FRÉDE, Paul (18..-19..) :  Démence (1898).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.X.2013)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 34) de la Revue normande et percheronne illustrée, n° 1 Janv-Fév 1898 – 7e année.


DÉMENCE
NOUVELLE NORMANDE

par

Paul FRÉDE
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Quand ils se marièrent, après s’être aimés pendant vingt longues années, simplement, honnêtement, se voyant tous les dimanches et réunissant leurs salaires dans le classique bas de laine, ils me firent promettre de venir voir la maison qu’ils avaient achetée à quelques lieues de la ville.

J’y allai un jour de Fête-Dieu.

Les routes désertes alignaient leurs vieux arbres tristement sous un soleil ardent qui donnait aux herbes des reflets de métal. Sur toute l’étendue verte couraient des frissons comme à la surface de l’eau, mais le souffle qui passait était brûlant et chargé de l’odeur acidulée des végétaux surchauffés.

Je m’assis sur le talus : alors j’entendis un bruit de cloches, de toutes petites cloches, qui m’arrivait par-dessus les plaines et les arbres à travers l’atmosphère étincelante où tremblait l’horizon.

Et c’était enfantin, ce bruit de cloches, naïf, grêle et champêtre comme pour un baptême. Là-bas, derrière les masses de tilleuls, dans un fond, l’église demeurait cachée.

Je me remis en marche et bientôt je traversai le village, un modèle de village, avec un calvaire de granit sur la place et des maisons aux tuiles moussues ; sur leurs murailles d’un bleu gris, des glycines tordaient leurs tiges rugueuses où s’accrochaient les draps blancs fortement tendus pour la perfection des horribles dessins : croix, rosaces, ostensoirs, faits de feuilles de fougères, de roseaux pointus et de roses de toutes les couleurs.

Des femmes affairées s’agitaient, coiffées de journaux pliés sur le sommet de la tête pour éviter le soleil, et les draps blancs renvoyaient sur elles un reflet brutal qui fouillait leurs rides et rendait plus laide encore la grimace de leurs yeux.

Je dus traverser la grande rue et monter une côte avant de trouver la maison de mes vieux. Elle m’apparut, coquette, bien que très ancienne, parée comme les autres d’une énorme glycine encadrant les fenêtres. Ils avaient tendu des draps, eux aussi, et piqué dessus, régulièrement, les plus belles fleurs de leur jardin…

Quand j’entrai, tous deux se reposaient, assis près de la porte dans la pièce fraîche. Et tout de suite après les premières exclamations, les « Pas possible ! – Vous voilà donc ! – Comme c’est gentil ! », ils  me montrèrent ce qu’ils avaient de plus précieux, ce qu’ils couvaient des regards les plus tendres : leur jardin.

Et comme ils m’en faisaient admirer les plantes, me parlant tous les deux à la fois, un roulement de tambour arriva jusqu’à nous. Virginie s’écria :

« La v’la ! »

Et nous vîmes bientôt, au loin sur la route, un groupe noir et blanc sur lequel passaient les éclairs des ornements dorés ; et cela grossissait de seconde en seconde avec le bourdonnement du tambour et des voix.

Puis la procession passa… et elle n’avait pas la poésie mystique de certains pèlerinages, ni le pittoresque des Pardons.

… Elle défilait, lente et vulgaire, flanquée de quelques gendarmes, en déroulant ses anneaux de fidèles endimanchés, quelconques. Seules, des vieilles femmes avaient les coiffes blanches d’autrefois, elles égrenaient des chapelets.

Puis il ne resta plus qu’un nuage de poussière blonde où flottait l’aigre senteur des verdures écrasées.

Mes vieux souriaient sans plus rien dire : heureux de la grande lumière gaie, et peut-être doucement émus de me sentir près d’eux, moi qui savais quel bonheur ils avaient cueilli vers la fin paisible de leur vie : un bonheur immense et calme fait de la réalisation du rêve caressé et de la satisfaction orgueilleuse du devoir accompli. Amoureux sans désirs, ils savouraient cette fin de jour dont la tiédeur infinie enveloppait de repos leurs membres lassés… Une petite maison grise, un jardinet plein d’arbres fruitiers avaient été leur idéal, et ils le possédaient, et dans cette possession convoitée, tous deux continueraient de vivre doucement.

Il me fallut voir la grande armoire de chêne blond où s’empilait le linge parfumé de lavande, la couronne d’oranger, gitée sous le globe de verre, le buffet de la cuisine, les greffes des arbres.

Et quand je leur eus bien dit qu’ils étaient les plus heureux mortels du monde, quand j’eus admiré le linge, apprécié les greffes, je les quittai content moi-même. Un peu de leur intime joie m’avait pénétré… et tandis que je m’éloignai dans l’incendie du couchant, ils me regardèrent tous les deux, l’un près de l’autre, très près… en souriant…

……………………………………………………………………………………………………………………

- Dis donc, Virginie, viens-t’en me parler…

Virginie, brusquement cessa de bêcher.

- Qu’est-ce qu’y’a ?

- Viens m’parler, je te dis.

- Tu ne peux pas me le dire ici, donc ?

Le vieux répéta plus bas et plus vite :

- Viens me parler, t’entends…..

Alors, il se dirigea vers la cuisine et Virginie le suivit, frottant l’une contre l’autre ses mains terreuses, dont la poussière s’en allait avec un bruit sec.

Arrivée à la porte elle s’arrêta.

- Eh ben quoi ? voyons, dis vite, il va pleuvoir et j’ai pas fini de ramouver la bande aux laitues….. dépêche-té, voyons… qui que t’as ?

Mais lui s’en était allé fermer la porte de la rue et celle de l’escalier ; il revint et dit :

- Entre !

Et son geste était si impérieux, il avait prononcé cela si vite, si durement que Virginie obéit en regardant son homme d’un air hébété : il prit sa pipe sur le haut de la cheminée et il l’alluma.

- Eh ben… Vas-tu sorti ce que t’as à m’dire, voyons !

Le vieux s’était mis à marcher devant la cheminée. Alors Virginie impatientée ouvrit la porte du jardin.

- Ah ben ! c’est trop long, j’men vas.

- Veux-tu rester puisque j’tai fait veni – c’est qu’j’ai à te parler – j’crois.

- Alors, dis vite.

L’homme avança une chaise, cracha deux fois et tout d’un coup :

- Vrai, j’aurais pas cru ça.

- Ça, quoi ?

- Ça !

- Ça quoi !

- Ça !

Et maintenant il dévisageait sa femme avec ses yeux ronds, ses yeux gris.

- Sais-tu ben, Virginie, veux-tu que j’te dise… il y a un sacré bout d’temps que ça m’démange d’t’averti.

- M’averti ? De quoi donc !

- D’ça.

- Mais, malheur du bon Dieu ! qui que j’sais, moi ?

- Tu sais c’que tu sais, et moi j’sais ce que j’sais, entends-tu ? J’sais ce que j’sais – je sais ce que j’sais…..

Il s’était levé, sa pipe éteinte tremblait dans ses gros doigts de vieil ouvrier.

- Misère de misère ! oui, je sais ce que j’sais… Avec qui qu’on a joué aux dominos hier au soir ? Avec Lucheur, c’pas hein ? avec Lucheur ?

- Et puis après ?

- Et c’est-y pas Lucheur ou c’est-y Lucheur qui ta fichu un coup de pied sous la table ?

- A moi !

- Oui, à toi. Et c’est-y toi qui lui as rendu, hein ?

- Moi, moi ? Ah ! Ah ! Ah !

Croyant que son homme plaisantait, elle se tordait de rire… et un rire aigu, abominable, chevrotant, pendant qu’elle tapait sur l’épaule du vieux…

Il recula.

- Mais sacrédié, je ne ris pas, moi, je ne ris pas, tu sais bien.

Et il tira de sa pipe morte des bouffées imaginaires.

- Non, bougre, je ne ris pas… V’la un bout de temps que j’vous r’garde tous les deux… Lucheur et toi. Ah ! tu crois que j’ai l’s’yeux dans ma poche… hein ? Hé mais non… V’la trois mois que j’voulais t’en parler et puis j’voulais toujours pas, je me disais : c’est pas vrai, et patati et patata….

Virginie s’approcha de lui, doutant encore.

- T’es pas fou, Albert ?

- Et puis, d’puis deux semaines j’m’y suis décidé…

- Albert ! dis donc, r’garde-moi sans rire…..

Elle prit les bras de son mari, et longuement, sans rire, les vieux se dévisagèrent…

- Ah ! ça, voyons, reprit-elle, tu ne rigoles pas ?

- Non, je ne rigole pas, Virginie.

Et c’était maintenant, si triste et si vrai, que Virginie sentait trembler ses genoux l’un contre l’autre… Elle s’appuya sur le coin de la table…

- Hélà ! mon pauvre Albert…

Elle le regardait comme on regarde un malade… et puis, le premier moment de stupeur passé, elle croisa ses bras violemment tandis que le sang montait derrière le hâle de ses joues. Et une colère terrible, une colère de femme du peuple outragée lui serra la gorge. Mais devant lui, devant le vieux, son cher vieux, elle frémissait, n’osant rien dire encore, comprenant bien qu’elle allait l’injurier, et le sang lui battait les tempes et ses lèvres minces bleues et sèches s’entrechoquaient…

- Ah ! Avec Lucheur ? Avec Lucheur ? Mais… Albert, écoute-moi…

- Je t’écoute.

Et puis la vieille demeurait muette, suffoquée et frissonnante. Soudain :

- Tu… tu es sérieux ? hein ? Tu es sérieux, tu ne ris pas ? là, bien vrai ? Alors tu crois que je peux te tromper ? hein ? tu crois aux menteries qu’on te raconte… qu’est-ce qui t’a débité des menteries pareilles ? hein ?

Et lui répondit lentement :

- C’est pas des menteries, puisque je t’ai vue.

- Tu m’as vue ? tu m’as vue ? Moi, Virginie, à m’n’âge, j’aurais un galant ?

- S’agit pas de ton âge, d’abord…

- Et de quoi qu’il s’agit, alors ?

- Il s’agit… il s’agit de ce que j’ai vu, t’entends ?...

Il se dégagea de l’étreinte furieuse de sa femme et il retourna allumer sa pipe. Quand ce fut fait, il répéta :

- Je sais ce que je sais, j’sais c’que j’dis, j’sais ce que je dis…

Et il alla ouvrir la porte pour fumer comme tous les soirs sur la route.

Virginie revint travailler. Elle soulevait les mottes de terre et les séparait avec rage du tranchant bleu de la bêche. Elle remuait cette terre lourde, sans penser, malheureuse seulement, et quand ce fut fini, elle poussa un grand soupir. Son pauvre homme. C’était tellement invraisemblable qu’elle crut encore à une plaisanterie…

- Il me boude, il me boude pour s’amuser, et puis, comme je l’ai mal pris, il me dira ce soir qu’c’était pour batifoler…

Elle s’imaginait alors son homme riant de toutes ses rides et lui disant :

- Hein ? tu l’as cru c’te fois… Ah ! Ah ! Ah !...

Elle vit, derrière la barrière du jardin, des loques de brumes épandues sur les prairies. Les arbres sortaient à demi de ce lac terne et blanc qui envahit les bas-fonds au couchant du soleil. Les animaux avaient disparu, noyés dans la nappe froide, et sans doute la vie continuait là-dessous au pied de ces arbres que le brouillard étreignait petit à petit…

- V’la la bruine…..

Virginie s’approcha lentement de la barrière et regarda la campagne.

- Ça monte, ça monte, l’s’herbes seront point sèches à demain matin…

Cette phrase, toujours la même à la même heure, qu’elle venait de dire avec sa voix tranquille, l’étonna.

- Tout d’même, tout d’même, quels yeux qu’il avait.

Puis, tout d’un coup, quittant la barrière et regrettant le temps perdu :

- J’suis t’y bête !

Elle rentra. Albert, lui, fumait encore sur la route en causant avec un petit bonhomme jaune sous des cheveux d’un blanc vert. Monsieur Beuve, garde champêtre et afficheur municipal. Les deux hommes parlaient comme parlent les paysans, sans gestes,  les mains noueuses derrière les dos voûtés.

Ils semblaient tranquilles, tous les deux. Et Virginie quittait l’âtre à chaque instant, pour les observer, et calme, maintenant, elle chassait les dernières amertumes du doute, en répétant :

- C’t’une farce, j’suis t’y bête ! Mon Dieu… mon doux Jésus que je suis sotte !

Elle se prit même à sourire : une casserole lui renvoya ce sourire déformé par les bosselures du cuivre brillant, et elle s’écria riant de plus en plus, tandis que son mari rentrait :

- Héla ! Héla ! Ah ! Ah ! Des galants… qu’il est drôle !... A m’nage ! tu sais qu’j’ai cru qu’t’étais fâché pour de vrai…

- Que j’étais fâché ?

- Dame !

- J’suis pas fâché.

- Fallait l’dire plus tôt, donc…

Albert se tut et, sans regarder sa femme, il mit ses lunettes pour lire un prospectus égaré sur le châssis de la fenêtre.

Puis, la nuit envahit la pièce : le vieux enleva ses lunettes.

- Tu n’y vois plus, Albert ; veux-tu de la lumière ?

- Non, je n’ai pas besoin, je n’lis plus.

- Tu ne parles guère non plus… vrai.

- J’ai pas besoin de parler, non plus.

Virginie alluma une feuille de papier roulée entre ses doigts et mit le feu aux copeaux de la cheminée. Des lambeaux de fumée laiteuse et lourde s’élevaient sans bruit pour se tordre dans le courant d’air. Bientôt la flamme apparut, léchant la cuirasse noire de la marmite. Et ce fut un monde de petites étincelles sautant de tous les côtés, s’accrochant à la suie du vase et du foyer, et la flambée fut claire, et l’ombre des choses familières dansa sur les murs…

Virginie qui était à genoux devant le feu se releva ; elle vit que son homme avait la tête baissée.

Debout, un peu courbée encore, les bras ballants et les mains ouvertes, elle le considérait : était-ce la lumière brutale du feu qui gravait le pli arqué au-dessus de chaque sourcil, et les rides douloureuses au coin de la bouche ? Etait-ce le feu, qui donnait aux yeux de son homme, cette expression glauque du regard intérieur qu’ont les fous, les inspirés et les ivrognes ?

C’était la même tristesse douce qu’au moment où il avait dit :

- Non, je ne rigole pas, Virginie…

La même pensée le torturait donc, son pauvre vieux… ce n’était plus possible que ce fût pour badiner, plus possible… Toujours un peu courbée, Virginie considérait l’homme immobile, et maintenant un désespoir atroce angoissait sa poitrine, montait jusqu’à la gorge, jusqu’aux lèvres, comme un sanglot muet : un désespoir étourdissant qui tenait du vertige et auquel se mêlait l’amer regret d’avoir cru, seulement une heure, que son vieux n’était pas sincèrement malheureux !...

Le feu baissait peu à peu, l’échafaudage des bûchettes s’effritait en craquant, tandis que la nuit enveloppait le jardin.

- Tu n’allumes pas, Virginie ?

- Tout de suite, mon ami.

Elle posa la lumière sur la table. Entre leurs assiettes, et durant le repas, ils parlèrent à peine.

Le lendemain, monotone et douce, la vie recommença : tous deux semblaient avoir oublié, et leurs faces, ravagées de fatigue, gardaient la placidité des jours passés.

Cependant la vieille souffrait ; maintenant certaine que son mari n’avait pas plaisanté, elle ne doutait pas d’être la victime d’une calomnie : elle ignorait que la jalousie mord le cerveau à la façon d’une idée fixe, qu’elle est une maladie comme l’hypocondrie, qu’elle s’étend peu à peu jusqu’à chasser la pensée, qu’elle devient l’obsession et la folie. Il fallait à cette paysanne une cause extérieure, quelque chose de simple et, pour ainsi dire, matériel comme un mensonge, dont elle aurait pu tirer vengeance pour elle, qui était accusée, et pour Albert, qui était malheureux. Très vite, avec un halètement furieux de toutes ses idées, elle se mit à chercher le misérable. D’un bout à l’autre du village, sa pensée allait heurtant les portes, les barrières et, nulle part, elle ne trouvait l’ennemi, et pourtant il existait, tout près d’elle, peut-être… à deux pas.

- L’lâche ! l’lâche !

Elle se répétait ce mot, en rinçant son linge ; l’eau savonneuse glissait entre ses doigts déformés avec un bruit rageur pour s’en venir tomber à terre en larmes bleues.

- L’lâche ! l’lâche ! l’lâche !

L’être prenait peu à peu une forme : il était là, sur cette table trempée, sous ces monceaux de choses visqueuses qu’elle étreignait, qu’elle écrasait, qu’elle étouffait, ployée en deux dans sa colère folle…

Puis elle étendit les linges sur la haie et, de la barrière, elle aperçut d’autres linges sur d’autres haies. Dans tout le pays était épandu, en taches bleues et blanches sur les verdures, le séchage des choses intimes et vulgaires, bosselées par les plantes qu’elles cachaient, et elle se dit que peut-être elle voyait la lessive du maudit, qu’elle ne pouvait savoir ne saurait jamais… et qu’il mourrait impuni.

Cette pensée que le calomniateur mourrait impuni, devint pour elle intolérable. Il fallait savoir son nom à tout prix. Quand elle le connaîtrait, elle attraperait Albert par les épaules et lui crierait :

- C’est c’tila qui t’a dit du mal de mé ?

Et son homme se troublerait, ni dirai ni oui, ni non, puis ils s’embrasseraient pour bien montrer que c’était fini…

Et pour cela, elle alla trouver le curé.

Il la reçut dans sa petite salle à manger.

A peine entrée, Virginie l’avertit que ce n’était pas pour se confesser qu’elle venait. Alors le prêtre qui s’était levé, se rassit tranquillement.

- Eh ben voilà, Monsieur l’Curé, je suis embêtée…

- Ça marchait pourtant bien, Madame Laroche.

- Oh ! d’ma part, ça va bien, Monsieur le Curé, c’est de l’autre qu’ça ne va pas.

Le prêtre sourit…

- Qu’est-ce qu’il a ? un brin de ribote le samedi soir ? une ancienne habitude qui le tracasse ?

- Oh ! pour ça non, Monsieur le Curé, Albert n’a jamais bu, il ne boit pas, il ne boivra jamais… pour ça non, Monsieur le Curé.

- Alors ? alors, je pense bien qu’il ne donne pas de coups de canif au contrat ?

- Plaît-il, Monsieur le Curé ?

- Enfin, il ne fait pas de frasques à son âge… à son âge on est calmé.

- A s’n’âge ? Bien sûr, à s’n’âge comme à la mienne, Monsieur le Curé….. Est-ce à m’n’âge qu’on a des galants ?..... en raison, voyons, Monsieur l’abbé ? Eh ben, voilà la raison dont je viens vous entretenir ; c’est lui qui dit qu’j’ai des galants… voilà…

- Oh ! Oh ! Oh ! où avez-vous vu ça, Madame Laroche ?

- Où que j’l’ai vu ? mais pas plus tard qu’avant-hier… Je me disais aussi, que je me disais : « Mais il me fait drôle » il me faisait grise-mine d’puis un bout d’temps. Et puis, j’y pensai plus, j’y prenais pas attention… Et puis, que je me disais : c’est drôle tout de même. Et puis v’la t’y pas que l’aut’ jour, avant-hier donc, il m’appelle, il ferme toutes les portes, et qu’il se plante devant mé et qui m’dit…

Et la vieille ne quittant pas le plancher des yeux, comme si elle eût avoué une énormité, raconta son malheur au curé. Le prêtre tourmentait sa chaîne d’argent, cherchant à distraire sa folle envie de rire, tant lui semblait amusante l’idée que cette campagnarde, tannée, aux dents brunes… pût avoir un amant.
 
Virginie s’arrêta pour s’essuyer les yeux, puis elle reprit, plus triste et plus douce :

- Enfin, enfin, Monsieur le Curé, nous avons attendu plus de vingt ans avant de nous marier… Nous nous veyons tous les dimanches, monsieur, tous les dimanches. Lui, venait de son chantier, mé, de mes journées. On s’n’allait déjeuner sur le bord de la rivière, dans une auberge où qu’il a un cousin qui la tient. Tous les mois, on regardait ce qu’y’avait dans le bas de laine et puis qu’on disait : « Ça monte, ça monte, mais faut encore ça ! »…

….. Enfin, ça nous a menés à jusqu’à y a sept ans, où nous nous sommes mariés. Et jusqu’à ce moment-là, Monsieur le Curé, il a toujours été convenable d’puis…., d’puis l’jour où que… où… comme ça il faisait chaud, après déjeuner, il a voulu faire ce qu’il a fait d’puis : mais que j’tins bon et j’lui fichai une gifle sur la joue droite, et que l’lui dis : « Albert, laisse-mé… » Alors, i s’n’alla en bougonnant.

….. D’puis ce jour-là, Monsieur le Curé, jamais il n’a été mal appris, jamais… mais dame, qu’il s’est ben souvenu de l’histoire, puisque le soir du mariage il m’a dit comme ça : « Viens-tu me fiche une gifle ? » Alors j’lui ai pas refusé et, pour lui faire plaisir, je lui ai dit après… après… que… si j’avais su dans par où qu’il voulait en venir, je m’serais mariée bié plus tôt… Enfin, d’puis ce soir-là jusqu’au jour d’aujourd’hui je ne lui ai rien refusé. J’ai été pour lui, Monsieur le Curé, une femme modèle ; j’vous le dis comme ça est ; j’lai aimé de tout mon cœur ; je lui donne tout c’qui veut. Mes économies, c’est lui qui l’sa, il en fait ce qui lui plaît… Et v’la comme il me traite ! Monsieur le Curé, il dit que je le trompe, moi à m’n’âge, Monsieur le Curé, à m’n’âge ! Hélà !

Et de nouveau elle s’arrêta… puis, tout à fait calmée :

- Enfin, voilà dans par où que j’en suis, Monsieur le Curé, bien malheureuse et bien chagrine. Et c’est des calomnies, des menteries qu’on lui dit… Si je savais seulement comment qu’il s’appelle… celui qui a… raconté toutes ces saloperies là… Mais je n’trouve pas… je fais le tour du bourg dans m’n’idée. Je ne me connais pas d’ennemis, Monsieur le Curé.

Elle lança cette phrase fièrement, avec toute sa franchise de femme honnête.

Le prêtre devenu sérieux essaya de lui faire comprendre que le mal venait de l’homme lui-même.

- N’accusez personne, Madame Laroche. Votre mari fait erreur ; il croit deviner les choses qui ne sont pas… ça passera, voyez-vous. S’il vous en reparle, venez me trouver, je lui ferai la leçon…

Et tandis que Virginie s’éloignait, désolée de ne pouvoir maudire personne encore, il répétait :

- Ça passera, ça passera… mais de la douceur, Madame Laroche, pas de brusquerie… ça passera… comme les gifles.

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Virginie crut en effet que le mal était guéri. Elle le crut pendant un mois, jusqu’au jour où ils revinrent, son homme et elle, en diligence, avec le ménage Lucheur.

Le père Lucheur, ancien contremaître de l’atelier où Laroche travaillait, avait attendu le départ de la diligence dans un café remplit de cochers. Et, avec la facilité que les ouvriers mettent à lier connaissance quand le verre d’alcool sert de trait d’union, il était devenu soudain l’ami dévoué du nouveau conducteur Magloire. Les deux hommes avaient bu, trinqué, plaisanté grassement, et ils en étaient venus à se donner de grandes tapes sur leurs ventres gonflés de bien-être, pendant que la mère Lucheur, adossée au comptoir, tenait entre ses bras courts une énorme pendule fraîchement réparée. Et comme la femme se tordait de rire, étourdie par la buée infecte du cabaret, la pendule secouée sonnait éperduement.

Aussi, Lucheur monta difficilement dans la guimbarde, où l’attendaient Virginie et son mari.

On partit.

A travers la ville, la voiture passait, dans le trépidement douloureux des vitres et de la ferraille rouillée. Les voyageurs se regardaient sans parler.

Quand la diligence roula sur la route, Lucheur abaissa la glace pour hêler Magloire, et, tout aussitôt, une vague de poussière, mêlée à l’odeur piquante des chevaux s’abattit à l’intérieur…

- Hé, Magloire… Magloire, ça va t’y ?

Comme le cochait sommeillait, Lucheur se retourna et, tapant sur les genoux de Laroche.

- Ah ! nom de nom ! j’avons t’y rigolé.

Albert ne répondit rien.

- Hebié… m’entends-tu, Albert ?

- Laissez-moi, Monsieur Lucheur, c’est tout ce que j’ai à vous dire, c’est de me laisser…

La pendule aussitôt sonna dans le mouvement de recul opéré par Madame Lucheur, tandis que Virginie interdite, dévisageait son homme.

Alors, comme il se voyait regardé, le vieux continua en se redressant :

- Oui, oui, oui. Ah, mais ! D’abord, il n’y a pas d’Albert, ici, il y a Monsieur Laroche, entendez-vous, Monsieur Lucheur ? Vous avez une maison, j’en ai une aussi ; elle est plus petite que la vôtre, ça se peut bien, mais elle est à moi, monsieur ; je l’ai achetée avec mon argent, avec celle que j’ai gagnée. Je suis votre égal, maintenant, entendez-vous, monsieur Lucheur ?

Lucheur, comprenant mal à cause du bruit des roues et des bourdonnements de sa demi-ivresse, avança vers Laroche sa tête congestionnée.

- C’est pas quand vous m’défigureriez comme ça… et puis, je vous regarderais aussi bien, vous savez.

Et soudain, Laroche se leva. Virginie le saisit par le bas de sa vareuse.

- Allons, Albert ; voyons, mon ami, rassieds-toi… Albert, voyons, Albert… reste tranquille…

- Ah ! nom de nom ! laisse-moi aussi, té ! Je sais bien qu’tes avec lui… va. Oui, oui, vous croyez donc que je ne sais rien, moi ? Et que je ne vous vois pas tous les deux ? Oui, Monsieur Lucheur. C’est à vous que je cause en ce moment. Je vous surveille bien, marchez : vous ne pouvez pas donner le plus petiot coup de pied à Virginie sans que je vous voie… encore que tout à l’heure vous cherchiez… oui, oui, oui. Ah ! mais… Entendez-vous, monsieur Lucheur, faut pas m’prendre pour plus bête que j’suis, vous savez bien !

Lucheur se leva aussi, en s’appuyant dans l’angle de la diligence, puis il retomba brusquement en éclatant de rire. Quand il fut calmé.

- Ah ! mais, pour sûr que nous nous entendons bien Virginie et moi, c’pas, Virginie ? Hein ? j’rigolons quèque fois ensemble.

Et pour achever de taquiner Laroche, Lucheur envoya de ses grosses mains un baiser à Virginie.

Alors le vieux saisit le rieur par sa veste et, le secouant avec force :

- C’est pas pour vous fiche de moi que vous êtes ici, tout d’même : entendez-vous, nom de nom !

Sa voix était devenue stridente et toutes ses rides remuaient, agitées de colère.

Lucheur se releva, furieux soudain, et les deux hommes s’empoignèrent, s’étreignirent follement, essayant de se frapper à la figure, et subitement, dans un cahot, ils tombèrent comme une seule masse entre les deux paysannes, entraînant dans leur chute les paniers et la pendule.

Ils demeuraient immobiles, étourdis tous les deux, dans le fond de la voiture tandis que le cocher Magloire, n’ayant rien entendu, ronflait sur son siège.

Les femmes essayèrent de remonter leurs maris. Ce fut Lucheur qu’on hissa le premier, il émergea, couvert de poussière et les joues violettes, et tout aussitôt, il alla tirer la blouse de Magloire endormi.

- Arrête donc, feignant ! C’est Laroche qui est bu !

La diligence s’arrêta et on descendit. Laroche brossait sa veste d’un geste inconscient. Magloire, de son siège, lui cria :

- Hé bien, pé Laroche, paraît qu’on s’est fichu une cuite ?... Ah ! Ah ! Ah !

Le vieux cessa de frotter sa veste et, croisant les bras.

- Vous créyez tous que je suis saoûl ? Pas moins ? je le suis moins qu’vous, Monsieur Magloire. J’y vois clair au moins, moi. Si j’étais saoûl, je verrais-t-y Lucheur fiche des coups de pied à ma femme ? Oui ! toi, Monsieur Lucheur, entends-tu ce que je te dis, saloperie que tu es ?

Comme la lutte allait recommencer, la mère Lucheur entraîna son mari dans la voiture, qui s’éloigna…

Et sur la route rose le vieux Laroche gesticulait, lançait ses bras maigres vers la diligence nimbée de poussière et il hurlait ; les yeux énormes, la voix enrouée.

Sur la route rose, debout, près de son homme devenu fou, Virginie sanglotait.

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A travers le village se répandit la nouvelle que Laroche s’était enivré. Lui, le digne Laroche, qui n’entrait jamais au café, s’était battu avec son ami Lucheur parce qu’ils s’étaient grisés tous les deux. Et les hommes auxquels les femmes citaient Laroche comme un exemple, riaient, enchantés.

Le soir même, à peine revenue, Virginie courut chez le Curé.

- Hélà ! Monsieur le Curé, ça a recommencé. Parlez-lui. Guérissez-le, mon pauvre homme ; il va me tuer si ça continue….. mais dites-lui….. que je n’ai rien fait de mal, monsieur le Curé ; et ne dites pas qu’il est malade… je dis à tout le monde qu’il a bu – ce n’est rien ça. – Ah ! si ça pouvait être vrai qu’il a bu… Guérissez-le, monsieur le Curé….. Qu’est-ce qu’il faut lui donner ? je lui donnerai tout ce qu’il faut, tout, tout.

- Ce ne sont pas des remèdes qui guériraient ce qu’il a, Madame Laroche. Je tâcherai de lui parler et nous verrons. Mais de la douceur, surtout de la douceur, Madame Laroche.

- Hélas ! je ne dis rien, moi, Monsieur le Curé. J’ai envie de pleurer tout le temps.

Ainsi qu’il l’avait promis à Virginie, le Curé sermonna le vieux qui se confessa et communia.

Deux mois s’écoulèrent, deux mois d’été, lumineux, traversés de chants d’oiseaux et de rayons dorés. Virginie fut heureuse comme par le passé. Son homme semblait avoir tout oublié : ils s’asseyaient le soir, au bord de la route, comme aux soirs des étés passés.

L’automne arriva brusquement. Les feuilles se rouillèrent, puis se cassèrent. Elles tombaient tout le jour, tournant autour des arbres : elles tournaient légères encore pour s’en venir sur la terre humide qui en fait des choses laides, lourdes et grasses sur lesquelles les vers se promènent…

Le vieux s’attristait.

Il recommençait à ne plus parler, et de nouveau les rides douloureuses se creusaient, les rides que Virginie reconnut avec terreur… Et le regard, aussi, le regard se faisait glauque ainsi qu’aux mauvais moments. Cependant Laroche était calme.

Virginie prévint le Curé.

Pour la seconde fois, le prêtre parla au vieux. Mais quand l’ecclésiastique sortit de la maison, il prit Virginie par le bras, et, chemin faisant, lui expliqua que son mari perdait la raison, et qu’il était temps, grand temps de songer à l’enfermer.

A ce mot Virginie poussa un grand cri.

- L’enfermer ! Monsieur le Curé ? l’enfermer. Hélas ? mais jamais de la vie… l’enfermer avec des fous ? Mais jamais. Ah ! jamais… et puis qu’est-ce qu’on dirait ici ? Qu’il est fou ? Mais il n’est pas fou. Les fous, ça crie, il ne crie pas….. jamais je ne l’y mettrai… jamais, jamais.

Elle s’en alla, vibrante de colère.

Quand elle revint, son homme chantait, assis à califourchon sur une chaise.

Il chantait une romance d’atelier, nauséeuse et sentimentale. Jamais il ne chantait. Virginie en eut un long frisson.

- Te v’la ? où que tu étais ?

- Qu’est-ce que ça te fait ?

- Ah ! tu n’veux pas me le dire ?

Il y eut un silence et il se remit à fredonner. Pendant le dîner, il chanta encore ; de temps en temps, il regardait sa femme en riant d’un rire affreux qui était une grimace, et il branlait la tête.

A neuf heures, Virginie monta se coucher. Le vieux avait l’habitude de rester quelques minutes en bas pour tout fermer. Virginie attendit longtemps. L’homme ouvrit la porte sans qu’elle l’entendit, arriva jusqu’au lit, se pencha sur sa femme et, silencieusement, lui saisit le cou.

Elle bondit. – Le vieux serra. – Dans un effort de tout son être Virginie écarta de sa gorge les mains du dément.

Elle se leva. Le vieux la fit tomber à terre et ils roulèrent sur le carreau glacé de la chambre.

Ce fut une lutte atroce avec le bruit sourd des coups sur la pierre et sur le lit. Cela dura longtemps, sans un cri. Soudain, Virginie se redressa et appuyant ses mains sur les épaules de son mari elle lui dit avec une voix étouffée :

- Albert… Albert… Voyons, sois gentil… Calme-toi… finis… mon petit ami.

Elle faiblissait, saisie par le froid et les membres mous de terreur. Alors le vieux se redressa violemment et comme il allait décrocher son fusil, sa femme se sauva dans l’escalier, la chemise déchirée et les jambes nues, tout écorchées.

Elle demeura jusqu’au jour dans la cuisine. Les dents claquaient, et elle était si anéantie que son homme aurait pu venir là pour la tuer sans qu’elle songeât à fuir…………………………

Un mois après.

Le vieux était enfermé et Virginie, pour tenter de le voir était venue à la ville.

Mais les religieuses qui soignent les fous l’avaient doucement repoussée en lui disant qu’il était trop malade pour qu’on le visitât.

- Alors, ma sœur… il est biè mal… mon pauv’ homme ? Alors… je… il ne… il ne reviendra pas à la maison… jamais… jamais ?

Sous sa coiffe propre des dimanches Virginie pleurait, sans bouger, dans la cour de l’asile.

Puis docilement, elle s’en alla……

Elle marchait maintenant sur la route large – et la nuit venait avec les grandes bandes de nuages derrière lesquelles le soleil était tombé. – Aucun souffle ne faisait bruire les feuilles mortes au long des talus. La terre, crevée par la charrue, lançait dans ce soir d’automne son haleine subtile et vigoureuse….. et la vieille s’enfuyait là dedans, écrasée, courbée en deux, regardant la poussière du chemin pour ne rien voir de l’immense solitude où sa solitude errait, ni de l’infinie tristesse de ce crépuscule morne. Et la fumée des feux d’herbes, allumés dans la plaine, rampait sur les sillons, lente, longue et grise, pour se confondre avec les brumes…

PAUL FRÉDE


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