REGNARD, Jean-François (1655-1709) : Voyage de Normandie : Lettre à Artémise (1689).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (07.VIII.2000)
Texte relu par : Y. Bataille
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées
Texte établi sur un exemplaire du tome premier de l'édition des Oeuvres complètes de Regnard publiées à Paris par la librairie Adolphe Delahays en 1854 (Bm Lx : R 12931).
 
VOYAGE DE NORMANDIE

LETTRE A ARTÉMISE

par
Jean-François Regnard

~~~~

 

Vous m'aviez ordonné, mademoiselle, en vous quittant, de vous faire un récit exact du voyage de Normandie, duquel vous ne pouviez être. Je satisfais à vos ordres si fidèlement, que je suis sûr qu'en le lisant vous croirez l'avoir fait, sans être sortie de Paris.

Les desseins médités longtemps avant l'exécution sont d'ordinaire sans effet ; c'est ce qui a fait que proposer et assurer ce voyage a presque été pour nous la même chose. Nous partîmes un lundi, 26 septembre 1689. Admirez notre bonheur. Il y avait trois mois qu'il n'était tombé une goutte d'eau, le ciel en versa ce jour-là suffisamment pour toute une année ; mais, pour nous consoler, nous séchâmes ces humides influences par un fonds de bonne humeur qui ne nous a jamais abandonnés. Vous le verrez par le couplet suivant et par les autres, sur l'air du branle de Metz.

               Pour quinze jours de campagne,
               Enfin nous voilà partis
               De la ville de Paris.
               Le bon Dieu nous accompagne !
               Surtout bon gîte, bon lit,
               Avec du vin de Champagne ;
               Surtout bon gîte, bon lit,
               Belle hôtesse, bon appétit.

Pour l'appétit, il faut dire la vérité, il nous manquait pendant cinq ou six heures de la nuit ; mais il faut bien prendre son mal en patience, on ne peut pas manger et dormir tout à la fois : tant que nos yeux étaient ouverts, nos dents faisaient également leur fonction, et c'était un charme d'entendre crier miséricorde à toutes les basses-cours où nous arrivions.

               A Triel, si j'ai mémoire,
               Autour d'un gigot assis,
               Comme moines bien appris,
               Las de manger, non de boire,
               Nous ne fîmes rien tous dix,
               En sortant du réfectoire,
               Nous ne fîmes rien tous dix
               Qu'un saut de la table au lit.

Les dames furent presque aussitôt levées que couchées. Vous vous imaginez peut-être que cette diligence à quitter le chevet fut une ardeur de novice, qui ne dura que peu de temps : vous vous trompez, et elles ont toujours été les premières en carrosse et à la table. Vous jugez bien que, comme on se levait matin, l'appétit se levait de même, et saluait toujours l'aurore par deux ou trois petits repas anticipés ; car il est à remarquer que nous faisions autant de provisions dans notre carrosse pour faire quatre lieues que d'autres auraient fait en s'embarquant pour les Indes. Aussi aurait-il été difficile de ne nous pas trouver consommant nos provisions. Nous fîmes tant ce jour-là par nos déjeunés qu'enfin

               A Mantes fut la dînée,
               Où croît cet excellent vin.
               Que sur le clos célestin
               Tombe à jamais la rosée !
               Puissions-nous dans cinquante ans
               Boire pareille vinée !
               Puissions-nous dans cinquante ans
               Tous ensemble en faire autant !

Avant de quitter ce pays, vous voulez bien que je vous fasse part du déplorable état où sont ces pauvres Célestins : ils font voeu présentement de boire le vin qui croît dans leur clos ; je n'en sais pas la raison : mais enfin, par obéissance et par mortification, ils avalent ce calice du mieux qu'ils peuvent ; Dieu leur donne la patience nécessaire pour supporter de pareilles adversités !

Si j'étais bien sûr de votre discrétion, mademoiselle, je vous dirais des choses que vous n'avez pas encore entendues ; mais les filles sont comme les femmes, elles ne vont jamais sans leurs langues ; et je me suis étonné cent fois comment de si grandes langues pouvaient tenir dans de si petites bouches : c'est pourquoi,

               De Vernon je me veux taire
               Pour le mauvais vin qu'on but ;
               Chacun s'y coucha, mais chut ;
               Car j'aime en tout le mystère.
               Je sais trop comme tout va,
               Le monde est fait de manière ;
               Je sais trop comme tout va,
               L'envie jamais ne mourra.

Vous qui vous escrimez de la rime, vous allez dire qu'il y un e de trop à ce dernier vers : je le sais aussi bien que vous ; mais si on ne me donne cette licence et de pareilles, je quitte dès à présent le métier de poète de la troupe, que je fais à mon grand regret, et aux dépens de mes ongles, qui sont déjà assez courts. Je ne suis que trop rebuté de la profession ; et, sans les petits profits que nous autres rimailleurs attrapons auprès des filles, qui aiment ce genre d'écrire, il y aurait longtemps que j'aurais vendu ma charge à bon marché. Mais, puisque nous voilà sur le chapitre des filles, vous saurez que nous en trouvâmes une charmante proche la chartreuse de Gaillon. Vous me direz que ce n'est pas là un meuble de chartreuse ; mais ces jolis animaux-là se trouvent partout.

               Au Pont-de-l'Arche et au Roule
               Le ciel exauça nos voeux,
               Et fit paraître à nos yeux
               Jeune hôtesse faite au moule :
               Elle portait devant soi
               Deux petits monts faits en boule ;
               Elle portait devant soi
               Un morceau digne d'un roi.

La Normandie, comme vous savez, est une terre fertile en pommes. Le voisinage de la mer leur donne un orgueil et une dureté qu'elles n'ont point ailleurs. Nos dames de Paris voudraient bien que leur terrain fût aussi bon ; mais on ne peut pas tout avoir : à cela près, les femmes de Rouen sont, à ce que je crois, faites comme à Paris ; ce qui nous fit dire

               A Rouen laides et belles,
               Comme partout, l'on trouva,
               Les filles de l'opéra
               Sont, comme à Paris, cruelles.
               Enfin, rien n'est différent,
               Dans les jeux, dans les ruelles ;
               Enfin, rien n'est différent,
               Hors qu'on parle mieux normand.

Il faut dire la vérité, cette langue-là est en grande vénération dans ce pays-ci ; les habitans reçoivent tous en naissant des talents merveilleux pour l'apprendre : à quatre ans les enfants y parlent déjà normand comme de petits anges ; on dirait qu'ils n'auraient fait autre chose toute leur vie. Les merles même et les perroquets n'y parlent point autrement. On m'a dit que cette langue-là était merveilleuse pour plaider ; c'est ce qui fait qu'il n'y a guère de Normand qui n'ait vaillant sur pied plus de vingt procès, sans les espérances de ceux qu'il a déjà perdus.

Nous trouvâmes ici notre bon ami Fatouville. Vous ne sauriez croire les instances qu'il nous fit pour nous mener à sa terre de la Bataille, et le plaisir que sa conversation donna aux dames : elles voulurent à toute force qu'il en fût fait mention par les vers suivantes :

               Le seigneur de la Bataille,
               Qui charme dès qu'on l'entend,
               Malgré nous, malgré nos dents,
               Voulut nous faire ripaille ;
               Mais le diable s'en mêla,
               On fit grâce à sa volaille ;
               Mais le diable s'en mêla,
               A Caudebec on alla.

Vous croyez qu'en ce lieu-là on se couche pour dormir, comme à Paris : vous vous trompez ; toute la nuit l'hôtellerie fut en rumeur pour fournir aux dames des rôties au vin. On en fait prendre aux perroquets qui ont perdu la parole ; mais d'en donner à des dames usantes et jouissantes de leurs langues, c'est avoir envie de se lever comme on se couche : aussi cela ne manqua pas d'arriver.

               A cette maigre couchée
               On oublia de dormir :
               Que sert de s'en souvenir,
               Quand une femme éveillée,
               Pour aiguiser son caquet,
               Tout le long de la nuitée,
               Pour aiguiser son caquet,
               Mange soupe à perroquet ?

Il ne fallait pas se lever de si bon matin pour aller dans la plus maudite hôtellerie qui soit, je crois, de Paris au Japon, et pour avaler un brouillard épais, que le soleil ne put percer que sur les deux heures. Un autre plus galant vous dirait que les yeux des dames, plus puissants que cet astre, dissipèrent d'abord cette noire vapeur ; mais pour moi, qui suis plus sincère, je vous dirai franchement que les brouillards d'octobre sont fort difficiles à gouverner proche la mer, et de plus, que nos dames dormirent dans le carrosse cahin, caha, toute la matinée, et n'ouvrirent les yeux qu'à la Botte. A propos de Botte, vous voulez bien que je vous donne un petit avis :

               Passant, fuyez de la Botte
               Le séjour trop ennuyeux ;
               Il est vrai que dans ces lieux
               La maîtresse n'est pas sotte ;
               Mais sans pain, sans vin, sans feu,
               Dans un pays plein de crotte,
               Mais sans pain, sans vin, sans feu,
               L'amour n'a pas trop beau jeu.

Nous trouvions assez plaisant d'aller, comme bonnes personnes, toujours devant nous ; et je crois que nous aurions été dix lieues par-delà le bout du monde, sans le malheur que vous allez apprendre.

               Après six jours de voyage
               Où tout allait à gogo,
               Nous allions jusqu'à Congo,
               Valets, chevaux et bagage ;
               Mais au Havre on s'arrêta,
               Malgré ce vaste courage ;
               Mais au Havre on s'arrêta,
               Car la terre nous manqua,

Voilà une plaisante excuse ! m'allez-vous dire. Quand on a bien envie d'aller, au défaut de la terre, on prend la mer. Nous n'y manquâmes pas aussi ; et les dames, dès le lendemain,

               D'une valeur plus qu'humaine
               Affrontèrent l'Océan.
               Mon Dieu ! que le monde est grand
               Sur cette liquide plaine,
               Où l'on touche en un moment,
               Sur une vague incertaine,
               Où l'on touche en un moment,
               L'enfer et le firmament !

N'aurait-ce pas été un coup de bonne fortune pour les maris, si quelque honnête homme de corsaire eût mis la main sur la chaloupe ? J'en connais quelques-uns qui n'auraient point regretté d'avoir donné de l'argent à leurs femmes pour aller voir la mer, si pareil cas leur arrivait. Pour moi, qui ai déjà tâté de ces messieurs les Turcs, gens fort incivils, j'en voulus courir le risque sur le rivage ; et, considérant ces gros vaisseaux, et faisant réflexion qu'il n'y avait qu'une planche épaisse de deux doigts qui séparait de la mort ceux qui étaient dedans, je me mis à chanter :

               Qu'un autre avec des boussoles,
               Sur ces grands palais flottants,
               Bravant Neptune et les vents,
               Cherche l'or sous les deux poles ;
               Mais pour moi je ne veux pas
               Servir de pâture aux soles ;
               Mais pour moi je ne veux pas
               Leur faire un si bon repas.

Je vous avoue que je ne me consolerais jamais, si je me voyais ainsi pour mon plaisir ; et j'aurais été encore plus fâché ce jour-là, car M. de Louvigni, intendant de la marine, nous envoya le soir six bouteilles d'un vin de Canarie si exquis, que, quand il l'aurait fait lui-même, je doute qu'il l'eût fait meilleur.

               Sus, ma muse, je te prie,
               Brûlons quatre grains d'encens
               A cet illustre intendant,
               Pour son vin de Canarie.
               Avec ce nectar, je croi
               La province bien munie ;
               Avec ce nectar, je croi
               Qu'on sert dignement son roi.

Vous voyez qu'il fait bon nous faire du bien : pour cinq ou six bouteilles de vin, voilà un homme immortalisé. Après tout, je ne sais si les six meilleurs vers du monde valent seulement une pinte d'une pareille liqueur. Quoi qu'il en soit, il s'en contenta, et nous eussions bien souhaité que tous les hôtes de la route eussent été aussi raisonnables.

Le lendemain le gouverneur, pour nous recevoir, fit mettre la citadelle en armes. Nous visitâmes l'arsenal, ce terrible palais de Mars. Mon Dieu ! que d'instruments pour abréger nos pauvres jours ! Ce qui nous fit dire à tous :

               Il faudrait être bien ivre,
               D'aimer ces lieux de fracas,
               Où, pour cent mille trépas,
               On fond le fer et le cuivre.
               Que de moyens pour mourir,
               Lorsqu'il n'en est qu'un pour vivre !
               Que de moyens pour mourir !
               Je ne le saurais souffrir.

Voilà des sentiments bien héroïques ! me direz-vous. D'accord ; mais si vous saviez comme moi, mademoiselle, ce qu'il en coûte pour mettre un enfant au monde, vous auriez, plus que personne, horreur de ces lieux de destruction ; et en vérité, si vous étiez une personne bien raisonnable, vous vous marieriez au plus vite, afin de travailler comme il faut à la réparation du genre humain, lequel, pendant que toute l'Europe est en guerre, court le grand chemin de sa ruine totale. C'est à vous d'y penser, et de faire réflexion que vous passeriez mal votre temps, s'il n'y avait plus d'hommes au monde.

Vous croyez peut-être, mademoiselle, que parce que l'on vous a menée en vers au Havre, on vous ramènera par la même voiture ; c'est ce qui vous trompe : Pégase n'a pas accoutumé de faire avec moi de si longues traites. Je vous dirai donc en prose que nous revînmes à Rouen en très-peu de temps, ayant toujours vent derrière : cela n'est pas trop nécessaire en carrosse ; mais c'est pour vous dire que tout conspirait à seconder l'envie que j'ai d'être auprès de la plus aimable personne du monde.


retour
table des auteurs et des anonymes