FLEURY, Jean-Joseph-Bonaventure (1816-1894) : Jacques le voleur : conte.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (13.I.2003)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : norm 918) de Littérature orale de Basse-Normandie (Hague et Val-de-Saire) par Jean Fleury parue à Paris chez Maisonneuve et Cie en 1883 volume IX de la collection Les Littératures populaires de toutes les nations.
 
Jacques le voleur
conte recueilli par
Jean Fleury

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UNE femme avait un fils qu'elle avait fort mal élevé. C'était un fainéant et qui ne voulait rien faire.

Quand il fut en âge de choisir un état, sa mère lui demanda ce qu'il voulait être.

- Je veux être voleur.

- Bon Dieu ! bonne Vierge ! mais ce n'est pas là une profession ! Je ne te permettrai jamais d'être un voleur.

- Eh bien ! allez consulter la bonne Vierge. Si elle dit comme moi, il faudra bien que vous consentiez.

- Soit, j'irai, dit-elle, et pas plus tard que tout de suite.

En la voyant se rendre à l'église, Jacques prend les devants par un chemin de traverse et va se cacher derrière l'autel.

La bonne femme arrive à l'église au moment où il y était déjà, et, après avoir fait ses prières devant l'autel de la Vierge :

- Bonne Vierge, dit-elle, bonne Mère, indiquez-moi, je vous prie, ce que mon Jacques doit être.

- Voleur, répondit une voix qui venait de l'autel.

- Voleur ! dit la brave femme étonnée. Mais vous n'y pensez pas, bonne Vierge, c'est un péché de voler ! Dites-moi là, franchement et sans vouloir tromper une pauvre femme comme moi, ce que mon Jacques doit devenir.

- Voleur, répéta le garçon, toujours caché.

La pauvre femme se retira consternée. Aussitôt qu'elle fut sortie de l'église, Jacques sortit aussi de sa cachette, il prit à travers champs, et sa mère, en arrivant, le trouva à la maison.

- Eh bien ! moumère (1), qu'est-ce que la bonne Vierge vous a dit ?

- Que tu dois être un fripon.

- Vous voyez donc bien qu'il faut que je sois un fripon, puisque la bonne Vierge vous l'a dit ; je pars demain.

Au bout de huit jours, il revient avec un sac, qu'il avait bien de la peine à porter.

- Qu'est-ce que c'est que ce sac ?

- C'est une charge d'or que j'apporte.

- Comment t'es-tu procuré cet ordre ?

- Vous saurez ça plus tard, moumère ; comme il n'y a pas chez nous de mesure pour le mesurer, il faut aller en emprunter une aux voisins.

La mère y va. Jacques mesure son trésor, tout seul, sans laisser approcher sa mère. Il a soin de mettre de la glu au fond de la mesure, et quand on la leur rend après l'avoir secouée, les voisins trouvent au fond une pièce d'or oubliée.

Les voisins ne peuvent revenir de leur étonnement de voir que Jacques s'est enrichi assez vite pour mesurer ainsi l'or et faire fi d'une pièce d'or au point de l'oublier au fond de la mesure. Le récit de cette habileté se répand rapidement. Le seigneur du village, qui en a entendu parler, fait venir Jacques.

- Tu as la réputation d'être un habile voleur ? lui dit-il.

- Dame ! je commence. Ça ira mieux plus tard.

- Eh bien ! je veux te mettre à l'épreuve. On conduira demain une de mes vaches à la foire pour la vendre. J'avertirai ceux qui la mèneront. Si malgré cela tu réussis à la voler, je te la donne.

- Merci, monseigneur, la vache est à moi, je vous en réponds.

On confie la vache à deux conducteurs, après les avoir avertis qu'on tâchera de les voler.

- Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe, répondit un des conducteurs ; nous serons sur nos gardes.

L'un attache une corde aux cornes de la vache et se met devant, l'autre prend en main la queue de la bête et se met derrière. Il était difficile même d'approcher de l'animal.

Jacques ne s'en approcha pas. Les conducteurs avaient à traverser un bois. Jacques alla se pendre à l'un des arbres. Les conducteurs le regardèrent et ne le dépendirent pas. Ce fut lui qui se dépendit quand ils furent passés ; puis il courut bien vite à travers le bois, gagna le chemin par où devaient passer les conducteurs de la vache et, un peu plus loin, ils trouvèrent un autre pendu. C'était encore Jacques.

- C'est donc la cache ès pendus (le sentier aux pendus) par ici ? Qu'est-ce que cela veut dire ? dit un des paysans.

- Ce qu'il y a de plus curieux, dit l'autre, c'est que le second est tout à fait semblable au premier : même taille, mêmes vêtements. Est-ce que nous aurions marché sur male herbe et serions revenus au même endroit sans nous en apercevoir ?

- Ça ne se peut pas ; l'autre pendu était là-bas derrière nous.

- C'est drôle tout de même. Allons donc voir si l'autre est toujours à sa place.

Ils attachent soigneusement la vache à un arbre et s'en vont tout doucement voir, sans pourtant la perdre de vue. Plus de pendu ! Pendant qu'ils cherchent à reconnaître l'endroit, Jacques, qui les observe, se dépend rapidement, coupe la corde qui attache la vache et se sauve avec.

Quand les conducteurs revinrent, après s'être assurés que le premier pendu n'était plus à sa place, ils s'aperçurent que le second avait disparu également. Mais la vache avait aussi disparu.

Le lendemain, Jacques va trouver le seigneur.

- La vache est à moi ? lui demande-t-il.

- Sans doute, puisque tu as été assez subtil pour me la voler. Mais je gage que tu ne me voleras pas ma jument. Je t'avertis qu'elle sera bien gardée.

- Vous me la donnerez si je vous la vole ?

- Certainement. Mais je suis sûr que tu ne me la voleras pas.

- Nous verrons.

La jument est remise à la garde de trois hommes. Le premier monte dessus, le second tient la crinière, le troisième tient la queue. Celui qui est en selle est armé d'un fusil chargé.

Un individu, habillé en mendiant, l'air souffreteux, s'approche du trio.

- Qu'est-ce que vous faites-là, braves gens ?

- Nous gardons cette jument depuis ce matin. Il paraît qu'on doit venir nous la voler, mais nous n'avons encore vu venir personne.

- Il doit vous ennuyer là ?

- Dame ! ce n'est guère amusant. Si encore nous avions à boire !

- J'irai bien vous chercher du cidre au cabaret, leur dit le curieux, si vous voulez me donner de l'argent.

- Ce n'est pas de refus, brave homme.

On lui donne de l'argent et, quelque temps après, il revient du cabaret avec une provision de cidre. Il y avait mêlé des drogues assoupissantes, mais dans un des pots seulement. Ils lui offrirent de trinquer avec eux. Il accepta en se versant du cidre qui n'était pas drogué, puis il fit semblant de s'éloigner. Les gardiens achevèrent de vider les deux pots et ne tardèrent pas à s'endormir profondément.

Jacques revient alors. La terre était molle. Il enfonce des piquets en terre en s'arrangeant de manière à leur faire soulever et soutenir la selle avec le cavalier ; il coupe alors la bride du cheval, dégage la queue et fait filer la bête, qu'il met en sûreté.

Quand les gardiens se réveillèrent, ils furent bien étonnés, l'un de tenir la bride sans cheval, l'autre une poignée de crins, le troisième de se sentir perché en l'air sur la selle, tandis que la jument était partie.

Le lendemain, Jacques alla trouver le seigneur.

- J'ai la jument, lui dit-il.

- Le tour est bien joué ; mais tu me piques au jeu. On cuit du pain demain ; je parie que tu ne le voleras pas dans le four.

- J'essaierai.

Le pain est enfourné, six hommes le gardent : deux à la porte de la boulangerie, deux à la gueule du four et deux plus loin pour empêcher toute surprise.

L'heure venue de retirer le pain, on détoupe le four ; tout est intact, personne n'a quitté son poste, et pourtant le four est vide.

Jacques était parvenu à faire un trou au fond du four, et il en avait retiré par là tous les pains l'un après l'autre.

Le seigneur fut obligé de le complimenter, mais il ne renonça pas à la lutte.

- Voilà trois fois que tu m'affines, lui dit-il, mais tu ne m'affineras pas une quatrième. Je te défie de prendre les draps du lit où je serai couché avec ma femme.

- J'essaierai, dit Jacques.

La nuit suivante, le seigneur se couche dans son lit, sa femme avec lui, et tous deux se croient bien sûrs qu'on ne parviendra pas à les dépouiller des draps dans lesquels ils sont enveloppés.

Dans le gros de la nuit, ils sont éveillés par un bruit à leur fenêtre. Ils se dressent sur leur lit et aperçoivent un homme en casquette qui a l'air de faire des efforts pour entrer.

- C'est notre homme, se dit le seigneur. Il s'arme d'un bâton, ouvre la fenêtre et frappe à tour de bras sur l'individu en casquette. Celui-ci tombe sans pousser un cri et, une fois à terre, reste complètement immobile.

La nuit n'était pas tout à fait sombre ; il faisait clair d'étoiles et l'on voyait suffisamment pour distinguer les choses.

Le seigneur s'effraie.

- L'aurais-je tué ? pense-t-il. Cela me ferait une mauvaise affaire. Je n'aurais pas dû frapper si fort.

Il descend pour voir ce qui en est. Un moment après il remonte. L'individu était bien mort ; il l'a jeté au hasard, dans un creux de fossé ; il a mis des branches par-dessus. Demain on achèvera de le faire disparaître. Seulement, tout ce travail lui a donné terriblement soif.

Sa femme, qui était restée au lit à l'attendre, lui dit qu'il y a du vin et des confitures à un endroit qu'elle lui indique. Le seigneur cherche à l'endroit indiqué et ne trouve rien. Sa femme, impatientée, se lève pour lui donner ce dont il a besoin.

Quand ils revinrent tous deux à leur lit, les draps avaient disparu.

Le prétendu voleur qui s'était présenté à la fenêtre était un bonhomme fabriqué par Jacques et tenu au bout d'un bâton. Pendant que le seigneur courait après, Jacques montait tout doucement jusqu'à la chambre à coucher. Comme on n'avait pas allumé de chandelle, il lui était facile de se dissimuler, et, dès que la dame eut quitté le lit, il sauta sur les draps et disparut en les emportant.

- C'est supérieurement joué, lui dit le seigneur le lendemain ; mais je finirai par mettre tes subtilités à bout. Voyons, j'ai demain du monde à dîner, une société de chasseurs ; je te défie d'enlever tout ce qui sera sur la table, pain, viande, vin et tout.

- J'essaierai, dit Jacques.

Le lendemain, la table est servie, les convives sont rangés alentour. Jacques ne s'est pas encore montré. Tout à coup on entend un grand bruit dans le parc. Les chiens aboient, les domestiques crient. C'est toute une compagnie de lièvres qui détale. Personne n'y tient plus, tout le monde veut voir. Jacques, qui a lâché les lièvres et les chiens, est aux aguêts à l'entrée de la salle. Pendant que tout le monde se presse aux fenêtres, il prend subitement la nappe par les quatre coins et s'enfuit avec tout ce qu'il trouve dedans. Quand les convives veulent se remettre à table, plus de dîner.

- Eh bien ! demanda Jacques, le lendemain, au seigneur, ai-je gagné, oui ou non ?

- Tu es un habile fripon, certainement ; j'ai à te proposer encore un tour, plus difficile que tous les autres, et, cette fois, tu en seras pour tes frais.

- Dites toujours, monseigneur.

- Je te défie de voler tout l'argent de mon frère, le curé. Il tient singulièrement à son argent, mon frère, je t'en avertis. La tâche sera rude.

- J'aurai plus de mérite si je réussis.

Jacques se revêt secrètement d'un costume d'ange, puis il se glisse dans l'église à un moment où il n'y a encore personne et se cache derrière l'autel. Le curé arrive. Le custos aussi. On allume les cierges ; le curé est en habits sacerdotaux. Jacques profite d'un moment où l'église est encore vide pour s'avancer vers le curé.

- Monsieur le curé, lui dit-il, Dieu vous appelle à lui et il m'envoie vous chercher. Mais il veut que vous emportiez ce que vous avez de plus cher au monde, votre argent.

Le curé avait caché son argent dans l'église même, dans une cachette qu'il était seul à connaître. Il va le chercher et le remet entre les mains de Jacques, transformé en ange.

- Ce n'est pas tout, lui dit l'ange. Il y a encore un sac que vous avez confié à votre custos, prenez-le aussi.

Le curé se fait apporter le sac.

- Maintenant, suivez-moi, reprit l'ange.

Il le fait monter dans le clocher. En bas, l'escalier est assez commode, mais à mesure que l'on monte il devient plus étroit et même dangereux. Le prêtre hésite.

- Il faut bien souffrir pour aller en paradis, lui disait l'ange. On arrive à un endroit où nichaient des pigeons appartenant au curé. La servant était venue y ranger quelque chose.

- Tiens ! te voilà, Marotte ! lui dit le prêtre. Où penses-tu être maintenant ?

- Dans le colombier.

- Tu te trompes, Marotte ; nous sommes en paradis.

Marotte n'en veut rien croire. Le curé essaie de lui prouver qu'elle se trompe. Pendant qu'ils se disputent, l'ange s'esquive et l'argent s'esquive avec lui.

Jacques se dépouille de ses ailes, court chez le seigneur et lui montre les sacs.

- Conviendrez-vous, cette fois, que je suis un habile voleur ? lui demande-t-il.

- Si habile, lui dit le seigneur, que je t'engage à quitter le pays ; sans cela, je serais obligé de te faire pendre, et j'en aurais regret.

Jacques ne se le fit pas dire deux fois ; il quitta le pays et, depuis lors, il circule par le monde.

(Conté par la mère Georges.)


Commentaire :

Ce conte figure dans toutes les littératures populaires. Comparez Sébillot : Le fin larron, dans ses Contes populaires ; Le fin voleur, dans Littérature orale ; Cosquin, Le fin voleur, dans Romania, t. X ; les frères Grimm, conte 192. La plupart des circonstances de notre conte haguais figurent dans six récits russes : trois recueillis par Afanassiev et trois recueillis par Dahl (dans Narodnya Skazki, Ve et Ve livraisons).


Note :
(1) Ma mère.


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