RICHARD, Charles : Bibliographie des fous.- Rouen : Imprimerie de Nicétas Périaux, rue de la Vicomté, 55, [1835].- 16 p.- 2 f. de pl. ; 21,5 cm. - ( Extrait de la Revue de Rouen, Décembre 1835).

Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (28.XI.2005)
Texte relu par : A. Guézou
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Bibliographie des Fous (1)
par
Charles Richard


A M. CH. NODIER.

Mon cher Bibliographe,

Je prends la liberté de vous recommander quelqu'un dont le sort m'intéresse vivement et pour qui vous pouvez beaucoup. Soyez sans inquiétude : je ne prétends pas utiliser votre protection au profit d'un danseur qui désire entrer à l'Opéra (2). Il s'agit simplement d'un fou de mes amis, en faveur duquel j'ose solliciter une petite loge dans le grand Charenton littéraire que vous édifiez en ce moment. Cette fois-ci, du moins, vous n'avez pas à craindre de devenir victime d'un quiproquo. Je pourrais chercher à attirer sur mon fou normand une part de l'intérêt que vous inspire notre belle province, une parcelle de votre bonne amitié pour moi ; mais, franchement, il n'en a pas besoin. Mon protégé remplit, je crois, toutes les conditions voulues par le programme de la Bibliographie des fous ; il me semble placé bien en deça du tour de compas qui en a tracé la limite. Je vais plus loin : j'ose dire que, de tous ceux dont vous nous avez jusqu'ici révélé les élucubrations, nul n'est plus digne d'émouvoir le cœur d'un bibliophile, d'exalter le cerveau d'un bibliomane. Enfin, c'est un fou littéraire du XIXe siècle, qui déjà appartient à votre collection d'outre-tombe. Cette espèce curieuse est probablement fort rare ; car il doit y en avoir bien peu de morts, si j'en juge par le nombre de ceux qui sont encore vivans.

J.-Bruno Chevalier était cultivateur à Limetz, village des environs de Vernon. Par une belle matinée de printemps, sans doute, voyant le soleil se lever et inonder de ses rayons les riches campagnes ; voyant la nature entière germer et se régénérer comme par une nouvelle création, le pauvre paysan crut voir Dieu. Et, le soir, assis sous ses pommiers en fleurs, au souffle de la brise qui lui apportait à la fois de l'harmonie et des parfums, lorsqu'il entendit le gazouillement joyeux des petits oiseaux et le murmure grave et lointain de la forêt, l'homme simple crut entendre la voix de Dieu.
   
De cette illusion naïve, de cette pieuse hallucination à la folie, il y avait bien loin. Mais dans quels rapides progrès, en tous genres, ne nous précipitent pas les prodiges de notre admirable civilisation ? Le perfectionnement social parvint à convertir réellement en aliénation mentale, en monomanie, en délire extravagant, ces délicieux élans d'une ame ingénue qui s'élevait vers le ciel, dans les accès d'une douce et ravissante extase. Il y avait à Limetz des plumes, de l'encre et du papier, et Bruno Chevalier s'avisa qu'il pourrait fort bien écrire. La typographie envoyait au village des échantillons de ses merveilles, dans la boîte du facteur, dans la gibecière du marchand de chansons, dans la corbeille du colporteur de livres ; et Bruno Chevalier se mit en tête de se faire imprimer. C'est véritablement là que sa folie a commencé, de même que celle d'une foule d'honnêtes gens de qui personne, moins que moi, n'a le droit de se moquer.
   
Le jour où Bruno Chevalier saisit gauchement une plume de sa main calleuse, si adroite à manier la bêche ; l'instant où il griffonna sa première phrase, furent le jour et l'instant où le démon de la publicité, qui avait déjà mis un pied dans son cerveau, en prit définitivement possession et put s'écrier : Encore un fou ! Arrivé à ce moment solennel où l'on rend visible son intelligence, où l'esprit devient matière, où la redoutable, la désespérante formule étrique et dessèche cette pensée qui, dans l'ame, était si grande et si féconde ; au moment où il écrivit, en un mot, tout se matérialisa pour lui. Ses songes revêtent un corps ; ses belles visions affectent la forme grotesque de son style. Ce n'est plus Dieu qui emprunte, pour lui parler, la voix de la nature ; c'est l'aimable, le respectable, l'estimable Père-Éternel qui vient, en personne, causer familièrement avec lui. Dès-lors, J.-Bruno Chevalier, ami du Père-Eternel, a sa place marquée entre Guillaume Postel, qui attendait le messie, et Simon Morin qui croyait l'être.
   
Bientôt, afin que nul profane ne vînt troubler ses communications avec le ciel, il chassa de chez lui sa fille et son gendre. Pour pouvoir s'appliquer sans contrainte et sans distraction au soin de recueillir les enseignemens qui devaient assurer le bonheur de l'humanité, il renonce à ses plus utiles travaux. Tout prend autour de lui un aspect de désolation et de tristesse. L'herbe étouffe les fleurs de son jardin ; ses fruits, qu'il ne cueille plus, tombent et se pourrissent à terre ; les arbres de son verger inculte languissent et meurent, et la vigne, dont les pampres décoraient sa porte, erre abandonnée et laisse traîner au loin ses rameaux inféconds. L'extérieur mélancolique et désordonné de sa demeure afflige plus encore qu'il n'étonne : c'est l'emblême de sa folie, dont le caractère étrange diffère également du ridicule de la monomanie scientifique et de l'horreur de ces ignobles et terribles démences qui naissent dans la fange des cités.

Une fois il fut sur le point d'échapper aux griffes du mauvais esprit qui l'obsédait. Au plus fort de son accès de rage graphique, il hésite tout-à-coup, s'arrête et jette sa plume, assailli par un doute. Il s'inquiète de ce que le Père-Eternel ne l'a pas confirmé par une sanction assez explicite dans la haute mission qu'il s'est donnée. La publication des confidences de l'Être-Suprême sera-t-elle récompensée comme un acte méritoire ou punie comme une coupable indiscrétion ? Pour sortir de cette incertitude, le brave homme se soumet à une épreuve du succès de laquelle va dépendre l'avenir du genre humain. Il donne huit jours à Dieu pour se décider ; c'était bien plus qu'il ne fallait. Si dans huit jours il est mort, ce sera un signe infaillible que Dieu veut qu'il se taise ; s'il est vivant, il devra parler.
   
Après une semaine remplie par ses ferventes prières, il était plus vivant que jamais. Cependant il balançait encore, et ce doute, qui était presque de la raison, allait peut-être l'emporter, lorsque la civilisation vint, à l'aide d'un incident bizarre, achever l'oeuvre de son aliénation complète, qu'elle avait si heureusement commencée. Un matin, elle pénètre dans sa chaumière sous la figure de deux gendarmes qui le saisissent, le garrottent et l'entraînent en la compagnie d'un voleur de grands chemins. Chevalier croit aller à l'échafaud et marche avec le courage modeste et la sérénité d'un martyr. Il est conduit à Bicêtre et incarcéré comme écrivain politique, comme coupable -ceci n'est point une plaisanterie - d'avoir, par ses écrits, mis dans le plus grand danger la restauration naissante. On eut le bon-sens de le transférer, au bout de quelques jours, dans le quartier des fous, où aurait dû être envoyé d'abord, avec une recommandation expresse, le procureur du roi qui avait trouvé un sens aux divagations de Chevalier. Le médecin des aliénés lui palpe le crâne dans un moment de distraction, et lui fait subir un interrogatoire auquel l'autre, tout imbu de ses idées de martyre, répond fièrement qu'il ne craint pas la guillotine. Le médecin le tranquillise et l'assure que sa tête restera saine et intacte, et qu'il ne court aucun danger de la perdre ; sur quoi l'administration, prenant le docteur au mot, s'empresse de mettre Chevalier à la porte.

Vous comprenez qu'après une manifestation aussi éclatante de la volonté du Père-Eternel, qu'après une approbation aussi miraculeuse et aussi positive de l'apostolat de Chevalier, la vocation de celui-ci fut fixée irrévocablement : il fut doté d'une monomanie viagère et inaliénable. Aussi le premier usage qu'il fit de sa liberté fut-il de rassembler une énorme provision de plumes, de papier et d'encre ; et puis il retourna dans son village.

Quoique Chevalier ait immodérément usé du droit qu'ont tous les hommes de noircir du papier, ce qui reste de ses ouvrages est peu considérable. Excepté un fragment dont je dois la communication à mon ami André Pottier, notre bibliothécaire, tout ce que j'ai sous les yeux appartient à un de nos concitoyens, bien connu de vous, qui met, avec l'abnégation la plus généreuse, au service de ses amis, les curiosités de son cabinet, les ressources de son talent spirituel, et les trésors de son érudition si vaste et si admirablement variée. Vous avez nommé E.-Hyacinthe Langlois. La partie la plus importante de ce qu'il m'a confié est un manuscrit in-4° de seize pages seulement. Mais il n'en faut pas tant pour contenir bien des extravagances ; et Chevalier les resserre et les entasse avec une concision et une économie de terrain qui lui font le plus grand honneur. De peur d'en négliger une seule, il commence avant la création, et, de là, conduit le monde jusqu'au règne de Louis XVIII, sans réussir à le tirer du chaos où il l'avait pris.
   
Ce manuscrit se divise en trois parties. La première, qui a pour titre : Détail précis de l'heureux ou mauvais sort de l'homme, et la seconde intitulée : Explication du plan merveilleux, occupent sept pages chacune. Je n'abuserai pas de votre patience, au point de chercher à dévider avec vous cet inextricable écheveau. Chevalier organise le ciel et la terre, dans ces deux morceaux qui pourraient, sans inconvénient, n'en faire qu'un seul. Ce monde nouveau, créé par lui, est une impénétrable cohue, au milieu de laquelle le Saint-Simonisme, le Fouriérisme, le Mysticisme, les Messies et l'estimable Père-Eternel, dansent, cabriolent, se croisent, se heurtent et s'entremêlent, aux accords d'une phraséologie barbare et discordante. Les dieux sont divisés en trois cents classes, selon leur capacité ; les hommes sont appelés à former une grande association sous la protection de Louis XVIII : nous devenons des espèces de Shakers (3), avec cette différence que le mariage, loin d'être proscrit, s'accomplira en public jusque dans ses détails les plus mystérieux ; le péché d'Adam va être pardonné; les anges vont redescendre sur la terre et visiter les hommes ; ils se livreront ensemble à toutes sortes de plaisirs : les plus délicieux seront de danser au violon et de jouer à la main-chaude et au capifos-cornu (4) en présence et à la grande satisfaction de l’aimable Père-Eternel.

Voilà ce que j'ai cru apercevoir à travers un style - s'il est permis de qualifier ainsi cet alignement baroque de mots incohérens - capable de changer en problème insoluble la proposition la plus claire. L'obscurité de ce style est encore épaissie par une orthographe où quelques réminiscences et beaucoup d'invention se combinent de manière à produire un tout que rien n'eût jamais surpassé en ridicule et en absurdité, si des gens, qui n'avaient pas pour excuse d'être officiellement fous, n'eussent imaginé l'orthographe perfectionnée.
   
Je vais justifier tout ce que je viens de dire, en transcrivant littéralement et intégralement la troisième partie de ce galimatias. La tête de ce dernier chapitre est illustrée d'un dessin à la plume (5). Ce dessin se compose d'une circonférence, de chaque côté de laquelle règne une espèce de mur à corniche ; sur chacun de ces pans de mur est tracé un tableau. Je crois, après un examen attentif et consciencieux, pouvoir vous donner une explication à peu près satisfaisante de ce grossier et monstrueux hyéroglyphe. La circonférence, bordée et presque remplie par une multitude de petits ronds de toutes dimensions, me paraît n'être pas autre chose que l'image allégorique des trois cents classes d'éternels rangées hiérarchiquement dans le ciel. Le Père se distingue par ses proportions colossales et par un épais faisceau de rayons, qui s'élance de son centre. Le tableau de gauche est couvert d'un gribouillage sur lequel se détachent deux zig-zags d'un rouge vif. J'ai décidé qu'il fallait voir là l'enfer avec ses ténèbres et ses flammes. Sur le mur de droite, le sujet est plus compliqué. Au bas du tableau figure un fort beau gigot, dans lequel est fichée une fourchette, comme pour indiquer qu'il n'y a plus qu'à le découper. Cette pièce de résistance est flanquée de deux bouteilles que je présume être pleines, de plusieurs verres variés dans leur forme, d'un morceau de pain et d'un cône de sucre. De la corniche, c'est-à-dire du ciel, descend un animal que j'affirme positivement être un lièvre, à moins que ce ne soit un lapin. Sans avoir ma compétence en pareille matière, on peut facilement reconnaître, à la proximité où il se trouve encore d'un énorme soleil, que cet animal tombe tout rôti. Enfin, pour pendant à ce soleil, brille une jolie petite comète dont la queue descend sur l'une des deux bouteilles, comme une délicate allusion à l'âge et à la qualité du vin qu'elle contient. Il n'est personne qui, étant mis au régime d'Ugolin pendant quelques jours, ne comprenne parfaitement alors que ce second tableau représente le paradis.
   
La délicatesse me fait un devoir de vous avouer que ma sagacité iconographique ne mérite pas tout l'honneur de cette découverte. J'ai été singulièrement aidé dans mes conjectures par l'inscription suivante, placée en travers, à l'une des extrémités de la vignette; je traduis : « Choisissez : lequel des deux bouts voulez-vous? »
          

DE LA PARE DE DIEU ;

On peu conté et ettre assuré que les objeé
Si dessue espliquiee ceront en usage cant il ni
Oré que pour ces pauvre petie orfelins et les

INMÉE PUISSANCE ETRANGERE.

ON doiet avoiere une plainne et entiere confience a lamie le ROY Louis 18. Vue estre la plus estimable perssonne de tout la terre et sa luy apartien detre le premiez maître et chefe de tous les chefe et dessuite san ocupé.

AFIN de ce faire inmé des eternele et pour lassurance et mintien de ce bonneure ces que tout perssonne de tout jenre doieve dénoncé et ettre contre linraisonnable qant ile soré du même età.

LE derniere avie est de comencere par la soumicion les marcenaire ont porté des ecrie a leure superieure qui est soumicion et parler les premiez cest avoiere fai leure devoiere et on oré du répondre a leure demande en attandant la dessizion de DIEU puisque la providence a donne labondance pour lannee mervellieuse quil prene des force pour pouvoiere suportere la joiee prparée et si on atan que DIEU les ecssite luy même a cet soumicion japreande je ne suie pas le juge mes je crois bien que la pente de la juste justice de DIEU pourra ettre mes ore le ROY et son inmable famille que les plus riche ne poureé point avoiere plus de vere cent arpans de terre le surplus seré partagé a pure don aux monde sen metiez et sen terin aussi à ceuce qui en on quune petite porcion ; * la terre est a DIEU et ile en est le maître et on oré pas besoin de contras et sa viendret aux même d'un profie générale des grains cherre. Sendout que le ROY dessidré que ses biens donneé pairee plus de contribucions que les autre et sa fairé diminuere les impos et patente de maniere que tous le monde san sentiré.

DIEU est justice pour luy même; les crie glorieux et autre sa nest point luy quil die ni qui mel faire dire; c'est moy qu'il die ; et quiesce qui mel fai dire ; cest la raison ; et que nous devons toute criere aux réjouissence gloiere a DIEU vive le ROY il ete die et le clergé mes ayans vue les ecrie et ne les pas avoiere apuyez cest une preuve quil naime pas estre glorifiez inssi en place criez fore en buvans carionnans chantans les chanssons cantique que javons parmie vous semeé ;

GLOIERE A DIEU ; VIVE LE ROY ; A BAS LE SOUSSI.

DIEU fra que le ROY entandra luy et le MESSI reglerons tout ces afaire ; et ces aussi les moyens de vous preparer a recevoiere DIEU ET LES ENGE.

Ces ceux qui vous prandre les plus de croyence qui sron les moins geneé destre epouventée.

Moyennans laide de DIEU composé par P. J. Bruno Chevalier en ma maison a Limest pres Vernon dept de Leure.

Je garantie ces écrie estre des nouvele du ciele ; inssi donc ajire conme il dise est obeire a DIEU et a la raison ; donc non a moy ; ne rien faire est desobeire a DIEU et vous metre en dengé.

Amies je lonneure de vous salué.

J. B. Chevalier.

O mon très savant, très spirituel, très ironique et très excellent ami, vous qui savez du grec autant qu'homme de France, je vous en supplie, construisez-moi un mot, ce mot dût-il tenir d'ici jusqu'. Pontoise - ce qui lui donnerait un avantage de quinze lieues sur les mots de Petit-Jean ; - dûssiez-vous, pour en bien trier les élémens, dévaster le jardin de Lancelot : de grâce, construisez-moi un mot qui exprime tout ce qu'il y a de saugrenu, d'incongru, de tortu, de pointu, de décousu, d'imprévu, d'ambigu, de superflu, de biscornu, d'hurluberlu, dans les deux pages que vous venez de lire, et je vous promets, quoique je ne sois guère plus avancé qu'Henriette, de vous embrasser pour l'amour du grec à la première occasion.
   
Ce n'était rien que d'avoir griffonné incognito ces incroyables choses ; il fallait encore que le démon de la publicité triomphât jusqu'au bout. Chevalier débarque à Rouen et court, un gros rouleau de manuscrits sous le bras, frapper à toutes les presses. Mais il lui arriva ce qui, de nos jours, n'arrive en France à aucune absurdité, à aucune niaiserie, à aucune sottise, je dirais presque à aucune infamie, Chevalier ne trouva pas d'imprimeur !
   
Jusqu'ici mon fou ne s'était distingué des vôtres que par sa condition exceptionnelle d'écrivain campagnard et la simplicité de ses moeurs villageoises. Vous allez le voir s'élancer d'un bond à leur tête, et conquérir glorieusement la première place qui lui est due.
   
Chevalier n'avait pas trouvé d'imprimeur, et ses oeuvres furent imprimées!!
   
J'en tiens la preuve : c'est une brochure petit in-8° de huit pages, dont la première et les cinq dernières sont imprimées en rouge et les deux autres en noir (6). Ces quatre feuillets offrent un résumé des billevesées religieuses, politiques et sociales de Chevalier, mises à la portée du vulgaire, en trois inintelligibles chansons sur l'air : En avant Fanfan la Tulipe. Je ne puis insister sur l'excentricité de ces couplets ; ils ont subi une censure qui interdit toute critique : la brochure est revêtue d'un visa de l'Être-Suprême ! Je néglige donc le corps de cet opuscule, ni plus, ni moins insignifiant, d'ailleurs, qu'une foule de livres curieux, rares et fort chers, pour ne m'arrêter qu'à la fin.

Voici ce que j'y lis ; écoutez bien et ne manquez pas d'en faire part à votre ami M. Peignot (7)

LIMEST, IMPRIMERIE DE J. BRUNO CHEVALIER.
Ven en gros et en détaille et autre écris rlatife.


Il n'est peut-être aucun de vos fous qui, rebuté par les imprimeurs, ne fût allé se jeter à l'eau, après avoir jeté au feu ses manuscrits. Chevalier, lui, ne se décourage pas pour si peu, et pousse la typomanie jusqu'à ses dernières conséquences. Eclairé par une inspiration subite qui ne descendait certainement pas du ciel, il invente la xilographie, court à Limetz, entre dans son verger, abat un poirier, l'équarrit, le scie, le réduit en planches, s'arme d'un couteau, et le voilà qui sculpte avec ardeur ses extravagances, stéréotype laborieusement ses lubies et fonde une imprimerie particulière que M. Peignot lui-même n'a pas aperçue sous le chaume qui la dérobait à ses recherches.
   
En présence d'une autorité livresque aussi imposante que la vôtre, il ne m'appartient pas, à moi chétif, de hasarder la moindre réflexion sur ce phénomène ; je me contente de le soumettre à la loupe de votre éminent savoir.
   
Parvenu au sommet de la folie de Chevalier, il ne me reste plus qu'à descendre. Ce que j'ai à vous dire encore va paraître aussi pâle que le vers accouplé avec l'incomparable qu'il mourut ! même en adoptant la variante de M. Keratry.

Il faut pourtant que je n'omette rien.

En outre de la brochure ci-dessus mentionnée, il existe, pour spécimen des produits de cette typographie champêtre, une bande de papier longue comme deux fois la main et large de quatre doigts, sur un côté de laquelle sont imprimées quinze lignes, en encre rouge. On y remarque le compliment que Chevalier était dans l'usage d'adresser au Père-Éternel son cher ami, pour lui offrir ses voeux, le premier jour de chaque année.
   
Il paraît que, plus tard, afin qu'aucun genre d'illustration ne manquât aux folies de Chevalier, les imprimeurs s'adoucirent en faveur de celui qui avait été leur confrère. Cela est attesté par une brochure in-8° de huit pages, qui contient une Chanson nouvelle, en dix-sept couplets, sur le chagrin des filles de ce que leurs amans sont sans cheveux ; air de la Catacoua. L'imprimeur, qui garde l'anonyme, a dénaturé , en les rectifiant, le style et l’orthographe de Chevalier; de sorte que cette chanson, privée de tout le pittoresque de sa rusticité native, est devenue raide, gauche et guindée, comme une paysanne habillée en dame. Je me ferais cependant un plaisir de vous en citer quelques couplets ; mais elle est semée très dru de gravelures dont pourraient s'effaroucher nos lecteurs, plus délicats que le Père-Eternel de Chevalier, qui loin d'en être le moindrement scandalisé, n'a pas trouvé mauvais qu'elles fussent publiées sous son patronage.

Un inventaire exact des lambeaux que nous avons pu recueillir de l'héritage biblio-typographique de notre fou, était tout ce que je devais et tout ce que je pouvais faire. Le voilà : je vous le livre. Nous serions bien trompés si ces travaux d'un paysan n'acquéraient pas un grand prix, lorsque vous leur aurez donné le piquant et le relief qui leur manquent ici, et qu'ils s'offriront aux amateurs, rehaussés de toute la puissance de votre suffrage, de toute la célébrité de votre nom.

Quant à moi, maintenant que j'ai fini ma tâche, je sens le besoin de régler avec vous le compte de ma conscience.

Sachez que je suis dans la position de ces poltrons qui, en nombreuse société, affectent une incrédulité railleuse, et se moquent des revenans dont la seule pensée leur cause des horripilations et des défaillances aussitôt qu'ils sont seuls. Me voilà donc seul, en face de mon ombre, et je suis effrayé de ce que j'ai écrit. Mes plaisanteries sur ce malheureux fou m'épouvantent comme autant de sacrilèges, et pèsent sur mon coeur comme un remords. Recevez l'aveu entier de ma faiblesse : j'éprouve pour les fous un sentiment indéfinissable. Ce n'est pas seulement une pitié sympathique accordée à ce malheur qui peut venir demain frapper ma tête ; ces hommes encore vivans, et à qui Dieu semble avoir déjà retiré leur ame, m'inspirent une crainte superstitieuse, un respect religieux dont je suis loin de chercher à m'affranchir. J'aime, au contraire, à m'humilier devant ces mystères ; je trouve un charme dans ces profondes incertitudes. Bien inférieur à ces esprits logiques et vigoureux qui rejettent au néant tout ce qui est doute, et s'ingénient à pénétrer au fond de toute chose, moi, je craindrais d'apprendre ce qu'il faut préférer des infirmités de la folie, ou des misères de notre raison.

Vous allez trouver peut-être que j'enrichis votre curieuse collection de deux sujets, tandis que mon intention était de ne vous en envoyer qu'un seul ; et je serais le dernier à oser prétendre que vous ayez tout-à-fait tort. Mais j'ai compté en vous écrivant sur l'exécution loyale des engagemens que vous avez pris. Je me réfugie derrière ma contemporanéité, je m'en fais un rempart ; et là, sous la sauve-garde de ma santé florissante, je vous dis tout ce qui me passe par la tête et je suis parfaitement tranquille.

Tout à vous de coeur,

Ch. RICHARD (Rouen).

NOTES :
(1) Voir les deux feuilletons publiés dans le Temps, par M. Ch. Nodier.  
(2) M. Charles Nodier, de qui la bonté facile et l'extrême obligeance sont aussi connues que sa profonde érudition et son délicieux talent, avait écrit une lettre de recommandation pour quelqu'un qui postulait un emploi à l'opéra. Le secrétaire chargé d'y répondre confondit le signataire avec le porteur, et bientôt le savant philologue reçut un billet par lequel on lui faisait savoir que : le personnel de l'opéra étant au grand complet, M. Charles Nodier ne pouvait pas être admis à danser dans le corps de ballet.
(3) Les Shakers forment aux États-Unis une association d'individus des deux sexes. Cette secte adore Dieu au moyen de danses convulsives, proscrit le mariage et ne se recrute que par le prosélytisme.
(4) Je n'ai pu trouver nulle part l'orthographe ni l'étymologie de ce mot qui signifie Colin-Maillard ; je l'ai écrit comme Chevalier.
(5) Voir le fac-simile, n° 1.
(6) Voir le fac-simile, n° 2.
(7) Auteur des Recherches sur les imprimeries particulières.


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