DUBOIS, Louis : Le Cimetière de Coupsarte : Anecdote de la fin du XVIIIe siècle., in "Almanach de la ville et de l'arrondissement de Lisieux pour 1839".- Lisieux : Veuve Tissot, [1839].- p.65-69.
Saisie du texte : Sylvie Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (01.IV.1996)
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Le Cimetière de Coupsarte
Anecdote de la fin du XVIIIe siècle
par
Louis Dubois

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Sur les bords fertiles et charmans où la rivière de Vie roule une onde si pure, après avoir traversé la ville de Vimoutier, célèbre par ses belles toiles crétonnes, et le bourg de Livarot, fameux par ses fromages ; après avoir côtoyé la commune si variée et si pittoresque de Ménil-Durand qui a donné son nom à un tacticien distingué : dans une vallée féconde en gras et frais pâturages que couronnent au nord les côteaux du Chêne et de Lessard ; près d'un pont, témoin de fréquens accidens à l'époque des inondations, s'élève et s'annonce par un petit clocher carré une modeste église, temple champêtre dont St.-Cyr est le patron, et vers lequel j'ai vu des ormes séculaires protéger de leurs rameaux les jeux et les causeries des garçons et des filles, à l'issue des vêpres de la belle saison.

Autour de l'église, aujourd'hui veuve de son culte, mais bien conservée, s'étend un petit cimetière où, dès ma plus tendre jeunesse, j'ai vu dans toute la primeur de mes émotions descendre sans cortège de deuil, transportée à la hâte par des Frères de Charité odieusement indifférens et presque moqueurs, une bonne, respectacle et pauvre vieille qui avait fréquenté la cour de Louis XV où son mari remplissait une charge honorable, qui avait été belle, riche et fêtée, qui avait conservé dans sa misère une dignité modeste, et qui réservait pour les personnes dignes de l'entendre beaucoup d'instruction et de littérature agréable.

Dans ce même cimetière, quelques lustres auparavant, au milieu du règne de Louis XV, une jeune et belle fille, douée de cette beauté normande à la fois gracieuse et noble, avait été par le curé du lieu condamnée pour trois ans à faire tous les vendredis à minuit le tour de cet asile du repos éternel, après y avoir récité au pied de la croix trois Pater et trois Ave. A minuit ! lorsque les croyances populaires peuplaient des fantômes les plus effrayans le voisinage des églises et la pelouse des tombeaux ; à minuit ! à cette heure sinistre et désolante où du fond des enfers s'échappent jusqu'au jour les démons persécuteurs ; à minuit, vous dis-je ! quand à la fin de l'automne on entend la Chasse Arthur traverser les airs et s'y disputer, au milieu des cris, des ricaneries et des hurlemens, les lambeaux des cadavres et les ames des trépassés... A minuit donc, au risque de rencontrer le scélérat ami des ténèbres ou ces loups-garoux de l'avent qui courent les campagnes en jetant la terreur dans les villages, la pauvre fille pâle, transie, demi-morte, parcourait un long chemin pour se rendre au but de sa rigoureuse pénitence.

Quel crime épouvantable avait donc commis la bonne Claudine, cette excellente fille qui du fruit d'un travail sans relâche nourrissait son vieux père et ses petites soeurs, délaissées comme elle par une mère vertueuse qui, quatre ans auparavant, avait payé de sa vie la vie de deux jumelles !

Sans doute Claudine, cette fille si bonne, si douce, si simple, si dépourvue d'expérience comme on l'est à quatorze ans au village, et malheureusement privée des conseils de sa mère, la pauvre Claudine avait eu le tort, que ne pardonnent pas tant de gens qui en ont de plus grands qu'elle, de croire aux promesses de son jeune voisin, son parent, son ami d'enfance, le compagnon de travail du vieux père. Il avait abusé de la confiance de Claudine ; il lui avait juré les promesses de l'hymen, et Claudine était devenue mère ; et le séducteur avait trahi sa foi, l'amour, l'hyménée et l'honneur. Il s'était enrôlé à Lisieux pour le régiment de la Couronne, laissant dans le deuil, les larmes, les souffrances et le désespoir la pauvre fille deshonnorée que les gens de bien plaignaient tout bas, mais que le mépris désignait d'un doigt reprobateur.

Dans son opprobre, Claudine, qui se sentait encore nécessaire à son vieux père et à ses jeunes soeurs, était parvenue à repousser loin d'elle la renaissante idée d'aller terminer dans les flots de la rivière, sous le pont du Chêne, une existence compromise et flétrie. Dans la victoire de cette résolution, il y avait bien du courage... il y avait bien de l'honneur.

Claudine mit au monde, loin de l'assistance consolatrice d'un époux, le plus joli des enfans, un fils beau comme elle, et, comme elle aussi, destiné à la réprobation et au malheur, car il était bâtard et pauvre. Innocente créature, puisses-tu ne pas connaître un jour ces larmes qui coulèrent si amères sur le berceau d'osier où ta pauvre mère balança ton enfance et protégea ton sommeil !

Le vendredi, pendant qu'il dort, Claudine continuait de suivre le chemin solitaire, parallèle à la rivière de Vie dont elle remontait le cours, à travers mille trances déchirantes, souvent sous la pluie ou la neige contre lesquelles un capot noir ne la défendait guères, ele arrivait devant le château opulent et joyeux du seigneur de la paroisse, puis passait le long du presbytère où dormaient profondément le curé, son vicaire et ses deux domestiques.

Ce n'était pourtant pas un méchant homme que le curé de Coupsarte ; mais il avait plus de zèle que de lumières et plus de dévotion que de sensibilité. Il croyait être juste : il était dur. Charitable d'argent, il ne savait pas compatir au malheur, s'attrister de la douleur d'autrui, donner un conseil amical, et prononcer de coeur les douces paroles de la consotion affectueuse qui sympathise avec les peines de l'ame et parvient à les calmer.

Le curé avait vu dans la faiblesse de la pauvre Claudine un crime affreux, condamné à l'égal de l'homicide dans les Commandemens de Dieu comme de l'Eglise, et il s'était montré inexorable.

Un événement sinistre vint accroître les transes que Claudine éprouvait dans son voyage expiatoire. Une nuit que le ruisseau voisin de la chaumière couvrait la voie publique d'un torrent profond de trois pieds, un voyageur égaré, après avoir lutté longtems contre les flots, y avait perdu la vie. Comme on le trouva meurtri et sanglant, on ne douta pas qu'il n'eût été assassiné. On ne pouvait pas soupçonner la jeune fille : tout le monde l'aimait malgré sa faiblesse. On n'accusait pas son père : le village entier l'eût réclamé. Après avoir épuisé les recherches, emprisonné vingt innocens qu'il fallut bien mettre enfin en liberté, après avoir ruiné leur petite fortune, leur santé et leur réputation, on publia des monitoires pour forcer les personnes qui pouvaient connaître le coupable à le signaler à la justice. Nulle déclaration ne fut faite... Alors on fulmina dans l'église de Coupsarte les redoutables monitoires : le prêtre voua à l'exécration, à la damnation, non le coupable du crime, mais le coupable de la réticence. Il foula aux pieds, il éteignit sous sa chaussure la flamme d'un cierge bénit, et les assistans furent bien certains que le diable ne tarderait pas à se saisir de la proie qui lui était dévolue.

On le raconte, et j'ai vu dans la cour du Rais (c'est ainsi qu'on appèle un herbage avec sa chaumière qui se trouve sur le bord méridional du chemin de Ménil-Durand à St.-Julien-le-Faucon), j'ai vu, dis-je, sur la porte d'entrée de la chaumière une planchette de sinistre mémoire. "Là, me dit-on comme on le disait à tout le monde, le diable plaça un à un les ongles des pieds et des mains du malheureux qui n'avait pas voulu faire connaître un assassin. Ces ongles avaient été arrachés avec une excessive douleur, et les cris du patient avaient durant la nuit réveillé au loin les habitans qui trouvèrent le lendemain ces preuves de la vengeance de Dieu, de la cruauté du démon et du juste supplice d'un damné".

Si mes narrateurs n'avaient pas vu les ongles, ils avaient comme moi vu la planchette où nul n'eût alors osé douter qu'ils avaient été bien certainement rangés avec cet ordre que Satan ne manque pas de mettre sans doute à tout ce qu'il fait.

Assurément ces récits glacent d'effroi les jeunes paysannes pendant les longues veillées d'hiver, et tous les assistans se promettent bien de ne pas cacher à la justice les crimes qui parviendront à leur connaissance.

Ces bonnes dispositions sont certainement fort louables : mais les monitoires avaient été plus effrayans que judicieux. Le voyageur n'avait pas été assassiné : il s'était blessé en disputant, au milieu des pierres et des branches d'arbres, sa vie aux flots qui avaient fini par l'engloutir.

C'était à la porte même de Claudine que ces événemens s'étaient passés : ils n'avaient pas peu contribué à redoubler la torture de ses craintes pendant les nocturnes pélerinages de sa longue pénitence.

Son père, qui avait gémi sur l'infortune de Claudine dont il connaissait la candeur et plaignait la crédulité, descendit au tombeau où sa douleur, accrue de celle de sa fille, le conduisit en quelques mois. Il fut placé près de sa femme ; et les deux tombes étaient tous les vendredis baignées des larmes de Claudine qui allait y puiser de nouvelles douleurs et qui croyait parfois en entendre sortir des voix tantôt accusatrices, tantôt consolantes, selon que ses dispositions morales étaient ternies par la peine ou s'épanouissaient à l'éspérance. Enfin les trois mortelles années de transes qui navrent, de supplices qui déchirent, de terreurs qui glacent, parvinrent à leur terme. Claudine se comporta toujours en honnête fille, en mère tendre ; et si elle n'eut pas le bonheur de rendre un père à son fils, du moins ce fils chéri aima son excellente mère, il la consola dans ses peines, la secourut de son travail, et comme elle atteignait sa cinquantième année (car les infortunés ne deviennent pas centenaires), il lui ferma les yeux avant de se marier. Il fut bon comme Claudine, mais il fut plus heureux qu'elle.

Louis DU BOIS.


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