Procès de la charité de Guichainville, tribunal de police correctionnelle, audience du 24 septembre 1842.- Evreux : Impr. de Du Breuil et Cie, [1842].- 16 p.; 19cm.
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Procès de la charité de Guichainville
 
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TRIBUNAL DE POLICE CORRECTIONNELLE
Audience du 24 Septembre 1842,
PRÉSIDENCE DE M. D'AVANNE.
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Une foule de curieux, venus pour la plupart de toutes les communes de l'arrondissement, se presse dès neuf heures dans l'auditoire du tribunal de police correctionnelle, et augmente successivement. Avant que le tribunal ne prenne séance, la salle d'audience est encombrée. Un piquet de soldats du train, venu un peu tard, parvient à grand'peine à ouvrir un passage qui permette aux membres du barreau de pénétrer dans le prétoire. Les quinze prévenus de l'affaire de Guichainville, qui sont arrivés en même tems que les assistans, restent dispersés au milieu de la foule.

Me Saudbreuil, avocat, qui doit défendre les treize membres de la charité, est au barreau, assisté de Me Davy, avoué. Derrière eux se trouve M. Saudbreuil père, qui figure au nombre des prévenus défendus par son fils.

Le fauteuil du ministère public est occupé par M. Gautier, substitut du procureur du roi.

L'audience commence par l'affaire dite des Troubles de Grossoeuvre. Ces troubles se réduisent à fort peu de chose ; voici ce que le débat nous en a fait connaître :

Dans la commune de Grossoeuvre, un ancien usage existe, qui consiste à se rendre le jour de la Saint-Pierre, à la suite des vêpres, de l'église sur la place publique, pour y allumer un feu de joie en l'honneur du patron de la localité. Le curé devait, comme chaque année, s'y transporter processionnellement et mettre le feu de sa propre main au bûcher. Mais, au moment de sortir, il avait aperçu plusieurs habitans coiffés de leurs chapeaux sous le porche de l'église. Après avoir fait observer à ces individus qu'ils devaient rester découverts et les avoir, si l'on en croit la déposition d'un témoin, appelés sauvages et Arabes, il avait invité le maire à faire fermer les portes de l'église. Le maire n'ayant pas cru devoir déférer au désir du curé, le curé déclara qu'il ne ferait pas la procession, ce qui produisit un certain tumulte dans l'église. Le maire s'avança pour demander au desservant s'il était bien décidé à ne pas allumer le feu ; le curé ayant persévéré dans son refus, le maire déclara qu'alors il l'allumerait lui-même. Le tumulte augmenta, la foule sortit précipitamment de l'église à la suite du maire, et le feu fut allumé aux cris de : Vive la charte ! Vive la liberté ! Cependant les cloches sonnaient à grande volée et l'on tirait des coups de fusil par les fenêtres du clocher.

Au moment où le feu s'éteignait, le maire et les habitans entendirent un son de cloche qu'ils prirent pour le tocsin : c'était le curé qui tintait la cloche pour appeler les enfans au catéchisme. Un des tirailleurs du clocher, le sieur Chédeville, descendit et trouva le curé tenant la corde de la cloche ; il lui adressa la parole, et, dans le cours du dialogue, il lui fit remarquer qu'il avait fait une sottise à la commune, lui dit qu'il était un entêté et qu'il y avait de la malice dans sa tête ; le maire arrive, fait des représentations au curé sur la manière dont il sonnait, et Chédeville lui retire la corde des mains ; c'est à raison de ces faits que Chédeville comparaît sous la prévention d'outrages à un ministre du culte dans l'exercice de ses fonctions.

Après un court réquisitoire du ministère public, le prévenu, défendu par Me Saudbreuil, est condamné à 30 fr. d'amende.

Après une suspension d'une heure, l'affaire de la charité est appelée, le greffier donne lecture de l'ordonnance de la chambre du conseil par suite de laquelle MM. Renault, Dupont, Tuane, Bontemps, Duval, Blot, Hermier, Buisson, Fraissant, Saudbreuil, Piard, Plaisance, Legoix, Moulin et Boiscuvier sont prévenus 1° d'avoir, le 27 juin 1842, empêché ou interrompu l'exercice du culte catholique, auquel procédait M. L'Evêque d'Evreux, par des troubles ou désordres volontairement causés dans l'église de Prey ;

2° D'avoir, le même jour, en procédant sans l'assistance d'un prêtre aux cérémonies religieuses d'une inhumation catholique et en proférant publiquement des chants et des cris, commis un outrage à la morale publique et religieuse ;

Et trois d'entr'eux seulement, Piard, Plaisance et Legoix, d'avoir le même jour, en se revêtant, sans ordre de l'autorité religieuse, de chappes et autres ornemens du culte catholique, porté publiquement un costume qui ne leur appartenait pas.

On procède à l'audition des témoins au nombre de dix-neuf, dont quatorze à charge et cinq à décharge. M. l'évêque d'Evreux, quoique plaignant, n'a pas été cité.

Le premier témoin appelé est M. Lamontre, desservant de Prey.

M. LAMONTRE : Lorsque Monseigneur l'Evêque est venu conférer la confirmation à Prey, on a chanté dans le cimetière devant le cercueil de Griset, qu'on inhumait en ce moment, et on a sonné en mort ; je suis allé au clocher, et la sonnerie a été suspendue. Je pense qu'on savait que Monseigneur devait venir à Prey ; d'un autre côté, j'avais informé Monseigneur que l'inhumation de Griset devait avoir lieu le matin, et que je croyais qu'il serait plus prudent qu'il se rendît d'abord à Grossoeuvre ; il paraît que Monseigneur n'a pas jugé qu'il en dût être ainsi. (Mouvement.) Les chants étaient forts, mais on n'a pas crié ; la sonnerie a commencé pendant que Monseigneur était dans l'exercice de ses fonctions, mais on sonnait comme d'usage.

M. LE PRÉSIDENT : M. L'Evêque a-t-il pu exercer son ministère ?

LE TÉMOIN : Monseigneur a exercé ; je ne dis pas qu'il n'ait pas été troublé. Il a prêché, mais des marches de l'autel, et il a rempli ses fonctions en entier ; du reste, Monseigneur ne pouvait pas être content de sa réception, et quant à moi, j'étais tout troublé ; je suis resté presque toujours à surveiller les enfans qui devaient recevoir la confirmation.

M. LE PRÉSIDENT : Monseigneur a-t-il été interrompu ?

LE TÉMOIN : Oui, puisqu'il l'a dit.

M. LE PRÉSIDENT : Vous ne répondez pas à ma question ; je vous demande si le culte a été interrompu ; le bruit des cloches et le bruit des chants, qu'on entonnait dans le cimetière, ont dû faire un tapage suffisant pour interrompre l'exercice du culte, par exemple, a-t-on pu chanter le Te Deum, qu'on chante toujours dans la cérémonie qui se faisait ce jour-là ?

LE TÉMOIN : Les cloches ne sonnaient pas plus fort que d'usage ; on n'a pas chanté le Te Deum, Monseigneur m'ayant dit : Allons-nous-en. On aurait pu le chanter ; j'étais troublé, j'ai oublié, moi, de le chanter.

M. LE PRÉSIDENT : Mais, quand l'Evêque est dans votre église, c'est à lui à entonner le Te Deum et non pas à vous. Si on ne l'a pas chanté, n'est-ce pas parce qu'on ne l'aurait pas entendu dans l'église, soit à cause du bruit des cloches, soit à cause des chants qui venaient du cimetière ?

LE TÉMOIN : Si on n'a pas chanté le Te Deum, c'est par oubli, car on l'aurait bien entendu ; Monseigneur a continué d'exercer, et les cérémonies du culte n'ont pas été suspendues.

M. LE PRÉSIDENT : M. l'évêque devait prêcher ; pourquoi n'est-il pas monté en chaire ? l'entendait-on prêcher ?

LE TÉMOIN : Il n'est pas monté en chaire, parce qu'il était troublé ; il a prêché de l'autel, on l'entendait difficilement parce qu'il parlait bas.

M. L'AVOCAT DU ROI : Mais on sait que lorsque Monseigneur prêche, on l'entend très-distinctement.

LE TÉMOIN : Monseigneur parlait bas ; il était ému, il ne pouvait pas être content de la réception qu'on lui faisait.

M. DELAISEMENT, brigadier de gendarmerie : Le 26 juin ; j'ai reçu l'ordre de me rendre à Prey, pour maintenir la tranquillité à l'inhumation qui devait avoir lieu. Arrivé chez M. le Maire, il me dit qu'il avait changé l'heure ; pourtant la charité s'est trouvée dans le cimetière en même tems que l'évêque était dans l'église : on chantait fort, et les cloches sonnaient par intervalles. Sur l'ordre de M. l'évêque, je vins trouver les Frères de charité ; le prévenu Buisson m'indiqua l'échevin, qui me répondit qu'il avait le permis écrit du maire de faire l'inhumation. Je ne connais pas les sonneurs, à l'exception du prévenu Boiscuvier que je reconnais. Quant aux Frères de charité, ils étaient tous en costumes, et il y en avait deux qui portaient en outre un surplis et une chappe. Je pense que les chants et les cloches pouvaient troubler l'office.

M. PLEY, maire de Prey : La veille de l'inhumation, j'ai donné à la veuve du défunt le permis de le faire inhumer le lendemain à quelque heure que ce fût, après six heures du matin. On m'avait demandé si on pouvait sonner, et j'ai répondu : sonnez si vous voulez. Il paraît que l'évêque avait prévenu qu'il viendrait à Prey à huit heures du matin, et que, pour cela, il avait envoyé une lettre ; il pouvait bien me prévenir aussi ; mais le commissionnaire est passé devant ma porte sans me rien dire. Pourtant, quand j'ai su que l'évêque venait, je suis allé dire, à la maison mortuaire, de retarder l'enterrement jusqu'à dix heures ; je me suis adressé à l'ensevelisseuse ; il y avait là deux autres femmes, et c'était vers sept heures du matin. Pendant que l'évêque était à l'église et la Charité dans le cimetière, un gendarme est venu me dire d'aller parler à l'évêque ; j'y suis allé, mais il m'a dit : attendez après mon office ; j'ai attendu, il a continué de remplir ses fonctions, puis il est allé chez le curé sans m'avoir encore parlé ; voyant cela, je suis parti de mon côté. J'ai entendu chanter dans le cimetière, mais certainement on ne chantait pas plus fort que d'habitude.

VEUVE GRISET : Je suis la veuve du défunt enterré le 27 juin ; ce n'est pas la charité qui a fixé l'heure, c'est moi, et pour la commodité des parens, qui ai indiqué l'heure au prévenu Boiscuvier ; je l'ai chargé d'avertir les Frères.

VEUVE GUILLAUME GRISET : C'est moi qui ai enseveli ; le maire m'a chargée de dire aux Frères de ne pas enterrer avant dix heures. Je l'ai dit , je ne sais pas auquel.

VEUVE NICOLAS GRISET, mère du défunt : On m'a fait prévenir que c'était à 8 heures qu'on enterrait mon fils ; on ne m'a pas avertie que l'heure était changée, et je n'ai pas vu le maire. Pendant l'enterrement, je suis restée avec ma bru dans le cimetière ; nous n'avons pas fait attention à ce qui se passait, mais on ne chantait pas plus fort que d'usage.

M. FOUASSE, adjoint à Prey : J'étais dans l'église, assis à ma stalle, avant l'arrivée de M. l'évêque. Pendant que la sonnerie se faisait, on me demande de faire défense de sonner ; mais c'était le maire qui avait donné l'ordre de sonner ; il était dans le pays et c'était lui qui pouvait empêcher la sonnerie. Du reste, je suis estropié, je ne pouvais pas monter au clocher. Pourtant le maire de Saint-Luc est monté au clocher ; le bruit des cloches a cessé ; il a recommencé 10 minutes après, et le maire de Saint-Luc est retourné au clocher ; le bruit des cloches a continué, mais il n'était pas plus fort que d'usage. J'ai entendu les chants de la charité ; mais ils ne faisaient pas un bruit suffisant pour troubler les personnes qui étaient dans l'église.

M. LE PRÉSIDENT : Mais vous n'êtes pas d'accord avec votre déposition écrite.

LE TÉMOIN : Quand j'ai déposé comme témoin, le juge d'instruction commençait par en mettre plus long que je n'en savais. Je n'ai pas dit que les chants avaient dû troubler l'office ; le juge d'instruction voulait mettre que cela avait troublé, et je lui ai fait remarquer que j'en ignorais ; le greffier a mis que cela avait dû troubler (mouvement dans l'auditoire), pourtant les chants n'étaient ni perçans ni troublans.

M. FERA, sacristain : J'ai sonné le jour de l'enterrement jusqu'à 5 heures du matin. Etant dans mon jardin, j'avais entendu dire par trois personnes qui passaient à cent pas de moi que, quand l'évêque viendrait, elles sonneraient et elles sonneraient !... cela pourrait peut-être le corrompre. Je ne connais pas ces personnes-là.

UN JUGE : Témoin, vous êtes sourd ?

LE TÉMOIN : J'entends dur. (Hilarité dans l'auditoire).

LE JUGE : Et vous avez entendu à cent pas ce que ces personnes disaient ?

LE TÉMOIN : Oh ! elles parlaient fort (Hilarité).

M. AMAND PREY : J'étais à l'enterrement ; j'ai entendu les cloches et les chants. Il y avait des Frères qui portaient chappe, mais je ne les connais pas.

M. LAPLANCHE : Les Frères de charité ont fait l'inhumation, précédés de la croix, de la bannière et d'un bénitier ; les Frères n'ont pas chanté, et leurs chantres n'ont pas entonné plus haut que d'habitude. J'ai vu le brigadier de gendarmerie parler non pas aux Frères mais à l'Echevin ; j'ai aperçu le maire, même après le départ de l'évêque. L'inhumation a commencé vers dix heures moins un quart, et elle a duré environ une heure.

M. LE PRÉSIDENT : Devant le juge d'instruction vous avez dit que l'inhumation avait commencé à neuf heures moins un quart.

LE TÉMOIN : Non ; j'ai dit à dix heures moins un quart ; si la juge d'instruction a mis autre chose, ce n'est pas ce que j'ai dit.

M. LE PRÉSIDENT : Mais il ne fallait pas signer votre déposition ?

LE TÉMOIN : Voyez si j'ai signé... car je ne sais pas signer. (Hilarité).

M. DELOUIS : Le convoi de Griset est arrivé au cimetière presqu'en même tems que l'évêque à l'église ; les chantres ont chanté un chant naturel, pas plus fort que d'habitude. J'ai vu le brigadier qui a tiré l'Echevin à part et lui a parlé à l'oreille ; je n'en sais pas plus.

M. LE PRÉSIDENT : N'avez-vous pas déposé d'autre chose ?

LE TÉMOIN : Je me rappelle qu'étant dans mon jardin, j'ai entendu des gens que je ne connais pas, dire : Si d'autres charités arrivaient, on se battrait.

M. LE PRÉSIDENT : Est-ce vous qui avez convoqué la charité ?

LE TÉMOIN : Je n'en fais pas partie et je ne sais qui a convoqué.

LE PRÉSIDENT : Vous avez dit, dans l'instruction, que c'était Tuane ?

LE TÉMOIN : Je n'ai pas dit cela au juge d'instruction.

M. RICHARD : J'ai sonné les cloches, mais j'ai cessé aussitôt qu'on me l'a ordonné. Moulin était de ceux qui ont sonné ; je pense que Boiscuvier est monté aussi aux cloches.

M. LE PRÉSIDENT : Sont-ce les membres de la charité qui vous ont fait sonner ?

LE TÉMOIN : Non.

M. BEHUE, desservant de Guichainville : Je ne connais rien de ce qui s'est passé à Prey, puisque je n'y étais pas. J'ai été appelé par M. le juge d'instruction, non par une citation, mais par une lettre confidentielle ; il m'a demandé toutes les pièces concernant la charité de Guichainville, je les lui ai remises ; j'ai fait tous mes efforts pour ramener les Frères à la soumission ; jusqu'au 1er mai et par condescendance pour moi, m'ont-ils dit, ils se sont soumis, mais ce n'était que provisoirement et pendant qu'ils faisaient des démarches auprès de Monseigneur. A partir du 1er il ne m'a plus été possible de rien obtenir d'eux ; j'ai été forcé d'en informer monseigneur, qui a prononcé la dissolution de la confrérie le 14 mai dernier.

M. le juge d'instruction m'a demandé si je connaissais les raisons qui empêchaient la confrérie de se soumettre, si ce ne serait pas, par exemple, des raisons politiques, je lui ai répondu que je croyais que la politique était étrangère à cette résistance, que je croyais qu'elle venait de ce que l'amour-propre des Frères avait été froissé. Je connais tous les membres dont se compose la charité ; ce sont tous hommes extrêmement honorables, dont je n'avais jamais eu qu'à me louer ; leur conduite pourrait être citée comme exemple, et du reste, depuis 21 ans que je dessers la commune, je n'ai jamais eu à me plaindre de la confrérie.

Je vous le répète, je n'ai rien négligé pour vaincre cette résistance ; j'ai même été si loin, que ma conduite a été taxée de faiblesse par mon supérieur ecclésiastique. (Mouvement prolongé). Je n'avais pas cru devoir employer la rigueur, parce que mon ministère est un ministère de paix et de conciliation et que je pense que la douceur est le meilleur moyen de ramener les hommes. (Vive approbation).

M. ROUSSEL, maire de Saint-Luc : J'accompagnais Monseigneur l'évêque dans l'église de Prey ; j'ai été étonné d'entendre sonner en mort. Je suis monté au clocher, et on cessa. Mais peu après on recommença ; Monseigneur s'est détourné pour donner l'ordre de cesser, mais on ne put parvenir à faire cesser le bruit des cloches. Le prévenu Boiscuvier excitait à sonner, et il me répondit qu'il avait été payé par la famille du défunt pour sonner, et qu'il devait gagner son argent. Les Frères chantaient dans le cimetière ; beaucoup d'assistans chantaient peut-être plus fort que les Frères eux-mêmes ; je crois qu'ils chantaient à tue-tête. Le moment qu'on avait choisi pour sonner, me faisait présumer qu'on voulait troubler l'évêque : dans l'église, on a commencé à chanter l'office, mais l'évêque a fait cesser pour éviter une cacophonie ; le son des cloches surtout faisait du bruit. Pendant que l'évêque a fait son allocution, les cloches ne sonnaient pas. La charité et le corps de Griset étaient au pied du calvaire du cimetière.

La liste des témoins à charge étant épuisée, on procède à l'audition des témoins à décharge.

M. LÉPOUZÉ, maire de Cissey, M. Vierray, adjoint à Cissey, M. Lépicouché, maire de la Trinité, déposent que tout s'est passé selon les usages suivis, et que les chantres de la charité n'avaient pas chanté plus haut que d'habitude ; M. Lépicouché ajoute : j'étais là quand le gendarme a parlé à l'échevin ; il l'a engagé à faire l'inhumation plus vite ; effectivement, on allait plus vite après. M. Broult et M. Jacques Delouis déposent également que la charité a fait son devoir comme d'usage.

M. LAMONTRE, desservant de Prey, est rappelé ?

M. L'AVOCAT du roi au témoin : Comment Griset est-il mort ? Etait-il dans la position de recevoir la sépulture ecclésiastique ?

LE TÉMOIN : Griset est mort en chrétien ; il avait reçu le secours de la religion.

M. L'AVOCAT DU ROI : Vous a-t-on prévenu de la mort de Griset ?

LE TÉMOIN : Oui, Monsieur, mais quand j'ai su que la charité de Guichainville devait faire l'enterrement, j'ai dû refuser d'y assister...... d'après les ordonnances de Monseigneur.

M. L'AVOCAT DU ROI : Vous a-t-on fait une condition de la présence de la charité de Guichainville ?

LE TÉMOIN : Oui ; le soir j'ai demandé qu'on prît une autre charité ; on a persisté à réclamer la charité de Guichainville ; j'en ai averti Monseigneur.

La liste des témoins étant épuisée, on procède à l'interrogatoire des prévenus. On remarque que, dans cet interrogatoire, il n'est plus question d'outrages à la morale publique. La veuve Griset, confrontée avec Renault, ne le reconnaît pas. Cet acte n'est bientôt plus que de formalité ; chacun des membres de la charité s'en référant à ce qu'ont dit les premiers interrogés.

Il est cinq heures ; l'audience est renvoyée à six heures et demie pour les plaidoiries.

A la rentrée de l'audience, la foule est devenue si compacte, qu'on est obligé de fermer une partie des portes du palais de justice ; la rue toute entière est envahie par les curieux retardataires.

Au moment où M. le président va donner la parole au ministère public, Me Saudbreuil demande que les sonneurs soient interrogés sur la question de savoir de qui ils ont reçu l'ordre de sonner. Moulin déclare qu'il a reçu l'ordre du sacristain, le sacristain Boiscuvier, de la part de la famille du défunt, qui lui avait dit que le maire l'autorisait ; le maire, rappelé, déclare qu'il a dit à Boiscuvier : sonnez si vous voulez.

La parole ayant été donnée au ministère public, M. Gautier, substitut, dans un réquisitoire qui aurait pu être moins long, s'est efforcé d'établir la prévention, sans dire un seul mot pourtant du chef relatif à l'attaque contre la morale publique et religieuse. Il a paru aux personnes présentes que M. Gautier apportait dans le débat plus de zèle que de raisons sérieuses ; il semblait évident que la prévention lui échappait ; aussi le plaignait-on d'être obligé, pour soutenir le procès, de recourir à tous les argumens qu'il employait, et on sentait qu'il appréciait lui-même combien sa position était difficile. M. Gautier avait travaillé et beaucoup travaillé son affaire, on s'en apercevait, mais les débats l'avaient changée énormément, et nous ne savons trop comment s'y seraient pris, pour soutenir autrement la cause, tous ceux qui trouvaient qu'il n'allait pas à sa taille de donner une nouvelle vie à un procès déjà tué.

Les sieurs Moulin et Boiscuvier, prévenus d'avoir sonné dans le clocher de Prey, n'ayant chargé personne de leur défense, la parole a été immédiatement accordée à Me Saudbreuil, qui, dans une plaidoirie vive et animée, a attaqué corps à corps la prévention, en a abordé tous les détails avec une rare clarté, et l'a démantelée d'une manière si énergique, qu'on semblait chercher, après sa plaidoirie, ce qui pouvait rester debout de tout cet échafaudage qu'avait fait construire M. l'abbé Olivier.

Nous voudrions qu'il nous fût possible de rapporter en entier une défense que tout le monde a louée ; mais nous ne pouvons malheureusement en reproduire que la pâle analyse, que nous avons recueillie rapidement.

Me Saudbreuil a peint l'émotion dont il était saisi.

«Je viens, dit-il, défendre des hommes au milieu desquels j'ai passé mon enfance ; je viens défendre mon père. Cette émotion, vous vous l'expliquerez d'autant mieux que ces hommes honorables et paisibles, je viens de les entendre transformer en fauteurs de désordres et de scandales, que dis-je ? en apôtres d'immoralité, en profanateurs des choses saintes ! Certes, en songeant aux exemples qui m'ont été donnés dans ma famille, aux leçons que j'y ai reçues, j'étais loin de m'attendre que ma vie serait traversée par un aussi déplorable événement. Cependant je ferai taire, autant qu'il me sera possible, la trop juste indignation qui m'anime, et j'espère conserver assez de sang-froid pour ne rien dire qui puisse blesser les convenances, le respect que je dois à la justice, et à la dignité de ma cause».

Le défenseur aborde immédiatement les assertions du ministère public touchant la résistance à l'autorité épiscopale ; il répond ainsi :

L'esprit de révolte et d'insubordination n'est pas celui qui anime la charité de Guichainville ; si elle résiste aux ordonnances épiscopales, c'est que ces ordonnances brisent la tradition qui fait la force des charités, dont elles doivent amener tôt ou tard l'entier anéantissement. Entre le suicide et la désobéissance, la charité de Guichainville a choisi la désobéissance ; peut-on lui en faire un crime ?

Le ministère public avait supputé le nombre de charités qui s'étaient soumises et le nombre de qui avaient résisté ; Me Saudbreuil lui répond : Ne vous faites pas illusion sur la soumission de la plupart des autres confréries ; elle n'est que temporaire. Au mois de novembre doit paraître le réglement définitif de M. l'évêque d'Evreux, et si le réglement ne restitue pas à ces corporations leurs antiques usages, M. l'évêque d'Evreux doit s'attendre à de nouvelles résistances et à de nouvelles luttes.

La charité de Guichainville résiste, mais elle n'a rien négligé pour s'épargner cette extrémité. Après s'être provisoirement soumise, elle avait présenté une très-humble supplique à l'évêque, qui n'a pas daigné lui répondre : elle ne l'avait pas appelé votre grandeur ; elle l'avait appelé comme Cambacérès voulait être appelé par ses amis, tout simplement monseigneur ; monseigneur s'en serait-il offensé ?... quoi qu'il en soit, pour réponse, il envoya une circulaire par laquelle il persévérait dans ses ordonnances et menaçait de ses foudres les Charités qui ne se soumettraient pas et les curés qui les toléreraient. Il devait y avoir un terme de rigueur après lequel il ne recevrait plus même le repentir des Frères égarés. C'est un disciple de Jésus-Christ qui a écrit cela !!... (Mouvement dans l'auditoire). Que l'on compare l'esprit qui a dicté cette circulaire avec les sentimens qui ont inspiré la déposition de M. le desservant de Guichainville, la résistance s'expliquera d'elle-même. Aussi, du jour où la circulaire fut connue, la charité prit solennellement la résolution de ne plus se soumettre. Sa conduite ferme, son attitude énergique produira un grand bien, que n'ont pu amener ni les prières, ni les supplications, et ce bien sera la réforme des ordonnances épiscopales.......

La confrérie n'a pas formé de complot contre l'évêque ; tout le démontre, et quant à la prévention en elle-même, elle ne peut se soutenir......

Le ministère public a laissé sommeiller la cause pendant trois mois. Faut-il attribuer ce retard à des préoccupations électorales, à des appréhensions relatives à la subvention épiscopale ? Le défenseur aime mieux croire que le ministère public était embarrassé de trouver un délit : les indiscrétions percent les murs ; M. l'évêque d'Evreux a fait une quadruple dénonciation, et l'ordre de poursuivre est venu d'en haut...

Comment trouver, en effet, dans les faits le délit d'interruption au culte catholique ? Il faut que cette interruption ait été causée par des troubles ou des désordres, et il n'y en a pas eu ; il y a plus, M. Renault a rendu un immense service à l'évêque, en refusant d'obéir sur-le-champ à l'ordre transmis par le brigadier de gendarmerie ; si le service funèbre eût été interrompu, le contre-coup de l'exaspération aurait infailliblement rejailli sur le prélat. (Mouvement). Il faut que ces troubles ou ces désordres aient été commis dans l'intérieur de l'église, les Frères de charité n'y ont pas pénétré. Les troubles extérieurs n'ont jamais été punis que par la loi du sacrilége ; le ministère public en demande-t-il l'application ?

Quant au délit d'outrages à la morale publique, il n'y a pas lieu de s'en occuper, car il a fait naufrage dans le cours du débat...

Le délit de port de costume ne se soutient pas mieux : la chappe et le surplis sont portés par les laïques mêmes, d'après le rite catholique.

Me Saudbreuil termine par quelques considérations sur la nécessité pour les magistrats de s'isoler de toute espèce de préoccupations : «Ce que nous attendons de vous, dit-il, c'est que vous restituerez à la liberté ses garanties, à la justice ses droits, et à la loi son empire ; cette attente, j'ose l'espérer, ne sera pas trompée».

Un vif mouvement d'approbation accueille cette plaidoirie, que le succès semblait devoir couronner.

A onze heures moins un quart, le tribunal se retire en la chambre du conseil pour délibérer ; il rentre peu d'instans après, et M. le président prononce un jugement par lequel les prévenus sont relaxés sur le chef d'outrages à la morale publique et religieuse, et déclarés coupables sur les autres chefs, avec circonstances atténuantes.

M. Renault, échevin, est condamné en soixante francs d'amende ; MM. Piard, Plaisance et Legoix chacun en quarante francs d'amende, et les autres prévenus chacun en vingt-cinq francs d'amende.

 
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