été donné par la ville, n'est plus suffisant pour leurs services, et ils demandent « qu'il plaise à la ville leur accorder la jouissance de la tour Chastimoigne, laquelle sera même plus commode pour enfermer les vagabonds. » Ce qui leur est accordé.

En 1678 (7), il se fait à la tour des travaux auxquels on consacre une somme de 800 livres, mais ce n'est pas pour l'amélioration du sort des détenus. La ville y fait établir une glacière, « parce que c'est le lieu qu'on a trouvé le plus commode. » Et le conseil paraît avoir donné beaucoup plus d'attention à la surveillance de sa glacière qu'à celle des divers prisonniers qu'a renfermés la tour. Nous voyons, en 1751 (8), le conseil en grand émoi. Le maire a représenté que le maître d'hôtel de « M. de Mathan, lieutenant de roi des ville et château de Caen, a envoyé chercher de la glace et a prétendu en avoir sans en demander à aucun des officiers du corps de ville, ce qui est contre l'usage, et sur le refus du concierge, il a répondu que son maître était libre d'en faire prendre lorsqu'il le jugeait à propos, sans en demander à personne. » En présence d'un pareil empiétement de pouvoir, on décide en hâte qu'un échevin et le procureur du roi se transporteront au château pour représenter de la part de la compagnie à M. de Mathan les inconvénients qui pourraient arriver, « et le prier d'envoyer des billets signés de lui au concierge. »
 
Heureusement cette grave affaire s'arrange, et M. de Mathan accueille avec une parfaite bonne grâce les réclamations de la ville.
 
C'est au XVIIIe siècle que la tour est régulièrement assignée au logement des fous (9). On trouve, en 1718, une requête d'un certain Gaspard Lemaître, bourgeois de Caen, demandant « à être nommé à la garde de la tour et des fous renfermés en icelle. » Il est admis auxdites fonctions « aux profits et émoluments y attachés. » Cependant, malgré les services de toute sorte qu'elle rendait, la tour Châtimoine était menacée de démolition. Un arrêt du conseil, du 13 juin 1765, porte que la ville sera tenue d'évacuer, dans les six mois de la notification, la tour Châtimoine, en transférant ailleurs les insensés et autres sujets qui y sont détenus ; de faire construire dans le même délai, où il appartiendra, une ou plusieurs glacières, et que les matériaux de la tour seront employés à la construction d'une intendance qui doit occuper la place de la tour et des terrains adjacents. Mais la ville réclama contre cette décision. Elle assurait que « les pauvres malades de l'Hôtel-Dieu et les revenus de la ville étaient trop obérés pour pouvoir fournir aux travaux considérables qu'exigeait le transport et établissement des insensés et autres sujets renfermés à la tour Châtimoine. Et M. de Fontette demandait, le 20 décembre 1765, qu'on laissât sans exécution l'arrêt du conseil pour bâtir un hôtel d'intendance.

Ce n'est qu'en 1785 que la Tour devait enfin tomber et ses horreurs disparaître. On songeait alors à construire de nouvelles prisons, et on avait pensé à utiliser la tour Châtimoine sur laquelle elle devait s'appuyer, et ses cachots. Mais nous avons vu que l'intendant la visitant pour savoir si elle pouvait servir à cette destination, l'avait trouvée si horrible qu'il avait déclaré au ministre qu'il était impossible de la conserver. Ainsi avait dit le maire, ainsi l'inspecteur général des hôpitaux. Tous avaient d'une seule voix demandé la suppression de cette monstruosité.
 
En conséquence, un brevet royal était intervenu, 2 avril 1785. On y lisait : « Sur ce qui a été présenté au roi que la vieille tour, appelée tour de Châtimoine, faisant partie des anciennes fortifications de Caen, n'offre plus que des cachots aussi affreux que malsains, qu'elle tombe en ruines de toutes parts, qu'elle tient à d'anciens murs dont la démolition a été ordonnée, que restant isolée elle formerait l'aspect le plus désagréable, que d'ailleurs elle nuisait aux constructions des nouvelles prisons et des bâtiments destinés aux juridictions, qu'enfin elle est devenue absolument inutile au moyen de l'établissement de la maison de Beaulieu, qui est arrangée pour recevoir les personnes qu'on y renfermait, S. M. ordonne qu'elle sera démolie. » — On ajoutait que les matériaux paieraient les frais.

La démolition, commencée le 12 octobre 1785, ne fut achevée que le 28 novembre 1787. Le vieux donjon tenait bon. Il y fallut trois mille journées de travail ; il en coûta 3,054 livres à 1 livre par journée. La dépense fut loin d'être couverte. La vente des matériaux de la tour Silly et de la tour Châtimoine produisit 2,727 livres ; la dépense fut de 5,713. Tout le monde, du reste, fut convié à prendre part à ses dépouilles. La ville donna une partie des matériaux : les uns pour des réparations municipales, d'autres « pour raccommoder le tort fait à des maisons voisines », d'autres à des particuliers : à M. de M., trois voitures de pierre ; au comte du R., une couverture de puits en pierre dure ; au comte d'O., des « chaussins » ; à celui-ci, de la pierre de taille pour faire deux fenêtres et trois portes ; à celui-là, des marches d'escalier en pierre dure ; à tel autre, trois cents de vieilles tuiles ou des tombereaux de sable de la démolition ; au commandant de la maréchaussée, vingt charretées de moellons ! Lui trouvait-on, en vertu de son titre, des droits spéciaux sur les débris de la prison ? Aux Capucins même, vingt voitures de moellons, douze aux Dames de l'Hôtel-Dieu, quatre aux Sœurs grises de St-Nicolas ; aux Cordeliers, huit toises de pierre et de la pierre de taille. Il y a trente-huit permissions de ce genre accordées.

Pour en finir avec la vieille tour, nous donnons ici in extenso, d'après les archives de l'hôtel-de-ville, la pièce à laquelle nous avons fait tout à l'heure quelques emprunts et qui contient tout l'historique de la question.

Mémoire instructif au sujet des tours, murailles, fossés, remparts et contrescarpes de la ville de Caen. — « Avant le XIV siècle, la ville de Caen étoit peu fortifiée. Les murailles et les tours qui subsistoient alors avoient été faites par les habitans sur des fonds qu'ils avoient acquis de leurs propres deniers, ou plutôt aux dépens de ceux qui les avoient pris en constitution.
 
« Pour payer les intérêts de ces deniers, les roys Philippe VI, Jean-le-Bon et Charles V dit le Sage, leur avoient accordé la permission de lever un octroy sur les boissons, dont le produit étoit employé au payement de ces intérêts et à l'entretien des fortiffications.
 
« Sous les régnes suivans, la ville, manquant de fortiffications en plusieurs endroits, obtint la permission d'en faire faire et elle acheta les fonds qui convenoient à cet usage.
 
« On luy accorda un nouvel octroy sur le sel pour subvenir à ces fortiffications, et cet octroy subsiste encore.
 
« Au nombre de ces fortiffications, il y a une tour nommée la tour Châtimoine, qui doit son existence à la première entreprise que les Anglois firent sur cette ville sous le règne de Philippe de Valois.
 
« Cette tour sert depuis un temps immémorial à renfermer les pauvres habitans dont l'esprit est dérangé. Ils y sont nourris, aux dépens des revenus de l’Hôtel-Dieu, par un concierge, que les maire et échevins y placent, et sur la conduite duquel ils veillent continuellement, afin que ces malheureux ne soient pas négligés. (On a vu ce que valait cette surveillance continuelle qui ne s'apercevait pas que de pauvres gens étaient oubliés là depuis dix-huit ans.)
 
« Depuis quelques années on y a reçu (en conséquence des lettres de cachet addressées à M. le Maire) des personnes furieuses des villes voisines.
 
« De toute antiquité connue, les maire et échevins sont en possession des fossés, remparts et contrescarpes de la ville, à l'exception de ceux du château ; ils en ont fieffé la meilleure partie, à condition de les abandonner lorsque la sûreté l'exigera, sans aucun dédommagement.
 
« Ils afferment le surplus au moyen d'un certain loyer par an, et les deniers en sont employés au payement des dettes de la communauté et spécialement des rentes dues à cause de l'acquisition des fonds occupés par ces fortiffications.
 
« En l'année 1564 ou à peu près, M. de Lago (qui étoit pour lors gouverneur de Caen) s'empara de force et de violence de ces fossés, remparts et contrescarpes ; mais M. Pellet de La Vérune, qui lui succéda, en fit la remise aux maire et échevins, par un acte du 2 mars 1568 qui se trouve au folio 13 recto du 28e registre de l'hôtel-de-ville.
 
« En 1671, M. de Vieuxfumé, major du château, eut des prétentions sur les mêmes fossés, etc.; mais il en fut déboulé par arrêt du conseil du 20 novembre de la même année, qui est dans la 33e boete des archives communes, sous le n° 625, avec un autre arrêt du 20 décembre 1710, qui maintient les habitans de cette ville dans la propriété et possession de ses murailles, fossés, remparts et contrescarpes.
 
« Il est donc bien certain que MM. les gouverneurs, lieutenants de roy, majors et commandans du château n'ont aucun droit sur les fortiffications de la ville de Caen. Tout leur pouvoir se borne à obliger les habitans de les tenir en bon état lorsqu'elles n'y sont pas et que la sûreté exige qu'elles y soient.
 
« La tour Châtimoine en particulier est un hôpital pour les foux, ce qui ne regarde que la police et non pas les militaires ; aussi aucun de MM. les gouverneurs ne s'est meslé dans aucun temps d'y placer des concierges : ce droit appartient aux maire et échevins seuls, à l'exclusion de tous autres.
 
« Autant du présent remis à M. le major du château pour envoyer à M. le maréchal de Coigny, le 23 avril 1740. »


Note F.

SUR BEAULIEU.
 
 
Nous avons nommé la maison de Beaulieu, près de Caen. Il est intéressant, puisque les lettres de cachet prenaient souvent ce chemin, de savoir quel en était le régime intérieur et à quelle nature de prisonniers il s'appliquait.

On y recevait tout d'abord les hommes et les femmes frappés par une ordonnance du lieutenant de maréchaussée ou de l'intendant. On retrouve là la mendicité sous toutes ses formes, des infirmités simulées, de faux paralytiques et de faux muets, des jeunes gens valides, qui n'ont d'autre profession que la mendicité, et dont quelques-uns ont mendié avec menace ; une fois on a arrêté au bord de la mer, à Gray, près Courseulles, « plusieurs mendiants errants et vagabonds attroupés » ; là, c'est toute une famille de bohémiens, « des femmes qui faisaient les devineresses pour tromper les imbéciles, procuraient des avortements et mendiaient sous prétexte d'accomplir un vœu ». Mais on y trouvait aussi des prisonniers d'autre sorte. On y mettait des voleurs qu'on n'avait pas voulu juger, des épileptiques, des paralytiques, des idiots, des imbéciles, des culs-de-jatte, des fous. La misère étant grande et la province ne possédant pas d'établissements spéciaux, la prison devenait un asile. On voit souvent plusieurs infirmes ou grabataires sans ressources s'y rendre volontairement pour pouvoir subsister. Ce qui frappe, en effet, tout d'abord, quand il s'agit de pénalité et d'établissements pénitentiaires dans le passé, c'est la confusion, l'inégalité, le défaut de proportion entre la peine et le délit, l'indifférence absolue pour le résultat de la peine. Ainsi on trouve pêle-mêle à Beaulieu, des gens qui n'ont d'autre tort que d'êtres infirmes et pauvres (10), d'autres qui sont des mendiants ou mendiantes de profession et condamnés comme tels à la réclusion, des femmes qui ont fui la maison paternelle pour se livrer au désordre, puis enfin des prostituées de la plus misérable espèce, comme ces deux filles qui ont suivi un régiment en garnison à Coutances, et qui pendant huit jours, jusqu'à leur arrestation, ont vécu dans un bois, près de la ville, nourries par les soldats. C'est au milieu de ces créatures infâmes que la lettre de cachet jette des individus non écoutés, non jugés, et qu'on est par conséquent en droit de regarder comme n'étant pas coupables. Telle est par exemple cette femme de quarante ans qu'on y trouve, en 1786, réduite à vivre du pain des pauvres et à propos de laquelle se rencontre cette note : « elle paraît de bon sens et honnête et appartient à une famille à l'aise, le père vit de son bien. Arrêtée par ordre du roi, elle devait être gardée moyennant pension payée par sa famille, la famille n'a pas paru. » C'est ainsi encore qu'une pauvre femme et sa fille, marchandes ambulantes, y sont enfermées parce qu'elles n'avaient pas leur passeport.
 
Ce qui fait frissonner encore, et montre comme on songe peu à moraliser le coupable, comme au contraire on semble vouloir faire peser sur des familles tout entières la faute d'un des membres, on voit à chaque instant de pauvres enfants jetés dans ce cloaque avec leur mère, et n'ayant d'autre école que la société de tous ces vices et de toutes ces infamies. Comment voir sans chagrin et sans indignation ce sang-froid avec lequel un lieutenant de maréchaussée condamne avec la mère un fils de huit ans et une fille de deux ans à être enfermés à Beaulieu ? Un enfant de huit mois est ainsi condamné.

Une autre suite inévitable de cette confusion, c'était de supprimer dans l'esprit du peuple toute idée de flétrissure et cette répulsion qui s'attache à l'homme justement frappé par la loi. On voit un bourgeois de Caen demander pour nourrice une des femmes perdues enfermées là ; et comme il paraît, du reste, que l'administration considère ces sujets comme des choses et non des personnes humaines, mécontent d’elle, il la réincarcère. Ceux des prisonniers qui sont valides et qui se conduisent bien sont placés comme domestiques chez des fermiers. Que de pauvres enfants abandonnés, recueillis par la charité publique, voient s'ouvrir devant eux cet asile de la domesticité villageoise, et par là la voie à l'existence et à l'honnêteté communes, rien de mieux. Mais le premier de tous les soins devait être de placer en des maisons différentes le crime justement puni, la paresse invétérée, l'infamie sans ressource. Dans les conditions où se trouvait Beaulieu, il faut avouer que les envois qu'il faisait aux fermiers offraient une singulière façon de moraliser les campagnes.
 
L'administration avait, il est vrai, songé à l'instruction et à la moralisation des détenus, le règlement de Beaulieu y a pourvu. Mais c'est parmi les détenus mêmes qu'on choisit un maître et une maîtresse d'école pour instruire les enfants dans la lecture et la religion, une heure le matin et une heure l'après-midi. De singuliers aumôniers qu'on avait trouvés là !

L'intendant est maître absolu du sort des détenus. C'est lui qui les y envoie sans fixer la durée de l'emprisonnement. C'est lui ou son subdélégué qui les rend, quand on les réclame ou quand il est satisfait de leur conduite, ou qui déclare « que telle détenue est incapable de rien faire, qu'elle n'est réclamée par personne et qu'elle est mieux là que partout ailleurs. »

Les détenus doivent travailler et sont pour cela distribués en ateliers. Sur les listes de la prison, on voit figurer une fille de 41 ans, attachée à la maison « pour apprendre et faire travailler à la dentelle les détenues. » Us ont une heure de récréation tous les deux jours.
 
Voici quel est le régime alimentaire : « Ils ont chaque jour 1 livre 1/2 de pain, moitié froment, moitié orge moulu à la blanche (11). » Un jour, « 2 onces de riz pesé sec, assaisonné avec du sel et du lait (1 pot pour 25 rations); l'autre, quatre onces de légumes, pois, fèves, haricots cuits et assaisonnés avec sel et poivre convenablement. Le dimanche et les jours de fête les détenus peuvent, au nombre de six, passer une heure dans une buvette et y consommer 1 petit pot d'eau-de-vie ou de cidre mitoyen, la bonne chère à volonté, aux prix fixés par les préposés de la maison. Les malades et les vieillards ont une portion d'infirmier, c'est-à-dire une demi livre de viande, la soupe en provenant bien assaisonnée de sel et de légumes, et 16 onces de pain dit à la seconde. »

Ces infirmiers étaient pris parmi les détenus pour veiller au bon ordre de chaque salle. On voit que la prison devait se suffire, et trouver en elle-même ses infirmiers comme ses maîtres d'école et ses aumôniers.
 
Mais les vieillards n'étaient qu'à demi assurés de ce bienfait. On lit dans le règlement, art. 33, cette incroyable prescription : « Lorsqu'après les ordonnances du médecin et du chirurgien un ou plusieurs des détenus seront mis à la diète, le bouillon sera pris sur celui des vieillards qui souffriront tous en proportion de cette diminution. »

Tout prisonnier au cachot devait être privé de toute espèce de ration et recevoir seulement la ration ordinaire de pain, de l'eau et une botte de paille, de huit jours en huit jours.

Quant au coucher ordinaire des prisonniers, le règlement dit qu'on changera la paille et les paillasses des détenus tous les deux mois, à quatre bottes de paille du poids total de 40 livres pour trois personnes, trois pour deux personnes, deux bottes pour une personne.
 
Tel est le régime des détenus ordinaires. A côté d'eux, il y a des pensionnaires à des degrés différents.

Les pensionnaires à 120 livres sont confondus avec les prisonniers, habillés, nourris et couchés de même. Pour 150 livres, ils ont une chambre à part que la famille meublera. Pour 200 livres, ils sont entretenus par la famille, logés à part ; ils ont « 1 livre 1/2 de pain à la seconde, 3/4 de viande, le bouillon en provenant, 2 tians de cidre moyen et 2 gros de sel. » Pour 300 livres, ils sont entretenus et meublés par la famille. Ils ont droit « à une suffisante quantité de pain à la seconde, » (La ration ordinaire n'était donc pas suffisante !) la soupe à midi, le bouilli et 1 quarte de cidre mitoyen ; le soir, du pain, du rôti ou un ragoût, du cidre, et le droit de réserver pour le goûter du matin.

Telles étaient les conditions de vie auxquelles pouvait obliger une lettre de cachet. Il faut ajouter que les duretés du régime réglementaire étaient souvent aggravées par la manière dont on pratiquait les prescriptions. L'état des vivres y était tel que quand on y amena, en 1784, les pauvres détenus de la tour Châtimoine, ils commencèrent par refuser le pain du dépôt et le jetèrent (12).


Note G.
 
Les luttes du jansénisme ont laissé leur trace dans les dossiers auxquels nous avons emprunté tous ces récits. De 1727 à 1745, une quarantaine d'ordres du roi atteignent des prêtres. La plupart sont des victimes de la Bulle. C'est ainsi qu'un chanoine de Bayeux est « frappé parce qu'il excite journellement des divisions entre les membres du chapitre » (13), qu'en 1732 le principal de Bayeux a le même sort, que le principal du collège du Bois, à Caen, est éloigné de la ville avec défense d'en approcher de 10 lieues.

Ailleurs on retrouve les Convulsionnaires. L'intendant s'oppose au retour d'un curé dans sa paroisse. Je crois, dit-il, que le fanatisme de Landes n'est pas encore assez calmé pour qu'il puisse être rappelé ; sa présence y ranimerait bientôt le courage des actrices de cette chimérique possession, et elles donneraient au public de nouvelles scènes, peut-être plus fâcheuses encore que les premières (14).

Le protestantisme a aussi sa part dans ces ordres du roi. En 1759, on voit un subdélégué demander que l'on condamne à six mois de prison et à une amende deux malheureux religionnaires soupçonnés d'avoir favorisé l'évasion d'une jeune fille. « Leur punition, dit-il, ne manquerait pas de faire éclat et d'intimider ceux qui voudraient comme eux favoriser la sortie des protestants hors le royaume (15).

Plus loin, ce sont des parents que l'on jette en prison parce qu'ils se sont refusés aux vœux de conversion du Gouvernement et ont caché leurs enfants. « J'ai vu, écrit le Ministre, qu'ils ont non-seulement refusé de les conduire aux Nouvelles Catholiques pour y être instruits, mais qu'ils les ont même fait disparaître. N'étant pas possible de tolérer cette désobéissance sans porter à l'autorité un préjudice dont l'exemple serait dangereux, il était indispensable de faire mettre les La F. en prison comme vous l'avez fait. Il faut une occasion marquée comme celle-ci pour user de cette sévérité, parce que la cause qui la détermine n'est pas susceptible de grâce, et qu'il faut nécessairement que ceux qui sont mis en prison pour avoir fait disparaître leurs enfants ne soient mis en liberté qu'en les représentant. » Et il ne suffit pas qu'ils promettent de les envoyer à l'église et aux instructions ; il faut que le curé de la paroisse certifie les avoir vus et leur avoir donné l'instruction nécessaire. Alors seulement les malheureux parents seront remis en liberté ; et encore il leur reste à payer des cavaliers de maréchaussée, qui pendant quatorze jours « ont travaillé à cette affaire (16). »
 
Ailleurs c'est une jeune fille qu'on arrache de la maison paternelle et que l'on conduit dans un couvent, où on l'instruira dans la religion catholique, moyennant une pension que des personnes charitables offrent de payer pour elle (17). En 1738, une fille de 52 ans, que l'on mène ainsi aux Nouvelles-Catholiques de Caen, devient folle et la tour Châtimoine compte une victime de plus (18).
 
L'administration, en se substituant ainsi violemment à la famille, ne songeait pas qu'elle s'imposait gratuitement une lourde charge et des devoirs bien délicats. Il convient du reste de remarquer à sa décharge, si l'on peut en admettre une en présence de telles erreurs, qu'elle essayait consciencieusement de les remplir. Elle veillait attentivement sur la moralité de ses pupilles. Nous la voyons refuser de laisser entrer aux Nouvelles-Catholiques une femme arrêtée sur la demande de son mari, de peur que son contact ne soit dangereux pour les jeunes filles qu'on y élève.

Il est curieux de voir avec quel soin elle s'occupe, jour par jour, des nouveaux convertis, comme elle les suit, une fois qu'elle s'est ainsi emparée d'eux : un tuteur attentif ne ferait pas davantage ; comme elle veille surtout à la pureté de leur foi !

En 1754, le ministre avertit l'intendant qu'il ait à retirer un enfant des mains d'un tuteur suspect à l'administration et de « choisir le lieu où il conviendrait de le mettre pour que sa religion soit hors de danger, sans porter au surplus de préjudice à son éducation. » Le tuteur lui-même indique le curé de St-Sauveur, principal du collège des Arts. Un ordre du roi enjoint d'y retenir l'enfant. Le 27 février 1755, il est autorisé à changer de pension ; mais dès le 2 février 1756, on se plaint que depuis qu'il a quitté son premier maître, il a non-seulement négligé ses études, mais mené une conduite irrégulière. Le ministre, 11 février 1756, ordonne de le réintégrer chez le curé de St-Sauveur.

Au mois d'avril 1757, le jeune homme demande sa mise en liberté. L'intendant écrit au ministre qu'il n'y voit point d’obstacle, qu'il s'est informé de sa conduite dans toutes les pensions où il a été placé par ordre de Sa Majesté. On lui a rapporté qu'elle a été régulière et qu'il s'est toujours acquitté des devoirs d'un bon catholique. Le curé de St-Sauveur, chez qui il est depuis le mois de février 1756, atteste la régularité de ses mœurs, son inclination à persévérer dans la foi de la religion catholique, apostolique et romaine et son exactitude à en remplir les devoirs. « Les curés des autres paroisses où il a demeuré, ajoute le subdélégué, m'en ont fait un rapport également avantageux. Son attachement à la religion romaine suffiroit pour lever tout soupçon d'inconstance. » Mais l'intendant signale une seconde garantie non moins forte à ses yeux : « Comme son bien est situé dans cette généralité, ses propres intérêts ne permettent pas de penser qu'il puisse jamais succomber à la tentation de sortir du royaume pour aller trouver son père dans le pays étranger. » L'intendant est cependant d'avis qu'on attende, pour lui donner sa complète liberté, qu'il ait atteint l'âge de vingt ans ; c'est le temps fixé par la coutume de cette province aux jeunes gens pour sortir de la tutelle de leurs parents, et dans les circonstances où ledit M. se trouve, il semble qu'il doit attendre à ce moment pour penser à son établissement. »
 
Enfin, le 4 mars 1758 le roi daigne « accorder au sieur M., nouveau converti, sa pleine liberté, après dix ans d'instruction et de persévérance dans la religion catholique (19). »


NOTES :
(1) Archives de la ville, lettres royaux de 1460. Un mémoire justificatif de 1740, au sujet des tours, etc., voudrait en faire remonter la construction plus haut. On y lit : Au nombre de ces fortifications, il y a une tour nommée la tour Châtimoine, qui doit son existence à la première entreprise que les Anglais firent sur cette ville, sous le règne de Philippe de Valois. Il y a évidemment ici confusion entre la tour Châtimoine el la vieille tour qu'elle avait remplacée ou tour d'Haucourt.
(2) Huet, Origines de Caen , 2e édit., p. 50-51.
(3) Arch. de la ville. Reg. 70, fol. 30.
(4) Ibid. Reg. 69, fol. 56. 19 juin 1673.
(5) Ibid. Reg. 70, fol. 30.
(6) Le samedi 25 janvier 1659. J'ai déjà parlé de cette autorisation donnée à un certain André de L., curateur de son frère Antoine de L., d'y faire enfermer celui-ci.
(7) Arch. de la ville. Reg. 70, fol. 103.
(8) Arch. de la ville. Reg. 95, fol. 60.
(9) Ibid. Reg. 84, fol. 90.
(10) Il en est un qui porte cette note curieuse à propos de son arrestation : « porteur d'une très-mauvaise physionomie, »
(11) Observations sur l'administration, la police et le traitement de Beaulieu par le subdélégué, 1776, art. 24.
(12) Archives du département du Calvados. Maison de Beaulieu.
(13) Archives du département du Calvados. Ordres du Roi.
(14) Ibid.
(15) Ibid.
(16) Archives du département du Calvados. Ordres du roi.
(17) Id.
(18) Id.
(19) On retrouve partout cette même surveillance des nouveaux convertis. Un M. M. du V. a été placé par les soins du roi, d'abord aux Nouveaux-Catholiques d'Alençon, puis à Caen, afin de lui faciliter les exercices qui ne sont pas incompatibles avec ceux de la religion. Maintenant (28 mars 1756) il voudrait se faire gendarme ; le ministre déclare qu'auparavant il est nécessaire de l'informer exactement des progrès que le jeune homme a faits dans les instructions qui lui ont été données, « Un simple certificat borné à un seul acte de religion ne suffisant pas pour s'en assurer, l'intendant s'informera de sa conduite et chargera le curé de la paroisse de l'examiner. » Le 23 avril M. du V. est mis en liberté et entre dans la compagnie des gendarmes de la garde du roi. — Archives du Calvados. Ordres du roi.

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