VALLES, Jules (1832-1885) : Mazas, (La Rue, 15 juin 1867).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (24.04.1998)
Texte relu par : A. Guézou
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texte établi d'après l'édition de 1879 sur un exemplaire de l'édition en fac-simile des éditions du Lérot (Tusson, 1987).

Mazas
par
Jules Vallès

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Nous parlerons de la prison et point du prisonnier, non d'un coupable, mais d'un supplice.

Je connais Mazas.

Il y a de cela pas mal d'années, nous fûmes, quelques amis et moi, arrêtés. Ce n'était la faute de personne. Un pauvre garçon nous avait dénoncés comme complices de je ne sais quelle conspiration, et l'on nous conduisit en prison. Renseignements pris, le juge d'instruction reconnut que notre accusateur n'était qu'un fou. Depuis le collège où nous avions été ses camarades et où nous nous mettions quelquefois à dix pour le maintenir dans ses accès, il était en proie à des attaques d'épilepsie et de délire ; lui-même avoua sa folie : on nous relâcha. Mais nous avions passé là quelques semaines, et entendant parler ces jours-ci prison et prisonnier, il m'est revenu à la mémoire quelques-unes des sensations que j'éprouvai dans la cellule et entre les murs des promenoirs...

Les journées paraissaient longues !

A six heures, le matin, la cloche sonnait et nous réveillait en plein songe ! On rêvait toujours qu'on était mis en liberté et l'on se retrouvait entre les quatre murs blancs de plâtre !

Il ne fallait pas perdre de temps à se lamenter, il y avait le hamac à dépendre, le lit à faire.

Diable de lit ! Je ne savais pas m'y retrouver ; je ne pliais jamais les draps comme Salomon (le gardien de la troisième) voulait qu'ils fussent pliés, et je ne roulais jamais le hamac assez serré ; je m'attirais, pour mon ménage, les reproches les plus humiliants et parfois les bourrades les plus rudes.

Je ne me tirais à peu près bien que de mon balayage.

C'était encore le moment le plus agréable de la journée. On entendait le pas des auxiliaires, les cris des gardiens et les clic-clac des clés fermant et ouvrant les guichets. Tout fait événement dans ce silence. Quand on approchait de ma cellule, j'étais ému comme quand on attend une visite, et je me précipitais vers le génieux-crachoir que la main du gardien déposait sur ma tablette, comme on se jette dans les bras d'un ami.

Il y avait dans ce génieux-crachoir, espèce de petit cruchon en terre brune, du vin, et, par-dessus, une petite tranche de pain blanc : les politiques ont droit au pain et au vin.

Je buvais le vin avec délices ; j'y trempottais mon pain ; je faisais des mouillettes. Le temps se passait : je m'essuyais les lèvres, je secouais les miettes et je donnais un coup de balai.

Puis je débouchais le Bully et me jetais dans les pommades. Je n'ai jamais été si bien peigné ni si correctement cravaté qu'alors. Je cherchais la difficulté, toujours mécontent de ma raie, jamais satisfait de mon col. Il fallait aller jusqu'à neuf heures.

A ce moment-là, si je me souviens bien, on avait un but : poser sa gamelle sur le guichet et attendre qu'elle revint pleine de soupe.

Dès qu'elle avait reparu, on déjeunait : après le déjeuner, on avait à attendre jusqu'à trois heures pour avoir une émotion nouvelle, quoique déjà connue, celle de la gamelle replacée sur la tablette et repassée par le guichet.

Que faire ?

Lire ? - Mais c'est bon quinze jours, trois semaines, un mois, et l'on s'en lasse ! On ne peut pas même écrire.

Citez-moi un détenu cellulaire qui ait accouché dans sa cellule d'une oeuvre. On ne sait plus parler de la nature ou de l'homme dès qu'on est loin de l'une et de l'autre.

La pensée travaille encore, mais n'est plus féconde. On devient mulet dans la captivité.

Le cerveau, dans le vide, s'affaisse et s'ahurit ! et l'ennui arrive, l'ennui plus horrible que la douleur, l'ennui dans lequel on enfonce comme un naufragé dans la vase, en avalant toujours et en revomissant sans cesse sa boue épaisse et fade !

On lit encore, mais pour occuper les yeux ; on écrit, mais pour appliquer la main.

Heureux ceux qui restent désespérés ! le désespoir soutient, mais le désespoir même n'y résiste pas et il aboutit à la folie, s'il ne se change en une résignation animale, dans laquelle la pensée se retire comme un chien va se coucher et ronfler dans un coin !

Le cachot du moyen âge, obscur, filtrant l'eau froide, plein de rats, était moins affreux ! On pouvait s'en échapper, au moins ; on arrivait à voir clair dans les ténèbres et l'on pouvait creuser sous les pierres, tâter les murs, tenter la fuite !

A Mazas, qui donc y pourrait songer ? Par un trou gros comme le petit doigt ; on peut voir, tous les quarts d'heure, à chaque instant, ce que le prisonnier fait dans les cellules, s'il dort, s'il boit, s'il rit, s'il pleure, et ce n'est pas un des moindres supplices que cette surveillance invisible et muette, qui ne vous quitte pas, ne vous lâche point et peut rattacher, par une ficelle, au règlement, vos enfantillages ou vos colères.

On devient enfant, on se fait volontiers gamin pour tuer le temps, égorger l'ennui dans cette loge !

Qui n'a pas compté et recompté, en mêlant les calculs, les briques du carreau ! Demandez aux plus graves s'ils n'ont pas joué à cloche-pied pour se distraire !

J'avais inventé de jouer aux noyaux ; je me trichais, je me gagnais, et quand j'étais las de m'être bien triché et bien gagné, je faisais passer les noyaux par l'oeil de la tringle qui, servait à pousser ou à ouvrir ma fenêtre. Jolie occupation, n'est-ce pas, et bien profitable pour l'humanité ?

Il est vrai qu'on allait au promenoir. - Horrible promenoir ! Il me fit une terrible peur.

C'était le premier jour : j'entendis tout d'un coup comme un bruit de lanières et les gardiens qui criaient :

- Ohé, plus vite ! Gaston, la petite porte !

Prêtant l'oreille, je crus deviner qu'on faisait courir un prisonnier entre des gardiens qui le frappaient pour le punir ! Je jurai bien qu'on me tuerait avant de me faire trotter ainsi comme un lâche. J'avais bêtement pris pour des bruits de fouet un bruit de pas : ma cellule était au bout de la galerie et les prisonniers piétinaient en descendant. Les gardiens les priaient de se presser : «Eh, Gaston, plus vite !»

Cette familiarité est bien humiliante déjà, et je souffrais, chaque fois, à être obligé de courir sur un signe ou sous l'oeil de M. Pezé, notre brigadier, comme un cheval que gourmande et fait valoir un maquignon !

Si dans ce promenoir, au moins, tout en imposant, si l'on veut, le silence, on laissait les prisonniers se voir, rien que se voir !

Mais non : on n'aperçoit jamais que le gardien qui tourne là-haut dans la tour de bois, et le gardien du bas qui passe en éraflant les barreaux avec sa clef.

Quelquefois - quand j'étais au 21 - je me trouvais en face d'une petite fontaine, dont j'écoutais couler l'eau ; il y avait autour quelques fleurs bleues et rouges, et un souffle de vent courbait des cimes d'herbes...

D'un autre coin, je voyais perdu dans la nue un belvéder où apparaissait quelquefois un homme en vareuse, une femme en cheveux ; ils se serraient les mains et s'embrassaient...

J'avais, pour deux jours, le coeur gonflé ; mais c'était si bon de pleurer un peu en pensant à celles qui vous souriaient toujours !

Quand il pleuvait, on s'asseyait en avant du promenoir sur une pierre, ou l'on collait son front contre les grilles de la cage, avec le regard morne des juments qui passent le cou par la fenêtre de l'écurie. Au bout d'une heure, il fallait remonter en courant, fermer la porte, rendre un numéro et revenir - toujours en courant - dans la cellule, entre les éternels murs blancs sur lesquels faisait tache l'affiche du règlement, où rien n'accrochait le regard et qu'aurait dégradés une raie d'encre ou un coup d'ongle !

On avait de temps en temps une visite.

C'était l'inspecteur qui venait vous demander comment vous vous trouviez ; on répondait : très-bien ! par orgueil et par mépris. L'aumônier aussi entrait, vous consultait sur l'état de votre âme ; je l'écoutai dix minutes, le premier jour, et je le renvoyai à mon voisin, pauvre diable en culotte usée, pâle et poltron, que j'avais aperçu quelquefois quand, en allant au promenoir, je faisais mine de perdre ma pantoufle ou ma pipe ; je m'arrêtais et avais le temps de voir qui venait derrière moi. Près du parloir un jour, je lui avais dit : «Hé bien, voisin !» Il avait tremblé de tous ses membres...

Le soir, il chantonnait, et le refrain de sa chanson m'arrivait comme une plainte.

Le dimanche, je lui faisais peur pendant la messe.

A ce moment, quand l'aumônier de Mazas arrive avec le calice, on entend les clefs grincer dans les serrures, les gardiens entrebâillent les portes, logent le hoquet dans un autre cran ; c'est par cette fente large de quelques pouces qu'on regarde, si on en a envie, le prêtre qui officie : l'autel, planté au bout des galeries qui se réunissent là en coeur d'éventail, peut être entrevu des détenus qui sont dans les cellules rapprochées. Les autres ne voient rien, mais ils s'amusent peut-être plus ! Ils sont plus libres et ils en usent !

Du bout d'une galerie partait toujours les dimanches, au même moment, un cri accentué à la Hiroux :
Ohé Léon !

Les gardes ôtaient leurs souliers et se faufilaient, tendant l'orteil, prêtant l'oreille : ils ouvraient brusquement nos cellules. Jamais ils ne surprirent le coupable, au cri duquel répondait quelquefois un petit chant de merle.

Moi, moutard, enhardi par son exemple et son impunité, j'apostrophais mon voisin par la fente. Je lui criais :
- j'ai mis de la poudre ; nous allons sauter !

Je l'entendais qui disait : Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

C'était décidément le bon jour !

Une fois, tandis qu'on chantait l'O salutaris, je vis une main s'allonger par l'entre-bâillement de la porte, en face de moi ; au bout de la main, était certaine marseillaise que j'avais vue culotter par un ami. Il était donc arrêté comme nous. Je fis un hum broum ! en basse, qui lui indiqua que j'avais vu. En une seconde, et sans nous voir ni rien nous dire, nous nous étions reconnus.

Mais la solitude n'en était pas moins lourde ; presque tous au secret, nous ne prîmes qu'une ou deux fois le chemin du parloir. On y voyait un parent ou un ami, quelques minutes, à travers des grilles, encaqués comme dans une voiture de condamnés !

Tel est Mazas, où vont même ceux qui ont été entraînés par leur enthousiasme ou leurs convictions : je n'y enverrai jamais, jamais, un adversaire, et jamais même un ennemi.

C'est dans ce paradis qu'on reste, en attendant que le tribunal vous réclame : quelquefois on y passe sept mois, dix mois, un an !

Au bout de six mois seulement, le visage a déjà pris un air d'effarement qui fait qu'on reconnaît tout de suite, dans un tas, ceux qui reviennent de Mazas !

Et je ne fais le procès de personne : ce n'est point l'oeuvre des gouvernements, c'est celle des philanthropes. En Amérique, on y enferme, tout vivants, des gens pendant dix ans ! Dix ans, dix siècles !

15 juin 1867.


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