Emile Brière, Ouvrier - homme de lettres.-  Notice extraite des Dictionnaires biographiques départementaux. Volume Orne. Dictionnaire biographique et album.- Paris : Libr. E. Flammarion [ca 1907].- 2 vol. (VII-826 p.) : ill., portr. ; 21 cm


Emile Brière (1861-1924)

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BRIÈRE (EMILE). Ouvrier- homme de lettres.

Le 23 janvier 1906, le rédacteur en chef du Bouais- Jan, M. Valéry Pouillat, publiait dans cette revue normande, un article dont nous avons extrait les passages suivants :

« Comment devient-on littérateur ?.... Si je regarde autour de moi je constate que le plus souvent une bonne culture intellectuelle, un travail acharné pour apprendre les secrets du métier, une prédisposition naturelle et ce feu sacré qui embrase certaines âmes sont indispensables pour réussir dans une carrière où il y a plus d’appelés que d’élus.

« A côté de cela il y a, mais bien plus rarement, des êtres d’élite que j’appellerai des littérateurs d’instinct. Ceux-là savent tout sans avoir rien appris, ils devinent ce qu’ils ignorent et, cédant à une force qui est en eux, subitement ils se mettent à écrire et du premier coup arrivent à une certaine hauteur que des milliers d’autres mieux outillés n’atteindront jamais.

« C’est un de ces littérateurs-là que je veux vous présenter aujourd’hui en la personne d’Emile Brière, mon dévoué collaborateur au Bouais-Jan, dont je suis heureux de donner le portrait fort ressemblant, qu’il a confectionné lui-même.

« Vous me demanderez l’histoire du conteur sympathique que je vais vous présenter. Je ne saurais accéder à votre désir au moins bien longuement. Il n’a pas d’histoire, ou très peu. Voici ce que je sais de lui :

« Il naquit à Alençon, le 5 janvier 1861, d’une longue lignée de paysans cultivateurs... On le mit à l’école des Frères, mais le jeune Brière n’apprit rien de ses maîtres et dut le savoir modeste qu’il acquit à ses lectures personnelles.

« Jusqu’ici, vous le voyez, Brière ne se préparait guère à la littérature qui pourtant ne demandait qu’à envahir ce cerveau qui, dès cette époque, devait être puissamment doué.

« Il sortit de l’école comme d’un bagne abhorré et se mit en apprentissage chez un tapissier. Malheureusement, quand il eut quinze ans, une épouvantable crise de rhumatisme qui dura trois ans l’empêcha de continuer le métier entrepris.
Condamné à rester assis, il devint cordonnier, il l’est encore. Il a trouvé dans un travail opiniâtre qui le tient parfois jusqu’à seize heures par jour, le moyen de subvenir aux besoins de son ménage et d’obtenir pour lui et les siens une aisance relative.

« Jusqu’ici, me direz-vous, on aperçoit l’artisan ; mais le littérateur, où est-il ? Attendez, il va éclore subitement ; et c’est dans le Bouais-Jan qu’il va faire ses premières armes. En ce qui me concerne, à la réception de son premier article je vis immédiatement à qui j’avais affaire. Puis je reçus de Brière quelques lettres où il s’épanchait et qui me dévoilèrent le tréfonds d’une belle âme. Les lecteurs de la revue ne tardèrent pas non plus à connaître et à apprécier mon nouveau collaborateur. Des locutions normandes accompagnées de savoureuses réflexions, des contes en patois de l’Orne, comme le Gars violoneux ; — la P’tite fleur bleue et bien d’autres, rencontrèrent le succès qu’ils méritaient.

« Certains furent absolument stupéfaits et se demandèrent quel était ce Brière qui avait un si joli talent. Un jour, mon ami Boutry reçut la visite d’un lettré alençonnais qui lui dit : « Un des collaborateurs de la revue, qui est de l’Orne, m’a particulièrement charmé, je voudrais bien le connaître, il s’appelle Brière. — Vous le connaissez déjà, lui répondit Boutry, c’est mon voisin le cordonnier. La surprise du lettré fut telle qu’il n’en est pas encore revenu.

« Je m’étais aussi demandé comment mon étonnant collaborateur avait pu si bien décrire son Gars violoneux. J'ai su depuis que, comme son personnage, Brière avait appris seul le violon et la musique. Les grands maîtres le passionnent et on lui a souvent prédit qu’à Paris son talent de chanteur trouverait son emploi. Il préfère comme le savetier de la fable, chanter en travaillant. N’a-t-il pas écrit un jour :

« Sûr de gaingner ma vivature
« Partout où pile un pas humain
« J’pourrais treûler à l’aventure
« Avec mon tranchet dans la main.
« Mais pourqué donc groussir la bande
« Des valets de la Pauverté
« Durant qu’ sus ma bonne terre normande,
« Mon martiau m’donne la Liberté !

« Il eût été surprenant, en effet, qu’un homme si bien doué ne fut tenté d’écrire en vers. Il l’a fait et son coup d’essai fut un coup de maître. Chose extraordinaire chez un débutant, il ne fut pas banal. Il obtenait dernièrement le premier prix dans l’épreuve organisée par les Violetti de Rouen, avec sa Chanson du cordonnier, et, comme il a tous les talents, il en composa lui- même la musique.

« Hélas ! Brière a peu de loisirs et il s’en faut de beaucoup qu’il mette sur le papier tout ce qu’il a en tête. Si son travail le lui permettait, avec les idées qui bouillonnent dans son cerveau, il noircirait plus d’une page qui ne verra jamais le jour. C’est bien tant pis, mais c’est ainsi. L’homme s’agite et ce n’est pas lui qui se mène.

« Quelqu’un me disait de lui : Brière, quoique plein d’énergie et de courage viril est un être sensible, un peu femme par le cœur. Cette opinion répond absolument à la mienne. La meilleure part du réel talent de ce modeste cordonnier tient à son exquise et féminime sensibilité. Ne me parlez pas des littérateurs qui ne sont jamais émus, leurs écrits ne seront jamais que des devoirs plus ou moins bien faits, et il leur sera défendu de dire de ce qu’ils ont produit : « Ce sont les os de mes os et la chair de ma chair. »

« Assurément, Brière est d’une forte race de paysans normands, et il n’en est guère de meilleure. Un grand-père à lui, désireux comme son petit-fils de répandre ce qu’il avait en lui, eut l’idée d’ouvrir une école dans les branches d’un pommier. Voilà bien, n’est-ce pas, l’arbre de la science du bien ou du mal. Le descendant, lui, se sert du Bouais-Jan, où il peut se considérer comme chez lui, il nous sert des contes qui sont des bijoux et qui ont pour parures les intimes sentiments de son cœur. Il fait de la littérature parce qu’il a au fond de son âme une source d’inspiration, un rayon de lumière, enfin, le don d’écrire qui est le lot de rares privilégiés.

«... D’où vient-il le souffle tout puissant qui anime certaines âmes ? Voilà une question que je me déclare indigne de résoudre ; mais peu importe d’où qu’il vienne, il ne s’enquiert jamais de la situation sociale de ses élus. Les humbles et les modestes ont souvent ses préférences et le peuple sera toujours le réservoir qui fournira à la nation les forces vives dont elle a besoin pour se perpétuer. C’est ce qu’entendait le poète quand il disait :

« La force vient d’en bas ;
« La sève humaine monte et ne redescend pas. »


Valéry POUILLAT.

Ex libris d'Emile Brière dessiné par Charles Eldred




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