RICHEPIN, Jean : Fezzan (Le Journal, 14 avril 1900)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (06.05.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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Fezzan
par
Jean Richepin

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De ses innombrables voyages, tous entrepris pour son unique satisfaction, notre ami Henry de Brès a rapporté les photographies les plus curieuses et les souvenirs les plus intéressants qui soient. Il pourrait, s'il rédigeait ceux-ci en les illustrant de celles-là, y gagner argent et réputation. Mais il est riche, extrêmement paresseux à écrire, et sans le moindre désir de notoriété. Il se contente donc de laisser feuilleter, et par quelques intimes seulement, ses albums et sa mémoire. J'en profite le plus que je peux.

L'autre jour, je regardais ainsi, en sollicitant de questions avides ses complaisants commentaires, les vues, ciels, paysages, costumes, scènes, portraits, dont il a encore enrichi dernièrement son trésor pendant une longue exploration vers l'ancien désert de Libye, au sud de la Tripolitaine, par delà Mourzouk, dans le mystérieux Fezzan.

Je tombai soudain sur deux figures singulières qui me donnèrent à la fois la sensation de l'étrange et une irrésistible envie de rire.

Imaginez-vous, en effet, deux êtres exactement pareils, tout noirs et tout nus, au corps de momies désséchées, à la face grimaçante, les mains sur leur sexe dans un geste de pudeur grotesque, et sans qu'il fût possible, grâce à ce geste, de discerner si c'était là un couple, ni même si les deux êtres avaient un sexe quelconque.

L'idée venait plutôt que c'étaient deux fantômes, deux larves neutres, fantômes et larves d'animaux simesques, à silhouette vaguement humaine, à nature d'androgynes, mais d'androgynes avortés dans un double eunuchisme et en même temps ratatinés par toutes les rides de la plus recroquevillante décrépitude.

Moitié avec horreur, moitié en m'esclaffant, je ne pus m'empêcher de m'écrier :
- Oh ! les monstres ! Oh ! les deux ridicules monstres !

Puis, intrigué, j'interrogeai :
- Mais qu'est-ce que c'est, en somme ? Des nègres ? Des négresses ? Des singes ? Des diables ?

C'est avec un doux et lointain sourire, plein de mélancolique regret et de tendre reconnaissance, qu'Henry de Brès me répondit, les yeux au ciel :
- Des anges !

Je vis bien, à l'expression de son visage, qu'il ne se moquait pas de moi. Et je crus comprendre aussi que mon horreur et mon hilarité, à propos de ces deux êtres, lui avaient fait de la peine. Je m'en excusai, sur mon ignorance touchant leur histoire, ignorance qui ne demandait qu'à être instruite. Et mes questions à leur endroit n'en devinrent que plus pressantes.
- Je satisferai votre curiosité, cher ami, dit Henry de Brès. Mais, je vous l'avouerai, ce ne sera pas sans chagrin. Car il est toujours triste de se rappeler un paradis et de le raconter, quand on l'a irrémédiablement perdu. Or, un paradis sur terre, je l'ai connu en réalité, et ces deux êtres-là, ces deux monstres ridicules, en étaient les anges, je vous le répète. Et ce paradis perdu, je ne le retrouverai jamais, puisque les deux anges sont morts. Ses regards s'étaient légèrement voilés. Une brume de larmes furtives avait monté dans ses yeux pâles. Il ajouta :
- Et ils sont morts, hélas ! par ma faute.

Il roula, puis alluma une cigarette de Chébli doré, en tira quelques grosses bouffées de fumée bleue qui l'enveloppèrent comme d'un nuage de rêve, et dit :
- Je suis resté fort longtemps, vous le savez, dans le Fezzan. Mais ce que vous ne savez pas, c'est que j'ai failli, de très peu, y mourir. J'y avais pris une fièvre de consomption lente, dont le caractère est de vous user, pour ainsi dire, jusqu'à la corde, la trame du tissu musculaire. J'y étais devenu un paquet d'os dans de la peau flottante. Un toubib de l'oasis de Khoufra, qui était mon ami, me sauva en me confiant aux soins de ces vieilles négresses, deux soeurs jumelles, qui étaient dépositaires d'une science particulière propre à refaire les muscles. Sorcières et incantatrices, m'affirmait-il. En réalité, masseuses. Mais, quelles masseuses !

Ici, c'est avec des yeux de volupté qu'Henry de Brès contempla leur portrait, et comme si, en le contemplant, il éprouvait à nouveau une jouissance passée. Des frissons couraient sur ses joues ainsi qu'une brise à fleur d'eau, et une mousse de salive lui perlait à la commissure des lèvres, pendant qu'il disait :
- Rien ne peut vous donner une idée de l'infinie, profonde, extatique, divine caresse que la paume de leurs mains et la pulpe de leurs doigts promenaient sur ma peau, faisaient pénétrer dans mes fibres, enfonçaient suavement jusqu'à mes moelles. Sous cette caresse, je sentais renaître ma chair morte, se gonfler en quelque sorte les bourgeons de mes tissus, sourdre la sève, s'envermeiller mon sang. C'était le paradis, encore une fois, le paradis sur terre, le paradis !

Il semblait y être, comme alors. Il avait l'expression de délices qu'on a quand on se pâme dans une étreinte amoureuse. Il s'y alanguissait, silencieusement.
- Et songez, reprit-il, que chaque séance de ce traitement exquis durait une heure au moins, qu'il y avait à peine dix minutes d'intervalle entre les séances, qu'elles commençaient à une pointe d'aube et prenaient fin aux premières étoiles, ou, pour mieux dire, qu'elles duraient perpétuellement, ainsi que dans une éternité de jouissance. Ah ! le paradis, le beau paradis, l'inoubliable paradis de mes deux anges !

Derechef il se tut, revivant à travers la fumée du Chébli ses anciennes heures d'extase, pendant qu'à mon tour je contemplais longuement les portraits des deux négresses ; si vieilles, si noires, si fantômatiques, si étranges, si monstres, si larves, et ne comprenant pas par quel enchantement elles avaient pu soûler ainsi cet homme d'une raison solide.

Je risquai un mot là-dessus, faisant allusion à ce qu'avait dit le toubib qui les affirmait sorcières et incantatrices. Henry de Brès me répliqua :
- Elles chantaient, en effet, chacune à tour de rôle, d'une voix tout ensemble aiguë et lointaine, pareille à un vrombissement de mouche mêlé au bruit d'une eau souterraine. C'était dans une langue que je ne connais pas, enfantine, gutturale et gazouillante, où passaient par moments des sonorités claquant comme de petits baisers. Et ces baisers, il me semblait les sentir pleuvoir sur moi, et que ce gazouillis me chatouillait au bout de leurs doigts si légers, et que cette eau souterraine coulait de leur sueur fleurant le musc, et que cette mouche vrombissait, sous la paume de leurs mains, contre ma peau. Ah ! le paradis !

Brusquement, Henry de Brès se leva, les yeux presque hagards.
- Croiriez-vous, s'écria-t-il, que je fus assez fou, un jour, pour les aimer, ces deux sorcières ? Oui, oui, c'est la vérité. Anges de mon paradis, telles je les voyais, transfigurées, radieuses. La vie et la force m'étaient revenues, par elles. Et voilà qu'un jour, en rut, j'en prends une dans mes bras et cherche ses lèvres. Laquelle des deux ? Je ne sais plus. En regardant cette photographie, faite quelques heures avant, je ne puis même pas le savoir. Elles se ressemblaient tellement ! Et non seulement de visage, mais aussi d'âme, de coeur, hélas ! Bref, que vous dirai-je de plus ? Toutes les deux m'aimaient, les malheureuses. Oui, toutes les deux ! Et alors, alors...

Il se mit à sangloter. Je ne comprenais plus rien. Je m'imaginais cette scène bizarre, où, comme sur la photographie, l'horreur le disputait au comique, cette scène de mon ami Henry de Brès, lui, si beau, si élégant, accolant ce monstre, ce singe décrépit.
- Et alors, acheva-t-il soudain, elles se sont ruées l'une sur l'autre, dans une rage de jalousie bestiale, et elles se sont étranglées, voilà, en mon honneur. Pauvres anges !

A mon tour, je tirai quelques grosses bouffées de fumée bleue qui m'enveloppèrent d'un nuage, et nous restâmes silencieux, dans une brume de cauchemar.


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