GRONKOWSKI, Camille (1873 – 1949) : Du "vieux Lisieux" au "vieux Honfleur" / lithographies de Jean-Charles Contel.- Lisieux : Imprimerie Morière, 1916.- 15 p.-12 f. de pl. : couv. ill.- 34 cm.
Numérisation : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (12.X.2007)
Texte relu par : A. Guézou
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Du "vieux Lisieux" au "vieux Honfleur"
par
Camille Gronkowski
lithographies
de
Jean-Charles Contel

Couverture

Le Vieux Lisieux
 
Chacun de nous conserve en sa mémoire comme un musée des souvenirs plastiques, où, aux heures de nostalgie, il peut puiser et raviver les belles images des pays entrevus jadis, des villes prestigieuses trop tôt quittées, des mirages si vite obscurcis. Imaginez quels trésors il a pu recéler, ce musée idéal, dans le cerveau d'un Loti par exemple, le pèlerin passionné des cinq continents ; d'un Théophile Gautier, d'un Châteaubriand, ces visionnaires ?

Plus modestes dans nos facultés d'évocation, plus rétrécis dans notre champ d'observation, tous cependant nous gardons la possibilité de ranimer nos sensations de jadis, - à volonté, à notre propre commandement ; et peu de plaisirs sont plus raffinés, plus doucement mélancoliques que celui-là. C'est ainsi que parfois, durant les journées hivernales de boue et de neige, je me plais à exhumer de ce campo santo simplement endormi, mes impressions de Florence, ses senteurs printanières, son ciel de cristal bleu, et tel adorable coucher de soleil contemplé des hauteurs de Fiesole ; je revois aussi, avec quelle netteté, les ruines romaines, toute dorées, magnifiées par le prestige de l'histoire ; ou bien les calvaires bretons, naïfs, frustes, mystiques, sous les pleurs d'un nuage bas ; les châteaux des Valois mollement étagés sur les côteaux harmonieux de la Touraine ; les clochers ciselés de la Hollande qui se mirent dans l'eau calme des canaux. Et combien d'autres, chères visions assoupies, latentes, prêtes à revivre ! Mais parmi ces souvenirs de la beauté terrestre ou humaine, véritable kaléidoscope de ma mémoire, et si précieuses, je place dans un bon rang une extraordinaire randonnée que je fis certain soir à travers le lacis des vieilles rues de Lisieux, par une claire nuit de lune...
        
Oh, l'étrange cité fantastique, et toute nouvelle pour mes yeux étonnés ! Je croyais pourtant bien connaître cette petite ville, j'avais minutieusement parcouru les rues " classiques " pour touristes, tous les monuments impérieusement recommandés par les guides, les coins réputés..... et les autres. - Alors, d'où venaient ma surprise et mon initiation ? Avais-je, voyageur heureux, découvert une ruelle ignorée, une cour inédite, un manoir oublié ?
      
Eh non ! c'était beaucoup plus simple. Phoebé, astre complice, tu avais réalisé ce prodige..... Au cours de ma promenade nocturne, tes grands rayons blaflards, violents, avaient projeté de telles ombres sous les auvents des vieilles maisons, creusé de telles cavités sous les porches, allumé de si étranges lumières aux carreaux des façades dont les détails saillaient comme des cabochons et des escarboucles, ils avaient profilé de façon si théâtrale la ligne des hauts faîtages hérissés d'épis, que, le silence aidant, je m'étais cru transporté en pleine cité moyennageuse, bien loin de nos réalités. Ah, revivre un moment la vie de ceux qui coulèrent jadis une existence recueillie et comme ouatée derrière le mystère de ces fenêtres closes, en ces cages sculptées, ou bien de ceux qui partirent d'ici pour la guerre d'aventure ou de foi, par un matin triomphant ou par un soir triste, donnant un dernier adieu de la main à leur Dame encadrée par l'ogive de la porte, éperdue d'émotion sous son hennin et ses voiles ; suivre des yeux les pieux cortèges déroulés comme des rubans chatoyants, tout émaillés de bannières, de mitres, de crosses, d'oriflammes, et qui serpentent depuis le porche jusqu'au parvis parmi les agenouillements et la pluie répandue des pétales odorants ; se créer, pour bien sentir tout cela, une âme adéquate à ce décor, c'est-à-dire ardente et résignée, simple et naïve. Quel rêve !
       
Oui, un beau rêve, mais comme pour tous les grands désirs fous, il faut renoncer à le vivre. On doit donc se faire une raison, et, si l'on est artiste, se consoler dans la vision d'une réalité transposée et choisie, isolée des voisinages impurs. Et voilà pourquoi, ne pouvant me transporter en plein Moyen-Age par un effet de baguette magique, et n'ayant pas le loisir de me promener à tous instants parmi les vieux manoirs lexoviens et les antiques venelles dans le prestige d'un clair de lune argenté, - voilà pourquoi je me plais à feuilleter les albums de Jean-Charles Contel et ses dessins brutaux, évocateurs d'un passé aboli.
      
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Car ce jeune artiste possède précisément le don d'évocation. Ce recul dans le temps, cette poésie des âges anciens, que l'étrange halo lunaire donnait au moderne Lisieux endormi, il les ressuscite à sa façon par la manière rude et simplifiée dont il peint ou dessine ces vieilles demeures. Des noirs et des gris, un papier grenu quelque peu ivoirin, de gros pinceaux, beaucoup d'eau, - voilà ses instruments de travail, très simples. Il s'était d'abord spécialisé dans la pyrogravure, puis il se lassa de cet art incomplet, d'un langage forcément restreint et où la convention a trop de part. Actuellement il s'intéresse aux lithographies, que parfois il ombre d'un léger coup de blaireau ; et l'album que je me fais un plaisir de présenter aujourd'hui aux curieux d'estampes et aux amis des antiques petites villes, en est le probant exemple.
       
Ce qui frappait surtout dans les lavis de Charles Contel, c'étaient la vigueur du métier, les oppositions saisissantes des ombres et des lumières, un mépris quelque peu insolent des procédés classiques, - toutes choses propres à rendre sensibles l'atmosphère délabrée des vieilles demeures, le caprice désuet des ruelles moussues, l'émouvante caducité des pierres aujourd'hui croulantes et qui, jadis, furent belles et fières. Or tout cela se retrouve aussi dans ses lithographies, sans amoindrissement ; et ce sont, je le crois, les fortes qualités expressives, les hardis clair-obscurs de cet artiste, qui me font invinciblement songer, en la ressuscitant, à cette étonnante, à cette suggestive cité noire et grise, sur fond ivoirin, qui se révéla à moi le soir de lune où je découvris l'âme secrète du Vieux Lisieux.

Pauvres chères vieilles, échappées aux pioches des Barbares, ô charmantes maisons surannées, vous aviez déjà vos défenseurs ; pleins de zèle, ils se dressaient en face des spéculateurs, des pseudo-hygiénistes et des niveleurs ; vous avez désormais votre peintre. Il est de plus, ô bonne fortune, votre amoureux. Et de l'amoureux il a l'emballement et les fougues, le culte respectueux et exclusif. Peut-on le lui reprocher ? C'est un Lexovien de naissance, élevé à Lisieux, et dont le sens artistique s'éveilla à la vue des précieux vestiges du passé qui ornent encore la ville (1). C'est lui que vous rencontrez de si bonne heure le matin, dans la rue aux Fêvres ou la rue d'Ouville, campé devant une façade branlante, dessinant déjà au moment où les marchands entr'ouvrent leurs boutiques ; ou bien à la fin de l'après-midi, dessinant encore, dessinant toujours et disputant quelques dernières minutes à la chute du jour ; il est là depuis des heures, absorbé dans son travail, abrité tant bien que mal des coups de vent ou des gicles de la brume par les ailes de son vaste chapeau Rembrandt et son col de pardessus toujours relevé. Contempler quelqu'une de ses chères vieilles maisons, l'évoquer dans son passé mystérieux, la traduire par le lavis ou la gravure, - voilà sa grande et essentielle occupation : c'est presque son prétexte de vivre, et voilà probablement la raison pourquoi la lumière daigne chaque matin se répandre sur la ville, tout en lui jouant le mauvais tour d'une éclipse, chaque soir ! Et je ne garantirais pas que ses rêves ne sont point peuplés par ce monde fantastique et charmant des toits pointus, des frêles tourelles et des étroits meneaux entre lesquelles les figures sculptées, souriantes ou pensives, émergeant en ronde-bosse des médaillons ou saillant hors des madriers et des poutrelles, font songer aux visages périmés des Belles de jadis.....

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Quel historien - doublé, espérons-le, d'un poète - nous contera les drames et les comédies journalières, les petits faits et les grands, qui se déroulèrent dans ce décor de légende ? Ce serait une noble histoire ; elle est à faire. Mais, du moins, les antiques témoins de ces fastes sont là, debouts encore, en bois et en pierre. Leur actuel historiographe a pour plume un pinceau, et, je viens de le dire, il a la foi. Son oeuvre constitue donc une étape intéressante dans un cycle d'études nettement déterminé, et, dans la Course du Flambeau, il transmet une lumière. Ah, que cela est digne d'occuper l'amour d'un jeune homme enthousiaste et artiste ! Sous chaque pierre effritée, ici, on en pourrait trouver une autre qui remonterait aux plus hauts âges. Car Lisieux, c'est Noviomagus, la capitale des Lexoviens ; et ce fut ensuite une des plus fières cités de ce Duché de Normandie constitué par Rollon en l'an 911. Evêché depuis le sixième siècle jusqu'à la fin du dix-huitième, la ville a été le lieu de réunion de plusieurs conciles ; et que d'assauts elle eut à subir, depuis le terrible siège par Geoffroy Plantagenet, où la population entière connut longtemps les affres de la faim ! Mais Philippe-Auguste la reprit en 1203 et une ère de prospérité vint panser ces malheurs. La guerre de Cent ans éprouva terriblement Lisieux, qui devint forteresse, et l'emplacement des anciennes murailles se retrouve dans la ligne actuelle des boulevards, jalonnée jadis par dix-sept tours et quatre portes. Les autres grandes convulsions de l'histoire de France y laissèrent successivement leur empreinte ; mais la plus douloureuse fut sans doute celle des guerres de religion, où la malheureuse cité passa tour à tour aux mains des deux adversaires : c'est dire quels pillages s'en suivirent et quels désastres matériels, - pour ne parler que de ceux-là.
       
Malgré ces horreurs, ces sacs, ces assauts furieux, ce déploiement de barbarie dont s'accompagnent fatalement les luttes des hommes quand ils combattent pour une idée ou pour une ambition, malgré tout cela Lisieux offre encore aujourd'hui au touriste surpris cet ensemble bien conservé et presque unique, qui l'a fait comparer plus d'une fois à un musée en plein air. Connaissez-vous beaucoup de villes pouvant montrer des rues moyennâgeuses comme la rue aux Fêvres ou la rue de la Paix ? Surtout lorsque celles-ci s'enorgueillissent de bijoux sculptés et rares dans le genre du manoir de la Salamandre ?

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De sa masse imposante et rude, dont les pierres ont revêtu une teinte d'ocre pâle qui devient dorée sous l'éclat du soleil, l'église Saint-Pierre domine la petite cité. C'est une ancienne cathédrale, on le pressent à sa majesté ; elle date des douzième et treizième siècles (avec la seule adjonction d'une chapelle au quinzième), et son style est d'une pureté remarquable. A d'autres les ornements fleuris, les sculptures multipliées, les pinacles pompeux ; ici, c'est la sévérité d'une époque de foi et de puissante simplicité, où l'on distingue les efforts de l'arc ogival pour se dégager du plein-cintre roman. Elle a souffert dans sa beauté, à travers les âges ; sa flèche remonte à la Renaissance seulement, et sa façade a été restaurée de nos jours d'une façon qui ne fut pas toujours respectueuse ; à l'intérieur, l'évêque Léonor de Matignon, avec les meillenres intentions du monde et une incompréhension singulière de l'art médiéval, avait déjà supprimé jubé splendide, chaire, vitraux, tombeaux précieux, enterré les bases sculptées des piliers. Mais le vandale mitré du dix-septième siècle ne parvint pas à la défigurer entièrement ; les pillages et les fureurs de la révolution, pas davantage ; ni même, à notre époque, la race redoutable des " embellisseurs ". Demeurée harmonieuse et calme, malgré tout, sa silhouette imposante domine le paysage sur un large périmètre. La place Thiers gît sous sa majesté. Pressées sur son côté droit, ce ne sont que petites maisons à toits d'ardoise, à pans de bois, menues, irrégulières, pittoresques, qui semblent vouloir s'épauler à sa masse protectrice et s'abriter à sa grande ombre. A gauche, l'ancien palais épiscopal se soude à sa plus vieille tour et oppose à ses gris pailletés d'or les sombres rouges des vieilles briques du temps de Louis XIII.

Ce noble logis occupe l'emplacement de l'antique château-forteresse qui servait de résidence aux évêques comtes de Lisieux depuis les temps lointains où Arnoult avait entrepris de restaurer les principaux monuments de la ville, ruinée par le terrible incendie de 1136. Les amateurs de vieux souvenirs ne manquent point d'aller voir dans une arrière-cour deux fenêtres ogivales, seuls vestiges de cette citadelle. Simple curiosité archéologique ! L'intérêt véritable réside dans les bâtiments qui donnent sur la place Thiers et furent édifiés par l'évêque Cospeau, aumônier de Louis XIII. Ils ont fort bon air, avec leurs grosses pierres à bossages et leurs lucarnes hardies surmontées de frontons.
      
Bien des améliorations furent apportées par Léonor de Matignon qui, s’il saccageait maladroitement la cathédrale, avait du moins pour sa propre demeure ce sens de la grandeur inséparable de son époque. C'est lui qui dégagea la cour du palais par une large brèche dans les anciens communs et qui remplaça les tronçons de remparts, devenus inutiles, par une terrasse superbe surplombant des jardins dont le dessin fut confié, dit la tradition, à Le Nôtre. Il est difficile de se faire maintenant une idée de cette résidence magnifique, actuellement déshonorée. Le seul témoin de cette splendeur détruite, c'est la Chambre dorée, qui a bonne allure encore, malgré la privation de ses tapisseries et de son mobilier. Mais comment ne pas regretter la fastueuse enfilade des salons, la galerie-bibliothèque éclairée par treize fenêtres, et le dôme de l'escalier dont la lanterne, peinte à fresque, égayait de ses chaudes couleurs la simplicité de la muraille, aujourd'hui unie et lépreuse sous son plafond découronné.
       
Et puisque nous voici arrivés au triste chapitre des mutilations imbéciles, que dire de la démolition, en 1808, de la grande façade qui s'élevait en bordure de la terrasse ? Au centre, un élégant pavillon était décoré de statues en terre cuite provenant de la fabrique du Pré-d'Auge ; à l'intérieur, des salons somptueux et une galerie à colonnes prenaient jour par de vastes baies sur le Parterre, les Cascades et le Miroir, le Belvédère et la Couronne, trois jardins successifs ornés de groupes, de vases et de trophées. A la place de ces nobles choses, une bâtisse des plus lourdes dénature ce coin charmant et montre au vif l'absence absolue du sentiment artistique qui caractérise l'architecture du dix-neuvième siècle. Tandis qu'à Lisieux les fragiles maisons se préservaient assez bien, les édifices en pierre - j'en fus singulièrement frappé - se dégradaient beaucoup plus vite, tournaient à la ruine. Remarquable et merveilleux instinct de conservation qui ne s'applique pas seulement aux individus, mais aussi aux Villes d'art, lesquelles, en vertu de cette loi d'harmonie, parviennent souvent, en dépit des Barbares, à leurs fins, à leur destinée esthétique, - c'est-à-dire à garder leur originalité la plus intime comme un exemple, un enseignement, un tout complet, pour la joie de nos yeux et de notre raison.
       
Si beaux qu'ils soient, en effet, les monuments de pierre ne sont pas l'essentiel de la " Cité de bois ". Si l'ancien palais épiscopal illustre tristement ma remarque, je puis en dire autant de l'église Saint-Jacques, édifice du quinzième siècle aujourd'hui cruellement meurtri sous ses pierres effritées et ses pinacles édentés. De même pour le Doyenné. C'est un hôtel de grande allure qui, jadis, entouré de spacieux jardins à la française, servait d'habitation au haut-doyen de la cathédrale. Il faut maintenant faire effort pour le découvrir, mutilé à l'intérieur, détérioré au dehors et dissimulé derrière des bâtisses commerciales.
       
Bien délabré aussi l'imposant bâtiment du Pensionnat des Bénédictines, vaste construction de la fin du dix-huitième siècle, plus récent par conséquent que le logis abbatial qui remonte au gouvernement de Charlotte de Matignon. Or celui-ci est au contraire en meilleur état de conservation, et son plan et ses toitures sont vraiment fort originaux et élégants. Ils le cèdent pourtant en intérêt à la vieille cour de cette même abbaye, dont tout un côté remonte au quinzième siècle ; ce sont de très curieuses constructions à pans de bois, édifiées en colombages et qui s'appuient sur un soubassement de pierres chaînées de briques. Asile de paix qui semble s'endormir dans un dolent repos depuis la fin du Moyen-Age, il profile ses grands toits et ses imposantes lucarnes sur les verdoyantes ondulations du Mont-Cassin.
       
Et ceci nous ramène aux fameuses maisons de bois qui sont la gloire et la parure de Lisieux. Une antique parure et une jeune gloire, en ce sens que pendant longtemps les yeux furent fermés sur cette beauté, sur ce pittoresque, et qu'il faut, ici encore, déplorer bien des mutilations : moins qu'à Rouen cependant (toutes proportions gardées), à Rouen où, au cours du dix-neuvième siècle, des rues entières, précieuses, exquises, furent anéanties avec la permission d’une municipalité aveugle, - pour ne pas dire plus. Un des exemples lexoviens les plus lamentables de cette manie étrange, c'est la destruction à jamais déplorable de l'illustre maison Plantefort, qui s'élevait si gracieuse et si respectable à l'angle de la Grande-Rue et de la rue du Paradis ; jamais les archéologues et les amis intelligents de la Normandie ne se consoleront de cet acte de vandalisme. La maison du cirier de la cathédrale, aujourd'hui sapée, est encore l'objet d'un culte rétrospectif très touchant ; J.-Ch. Contel, notamment, l'a reproduite plusieurs fois au lavis et à la pyrogravure, d'après les documents qui subsistent entre les mains de quelques collectionneurs de la ville. Gardons pieusement les vieilles demeures épargnées. Je n'en ferai certes pas l'énumération, encore moins la description : ce sont choses qu'il faut regarder avec ses yeux, et si on ne peut les voir réellement, on doit se confier aux artistes - peintres ou dessinateurs ou graveurs - qui ont su faire passer un peu de leur âme dans leur traduction linéaire ou colorée. Suivez Jean-Charles Contel dans ses courses à travers les antiques rues de Lisieux, arrêtez-vous avec lui aux carrefours superbes de la Grande-Rue et de la rue des Boucheries, de la Grande-Rue et de celle de la Paix. Son pinceau ou son burin vous rediront les fastes des manoirs jadis luxueux qui ornent la place du Marché-au-Beurre, dont certains sont du quinzième siècle, d'autres de la Renaissance, alors que d'autres encore offrent, en bois, une superposition par étages des trois ordres classiques, sous leurs hautes toitures ornées de beaux épis de faîtage. Ils vous détailleront les curiosités de la place Victor-Hugo qui était, croit-on, le forum de l'ancienne ville romaine, et que, malgré tout le respect dû au poète, nous préférerions appeler encore de son vieux nom : place aux Boucheries, car il explique la forme de maints rez-de-chaussée. Là, un humble pâtissier de jadis voulut prouver, sans doute, que les classes sociales n'étaient point fermées et qu'un habile cuisinier peut avoir lui aussi des armes parlantes : il fit donc sculpter sur les corniers du second étage de sa demeure une galette gaufrée et une galette feuilletée.
      
Suivez surtout le jeune artiste dans le lacis des impasses, - une des plus amusantes particularités de Lisieux. Il s'est fait pour ainsi dire une spécialité de les découvrir. L'impasse de l'Image est classique ; mais combien d'autres sont dignes d'attirer l'attention ! En règle générale on devrait tenter l'aventure chaque fois que l'on aperçoit un de ces culs-de-sac ruineux, sans se laisser rebuter par l'entrée souvent sordide et malodorante. C'est ce que Contel a fait, et je puis vous assurer qu'il rapporta de ses patientes excursions un riche butin. Quels coins charmants, insoupçonnés, inédits, entre ces murs suintants, recouverts d'une mousse verte collée aux interstices des vieilles briques roussies, parmi les herbes folles, les pariétaires et les plantes sauvages, les arbustes aventureux et sans nom poussés on ne sait comment, dans un renversement des lois de la pesanteur. Et puis, au fond de chaque impasse, c'est presque toujours l'Orbiquet ou la Touques, ces deux rivières si décriées par les hygiénistes (comme il ont raison !), si appréciées par les artistes pour leur pittoresque et pour la couleur étrange, composite et composée, (semblable à celle des rio de Venise et des bas quartiers d'Amsterdam, qu'elles doivent à leurs végétations, à leurs reflets, aux détritus innombrables, innommables, dont l'agglomération et la course onduleuse, paresseuse, forme un amalgame de riches tonalités et de pestilence.

Deux rues, plus que toutes autres, ont été étudiées sous leurs divers aspects, à toute heure, en chacun de leurs détails, par J.-Ch. Contel : la rue de la Paix et la rue aux Fêvres. Là, plusieurs vieilles maisons, en apparence disloquées, déséquilibrées, pignonnant éperdûment au-dessus du pavé caillouteux, évoquent une assemblée de sorcières brusquement figées au milieu d'un sabbat : l'une s'avance, pustuleuse et menaçante, l'autre se recule, lourde et comme fatiguée, celle-ci étend une goutière-gargouille tel un bras décharné, et celle-ci se hérisse de masques, de sauvages barbus, de figures ambiguës. Ah, nous sommes loin du calme de l'architecture grecque ou latine... Partout des grimaces, des visages inquiétants ; contorsions de diables, requins aux dents menaçantes, chats-huants, chauve-souris, - c'est toute l'imagination palpitante de vie, mais un peu maladive du Moyen - Age. Le devant des logis est généralement bâti en colombages mortaisés dans les pôtis des entablements moulurés en gorges ou en doucines ; la maison dans son ensemble se présente comme une cage à la charpente apparente et souvent toute sculptée : un ciseau infatigable a fouillé poutrelles, poteaux corniers et sablières, meneaux de fenêtres, encadrements de pignons. A l'intérieur des colombages, c'est un appareil de briques losangées, ou disposées en chevrons héraldiques, dont l'éclat contrastait avec la tonalité sombre des bois. Car tout cela était jadis coloré... et parlant! l'emblème religieux côtoyait ici le satire le plus acerbe, le rire rabelaisien « jouxtait » un visage de madone. Art essentiellement populaire, art de la rue, art des bonnes gens, - naïf, sincère, un peu déroutant pour nos yeux modernes qui y cherchent peut-être bien des intentions qui, mon Dieu, n'y avaient pas été mises. L'imagination déraille, qui s'exerce sur une base trop fragile, et conduit fatalement aux théories aventureuses ou aux franches erreurs ; mais il est loisible au poète de se demander, à l'archéologue de rechercher, laquelle de ces maisons avait jadis pour habitant Roger Goupil, courtoys et honeste homme et de Leisieux, doulx comme un aignelet, suivant la charmante inscription retrouvée sur une pierre de l'église Saint-Jacques ? (excursions dans le rêve ou dans l'étude qu'on ne saurait trop recommander aux gens de goût et de loisirs).
      
Cette église, il convient de la voir du milieu de la rue de la Paix, dont les maisons ventrues lui forment alors un cadre ébréché, au moment où le soleil couchant rosit ses verrières verdâtres. Etrange spectacle, et qui ferait vraiment douter que l'on est à dix minutes d'une gare de chemin de fer, et à la merci d'une rencontre d'automobile. Jules Lefebvre s'en est inspiré pour le fond d'un tableau bien connu : Lady Godivah. Plus renommée encore est la rue aux Fêvres, montante et raboteuse, dégradée et magnifique, où voisinent, quoique séparées par l'Orbiquet, le Manoir de Formeville et les deux Manoirs de la Salamandre. Bien que décrits presque partout comme appartenant au quinzième siècle, ces deux derniers datent, en réalité, du règne de François Ier. Ce qui explique cette confusion, c'est l'influence persistante et dominante du gothique dans leur ornementation si riche, si variée, où l'on voit même des sauvages sculptés en ronde bosse, souvenir, semble-t-il, des premiers voyages en Amérique, récents encore. Ces façades ont une telle célébrité qu'il serait fastidieux d'insister.

Moins    connue, certes, est la façade    intérieure : J.-C. Contel l'a remarquablement dessinée sur la couverture de cet ouvrage. Pour en avoir la plus impressionnante vision, il faut, après un étroit et sombre couloir, franchir la cour de la Salamandre, suivre un lacis de ruelles minuscules, et monter tout au haut du logis Carrey. De là, vous penchant au-dehors d'une étroite fenêtre, vous découvrez un spectacle extraordinaire : une houle de toitures enchevêtrées, désordonnées, s'étend aussi loin que le champ de la vue. Les ardoises scintillent, grises ou violettes, d'un éclat dur et triste, carapace écailleuse qui recouvre non seulement les faites, mais qui descend parfois comme un suaire ocellé jusqu'au rez-de-chaussée des maisons. Rien, dans cet horizon, n'a changé depuis le quinzième et le seizième siècle ; un raccourci étonnant de la vie intime de ces époques s'offre ici à nos yeux et à nos imaginations, depuis le manoir seigneurial où vous êtes, jusqu'aux demeures des hauts bourgeois de la rue aux Fêvres, en passant par les maisonnettes, les courettes et les échoppes de l'artisan et du marchand. Dominant cet ensemble, la haute tour grave de la cathédrale pointe vers la nue comme un fanal et comme un ralliement. - Combien l'existence était resserrée, dans ces villes-fortes encerclées par leurs remparts ! Peu d'espace, peu d'air, une hygiène rudimentaire, mais, en revanche, des habitudes plus patriarcales, plus confiantes, plus cordiales, entre gens qui avaient mêmes intérêts, mêmes patrons, même foi, mêmes espoirs. Ce n'est point là qu'on eût pensé avec le philosophe pessimiste que « nous vivons de l'ombre d'une ombre, du parfum d'un vase vide » ! Cela valait-il mieux que notre " inquiétude moderne ", notre individualisme et nos méfiances, notre liberté d'investigation, notre besoin d'indépendance et d'horizons renouvelés ? Je n'ai pas la prétention de résoudre cette question ; mais rien que de la poser en cet endroit, montre à quelles rêveries inattendues, infinies, la vue de très vieilles maisons peut conduire un curieux juché dans une mansarde en bois ouvragé, sous le pignon d'un antique manoir lexovien.....

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Le Vieux Honfleur

Le Vieux Honfleur..... mais c'est pour ainsi dire tout Honfleur, car le modernisme et sa banalité n'ont guère fait qu'effleurer la cité très brave et très ancienne qui, si petite pourtant, fut pendant quatre siècles comme le nid d'aigles d'où s'élancèrent de hardis Conquistadors à la découverte des terres australes, du Brésil et du Canada, pour le grand profit et la gloire de la France. Cet antique repaire, enfoui et étagé entre la Côte de Grâce et la Côte Vassale, nous allons le trouver presque intact, si nous savons le chercher et éliminer les scories qui entourent ce bijou.
      
Sans doute, une gare laide ; autour d'elle, des docks, des entrepôts fâcheux ; et sur les deux collines, trop en vue, quelques villas d'un style prétentieux, regrettable, et qui compromettent la charmante unité de la ville. Soyons philosophes, essayons de pardonner ces fautes, ce manque de simplicité : lorsque les hommes seront plus sensibles, plus attentifs à la beauté comme à la vulgarité des choses, ils distingueront d'un coup d'oeil le bon grain de l'ivraie, et si, n'allant pas jusqu'à un mouvement généreux de destruction intégrale (que pour ma part je souhaiterais presque), ils considéreront du moins avec mépris ces monuments de prétention et d'inélégance. Quand nous en arriverons là (nous ou nos descendants, car ces vérités demandent du temps pour mûrir), oh alors, il ne sera plus besoin de démolir les baraques modernes en pacotille qui déshonorent les vieilles petites cités, avec leurs tons criards et leurs formes hostiles, leurs créneaux, machicoulis et pinacles gothiques, leurs dômes algériens, leurs émaux en simili et leurs balustres en ciment armé, - tout ce Moyen-Age de carton, cet italianisme de bazar, cet exotisme d'exposition universelle. Cette basse marchandise s'écroulera d'elle-même, usée avant d'avoir vieilli : aucun de ces vils matériaux ne connaîtra la noblesse ni la douceur des patines.....
        
Aussi bien, détournons nos yeux de ces misères, essayons d'oublier l'apport des quatre-vingts dernières années. Et d'ailleurs, pour nous aider à ne plus les voir, voici, à l'horizon, au fond des bassins, dans les canaux, jusqu'à nos pieds, partout, l'eau qui purifie et qui poétise tout - la Mer. La Mer, c'est l'orchestre souverain, dans cette symphonie en mineur murmurée par les mille petites voix qui s'élèvent des antiques villes maritimes ; sa large surface azurée, ou verdâtre, ou violette, ou grise désespérément comme un acier, accompagne et soutient tous les jeux de couleurs ou de lignes de la physionomie surannée d'Honfleur. La mer multiforme ! c'est le piédestal cristallin de la Côte de Grâce, c'est la visiteuse scintillante du Vieux-Bassin de Duquesne, c'est le miroir des quais séculaires, c'est la sirène qui appelait jadis les Champlain vers le Canada ou les Beaulieu vers les Indes mystérieuses.

On a dit parfois : « Si les pierres pouvaient parler..... » Et je songe, à mon tour, en contemplant ce port étroit et tant glorieux : « Si les flots mouvants pouvaient raconter..... » Quelle page étonnante de notre Histoire !

Une gravure anonyme conservée au Musée nous montre - sous un large blason " de gueule à la tour donjonnée d'argent, accostée de deux fleurs de lys d'or, au chef de France ", - une civitas Honflorii vraiment bien pittoresque et attirante. Deux solides bastions (pas en toc, ceux-là !) défendent le môle ; sur l'un d'eux, une échauguette attentive épie l'horizon. Deux clochers. Quelques bâtiments plats. Un bassin. Et çà et là de vieux navires, qui étaient jeunes alors, rentrent au bercail - je veux dire au port, - toutes vergues tendues, oriflammes flottants, avec l'inexprimable charme de leurs carènes massives et de leurs proues sculptées, ornées de guirlandes dorées, de véritables statues en ronde-bosse, d'attributs et d'emblèmes. Elle est naïve, l'exécution de cette modeste estampe, et les lois de la perspective ne sont pas tout à fait respectées. Mais que nous importe ? Elle évoque, elle ressuscite à sa manière, un passé aboli, et c'est là l'essentiel. En étudiant ses hachures jaunies, ses traits pointillés, nous revivons les âpres luttes interminables, qui mirent aux prises si souvent nos braves marins français et les braves marins anglais, nos alliés d'aujourd'hui ; et nous concluons que deux jouteurs ne sont jamais si bons amis qu'après s'être mesurés et appréciés dans l'arène. C'étaient d'ailleurs des luttes honorables : la guerre sous-marine de certains peuples pirates n'avait pas encore été inventée.
        
Olivier de Clisson, Charles d'Albret, Armagnac, furent les héros de ces combats, au quatorzième et au quinzième siècles. Et c'est au large d'Honfleur, sous le commandement du grand-maréchal de Normandie Pierre de Brézé, qu'a été joué le dernier acte de la guerre de Cent Ans. Une ère heureuse s'ouvrit alors pour les Honfleurais ; " Madame Jehanne de France admiralle ", Paléologue, Ango, Louis de Bourbon, faisaient partie de la confrérie maritime de notre petit port, confrérie dite de la Charité Notre-Dame, et ces noms voisinaient, sur le registre-matrologue, avec celui des plus obscurs manouvriers et artisans. Louis XI vint à deux reprises, en visiteur ; une reine d'Angleterre et un roi de Portugal y firent des embarquements fastueux ; et parfois l'on voyait rentrer dans le vieux bassin, captives, des nefs génoises ou des galéaces vénitiennes à la proue peinte en or, elles-mêmes toute chargées d'or et de trésors d'Orient, dans l'éclat glorieux d'un soir doré. Ce fut un temps de belles prospérités...
        
Tels des goëlands aventureux, les Honfleurais partaient, qui pour les Antilles, qui pour la côte africaine, qui pour les Indes fabuleuses. Au retour, ils trouvaient parfois leur ville à feu et à sang, assiégée, pillée, en fièvre. Il arriva ainsi que Henri IV dut se déranger pour la réduire ; et c'est par ces mots que, peu de semaines après, il annonçait la prise d'Honfleur à la belle duchesse de Grammont " Mon coeur, j'ai achevé mes conquêtes jusqu'au bord de la mer ". Tel était le ton des communiqués à cette époque de guerre en dentelles. L'un des plus illustres parmi ces héroïques marins, c'est Samuel de Champlain, qui fonda Québec, au Canada. Mais son nom éclatant ne fait point pâlir celui de Paulmier de Gonneville ni celui de Pierre Berthelot. Leurs navires eux aussi doivent être à la gloire : ils s'appelaient l'Espoir, la nef amirale Grande-LouiseMarie de Bon-Secours, la Bien-Aimée, la Victoire, et combien d'autres aux jolis noms féminins, espérances ou souvenirs.
      
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Qu'on se rappelle le charmant tableau de Xavier Leprince, au Musée du Louvre, représentant le Quai Beaulieu ou plutôt, de son nom ancien, le Quai des Passagers, tout grouillant d'animation, multicolore, dans l'indescriptible tohu-bohu d'un jour de marché où se pressent, s'entre-croisent, s'interpellent, se disputent, les gens de la ville endimanchés, les gens de la campagne affairés et piailleux, parmi la rumeur des chevaux, des coches et des carrioles, dans l'entassement des paniers d'où émergent dindons et canards, poissons, fruits et légumes. Le tableau est de 1832, et ce coin pittoresque d'Honfleur n'a point changé. Il est toujours resté le coeur de la petite cité, où convergent tout naturellement, telles des rigoles vers un réservoir, les multiples rues étroites et dont la pente semble trop raide pour qu'on puisse s'y arrêter un long temps, l'appel vers le quai paraissant presque invincible. Il y a six siècles que des bateaux transportent les voyageurs, de cet endroit-ci, à la rive opposée de la Seine. Voici, derrière nous, l'hôtellerie où Joseph II est descendu au XVIIIe siècle. Et voilà la Lieutenance, une ancienne porte de la ville : étrange bâtisse hétéroclite, boursouflée par des adjonctions successives, pittoresque infiniment, dans sa rude tonalité rousse, avec ses deux échauguettes encadrant une statue de la Vierge, et couronnée, entre les angles de ses grands toits, par un petit jardin suspendu, un jardinet de poupée si étroit que les plantes folles s'en sont allées de droite et de gauche à la conquête de l'édifice entier, lequel en reste criblé et rajeuni, à toutes les fissures de ses vieilles pierres.
       
Et combien curieuse aussi la place Sainte-Catherine ! Cette église ne ressemble assurément à aucune autre. Elle est en bois, toute en bois ; à première vue, vous croiriez découvrir la carêne d'un vaisseau gigantesque et renversé qui serait venu s'échouer ici. A l'intérieur, la double toiture continue l'étrange ressemblance : et les colonnes sont tout simplement de grands arbres à peine équarris, des mâts qui se dressent bruns et drus hors du sol, en partance pour un autre infini..... Le clocher ? il est..... de l'autre côté de la place. Très vieux, il s'épaule à huit solides béquilles de bois, se hausse carrément sous sa carapace d'ardoises, puis s'amenuise et pointe sans ornements, sans prétention, comme un bon vieux clocher qui sonne le couvre-feu depuis cinq siècles au moins.

Antiques ruelles qui vous enchevêtrez autour de Sainte-Catherine comme un noir réseau arachnéen ; rue des Lingots, aux sordides et pittoresques échoppes ; rue Varin, montante et chahuteuse entre une double rangée de maisons borgnes et même aveugles - car certaines n'ont point de fenêtres apparentes, mais des cours surprenantes entourées de galeries de bois, dans un inexprimable désordre de poutres désaxées, de toitures éventrées, de murs lépreux, avec, quelquefois, la surprise d'un bas-relief médiéval à demi-effacé, dentelle déchirée d'une vieille vêture ; pente roide du Trou-Miardrue de l'Homme de Bois, au nom suranné, où la révocation de l'Édit de Nantes déclancha des massacres, où les Frères Berthelot célébrèrent clandestinement la messe pendant la Révolution, où la figure de l'Homme de Bois, narquoise, et qui contempla ces drames, subsiste encore, naïve sculpture ; rue Haute - ancien " Perroy de la Mer ", repaire au XVe siècle des écumeurs de l'Océan, dont on reconnaît les méfiants logis encorbellés, aux ouvertures de hublots, - mais aussi résidence préférée des riches marchands au grand siècle, amateurs de solides façades munies de fenêtres élevées, sous la grâce d'un mascaron délicat et derrière la broderie d'un balcon ouvragé, amateurs aussi de cours spacieuses encombrées d'ustensiles de guerre, de canons et de boulets, d'appareils de navires, mâts et agrès, et où les caves profondes, les vastes resserres, renfermaient le précieux butin des mers, épices, indigo, café, bois de teinture ; ruelle de la Sirène, où un bas-relief ébréché raconte à sa façon qu'un jour de grande marée, il y a bientôt quatre cents ans, la mer furieuse avait envahi la chaussée : mais qu'une ondine, ô surprise, était venue à cet endroit prendre quelque repos, et chanter ! place du Puitsrue des Capucins, où résida Grétry ; rue Brûlée, aux étranges pignons ; rue de la Bavole, avec le manoir de Quiquengrogne où habitait au XVIIe siècle " haut et puissant seigneur Jean de Boisseret, propriétaire pour moitié des îles de la Guadeloupe, la Désirade, les Saintes, la Grande et la Petite-Terre " ; Musée du Vieux-Honfeur, ancienne église Saint-Étienne, désaffectée, et maintenant reliquaire de souvenirs normands ; quai Sainte-Catherine, dont les hautes et étroites maisons, revêtues d'ardoises, présentent dans leur réalité un roulis de lignes, un zig-zag d'étages et de faites aussi sinueux, aussi disloqués que leur reflet mouvant dans le miroir du Vieux-Bassin, qu'elles surplombent : - vous tous, vieux quais, vieilles rues, vieilles églises, pourquoi essaierais-je de vous décrire ici ? il est des cas où la plume, impuissante, doit savoir laisser la place au dessin, au trait, bien autrement parlants. Et c'est pourquoi, l'ayant présenté, je cède maintenant la place à Jean-Charles Contel, l'artiste à la fois très réaliste et très évocateur, après ces musardises d'un pélerin de l'art et de l'histoire, parmi quelques vestiges attirants du Passé.

Lisieux H.-D. 7-1916                            Camille GRONKOWSKI.

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(1) Voir Une Exposition Normande à Lisieux, par Camille Gronkowski et Et. Deville.
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