TELLIER, Jules (1863-1889) : Les notes de Tristan Noël (1883).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (30.III.2000)
Texte relu par : A. Guézou
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Nouvelle composée en 1883. Première parution dans les Chroniques (1886-1887), publiée dans les Reliques (1890).
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) du recueil posthume Jules Tellier : ses oeuvres publiées par Raymond de La Tailhède (Paris : Emile-Paul, 1923-1925.- vol. 1).

 
Les notes de Tristan Noël
par
Jules Tellier

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I
 
TRISTAN
 

C'est à Caen, il y a quelques années, que j'ai connu l'auteur des notes qui suivent. Il se nommait Tristan Noël et était étudiant en droit. C'était un grand garçon de vingt-deux ans, maigre et pâle, aux yeux caves et aux moustaches brunes. Il avait dans la physionomie quelque chose de hagard, et dans l'allure quelque chose d'abandonné. Il parlait peu, avec des intonations singulières, comme un homme qui lirait avec indifférence, et pourtant sans ironie, de la prose qui lui semblerait ridicule. Il passait des journées entières enfermé dans sa chambre. S'il allait au cours, c'était hasard ; s'il allait au café, c'était miracle. On ne lui connaissait pas un camarade intime, et c'est par suite d'une circonstance très particulière que je me suis trouvé en possession de quelques pages de son écriture.

Un soir d'octobre 1880, je me promenais par les rues, suivant ma coutume, en fumant un cigare. Ce soir-là était, à vrai dire, semblable à tous les autres soirs. Les petites ouvrières glissaient le long des trottoirs, s'arrêtant ici et là sous le gaz des «magasins». Il y avait musique dans le jardin public, et la foule s'y pressait vaguement autour de l'estrade, sous les grappes de lumière des réverbères poly-branches. On se coudoyait dans l'apaisement du soir. Çà et là des bourgeois me demandèrent du feu, et je m'arrêtai pour les satisfaire. Je jouissais de me sentir si parfaitement semblable à tout le monde, de n'avoir en moi, ni dans ma tenue, correcte et effacée, ni dans ma pensée, tranquille et flottante, rien qui pût me distinguer des autres hommes ; d'être, dans cette promenade, comme dans la vie, celui qu'on voit passer et dont on n'a rien à dire ; et je savourais le calme et le rassurement d'être le premier venu.

Vers une heure du matin, après avoir longtemps erré, je descendais la rue qu'habitait Tristan Noël. La rue faisant un coude, je ne pouvais encore apercevoir sa maison ; mais je voyais déjà celle qui lui faisait face, et je la regardais sans savoir pourquoi. Tout à coup, une grande lueur rouge en éclaira le mur. Je hâtai le pas : les fenêtres de Tristant étaient empourprées, des ombres bizarres s'y agitaient, et j'entendais un tumulte intérieur. Je jetai mon cigare et je montai l'escalier envahi par la fumée. La chambre de Tristan était ouverte, et la cheminée brûlait. C'était une très modeste cheminée de bois noir, surmontée d'une glace au cadre de bois rouge. Mais les murs étaient de pierre, recouverte de papier fort humide, et le feu ne gagnait point de terrain. Les locataires des chambres voisines, accourus en chemise, le combattaient en jetant de l'eau à pleines cruchées. Tristan, qui seul était habillé, regardait et laissait faire. Quelques instants après, l'incendie était vaincu, et il pouvait nous en conter l'origine.

Il était, nous expliqua-t-il, agenouillé sur un tapis, devant le feu, et s'occupant à brûler de vieux papiers. Il tenait un registre ouvert dans ses mains, et il le laissait se consumer. Brusquement, la flamme était montée jusqu'au tapis à glands de la cheminée. Le reste, nous le savions.

On lui serra la main en l'engageant à plus de prudence, et l'on prit congé de lui. Lorsque je fus seul dans la rue, je glissai la main sous mon pardessus et j'en tirai quelque chose que je mis sous mon bras. C'était un cahier assez mince, sans doute un de ceux qui avaient causé l'incendie ; et je l'avais ramassé sur le tapis sans être aperçu. Vers ou prose, ce devait être du Tristan, et j'étais curieux d'en lire. Peut-être pourrait-on faire quelque observation sur mon procédé ; mais j'ai perdu le goût de me quereller moi-même, quelque temps après avoir perdu celui de quereller les autres.

 
II
 
LE MANUSCRIT
 
I
HEURES D'ENNUI
 

«La vie est un bien», dit l'un ; et l'autre : «Elle est un mal». - Quelle vie ? La mienne ou la vôtre ? La vie en soi n'est rien, ni triste, ni joyeuse, ni stoïcienne, ni épicurienne : elle est la vie ; et en nous elle se fait différente au gré de nos diverses natures. Nous avons tous notre vie, bonne ou mauvaise, suivant ce que nous sommes et ce que nous la faisons. Sans doute ma vie à moi est un mal. Mais je ne m'en prends point aux choses, qui peut-être n'existent pas, qui ne sont en tout cas que ce que je les vois. Je n'en accuse que moi-même, ou le destin.

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**

Je n'atteindrai pas l'idéal, et je ne puis me retourner vers le réel. Avez-vous vu se débattre des crabes tombés sur le dos ? Ils agitent désespérément les pattes sans pouvoir se redresser, et contemplent avec effarement ce ciel lointain qui n'est pas fait pour eux.

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Dans une traversée, ceux des passagers qui craignent le mal de mer ne regardent pas l'eau près du navire : ils tiennent les yeux fixés sur l'horizon. Ainsi de moi dans la vie : le coeur me soulève à moins que je ne regarde tout au loin, vers les mirages du passé ou de l'avenir.

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On dit : «A qui la vie déplaît, il est toujours loisible de la quitter». Oui ; mais comptez-vous pour rien la douleur ? et qui vous dit que j'ai ce qu'il faut de courage pour cette lâcheté-là. On m'enferme dans une cellule au haut d'une tour et l'on trouve merveilleux que je me plaigne de mon ennui. «Il est, me dit-on, si simple de vous jeter par la fenêtre». Je le sais, mon ami, et j'y songe. Mais, que diable ! j'aimerais encore mieux n'avoir pas été enfermé.

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Je ne sais rien qui puisse mettre un terme à mon ennui. Je ne désire rien, je ne veux rien, je n'ai besoin de rien ; et c'est précisément tout mon malheur. Les trésors d'un radjah m'embarrasseraient, car je ne saurais qu'en faire, et l'amour d'une déesse m'embarrasserait, car je ne saurais comment l'aimer. Je ne dis pas de mal des choses et je n'en veux qu'à mon impuissance. Soit : la vie est belle. Mais le musée du Louvre aussi est une belle chose, et il ne divertit pas les aveugles.

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Tout phénomène sensible est une résultante : résultante de réalité objective et de création subjective, mêlées dans une proportion qui probablement ne sera jamais déterminée. Toute sensation est le produit de la collaboration du sujet et de l'objet : car nous sommes actifs dans la sensation, quoi qu'en ait dit M. Cousin. Les ondes sonores frappent l'oreille d'un cadavre aussi bien que celle d'un homme ; les rayons lumineux tombent sur un mur aussi bien que sur un oeil ; mais ils ne produisent rien là où ils ne rencontrent pas un organisme destiné à les recevoir. La Rochefoucauld dit : «Le bonheur est dans le goût et non dans les choses». Il y faut, je crois, la réunion d'une chose et d'un goût. Or, en moi, le goût n'existe plus. En vain toutes les circonstances matérielles qui peuvent causer le bonheur s'unissent pour me solliciter : il me manque l'élément intérieur qui devrait les féconder en s'accouplant avec elles ; et le phénomène, qui essaye en vain d'émouvoir mon coeur, est comme un enfant qui s'obstinerait à tourmenter les touches d'un piano vidé.

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Il me semble que je ne comprends rien tout à fait, qu'il y a en tout du je ne sais quoi, et comme une brume sur ma pensée et sur les choses. Quelques-uns pourtant me veulent dire que je raisonne d'une façon rigoureuse et claire. Claire pour les autres, peut-être, mais non point pour moi. Et si ma pensée me servait bien, je n'aurais que faire de l'enchaîner ainsi. La logique est un besoin plus maladif qu'on ne croit. Souvent, beaucoup de logique dans l'oeuvre indique beaucoup de trouble dans l'esprit. Diderot est incohérent parce qu'il était sain ; Rousseau est systématique parce qu'il était malade.

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Je suis bien lassé de moi-même. Aucun incident extérieur ne peut ajouter à l'ennui que me donne ma propre sottise, et aux ennuis que me procure l'analyse de mes petitesses morales. Le fâcheux dont je voudrais me débarrasser, c'est moi : et je sens bien que je ne pourrai plus vivre longtemps dans ma propre compagnie.

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Je n'ai jamais entendu sans étonnement une marche militaire. Cette musique-là a l'air persuadée qu'il y a un intérêt quelconque à aller quelque part.

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A de certains soirs, l'être le plus détaché des choses humaines sent en lui comme une grande pitié sans cause, et comme un grand amour sans objet ; et cette pitié et cet amour se confondent dans son âme en un seul sentiment, triste et obscur, et pareil à ces temples vides qu'Hadrien élevait et qui n'étaient consacrés à aucun dieu...

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Celle-ci est charmante et rieuse, et, comme dit Hugo, pâle, tout en étant rose. Étant sage, elle est très folle, et, étant naïve, très hardie. Je sais bien qu'elle ne sera jamais à moi et je souffre silencieusement de tous ses plaisirs. Chacun de ses sourires me pique comme une épingle, et chacun de ses éclats de rire me blesse comme un poignard. Je voudrais pouvoir l'enfermer, et cela même ne me contenterait pas, car je souffrirais plus à la faire triste qu'à la voir heureuse, et à sentir sur moi son aversion que son indifférence. L'autre jour, je suis resté à genoux durant deux heures, passant alternativement du genou gauche sur le droit, et du genou droit sur le gauche, et l'oeil fixé au trou de ma serrure. J'essayais de la voir à travers la serrure, le palier, et la serrure de la porte d'en face, car j'étais assez fou pour craindre qu'elle ne fût dans la chambre voisine. Enfin, cette porte s'ouvrit : j'eus un éblouissement, je ne pus rien distinguer et je m'élançai à la poursuite de mon voisin, sans prétexte et sans chapeau. - En suis-je amoureux ? je ne sais. Tous ces actes-là sont bien d'un amoureux jaloux, - ou peut-être d'un eunuque envieux.

*
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Celui-là est joli garçon, et ne songe guère qu'aux jolies filles. Il n'est point ce qu'on nomme un bellâtre, et tous ses besoins en fait de toilette se réduisent à se parfumer les cheveux, parce qu'il aime les parfums comme une femme. Il a une voix heureuse, un sourire heureux, une façon de regard mouillé et brillant qui est heureuse aussi, et dans tout cela un je ne sais quoi de provoquant qui semble dire : «Vous autres vous n'êtes pas aussi heureux que moi». Il a des occupations très sérieuses : manger d'inépuisables provisions de noisettes, caresser toutes les femmes et flatter tous les chiens. Il est égoïste par naïveté et dévoué par réflexion. Je ne l'aime pas comme un ami, mais comme une femme ou comme un enfant ; je veille sur lui comme sur quelque chose de fragile, et je suis, je crois, jaloux de toutes celles à qui il parle. Au fond, tous ses bonheurs me blessent au coeur, mais j'ai besoin de le lier à moi, et de me créer une supériorité sur lui, et c'est pourquoi je lui fais tout le bien en lui désirant tout le mal. Il ne s'aperçoit pas de mon égoïsme ; il me croit très bon, et à ses heures de pensées se querelle et m'admire. Je parle de lui à tout le monde, et je répète malgré moi ses traits d'esprit, qui ne sont pas spirituels. Comment pourrait se satisfaire ce sentiment obscur et toujours inquiet ? Je ne sais. Assurément son affection n'y parviendrait pas ; elle me refroidirait au contraire, car ce que j'aime, c'est son indifférence même pour moi et son amour naïf pour les choses, c'est l'âme de la nature, égoïste et charmante qui vit en lui ; - et je n'en serais point amoureux si je n'en étais point jaloux. Je veux dire, en un mot, tout ce qu'il y a d'égoïsme dans cet attachement maladif : s'il mourait, j'éprouverais, je le sens, plus de soulagement que de douleur.

*
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Tout cela, ce n'est point l'amour ; c'est l'envie qu'on a, ne pouvant plus le connaître, pour ceux qui l'éprouvent et celles qui l'inspirent : sentiment qui deviendrait peut-être sauvage dans une nature douce. Il me semble qu'on s'attache ainsi plus encore au jeune homme qu'à le jeune fille ; et cela est naturel, car c'est à lui qu'on a le plus à envier. La femme au fond nous est étrangère, et nous n'avons à lui demander que son amour ; mais l'homme est nous-même, il a notre organisation à l'état sain, il est ce que nous voudrions être, il aime comme nous voudrions aimer. Ne pas pouvoir être aimé de celle-ci, ce serait encore une chose grande : la douleur. Ne pas pouvoir aimer comme celui-là, c'est une chose bête : l'ennui.

 
II
HEURES DE PENSÉES
 

Je suis. Me suis-je voulu avant d'être ? Y a-t-il eu un moment où j'existais sans attributs, et où il m'a été donné de choisir moi-même ma nature ? Non. C'est fatalement que je suis, et que je suis une certaine chose plutôt qu'une autre. Je suis Tristan Noël : je pourrais être chacal, rosier ou bloc de fer, et j'y aurais précisément le même mérite.

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Voici un personnage que j'appelle «moi», mais qui existe malgré moi, et sans que je l'aie voulu. Il a de naissance un cerveau, - une âme, si l'on veut, - et avec cette âme ou ce cerveau certaines facultés que je ne lui ai certes pas données, et qui s'imposent à moi. Pourquoi donc m'embarrasserais-je de cet intrus ? Peu importe ce qu'il est et ce qu'on en pense. Je le regarde vivre et agir avec une curiosité indifférente. Si j'avais à dire un mot dans la question, je ne lui demanderais qu'une chose, et ce serait de m'amuser plus souvent.

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Celui-ci a de l'esprit, et je suis un sot. Je ne me sens point du tout son inférieur. L'avons-nous fait exprès ? La même fatalité nous domine tous deux. Il a été plus heureux que moi, et voilà tout. Qu'avait-il fait pour naître avec un esprit plus subtil que le mien ? Et n'est-ce point à lui à rougir de profiter ainsi d'un privilège ?

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La Révolution a supprimé l'arbitraire social, mais elle l'a remplacé par l'arbitraire naturel. Elle a donné au mérite ce qui était au rang, et, d'une façon comme de l'autre, le privilège reste à la naissance. On naissait duc et pair ? Mais vous naissez homme de génie. C'était une injustice qu'un roturier fût exclu de certaines charges ? Mais c'en est une aussi grande qu'un imbécile ne puisse parvenir à certains emplois.

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Au moins, les privilégiés de l'ancien régime ont eu un bon mouvement : ils ont abandonné leurs titres pour redevenir des citoyens comme les autres. Messieurs les hommes de mérite, - qui ne méritiez pas plus que moi d'en avoir, - quelle année nous amènera le 4 août où vous déposerez votre esprit pour redevenir des sots comme moi.

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Celui-ci est bon, et je suis mauvais ; il est sensible, et je suis cruel ; il a une nature qui le pousse au bien, et j'en ai une qui me conduit au mal. Voilà bien des avantages que le destin lui donne sur moi ! - Certes, et il vous en fait ses excuses ? - Vous n'y êtes pas : il me coupe la tête.

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On me dit : «Vous pouvez changer votre nature : la sottise s'atténue par le travail ; les mauvais instincts se surmontent par la volonté». Soit. Mais si je n'ai pas en moi ce qu'il faut de curiosité pour travailler, ou ce qu'il faut de scrupules pour vouloir ?

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Voici tout le problème. Si l'ivraie saignait, aurait-on le droit de la couper ? Le méchant, c'est de l'ivraie qui saigne. Si l'arsenic souffrait, aurait-on le droit de l'enfermer dans des bocaux sombres où il périrait d'ennui ? Le criminel, c'est de l'arsenic qui souffre.

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On paraît considérer l'existence d'un Dieu comme un fait de grande portée morale. Que m'importe pourtant si un tel être existe ou non ? «Il existe, me dit-on, nécessairement et de toute éternité. Il est nécessairement parfait». Je suis, moi, nécessairement imparfait, et nous nous valons, car il est fort indifférent d'être nécessairement n'importe quoi. Seulement, de tous les privilégiés du sort, c'est lui dont le bonheur est le plus insolent. Il est tombé sur la meilleure position. Il a gagné le gros lot à cet immense jeu de hasard.

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Expliquer le monde par un Dieu, c'est reculer seulement la difficulté. Il reste toujours à expliquer l'existence, sous la forme d'un Dieu comme sous celle d'un monde.

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«Il faut s'arrêter», me dit mon guide Aristote. Hé, mon ami, puisqu'il fallait s'arrêter, qu'avais-je à faire à me mettre en route avec toi ? Tu vois bien que nous sommes enfermés dans le problème. Ton Dieu n'est pas une issue : c'est un cul-de-sac.

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Il me semble qu'on fait fausse route. On récompense les êtres en raison directe de leur valeur : la raison inverse serait plus juste, et je me réjouis quand, par hasard, je la vois appliquée. M. Leconte de Lisle a du génie, et ses livres ne se vendent point ; ce n'est pas moi qu'on entendra le plaindre. Ah ! que le cas de M. Déroulède me semble plus intéressant ! Celui-là est assez déshérité de la nature pour avoir droit aux égards des hommes, et je ne trouve pas vraiment que ce soit trop des cent éditions de son livre pour le venger du destin qui l'a rendu capable de l'écrire.

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Puisque nous subissons forcément l'arbitraire de la nature, gardons au moins celui de la société, et superposons-le au premier de telle façon qu'il le détruise. Je voudrais que tous les hommes qui seront reconnus être authentiquement des imbéciles ou des gredins fussent nourris par l'État dans quelque palais, et servis respectueusement par les gens de plus d'esprit et les hommes les plus vertueux de la contrée.

 
III
HEURES DE TRISTESSE
 

Berkeley a raison : celui qui étudie ses sensations n'est en rapport qu'avec les données de ses sens : il se trompe, s'il croit atteindre l'objet. Kant a raison : celui qui enchaîne ses pensées n'est en rapport qu'avec les lois de son intelligence : il se trompe, s'il croit saisir la vérité. La Rochefoucauld a raison : celui qui se dévoue pour ses sentiments n'est en rapport qu'avec les besoins de son coeur : il se trompe, s'il croit réaliser l'abnégation. Pas de sensation qui ne soit subjective, pas de jugement qui ne soit relatif, pas de sentiment qui ne soit intéressé. Je ne vois que moi quand je crois voir les choses, je ne sais que moi quand je crois savoir le vrai, je n'aime que moi quand je crois aimer les êtres. Hé quoi ! Toujours moi ! Ne pourrai-je sortir de ce moi maudit et voir au dehors ? L'Être est une prison.

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J'en suis venu là, que toutes mes pensées se compliquent d'un calcul vaniteux que je ne puis chasser et dont je me désespère. A quoi bon pourtant me tourmenter sans fin du regret de la simplicité et de la sincérité perdues ? Les simples sont plus heureux que moi sans doute, mais ne sont pas plus méritants. Car le mérite est une chimère, et tout est vain.

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Dois-je me décider à faire le mal par dépit de n'être pas désintéressé en faisant le bien ?

*
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Tout acte est vain dans son mobile : mais regardons au résultat. Sans doute, je n'agis que par vanité, et je suis un hypocrite. Mais c'est encore une grande chose que l'hypocrisie : par elle je suppose à ma place ce qu'il y faudrait, un être assez bon poour que son action fût toujours utile à ceux qui l'entourent.

*
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Hélas ! je sens le découragement me saisir en songeant à mon impuissance pour le bien. Le meurtre universel emplit le temps et l'espace ; et je ne peux vivre qu'en me nourrissant de la souffrance des êtres. Pour quelques hommes à qui j'aurai servi, combien de moutons innocents dont j'aurai mangé les côtelettes.

*
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Je souffre à voir souffrir un chien. Ses cris, l'expression de sa figure me touchent : et c'est pourquoi je suis bon pour lui. Mais une fourmi ne crie pas et mon oeil n'est point assez perçant pour saisir les manifestations de sa douleur. Aussi je l'écrase sans attention et sans scrupule. Elle souffre, pourtant ; - et combien de fois par jour suis-je ainsi cruel à l'égal d'un assassin ?

*
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Il est des heures où je m'effraie de me sentir ainsi à tâtons dans le noir du destin, et où je n'ose faire un mouvement, de peur de blesser quelque chose dans le mystère.

*
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J'ai dit à la Nature :

«O Nature tu m'as donné le don de juger la vie, et qui la juge n'est pas fait pour elle. J'ai cherché partout la justice, et je ne l'ai trouvée nulle part. J'ai regardé en moi, et j'ai vu que tout mérite m'est impossible, car ce sont mes sentiments qui font mes actions, et ce n'est pas moi qui ai fait mes sentiments. J'ai regardé au dehors, et j'ai vu que tous les êtres souffrent et font souffrir, et que chacun d'eux est l'instrument du destin en même temps que sa victime. Et j'ai compris que la douleur est ton essence et que le meurtre est ta loi, et que nul ne peut se flatter de rien ôter d'appréciable à la somme du mal universel. Je n'étais pas fait pour le plaisir ; je ne peux plus m'en consoler par l'orgueil. Puisque nul ne peut être bon ni mauvais, et que nul aussi ne peut faire de bien ni de mal, puisque les sentiments sont indifférents et que les actes sont inutiles, tout est vain pour moi, et je n'ai plus qu'à mourir».

Et la Nature m'a dit :

«Meurs, si tu veux. Qu'importe à l'espace qui n'a pas de limite et au temps qui n'a pas de fin ? Demain, ceux-là même qui croyaient t'aimer ne sauront plus ton nom ; et les globes qui tournaient, tourneront encore, et ne s'en émouvront pas autrement...»

 
III
 
FIN
 

Le jour qui suivit cette nuit-là (la nuit de mon vol et de l'incendie de Tristan) je me levai d'assez bonne heure, et, après m'être habillé et rasé, je commençai à lire les notes de notre ami. J'allai jusqu'au bout : c'était dimanche, il pleuvait, et je n'avais rien de mieux à faire. J'étais assis dans mon fauteuil d'acajou à clous dorés, au velours rouge orné de fleurs, près des rideaux rouges de ma fenêtre, aux vitres de laquelle perlaient et suintaient des gouttes de pluie. Ma lecture finie, je me mis à considérer attentivement le toit d'en face. Deux gouttières y venaient de deux points opposés recourber leurs goulots tout proches dans la même dalle, et l'on eût dit d'étranges serpents de fer s'allongeant pour boire côte à côte à quelque citerne. Cette contemplation m'occupa le reste de la matinée. A midi, je quittai ma chambre. J'avais l'habitude de déjeuner à midi, seul, après tous les autres pensionnaires de la table.

J'arrivai à l'hôtel, et je commençai mon repas. Au moment où j'attaquais l'inévitable ragoût de mouton, le garçon (qui se nommait Alexandre et qui nous servait fort bien) m'apprit ce qu'on a coutume d'appeler une triste nouvelle. D'après lui, notre camarade Tristan Noël avait déjeuné le matin, à domicile, d'un peu de cyanure de potassium. Et en fait je ne l'ai plus revu depuis ce temps-là. D'ailleurs, je l'ai peu regretté ; c'était un esprit faux.


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