BOIVIN-CHAMPEAUX, Louis : La Mort du dernier des Boissimon.- Sotteville-lès-Rouen : Lecourt, 1898.- 21 p. ; 25 cm.- (Extrait de la Normandie historique et littéraire - Novembre 1898).
Saisie du texte : Rahal Aïcha pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.IX.2006)
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La Mort du dernier des Boissimon
par
[Louis Boivin-Champeaux (*)]

~*~

I

La commune de Moyaux, sur les confins de l'Eure et du Calvados, constituait, sous l'ancien régime, une paroisse importante du Lieuvin. Son église, dont la tour légèrement penchée semble saluer un horizon mystérieux, avait le titre de doyenné et réunissait dix-sept bénéfices religieux, cures, prieurés et chapellenies. Moyaux possédait une basse justice, un tabellionnage et une sergenterie qu'on appelait sergenterie de la Querelle, parce que le titulaire était à la fois porteur d'ajournements et officier de police auxiliaire. On ressortissait, pour le spirituel, à l'évêché de Lisieux, pour le judiciaire, au grand bailliage d'Orbec. Les maisons régulièrement bâties autour de l'église et du cimetière ne comptaient pas moins de cinq cents habitants. Ce gros bourg, chef-lieu d'un arrondissement de sept paroisses plus petites, Saint-Gervais d'Asnières, Piencourt, Fumichon, Firfol, Saint-Léger d'Ouillie, Hermival et le Pin, en représentait le moyeu ou, comme on disait autrefois, le moyau. Sept chemins, pareils à sept rayons, y aboutissaient. Une campagne plantureuse ; beauucoup de gibier, et du meilleur.

Son territoire s'illustrait de plusieurs fiefs ou terres nobles d'ancienne érection, parmi lesquels on distinguait, à un quart de lieu du bourg, le fief des Boissimon. Le manoir seigneurial de cette famille était entouré d'un large fossé, plein d'eau bourbeuse, qui est aujourd'hui comblé. Une petite chapelle, dans l'église, à la gauche du choeur, appartenait aux Boissimon qui l'avaient construite.
   
A la fin du XVIe siècle, un seigneur de Boissimon mourut de mort violente. Il était en contestation continuelle avec le fameux Jean de Longchamp, seigneur de Fumichon et de Courtonne-la-Meurdrac, ancien gouverneur, sous la Ligue, des villes de Lisieux et de Bernay, monarchiste rallié. Les rancunes politiques, des rivalités de chasse, des menaces proférées de part et d'autre avaient allumé et attisaient entre les deux seigneurs une ardente animosité. Un jour, dans la plaine, non loin de Moyaux, deux écuyers de Jean de Longchamp surprirent Boissimon qui chassait avec un domestique. Ils tirèrent sur lui, le blessèrent et l'achevèrent à coups d'épée. Le principal auteur de cet assassinat était un nommé La Sceaulle. Son procès allait être instruit et jugé. Il obtint du chapitre de la cathédrale de Rouen d'être élu pour lever la Fierte, et le Parlement fut contraint de le délivrer. Le patron de La Sceaulle, Jean de Lonchamp, passait généralement pour avoir été l'instigateur de ce crime. Protégé par de hautes influences, il ne fut pas inquiété ; mais l'affaire avait eu beaucoup de retentissement, et la tradition était restée au Parlement que, dans cette circonstance, des coupables peu dignes de pardon avaient été soustraits à sa justice. (1)
   
Un siècle plus tard, en 1708, le seigneur de Boissimon était un célibataire, âgé de cinquante et quelques années, très aimé et très estimé dans le pays. Il avait plusieurs chevaux, une meute et des valets. Son hospitalité était large. Un parent pauvre, homme de vingt ou vingt-deux ans, M. de Marsilly, vivait à sa table. Ces signes extérieurs donnaient à la maison de M. de Boissimon les caractères de la richesse ; cependant, comme quelques-uns de ses congénères, l'honnête gentilhomme était besogneux ; ses fermiers le payaient mal, et les intérêts de ses dettes mangeaient ses revenus.

Non loin de là, en regardant vers Lisieux, on trouvait la terre de La Féronnière, relevant du fief du Boissimon. Ce domaine était celui d'une dame veuve, Mme Doisnel de la Morye, âgée de cinquante-cinq ans. Mme Doisnel avait à Lisieux sa résidence de ville, mais elle venait fréquemment à Moyaux, et les deux voisins se visitaient. Ces relations n'étaient pas exclusivement de société. Mme de la Morye avait recueilli dans la succession de son mari la moitié d'une rente perpétuelle de 1,600 livres due par M. de Boissimon. Les arrérages de cette rente étaient inexactement servis, car, à la fin de l'année 1708, leur accumulation ne s'élevait pas à moins de vingt mille livres. Tout en y mettant uns grande discrétion, Mme de la Morye demandait à arrêter les comptes. Elle faisait observer que, en justice réglée, si M. de Boissimon n'était pas de bonne foi, il pourrait, pour une partie de la dette, opposer la prescription.
   
Dans ces conditions, M. de Boissimon avait conçu la pensée d'épouser sa créancière, et, afin d'être plus galant, il faisait retourner ses habits par le tailleur du bourg. Flattée de cette recherche, la riche veuve recevait, le soir, M. de Boissimon, et apprenait sans en être offensée que, dans le public, on les appelait « les deux amoureux ». Mais quand ils venaient à discuter les clauses du contrat du futur mariage, les cartes se brouillaient. M. de Boissimon aurait voulu que la célébration de l'union lui valût quittance, et la douairière normande prétendait au contraire stipuler une séparation de biens. Les pourparlers n'étaient pas cessés, mais languissaient. Au mois de novembre 1708, une cédule avait été préparée aux termes de laquelle M. de Boissimon renonçait, si les arrérages de la rente dont il était débiteur lui étaient réclamés, à invoquer la prescription. Il ne l'avait pas signée.
   
La propriétaire de la Féronnière avait un fils, M. François Doisnel de la Morye, conseiller du Roi à la Cour des Comptes, Aides et Finances de Normandie, qui habitait le château d'Hermival, à moitié route entre la Féronnière et Lisieux. Les rapports de M. de la Morye avec sa mère n'étaient pas sans nuages. Celui-ci désapprouvait les projets matrimoniaux dont la malignité publique s'entretenait ; cependant il en parlait avec un certain dégagement. « Si ma mère, disait-il, tient à se remarier, j'aime mieux que ce soit avec Boissimon qu'avec un autre ». En effet, les deux voisins échangeaient des lettres civiles, avaient les mêmes habitudes et les mêmes goûts, la chasse et le cidre pur.

Ce léger refroidissement n'avait pas rejailli sur les enfants de M. de la Morye. Son fils aîné, garçon de treize ou quatorze ans, qui étudiait au collège de Lisieux, se plaisait à venir passer ses jours de congé chez sa grand-mère, et il était à la Féronnière dans les derniers jours de l'année 1708.

A cette époque, M. de Boissimon, dont la meute était retenue au chenil par la rigueur de la saison, avait projeté de faire, le lundi 24 de décembre, une partie de chasse. Il espérait que M. de Vascogne, seigneur du château de la Pomme de Pin, et M. de Liberge, curé de Moyaux, qui était gentilhomme, l'accompagneraient. Sachant que le jeune de la Morye était très friand de ce genre d'amusement, il lui avait envoyé, par M. de Marsilly, une invitation. Mais lorsque, au jour dit, à huit heures du matin, le jeune collégien était arrivé au rendez-vous, son désappointement avait été grand de ne trouver rien de préparé. M. de Vascogne et le curé de Moyaux, à cause de la fête du lendemain, s'étaient excusés. On imagine le chagrin du jeune homme. Il le manifesta. M. de Boissimon, après quelques hésitations, consentit â sortir. Le soleil était déjà haut, on ne s'écarterait pas. Les chasseurs partirent. M. de Boissimon était monté sur sa petite jument ; M. de Marsilly et le jeune de la Morye, armés chacun d'un fusil, allaient à pied ; treize ou quatorze chiens hurlaient autour d'eux. Vers quatre heures de l'après-midi, nos gens revenaient et ils étaient arrivés à un carrefour qu'on appelle la Croix-Maillard, à peu de distance de l'endroit où, en 1595, un Boissimon avait été assassiné, lorsqu'ils firent une fatale rencontre.
   
Ce même jour, 24 de décembre, à huit heures du matin, quatre hommes avaient quitté- le château de Mailloc, à Bonneville-sur-Toucque, résidence de Mme de Saint-Julien. Deux de ces individus, les nommés Brière et Boëssel, étaient des soldats d'une compagnie appartenant au marquis de Saint-Julien-Mailloc, officier au service du roy. Faits prisonniers au mois d'août 1704, dans la désastreuse journée de Hochstaedt, ils étaient restés pendant quatre ans en Hollande. Le troisième, sorte de sergent recruteur, répondait au nom de Bellerose. Enfin, le quatrième, que ses camarades avaient décoré d'un nom de guerre, « La jeunesse ou La fortune, » était nouvellement engagé. Bellerose l'appelait son soldat. Ces quatre croquants se proposaient d'aller à Saint-Léger-d'Ouillie réclamer, en force, au fermier de M. du Houlley, seigneur de la baronnie d'Ouillie, une petite somme d'argent qui, disaient-ils, était due à la recrue sur des gages anciens. Ils avaient mauvaise mine. C'étaient des figures ou des façons de soldats. L'un d'eux portait un fusil, un autre un pistolet, les deux autres des bâtons ; les vêtements de Brière et de Boëssel, qui n'avaient pas été renouvelés, gardaient les marques de leur longue captivité.

Pour aller de Bonneville-sur-Toucque à Saint-Léger-d'Ouillie, ces hommes devaient passer par Blangy, le Brèvedent, le Faulq, le Pin et Moyaux. Ils ne se pressaient pas et jalonnaient leur route par des mutineries. Ils tiraient sur les poules, sur les pigeons, causaient des attroupements, demandaient et se faisaient donner à boire. A Moyaux, ils étaient manifestement en état d'ébriété. Les trois anciens soldats chantaient ; le nouvel engagé pleurnichait. Ils entrèrent chez un nommé Morin, charpentier, qui, lui aussi, pour fêter la veille de Noël, s'était enivré. Quand ils sortirent de la maison de Morin, après d'autres libations, ils demandèrent le chemin de Ouillie ; on le leur indiqua ; mais à ce moment, ils se divisèrent. Celui qui portait un fusil, ayant perdu une des pièces de son arme, resta en arrière pour la chercher. Il était quatre heures du soir.
   
Cependant, du côté opposé, M. de Boissimon et ses deux amis débouchaient. L'ordre de leur marche n'était pas le même qu'au départ. M, de Boissimon s'avançait le premier, à pied ; M. de Marsilly suivait, chargé des deux fusils, également à pied ; et le jeune collégien montait la petite jument que M. de Boissimon lui avait prêtée.

Les deux troupes se croisèrent. Un chien s'étant mis à aboyer, l'un des soldats le frappa d'un coup de bâton qu'il accentua d'une parole grossière. M. de Boissimon, vêtu en Nemrod campagnard, que rien ne signalait extérieurement comme maître de la meute, pointa vers l'homme, lui dit de passer son chemin et le secoua rudement par le bras. Les deux camarades du soldat se rapprochèrent. M. de Marsilly vint au secours de M. de Boissimon ; une mêlée s'engagea. Comme les soldats se servaient de leurs bâtons, M. de Boissimon prit un fusil et l'arma. Le coup partit et roussit la manche d'un des agresseurs. Celui-ci, tirant alors de sa ceinture le pistolet dont il était porteur, le déchargea, à brûle-pourpoint, sur M. de Boissimon. Cette scène violente s'était accomplie très rapidement, sans que le jeune de la Morye, resté à cheval, y eut pris part. Les trois hommes craignant qu'on ne fît usage, contre eux, des fusils de chasse, les emportèrent en fuyant vers Ouillie. On ne les poursuivit point.
   
M. de Boissimon n'était pas tombé, et il ne se crut pas d'abord mortellement blessé. Soutenu par M. de Marsilly et par plusieurs personnes que le bruit des détonations avait attirées, il put rentrer chez lui. On le mit sur un fauteuil au coin de la grande cheminée de sa cuisine. Mais bientôt les symptômes les plus alarmants se succédèrent. Le vicaire de Moyaux, M. l'abbé Cornu, fut mandé. Il reçut la confession de M. de Boissimon et lui donna les derniers sacrements. Des médecins arrivèrent et ne purent que constater l'imminence d'un fatal dénouement. Pendant ces heures tragiques, diverses particularités furent remarquées. Parlant de ses meurtriers, M. de Boissimon disait : «Je leur pardonne... c'est ma faute, ma propre faute !... » Prévenue par son petit-fils, Mme veuve de la Morye était accourue de la Féronnière. A la vue de M. de Boissimon, elle fondit en larmes, mais ne perdit pas la tête. Elle retourna à son logis et revint bientôt avec la reconnaissance qui avait été préparée au mois de novembre, où M. de Boissimon, pour lui et ses héritiers, renonçait à opposer la prescription des arrérages échus et non payés de la rente de seize cents livres.- On demanda au moribond s'il consentait à signer cet écrit : « Cela est juste », répondit-il, et il signa. M. de la Morye qui, ce jour-là, dînait à Combré, chez M. de Combré, fut également averti. Il arriva vers dix heures et témoigna à son voisin de campagne une grande sensibilité. Il lui fit demander par le vicaire de Moyaux s'il voulait bien lui laisser en souvenir une de ses chiennes de meute qu'on appelait Superbe. « Certainement, dit M. de Boissimon, et si » Dieu dispose de moi, qu'il prenne la meute tout entière ». Puis, se tournant vers Mme de la Morye : « Madame, dit-il, j'ai une prière à vous faire, c'est d'emmener les chirurgiens souper chez vous ». A minuit, M. de Boissimon expira.
   
Le lendemain, mardi, jour de Noël, le sergent de la Querelle, Gombaut, faisait parvenir à Orbec l'avis de la mort de M. de Boissimon. Le 26, M. Fouques, seigneur de la Pilette, lieutenant civil et criminel au bailliage d'Orbec, se transportait à Moyaux et procédait à une enquêté ; un chirurgien juré de la vicomté l'assistait. Celui-ci fit la visite du corps et constata que la mort était le résultat d'un coup d'arme à feu qui avait pénétré jusqu'aux poumons. Le jeudi, 27 de décembre, les obsèques de M. de Boissimon furent célébrées dans l'église de la paroisse, en présence de MM. de Moyaux, de Vascogne, de Combré, de Clercy, de Saussey et des prêtres des environs. Il fut inhumé dans la chapelle de sa famille.


II
   
Le trépas de M. de Boissimon était assurément digne de deuil et de pitié ; mais un concours de circonstances fortuites, au premier rang desquelles il faut compter l'imprudence de la victime elle-même, l'avait causé, et nul ne pouvait prévoir qu'un débordement de procédures, hors de proportion avec l'importance et le caractère de l'évènement, en naîtrait et aboutirait à de monstrueuses conséquences.
   
Les parents de M. de Boissimon étaient nombreux et dispersés. Ils croyaient sa succession opulente ; on leur avait parlé d'une cassette et d'un pot à beurre plein de pièces d'or. En réalité, aucune somme d'argent n'avait été trouvée ; le mobilier était sans valeur ; et dans la nuit même du décès, le défunt avait reconnu une dette considérable qui aurait été sujette à contestation. L'héritière exclusive des meubles était une vieille dame, Mme de Banville, tante de M. de Boissimon, plaideuse à dire d'experts.

Elle donna sa procuration à son fils l'abbé de Banville, et celui-ci, sous couleur d'une vengeance pieuse, saisit le juge criminel.

Le 17 janvier 1709, l'abbé de Banville présentait aux magistrats du bailliage d'Orbec une requête tendant à faire publier des Monitoires. Pour appuyer sa demande, il alléguait que le meurtre de M. de Boissimon n'était pas, comme on voulait le faire accroire, le fait d'une rencontre accidentelle. Les individus qui l'avaient assailli et navré n'avaient contre lui aucun motif personnel de ressentiment ; ils n'étaient que les agents soudoyés d'ennemis secrets et puissants dont M. de Boissimon s'était attiré l'animadversion, et qu'une instruction judiciaire serrée dévoilerait infailliblement.

Sur cet exposé, les monitoires furent autorisés.

Les monitoires étaient, comme chacun sait, des injonctions adressées du haut de la chaire et affichées aux portes des églises. Toutes les personnes qui possédaient des renseignements vrais ou supposés sur les auteurs ou l'accomplissement d'un crime étaient tenues de les dénoncer à leur curé, qui lui même les transmettait directement et discrètement au magistrat ordinaire. Se taire intentionnellement emportait l'excommunication.

Si cette coercition morale pouvait quelquefois forcer la vérité récalcitrante à se découvrir, les inconvénients l'emportaient, de beaucoup, sur les avantages. Les faits articulés par les plaignants étaient, le plus souvent, exagérés et noircis. « C'est une chose horrible, disait un témoin de l'information Boissimon, d'entendre ce qui est contenu dans les monitoires. Cela serait-il bien vrai ? » Les femmes surtout, effrayées par l'encours des censures ecclésiastiques, croyaient avoir vu ce qu'elles avaient seulement ouï dire ou ce que leur imagination troublée leur suggérait.

L'instruction marcha pendant plusieurs mois d'un pied boiteux sans amener de solution. Les quatre garnements qui avaient passé par Moyaux, dans l'après-midi du 24 décembre 1708, n'étaient pas restés à Bonneville-sur-Toucque. Mme de Saint-Julien, peu curieuse d'héberger de semblables héros, les avait congédiés. On disait qu'ils s'étaient dirigés vers Arras, où leur capitaine et sa compagnie étaient logés. La France luttait alors désespérément contre l'Europe coalisée ; « guerre forcée et malheureuse », dit Saint-Simon. De continuels combats décimaient les armées, et les officiers ne livraient pas facilement leurs hommes à la justice de droit commun. Quoi qu'il en soit, les magistrats du bailliage d'Orbec ne paraissent avoir déployé, pour les joindre, aucune diligence sérieuse. On procéda contre eux par contumace.
Mais les choses allaient prendre une face nouvelle.


III

Le 23 septembre 1709, suivant clameur de haro, le sergent de la Querelle, Gombaut, arrêtait, dans la paroisse de Saint-Gervais, un homme prévenu d'avoir, sur le grand chemin de Cormeilles à Thiberville, volé un cheval et un sac de blé. Cette arrestation avait été provoquée par M. de Carré, seigneur d'Asnières et de Saint-Gervais, conseiller du roi au Parlement de Normandie, qui, pendant les vacances, habitait son château d'Asnières. Le voleur, conduit par Gombaut dans les prisons royales d'Orbec, se nommait Guillaume Gilles, dit Bréholles ; il était âgé de vingt-cinq ans, exerçait la profession de journalier et demeurait à Saint-Gervais, où il était né.
   
Il avait un fâcheux renom et le méritait. Cinq jours après son arrestation, le 28 septembre, M. de Liberge, curé de Moyaux, écrivait au procureur du roi d'Orbec que « à sa connaissance générale, Gilles dit Bréholles était un coquin, un voleur, un scélérat, capable des plus mauvaises actions ». M. d'Asnières, avec l'autorité de son nom et de sa qualité - car tout magistrat était, à cette époque, officier du ministère public, - avertissait ce même fonctionnaire que Bréholles était « un homme d'une très mauvaise réputation, et qu'il le lui envoyait pour en faire justice et pour en » purger le pays ».
   
Une information fut donc ouverte contre Bréholles qui prétendait avoir trouvé le cheval volé ; mais voici que, dans le cours de la procédure, on apprenait que cet habitant de Saint-Gervais avait tenu à l'occasion de la mort de M. de Boissimon des propos singuliers. « Il connaissait, avait-il dit, les auteurs du meurtre ; il savait d'où ils venaient et comment ils s'étaient débarrassés des fusils par eux emportés ».

Les juges d'Orbec qui, jusqu'alors, avaient fait buisson creux, s'empressèrent de l'identifier avec un des individus qui avaient pris part à la scène meurtrière du 24 décembre 1708, c'est-à-dire avec le soldat innommé de Bellerose, et de le poursuivre sous cette nouvelle inculpation.
   
Bréholles ne parait pas avoir été formellement touché des soupçons dont il était l'objet avant le 27 mars 1710, c'est-à-dire lorsque les monitoires avaient rempli leur dangereux office ; et cet homme, qui était un voleur manifeste, se défendit très énergiquement d'être un meurtrier. « Il n'avait pas tenu les discours qu'on lui attribuait, ou on les avait mal entendus. Il n'était jamais allé chez Mme de Saint-Julien. Il n'avait jamais eu de rapports avec les soldats du marquis. Loin d'avoir songé à s'enrôler avec eux, il avait, quelques jours avant les fêtes de Noël de l'année 1708, quitté Saint-Gervais pour échapper à l'appel des milices. Il s'était alors rendu dans le pays de Caux, où il était resté jusqu'à la mi-carême ». Bréholles alléguait donc un alibi. A l'appui de ce moyen de justification qu'il offrait d'établir par témoins, il produisait trois certificats émanant des maîtres chez lesquels, pendant la période suspecte, il avait travaillé. L'une de ces attestations adressée au lieutenant criminel d'Orbec et signée Dupin, s'exprimait ainsi : « J'ai reçu une lettre d'un nommé Guillaume Gilles qui, depuis longtemps, est détenu dans vos prisons, le quel était chez moi en l'année 1708, trois ou quatre jours avant les fêtes de Noël de ladite année. Je l'ai mené, le lundi des fêtes de Noël, chez M. de Gueudeville, mon beau-frère, à Saint-Jouin-sur-Mer. Il y resta jusqu'à une partie du carême de 1709 qui était le grand hiver. Ensuite de là, M. de Gueudeville lui donna son congé pour aller où il voudrait ». Rien de plus clair ; aussi le procureur du roi au siège d'Orbec, quand on lui communiqua le dossier, estima que l'accusé devait être admis à faire la preuve de son allégation, l'alibi étant, à ses yeux, le plus pressant, le plus fort et le plus péremptoire de tous les faits justificatifs. Ses collègues ne partagèrent pas son avis. « Il faut remarquer, dit le criminaliste Rousseaud de Lacombe, qu'on ne doit admettre la preuve des faits justificatifs de la part d'un accusé que lorsqu'il paraît innocent, et non en faveur d'un coupable, car, en ce cas, sa demande serait un faux-fuyant pour tâcher de se dérober à la punition ». Or, pour les juges du bailliage d'Orbec, la culpabilité de Bréholles, à l'encontre de tous les certificats, était pleinement constatée par l'instruction locale. Une vachère d'Ouillie, Françoise Leprince, déclarait que « le jour où M. de Boissimon avait été tué, elle avait vu, nuit fermante, derrière une haie, trois hommes occupés à charger des fusils. Deux avaient figure de soldats et lui étaient étrangers ; mais, dans le troisième, elle avait parfaitement reconnu Bréholles à qui, plus d'une fois, elle avait versé à boire ». Françoise Leprince passait pour une fille de mauvaises moeurs. Sa déposition ne pouvait être, sous d'autres rapports, considérée comme classique, car à mesure que les faits s'éloignaient, ses souvenirs, au lieu de s'affaiblir, prenaient corps et se précisaient ; mais son témoignage se trouvait indirectement corroboré par celui de plusieurs autres personnes. Les unes affirmaient que Bréholles avait été rencontré aux environs de Moyaux, le vendredi 21 décembre, trois jours avant la veille de Noël ; les autres disaient l'avoir vu et reconnu, à l'issue de la messe de minuit, se tenant sur les marches de la croix, dans le cimetière de Saint-Gervais. La réunion et la concordance apparente de ces éléments, et, par-dessus tout, la détestable réputation de Bréholles, l'accablèrent. N'oublions pas que les magistrats de cette école, par un très respectable scrupule de conscience, préféraient ne pas juger d'après leur intime conviction. L'enquête écrite leur était soumise. Ils épluchaient et pesaient tous les indices ; ils les rangeaient par degrés, par catégories ; et quand ils en avaient extrait, par un calcul de probabilités dont la jurisprudence indiquait les règles, une démonstration légale, ils se bouchaient les oreilles et laissaient crier toute hypothèse contraire ou divergente (2).

Bréholles fut interrogé, pour la troisième fois, derrière les barreaux, c'est-à-dire à la barre, le jeudi 30 mars 1713, et ce même jour, les magistrats du bailliage d'Orbec, sous la présidence de M. des Hautières, rendirent leur jugement. Brière, Boëssel et Bellerose, convaincus d'avoir, à la complicité les uns des autres, tué le sieur de Boissimon, étaient condamnés, par défaut, à être pendus et étranglés. La même peine frappait Bréholles qui était déclaré coupable, en bloc, de vols et de complicité dans le meurtre de M. de Boissimon. Le jugement ajoutait que le condamné, avant de subir le dernier supplice, serait appliqué à la question ordinaire et extraordinaire ; mais comme, aux termes de l'ordonnance de 1670, aucune condamnation à la question n'était définitive qu'après avoir été confirmée par un arrêt de Cour, la sentence resta en suspens pour l'exécution.


IV

Le nom de M. de la Morye n'avait pas jusqu'alors été compromis dans les actes de l'instruction criminelle. Le fait est qu'il discutait avec les héritiers de M. de Boissimon les clauses d'une transaction destinée à trancher les difficultés qui avaient surgi entre eux, sa mère et lui au sujet des arrérages de la rente de seize cents livres dont il a été parlé. Après de longues et nombreuses cavillations, l'accord, au mois de novembre 1716, semblait devoir se conclure. Mais, au dernier moment, tout avait été rompu par le refus de Mme de Banville de contribuer en rien aux frais exposés ; et au mois de février 1717, l'intraitable plaideuse, reprenant sa requête du mois de janvier 1709, introduisait contre M. de la Morye une instance criminelle et se portait partie civile.
   
La première pièce de son dossier était naturellement la sentence du bailliage d'Orbec de mars 1713. Il en résultait, d'après la demanderesse, que le meurtre de M. de Boissimon avait été commis de guet-apens et avec préméditation. Les auteurs matériels de ce crime étaient maintenant connus et condamnés ; mais la justice n'avait accompli que la moitié de son oeuvre ; il lui restait désormais à convaincre et à punir celui qui avait racolé et payé les assassins. Et quel était cet incitateur secret ? Nul autre que M. de la Morye ! Voici comment Mme de Banville, habile procédurière, échafaudait son acte d'accusation.

M. de la Morye, disait-elle, irrité des projets de mariage de sa mère et voulant, à tout prix, en prévenir la réalisation, avait résolu de supprimer M. de Boissimon. Il s'était donc abouché avec des gens qu'il savait capables d'accepter ses propositions ; il leur avait promis et donné de l'argent. Il s'était, en outre, engagé à attirer M. de Boissimon dans un guet-apens et à le leur livrer. Son fils, malgré son jeune âge, avait été l'ouvrier de cette abominable trame. C'était son fils qui avait entraîné M. de Boissimon dans une partie de chasse à laquelle le gentilhomme répugnait, et c'était son fils qui, à la Croix-Maillard, en prenant soin de se tenir à l'écart, avait désigné le malheureux Boissimon aux coups de ses meurtriers.
   
Ce roman judiciaire était un tissu de perfidies. Des faits dont on argumentait, les uns étaient absolument faux, les autres outrageusement dénaturés. Le talent avait consisté à les disposer et à les colorer de manière à leur faire prendre un air d'enchaînement et de vérité. L'issue de l'affaire n'était pas douteuse ; mais à Orbec, dans le pays même où résidaient M. de la Morye et les membres de sa famille, le scandale serait énorme. Plutôt que de boire un semblable calice, le châtelain d'Hermival ne préférerait-il pas faire un sacrifice d'argent (3). Ses ennemis y comptaient.
   
Cette première branche de la spéculation de Mme de Banville cassa. En sa qualité de haut magistrat, M. de la Morye commença par décliner la compétence du bailliage d'Orbec ; et comme, d'un autre côté, l'appel formé par Bréholles du jugement du 30 mars 1713 n'était pas encore vidé, les deux affaires, arrivées à leur point de jonction, furent portées ensemble devant le Parlement de Normandie, qui, par un arrêt du 13 juillet 1717, ordonna que les témoins approchés à Orbec seraient réentendus, et que l'autorité ecclésiastique serait invitée à publier de nouveaux monitoires,  aggraves et réaggraves, à l'extinction des chandelles, au son des cloches avec malédiction.

Pour que la procédure fût en état, M. de la Morye devait d'abord être interrogé. Il se présenta le 31 juillet. En tête du procès-verbal de son audition, on lit qu'il demeurait habituellement à Hermival, et que, lorsque ses fonctions de conseiller à la Cour des Comptes le retenaient momentanément à Rouen, il descendait à l'Auberge de l'Epée Royale, rue des Carmes, paroisse Saint-Lô. Aux questions qui lui furent posées par M. François Hubert, conseiller-enquêteur, il répondit sans hésitation ni détours. Voici un passage de cette étonnante instruction : « A lui demandé s'il n'a pas connaissance que le meurtre de M. de Boissimon eût été prémédité ? - A dit qu'il n'en a aucune connaissance, et que, s'il avait su quelque chose, il en aurait donné avis au sieur de Boissimon. - A lui remarqué que sa réponse ne paraît pas véritable, étant prouvé au procès que ladite action était préméditée et passait pour telle par le bruit commun et que la raison pour laquelle il affecte de méconnaître qu'il le sait est que le soupçon de cette machination est tombé sur lui seul. - A répondu qu'il méconnaît avoir eu directement ou indirectement part à la dite action. » Quand on lui demanda s'il ne savait pas que Bréholles était un des assassins de M. de Boissimon, il dit qu'il savait qu'une condamnation avait été prononcée à Orbec, pour ce fait, contre cet homme, mais rien de plus.

Dix-huit mois ne furent pas de trop pour l'exécution de l'arrêt du 13 juillet 1717. Le 1er février 1719, M. de la Morye fut décrété de prise de corps. Il était malade ; et ne souciant pas de confier aux gardiens de la Conciergerie, le soin de son rétablissement, il se cacha, et attendit jusqu'au 17 février 1720, pour se constituer prisonnier.

L'affaire fut alors mise au rôle de la grande Chambre du Parlement. Mme de Banville, plaignante, était représentée par Me Lechevalier, le jeune. M. de la Morye avait pour avocat Me Pigache. Les orateurs étaient diserts. Ils devaient faire connaître et commenter cent soixante dépositions, confrontations, récolements, récusations, c'est-à-dire un véritable labyrinthe. Leurs plaidoiries et leurs répliques occupèrent plusieurs semaines. La parole ayant enfin été donnée à M. de Menibusc, avocat général, l'honorable organe du ministère public conclut « à déclarer la procédure abusive, à juger entière la décharge de M. de la Morye, à le tenir bien et dûment purgé de la mort de M. de Boissimon et à lui ouvrir les prisons. » (4)
   
Il semblait que, à la suite de ce débat et de ce réquisitoire, M. de la Morye dut être immédiatement mis hors de cause : cependant, l'arrêt rendu par la Cour, le 14 mai 1720, ordonna que, tous indices maintenus, manentibus indiciis, le procès serait continué. Détail accessoire, les frais de justice à la charge de la partie qui succomberait s'élevaient alors à plus de trente mille livres.
   
On ne peut que difficilement sonder la conscience des juges et découvrir quels ressorts firent mouvoir leur décision. Les échos non encore éteints de la première affaire de Boissimon les hantaient certainement. Deux meurtres commis dans la même paroisse, sur deux membres de la même famille, resteraient-ils impunis ? M. de la Morye était riche, bien apparenté, magistrat supérieur en exercice ; M. le duc du Maine avait écrit, en sa faveur, à M. le Président de Tourville, une lettre qui avait été lue en audience publique ; ne croirait-on pas, si l'accusé était renvoyé absous avant que tous les moyens de faire jaillir la vérité eussent été épuisés, que des interventions extra-judiciaires s'étaient produites ? Et si, légalement, la Cour avait à sa disposition une dernière épreuve, pouvait-elle y renoncer ?


V
   
Gilles dit Bréholles, le condamné à mort du mois de mars 1713, avait été, dès le mois de juillet suivant, transféré des prisons royales d'Orbec à la Conciergerie du palais de justice de Rouen. Mis au cachot en arrivant, il y était resté pendant une année ; au bout de ce temps, il avait été versé avec les autres prisonniers, et, depuis lors, il couchait sur la paille infecte, mangeait le pain noir et buvait l'eau fétide de la geôle : intéressant par sa misère. On allait le juger (5).

Le mardi, 10 février 1722, Bréholles était extrait de la Conciergerie. Sa longue détention et la menace constamment suspendue sur sa tête d'une mort ignominieuse n'avaient point abattu son courage. « Ne connaissait-il pas, lui dit le conseiller-enquêteur, les meurtriers de M. de Boissimon ? - Assurément non, répondit l'accusé ; s'il les avait connus, se serait-il laissé pourrir pendant quatorze ans en prison !... On lui objecta certaines réponses singulières qu'il avait faites au bailliage. Il dit naïvement que, devant le premier juge, il avait cru qu'on se moquait quand on lui imputait d'avoir participé à la mort de M. de Boissimon. Il répétait invariablement que, à l'époque de l'événement, il était au pays de Caux, c'est-à-dire à vingt lieues loin de Moyaux ; et il renouvelait la demande qu'il avait faite à Orbec d'être admis à prouver son alibi.

L'affaire, sur le rapport de M. Hubert, fut mise en délibéré.

On sait par les notes prises par l'un des magistrats que les opinions ne furent pas unanimes. Ceux qui étaient favorables à la requête de Bréholles faisaient remarquer que les certificats par lui fournis émanaient de personnes riches, honorables et distinguées ; que les témoins qui déclaraient l'avoir vu à Moyaux pendant les fêtes de Noël avaient été reprochés, et que si ces reproches n'étaient pas suffisants pour faire rejeter absolument leurs dépositions, ils en affaiblissaient, dans une large mesure, la crédibilité... Mais ces observations ne triomphèrent pas. La majorité considéra très probablement que les vols constatés par le bailliage à la charge de Bréholles justifiaient à eux seuls la condamnation à la peine de mort et à la question préalable qui avait été prononcée, et que, par conséquent, il échoyait de la confirmer sans modification (6).

Bréholles allait donc souffrir la question préalable. Ce supplice avait pour objet, dans l'esprit de l'ordonnance de 1670, d'obtenir de la bouche du condamné, non l'aveu de sa propre culpabilité qui était chose irrévocablement jugée, mais la révélation de ses complices. C'était ce que, dans le style de la pratique, on appelait le testament de mort. La jurisprudence professait que les déclarations ainsi passées constituaient contre ceux qu'elles concernaient une charge qui ne manquait pas de gravité. « Cette question est très importante, disait Rousseaud de Lacombe ; elle découvre souvent des complices. Les condamnés qui voient qu'il n'y a plus d'espérance de sauver leur vie, se laissent plus facilement convaincre ». Comme le testament de mort de Bréholles pouvait exercer, sur le point de savoir si M. de la Morye était innocent ou coupable du meurtre de M. de Boissimon, une répercussion juridique, la cour, avant de rendre son arrêt définitif sur la plainte de Mme de Banville, avait voulu connaître ce testament, et c'est ce qui explique, en partie du moins, l'arrêt de surséance du 14 mai 1720.

A Rouen, on appliquait la question en suspendant le patient par les pouces à l'aide de tenailles, de cordes et de poulies. Pour augmenter la pesanteur du corps et rendre la douleur plus intolérable on attachait, par gradation, aux pieds, un certain nombre de poids. Deux membres de la cour, le conseiller rapporteur et l'un de ses collègues, présidaient. Ils recueillaient les cris de désespoir, les supplications, les aveux du condamné et ils les dictaient à un greffier. Comme ils étaient présumés avoir quelques instincts pitoyables, ils étaient autorisés, suivant les cas, à modérer les tourments. Le conseiller rapporteur, M. François Hubert, en charge depuis 1690, était un vieux juge que le spectacle fréquent de la torture avait bronzé, et qui n'allait pas facilement à la modération.
   
Le lundi 2 mars 1722, à trois heures de relevée, Bréholles fut introduit dans la chambre qui était le réceptacle de ces horreurs. Là, il subit un nouvel interrogatoire, au début duquel il dut prêter serment. A cinq heures, on le déshabilla. Deux médecins, MM. de Gruchy et de Manneville, et un chirurgien, M. de Manoury, le visitèrent et le trouvèrent en état de supporter la géhenne. On lui attacha les pouces. Il fut guindé et élevé.
   
« Ah ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! Vengeance sur les faux  témoins ! je ne connais rien à la mort de M. de Boissimon… J'étais dans le pays de Caux... Je n'en puis plus... Si je savais quelque chose, je vous le dirais ! »
   
Telles furent les premières et lamentables interjections de Bréholles. Il avoua cependant que, en 1709, quelque temps avant son arrestation, il avait commis, à Saint-Gervais, deux vols à l'aide d'escalade et d'effondrement. Après quoi, en essayant de se ramasser dans ses liens, il pria et supplia ses bourreaux pour qu'on le descendît :
   
« Je suis mort ! S’écriait-il ...    Donnez-moi un moment de relâche ... Descendez-moi ! ... Je m'en vais vous dire tout ce que vous voudrez... vous n'avez qu'à me dire ce que voulez que je dise... Sainte Vierge ! Soulagez-moi ! Messeigneurs, descendez» moi !... Je vous en prie, pour l'honneur de Dieu !... »
   
On descendit Bréholles, mais sans lui retirer les ceps de la torture, et le misérable, voyant qu'il n'avait pas d'autre ressource que celle d'une confession mensongère, déclara qu'il était un des quatre soldats qui, le 24 décembre 1708, à Moyaux, avaient attaqué et blessé mortellement M. de Boissimon. Ses nombreuses confrontations, ses précédents interrogats, les indications suggestives du conseiller enquêteur lui permirent de prêter à ses pseudo-aveux un simulacre de solidité.
   
A onze heures du soir, les magistrats, satisfaits de ce premier succès professionnel, et ayant besoin de reprendre des forces pour continuer, allèrent souper ; mais ils ne s'absentèrent que l'un après l'autre. A minuit, le tourmenteur juré put reprendre sa besogne. Bréholles était à jeun (7).
   
En exhalant, sous l'étreinte de la torture, la triste confession de sa complicité chimérique dans la mort de M. de Boissimon, Bréholles n'avait proféré aucune accusation formelle contre M. de la Morye ; mais il n'en était encore qu'à la question ordinaire et il lui restait à souffrir l'extraordinaire.
   
A minuit donc, le patient fut de rechef élevé et guindé. Les poids attachés à ses pieds furent doublés. Le procès verbal de cette exécution a du moins, pour se faire haïr, le mérite de la sincérité. Il constate que Bréholles criait : « Ah ! mon Dieu ! Ah ! les bras ! je demande pardon ! Je suis mort ! » Dans cette seconde et plus terrible séance, le juge-commissaire put recevoir, et le greffier consigner des déclarations où le supplicié, haletant, raconta que, « quinze jours environ avant les fêtes de Noël de l'année 1708, la proposition avait été faite par M. de la Morye à Boëssel et à lui-même de le » défaire de M. de Boissimon par rapport à ce qu'il voulait épouser sa mère; que M. de la Morye avait donné cinquante livres à Boëssel qui avait dit, en recevant cet argent, que, pour le même prix, il tuerait son père ; que lui-même devait recevoir quinze livres ; que M. de la Morye avait dit qu'il fallait tuer M. de Boissimon dans une partie de chasse, et qu'il se chargeait de l'y engager... que le marché avait été conclu dans un coin de la cour du château d'Hermival... que le jour avait été fixé... que leur intermédiaire était un nommé Goubé, homme d'affaires de M. de la Morye. »
   
Ayant ainsi parlé, Bréholles déclara, en gémissant, qu'il n'avait rien autre chose à dire et, qu'il ne dirait rien quand on lui ferait déchirer le corps par morceaux. Il ajouta cependant que, « dans les prisons d'Orbesc, il avait été sollicité de ne pas trahir M. de la Morye par un nommé Saint-Denis, ancien archer de la maréchaussée, hôtelier de l'auberge des Trois Maries. »
   
Ce n'était pas encore la fin. Les juges étaient inexorables parce qu'ils croyaient accomplir un devoir. Ils firent retirer les poids et ils les remplacèrent par d'autres engins, raffinement de cruauté, que, sans doute à cause de leur forme, on appelait les Flustes. Mais la douleur n'avait plus de prise sur la chair du pauvre Bréholles. Le procès-verbal enregistre la clôture de son martyre dans les lignes suivantes : « L'interrogé a dit qu’il n'y avait point d'autres personnes qui aient été dans le complot de l'assassinat de M. de Boissimon, ainsi qu'il vient de l'expliquer.
   
Les flustes lui furent alors retirées..... Mais lorsque délié et couché sur le matelas qui faisait partie du mobilier de cet infernal séjour, Bréholles fut assuré qu'on ne pouvait plus le ressaisir, son premier hoquet fut pour se rétracter. (8) « Rien de ce qu'il avait dit du sieur de la Morye n'était véritable. Il ne l'avait accusé que pour éviter les tourments, et dans la crainte d'en souffrir davantage (9).»
   
Les commissaires se transportèrent alors dans la cellule de la conciergerie où M. de la Morye était détenu. Sa qualité de gentilhomme et de membre d'une Cour souveraine l'exemptait de la torture. Il fut encore une fois interrogé, et il persista dans ses dénégations.
   
A six heures du matin, la grande chambre du Parlement connut, par le rapport de M. Hubert, le résultat de cette affreuse et interminable nuit. La délibération ne fut pas longue et se termina par un arrêt qui fixait le sort des deux inculpés : M. de la Morye était définitivement acquitté ; Bréholles serait, le jour même, livré au dernier supplice (10). En conséquence, à l'heure où M. de la Morye sortait de la Conciergerie, un confesseur entrait dans le cachot où Bréholles avait été déposé (11). C'était un religieux de l'ordre des Carmes dont le couvent, à proximité du Palais, occupait la place qui porte encore aujourd'hui ce nom. « Le bon moine, nous dit un contemporain, trouva le condamné le coeur rempli des sentiments les plus chrétiens. Il tenait un crucifix qu'il embrassait tendrement, pleurant sur les désordres de sa vie, pardonnant à ses accusateurs et aux témoins dont les fausses dépositions avaient causé son fatal destin ». A quatre heures de l'après-midi, au gibet ordinaire de la ville, cette déplorable épave humaine fut délivrée de ses misères.
   
Le manoir seigneurial des Boissimon a été détruit. Son emplacement est marqué par une vaste cheminée qu'on a laissée toute seule et toute nue, sans défense contre les injures du temps, en dehors de la construction moderne. Cette cheminée est celle sous le manteau de laquelle, dans là nuit de Noël de l'année 1708, mourut le dernier des Boissimon.

Image agrandie (539 ko)

Vieille cheminée du manoir de Boissimon


NOTES :
* D'après la dédicace manuscrite de l'exemplaire de la médiathèque : "De la part du fils de l'auteur. A monsieur Guillonneau. souvenir de Moyaux. P. Boivin-Champeaux".
(1) A. FLOQUETHistoire du privilège de Saint-Romain, t. 1. p. 94. B, C., Bernay et la Ligue, p. 17.
(2) Il n'est pas sans exemple que des tribunaux souverains aient prononcé des arrêts de condamnation qui étaient justes parce qu'ils étaient fondés sur les charges du procès, quoique les condamnés fussent innocents. Tout le monde a su l'arrêt qui intervint au Parlement de Paris contre le sieur de Lenglade. Il y avait au procès des témoignages si pressants contre lui que sa réputation et la bonne volonté des juges ne purent le garantir de la condamnation ; et cependant, son innocence s'est manifestée dans la suite. - Mémoire pour M. de la Morye.
(3) Quand ils ont mis au jour ce pernicieux projet, ils se sont cru tout permis pour l'exécuter. L'honneur et les biens de M. de la Morye seraient devenus la proie de leur imposture. (Mémoire pour M. de la Morye).
(4) Marc-Antoine Hellouin, sieur de Menibusc, avocat général, mourut le 28 février 1721, avant la fin du procès Boissimon.
(5) Ces inconcevables lenteurs traduisaient-elles un sentiment humain exprimé par la maxime : nulla unquam de morte hominis cunctatio longa est ? Nullement. Le regretté M. de Stabenrath, ancien juge d'instruction au tribunal de Rouen, dans son Histoire du Palais-de-Justice, rapporte que, au XVIe siècle, « les accusés entassés dans la Conciergerie passaient des mois et des années avant d'obtenir la faveur d'être jugés. Ils étaient fort à plaindre, manquant des objets les plus nécessaires à la vie, privés d'air et de lumière, sans eau pour laver leur linge, enfermés dans des cachots humides et malsains ». Cette situation ne s'était pas sensiblement améliorée au XVIIIème siècle.
(6) On convient que la Cour a confirmé la sentence qui a condamné Bréholles à perdre la vie, mais la complicité du meurtre de M. de Boissimon a-t-elle seule déterminé son arrêt ? Bréholles était coupable de plusieurs vols ; c'en était assez pour mériter la mort. Peut-être la Cour eût elle balancé davantage, si Bréholles n'eût eu sur son compte que l'accusation d'avoir eu part à la mort du sieur de Boissimon. (Mémoire pour M. de la Morye.)
(7) On donne la question à jeun. Il y a même quelques auteurs qui disent qu'un condamné à la question ne doit ni boire ni manger dix heures avant d'y être appliqué. - Rousseaud de Lacombe.
(8) L'accusé ne pourra être appliqué deux fois à la question pour le même fait. (Ordonnance de 1670).
(9) La raison pour laquelle l'ordonnance et la pratique veulent que, après la question, on interroge de rechef l'accusé est pour voir s'il persévère dans sa confession. Car s'il ne persévère pas, la confession qu'il a auparavant faite dans les tourments n'est pas suffisante. (Bornier, sur l'art. 11, titre 19 de l'ordonnance).
(10) Les jugements seront exécutés le jour même où ils auront été prononcés. (Ordonnance de 1670.)
(11) Le sacrement de confession sera offert aux condamnés à mort et ils seront assistés d'un ecclésiastique jusqu'au34eaf du supplice. (Ordonnance de 1670.)


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