Comment les bibliothèques rurales devront-elles être composées ? Comment seront-elles administrées pour être utiles et pour concourir à l'instruction des habitants de la campagne et à leur progré moral et matériel ? Ne deviendra-t-il pas nécessaire que l'instituteur communal, conservateur naturel de la bibliothèque dans bien des cas, préside à des lectures publiques du soir, dans certains jours ? Quels résultats pourrait-on obtenir de ces lectures dans les communes populeuses, dans les bourgs et surtout dans les chefs-lieux de canton ? Comment doivent-elles être composées pour être utiles ?

par Jules MORIERE.


Texte établi sur un exemplaire (BmLx : br norm 850) de l'Annuaire des cinq départements de l'ancienne Normandie, année 1862 (p.288 à 298), publié par l'Association normande à Caen.
Numérisation et relecture par M. Bougard (25.04.03)



19è. QUESTION - Comment les bibliothèques rurales devront-elles être composées? Comment seront-elles administrées pour être utiles et pour concourir à l'instruction des habitants de la campagne et à leur progrès moral et matériel ?

M. Joigneaux ne croit pas à l'utilité des bibliothèques rurales : elles ne seront pas fréquentées ; il vaut mieux, selon lui, distribuer des livres que de former des bibliothèques.

Plusieurs membres font observer que, dans diverses communes où existent des bibliothèques rurales ouvertes le soir et le dimanche, ces bibliothèques sont fréquentées par un grand nombre de personnes et surtout d'ouvriers qui oublient ainsi le chemin du cabaret.

M. de Caumont croit à l'utilité des bibliothèques rurales comme moyen de moralisation et d'instruction ; mais il pense, en même temps, qu'il faudra restreindre la bibliothèque rurale à un petit nombre de volumes, 30 à 40 au plus, et y comprendre à la fois des livres de morale, de petits traités d'agriculture et des manuels se rapportant aux principales industries de chaque localité.

M. Joigneaux voudrait que l'on arrêtât le sujet des ouvrages destinés à former la bibliothèque rurale, et que ces sujets fussent mis au concours entre les diverses Sociétés savantes de France. Plusieurs membres désireraient qu'avant de s'occuper des bibliothèques rurales, on commençât par organiser les bibliothèques cantonales. MM. Mazier et de La Sicotière émettent le voeu que l'on établisse d'abord des bibliothèques dans les centres qui, comme la ville de L'Aigle, réunissent des agglomérations d'ouvriers ; les bibliothèques cantonales, ajoute avec raison M. le Maire de L'Aigle, rapporteront beaucoup à l'intelligence et par suite à la société tout entière.

M. Pelletier pense qu'on ne pourra retirer d'une bibliothèque tous les bons effets qu'on est en droit d'en attendre qu'à la condition de prêter les livres et de les laisser emporter à domicile.

M. Joigneaux fait observer que l'établissement de bibliothèques communales n'empêcherait pas les distributions de livres dans les concours agricoles et industriels, et qu'on atteindrait plus promptement le but en réunissant ces deux moyens d'action sur les ouvriers.

M. de Caumont engage les inspecteurs de l'Association, pour l'arrondissement de Mortagne, à lui désigner quatre à cinq centres où les bibliothèques rurales sont appelées à rendre le plus de services. Ce choix est renvoyé à l'examen de la Commission des fermes.

20è. QUESTION. - Ne deviendra-t-il pas nécessaire que l'instituteur communal, conservateur naturel de la bibliothèque dans bien des cas, préside à des lectures publiques du soir, dans certains jours ?
21è. QUESTION. - Quels résultats pourrait-on obtenir de ces lectures dans les communes populeuses, dans les bourgs et surtout dans les chefs-lieux de canton ?

M. Catherine, instituteur communal, à Gonneville-sur-Honfleur, membre de l'Association normande, avait envoyé, sur ces questions et sur celles relatives à l'enseignement primaire agricole, un mémoire dont quelques passages sont communiqués.

NOTE DE M. CATHERINE

« Dans un mémoire que j'ai adressé, au mois de février dernier, à M. Rouland, ministre de l'instruction publique , après avoir parlé des avantages de l'enseignement obligatoire dans les écoles primaires , je disais :

« L'instituteur peut alors donner un dernier cachet à son enseignement et le développer, même en vue de la position sociale que l'enfant doit occuper plus tard. S'il doit être cultivateur, lui donner des notions d'agriculture ; s'il doit être menuisier, charpentier, maçon, lui enseigner le dessin, le toisé, à dresser un plan et à faire une facture et un devis, etc. Si c'est une petite fille, lui apprendre la couture, le tricot, et surtout ces notions d'économie rurale et domestique, si utiles plus tard à une bonne ménagère.

« Voilà de l'enseignement utile à la campagne, mais enseignement qu'avec toute la bonne volonté possible, l'instituteur ne peut donner avec le système actuel, parce qu'avant d'apprendre ces choses il faut au moins savoir lire, écrire et calculer. Et comment apprendre à lire et à écrire à des enfants qui manquent si souvent à l'école ?

« Là est toute ma pensée. Il faudrait, pour que l'enseignement professionnel eût un caractère d'actualité et d'intérêt réel, que, par l'assiduité, on pût diriger chaque élève, suivant ses facultés et ses vues particulières, vers une profession. On en fera ainsi un homme spécial, adroit et utile à la société.

« Au moment où le Gouvernement, justement impressionné de la part réservée à l'Instruction par la loi de 1850, s'occupe de réformer cette loi, je n'ai pas à discuter avec MM. les membres de l'Association normande les côtés faibles, les inconvénients, ni même les avantages de cette loi : je tiens seulement à exprimer mes idées touchant les questions posées au programme par le Comité d'administration et par le savant éminent qui le dirige.

« Je ne suis pas un homme exclusif, et, comme tel, il me serait pénible de forcer des enfants à tourner leurs regards vers l'agriculture lorsque leur jeune imagination a rêvé une autre profession, un autre avenir. A eux la liberté de choisir, mais à l'instituteur celle de diriger leur jeune volonté, même au-delà du terme assigné à l'instruction, s'il est possible.

« Qui a produit tant de désertions dans les campagnes, depuis trente années ? Les facilités de communication d'abord, et ensuite le peu de soin qu'on a pris de guider ses habitants vers une profession qui leur convienne et de la leur faire aimer. Sans profession fixe, sans amour de cette profession, et, par conséquent, sans attachement au sol, leurs regards se sont tournés où le souffle du vent les a poussés. Tous eussent fait comme eux, et il n'y a pas à leur en vouloir.

« Attacher l'homme à la campagne, lui faire oublier la fiévreuse existence des villes ; lui faire perdre le souvenir du lucre qui l'y attire si souvent et qui le mène, pas à pas, de l'amour du gain à l'ivrognerie et à la paresse : tel doit être le but de tout instituteur sensé et de toute Société philanthropique.

« Mais, pour arriver à ce but, prenons le chemin qui y mène sûrement, et ne nous laissons pas égarer dans le labyrinthe d'une position inextricable. On a mis jusqu'ici le remède à côté du mal. On a laissé les parents maîtres absolus de l'instruction de leurs enfants ; puis on a rendu responsable le maître qui instruit, qui voit où est le mal, et qui a les bras liés, les désertions des écoles primaires étant si fréquentes que, règle moyenne, de 5 à 13 ans, l'enfant passe 3 ou 4 ans au plus à l'école et le reste chez lui.

« Le seul remède est, qu'on en soit bien convaincu, de rendre l'enseignement primaire obligatoire et professionnel.

« Voilà comment je comprends l'utilité de l'enseignement, et son heureuse application aux usages de la vie. Hélas! qu'il y a loin de tout cela à ce qui se pratique actuellement ! La banalité de l'enseignement primaire est depuis long-temps passée à l'état de routine ; et il serait temps qu'on sortît de cette ornière. Le zèle des maîtres ne se refroidit pas pourtant ; mais que peut faire le maître le plus intelligent et le plus capable contre le défaut d'assiduité?

« Je n'ai pas parlé des petites filles ; mais l'on comprendra aisément mon plan et mon but. Il faut que toutes aient des notions d'économie domestique ; et je ne connais pas d'ouvrage mieux approprié à ces connaissances que le petit Manuel de M. T. Chevalier, intitulé : Simples instructions pour les jeunes filles de la campagne. C'est un charmant petit livre, qui est destiné à devenir le vade-mecum des jeunes filles, dans les écoles primaires. Je fais des voeux pour sa propagation.

« Le reste maintenant m'est facile à dire : la couture, le tricot et en général tous les petits travaux nécessaires à une femme, doivent être enseignés. On peut, d'ailleurs, embrasser avec plus de généralité les connaissances qui leur sont utiles ; car elles n'ont rien d'exclusif comme les connaissances professionnelles des garçons.

« Les professions sont si multipliées pour ceux-ci, que nous désirerions que de petits manuels, renfermant les connaissances nécessaires à chaque état, leur fussent remis. Dans ces petits livres élémentaires, chacun pourrait trouver ce qui peut l'intéresser et lui être utile. Mais ces livres n'existent pas pour toutes les professions. Espérons que quelque plume intelligente comblera cette lacune !

BIBLIOTHEQUES RURALES.

« Il existe un homme, dans chaque commune, dont je veux faire les louanges et l'on comprendra facilement pourquoi. Cet homme, qui est le représentant de l'autorité académique, doit être le gardien naturel et le conservateur de la bibliothèque communale. Cela lui revient de droit ; et, quand cette chose ne lui serait pas naturellement dévolue, il la prendrait par dévouement. Je veux parler de l'instituteur.

« Mais comment l'instituteur s'y prendra-t-il?

« Il commencera par faire une souscription ; il tâchera d'intéresser à son projet, non-seulement les habitants de sa commune, mais même les propriétaires fonciers absents. La commune, de son côté, ne pourra manquer de venir en aide à cette utile entreprise, par une petite somme portée chaque année à son budget. On emploiera le montant des souscriptions en achat de livres ; et ce sera un petit noyau, qui, grossissant avec le temps, pourra devenir important avec une bonne direction. Les meilleures choses ont toutes ainsi commencé.

« Si tout cela ne suffit pas, voici un autre moyen, et ce moyen vaut peut-être mieux encore ; nous l'indiquons à l'Autorité supérieure :

« Nommez une Commission administrative de la bibliothèque, sous la présidence du maire ; appelez, comme membres de la Commission, les plus gros propriétaires ou des personnes bienfaisantes de la localité : de cette manière, vous obtiendrez beaucoup.

Comment les bibliothèques doivent-elles elles composées pour être utiles ?

« Il ne faut pas s'illusionner : le paysan français n'aime pas à lire, quoique curieux au dernier point ; s'il est même un peu instruit, il ne lit pas. Il n'y a pas bien des années encore que celui qui avait des livres passait, dans certains cantons arriérés, pour dangereux.

« Si j'avais un conseil à donner pour les bibliothèques communales, je dirais : Ne soyez pas exclusifs ; ayez un peu de tout. N'envisagez pas une seule chose à la fois, mais dix, s'il le faut. Les ouvrages les plus futiles, quand ils n'auraient pour effet que d'éloigner de la débauche et de l'ivrognerie, sont déjà une grande chose. Et puis, ce qui plaît à l'un déplaît à l'autre. Il ne faut pas s'en étonner : si les hommes pensaient également, ils ne pourraient s'entre souffrir. Puis, une chose futile prédispose à une chose plus sérieuse.

« Pour devenir un bon directeur de bibliothèque, il faut un tact tout particulier. Il faut entretenir ses lecteurs, les intéresser, les exciter même à la lecture, sans toutefois leur donner de conseils. L'aménité des manières fait alors beaucoup plus que les meilleurs raisonnements débités avec froideur.

« Les ouvrages utiles, c'est-à-dire les ouvrages d'agriculture ou des manuels pour les diverses professions, doivent marcher en première ligne, et être acquis en plus grand nombre. Quant aux autres livres, comme il y a des ouvrages moraux dans tous les genres de littérature, on doit en prendre partout.

« Je trouve qu'il serait bon, utile et nécessaire même que l'instituteur fît des lectures le soir, dans certains jours, pour l'avancement intellectuel et moral des habitants des campagnes ; mais la chose ne laisse pas d'être assez difficile et voici pourquoi :

« Il faut avoir beaucoup de talent, infiniment de talent et surtout avoir la parole en main, pour qu'on puisse intéresser et que la chose ne tourne pas à la monotonie. Si elle devient monotone, elle sera ennuyeuse ; si l'on cède à l'ennui, que l'on bâille, le dernier tiraillement sera le coup de grâce de ces lectures : elles tomberont.

« Maintenant sont-elles toujours possibles ces lectures ? Dans un très-grand nombre de cas, la question doit se résoudre par la négative.

« Dans les communes populeuses et dont la population est agglomérée, oui ; car elles sont destinées, outre leur utilité, à rompre la longueur souvent ennuyeuse des soirées d'hiver, en procurant une distraction agréable. Mais, dans les petites communes, où la population est éparse, lorsque les temps sont mauvais (car on ne le peut faire qu'après les travaux du jour), quelles personnes voudront s'astreindre à faire deux kilomètres chaque jour, et de nuit, pour entendre une lecture? On le comprendra aisément, la chose est impossible.

« Qu'on me permette maintenant quelques réflexions. Les bienfaits de la lecture sont de trois sortes, outre l'agréable distraction qu'elle produit : les bienfaits matériels, intellectuels et moraux.

« Les bienfaits matériels ne peuvent résulter que d'applications matérielles. Les livres d'agriculture, par exemple, peuvent produire ces bienfaits. Qu'un cultivateur intelligent les applique : s'il réussit, toute la commune qu'il habite les appliquera. C'est pour cette raison que les Sociétés d'agriculture devraient an moins avoir un membre actif dans chaque commune. Avec lui, elles propageraient les bonnes méthodes.

« Les bienfaits matériels par l'application se généralisent, mais les bienfaits intellectuels et moraux, au contraire, se localisent. Ils restent à l'individu au lieu de profiter à tous. Voila pourquoi les lectures seraient profitables pour ceux qui ne savent pas lire.

« Mais, dans toutes les hypothèses où l'on se place, il demeure évident que ces lectures ne pourront jamais obtenir le même résultat que si elles étaient prises individuellement ; ou il faut que celui qui est chargé de ces lectures, y supplée souvent par des explications, afin de faire profiter la masse de ses auditeurs. Mais, pour cela, il faut avoir le talent d'improvisation, la lucidité de son sujet, en avoir fait des études approfondies et avoir l'élocution facile, si l'on veut rompre la monotonie et intéresser. Sans intérêt, pas d'auditeurs.

« On a réclamé, et avec raison, dans ces dernières années, contre l'usage immodéré des boissons alcooliques, et on en a cherché les causes. On a sévi contre les débitants de ces boissons, on a fait des règlements de police sur les cafés ; puis, voyant que ces lois et règlements ne servaient à rien, que le mal allait empirant, on a proposé de mettre en prison ceux qu'on rencontrerait en état d'ivresse sur la voie publique (1).

« Si un observateur attentif eût étudié les causes de cette immoralité, il ne serait que médiocrement surpris lorsque nous en accuserions le système d'enseignement actuel qui laisse l'enfant trop libre et trop abandonné à la coupable insouciance des parents, qui ont eux-mêmes souvent contracté ces mauvaises habitudes, par suite de l'abandon où ils ont été laissés dans leur enfance.

« Législateurs, Députés, Membres des Conseils généraux , Administrateurs des départements, ce n'est pas en faisant arrêter les ivrognes que vous en diminuerez le nombre ; car autant vaudrait mettre votre cheval en prison, s'il était trouvé égaré sur la voie publique.

« C'est un mal moral, il tombera par un remède moral. Une bonne direction d'enseignement et un guide sage pour l'enfant, au sortir des écoles primaires, sont les seuls remèdes à ce penchant vicieux."

L'Assemblée est unanime pour penser que le meilleur conservateur de la bibliothèque est l'instituteur : elle est également d'avis qu'il serait désirable que l'instituteur présidât des lectures du soir, surtout le dimanche. Ces lectures offriraient le grand avantage d'empêcher beaucoup de personnes d'aller perdre leur temps et leur santé dans les cabarets, de fortifier leur instruction, de faire des ouvriers plus habiles pour les diverses industries, et de rattacher à l'agriculture, en la leur faisant aimer, un grand nombre de personnes qui abandonnent aujourd'hui le foyer de la famille, où elles auraient rencontré une vie calme et heureuse, pour aller se jeter dans les grandes villes où elle rencontrent trop souvent d'amères déceptions.

A 11 heures et demie la séance est levée.
Le Secrétaire-général, J. MORIERE.


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Note :

(1) " Des préfets et des maires ont pris des arrêtés à cet effet. Nous citerons le préfet du Nord et le maire d'Amiens."

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