RICHEPIN, Jean : L'âme double (Le Gaulois, 22 décembre 1895)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (13.05.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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L'âme double
par
Jean Richepin

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- Vous le voyez, docteur, conclut le jeune homme, mon histoire, que je crois vous avoir contée d'une façon tout à fait raisonnable, est bien celle d'un fou. Et c'est pourquoi je viens vous consulter sur ce cas, en demander l'explication à vos lumières et le traitement à vos soins.

La phrase finale était accompagnée d'un geste élégant, d'un sourire gracieux. Le long et minutieux récit avait été mené jusqu'au bout d'une voix calme, en un langage mesuré, choisi, précis, avec une sûre méthode et une rare clarté d'exposition. On n'eût point dit un malade parlant de son propre mal, mais bien un scrupuleux narrateur expliquant l'état d'une tierce personne, sans autre souci que d'en fournir une description nette et exacte.

La science, l'expérience, le génie de diagnostic qui caractérisent le docteur Vincenod et qui ont légitimement conquis tant de gloire au célèbre aliéniste, en font un homme difficile à étonner et incapable de jamais rester court en tout ce qui touche aux affections mentales. Cette fois, pourtant, le célèbre aliéniste se trouvait interloqué, pris sans vert, hésitant et dans les ténèbres.

Il demeurait silencieux, n'osait rien répondre, ne savait à quoi s'arrêter, comparait, enchaînait dans tous les sens tous les détails de l'histoire pour s'en faire un fil conducteur, n'y arrivait pas, se perdait en inductions vaines, et souffrait visiblement, lui, habitué aux solides certitudes, de courir ainsi la prétentaine parmi de brumeuses et inconsistantes hypothèses.

Voici l'histoire que lui avait contée le jeune homme, véritable histoire de fou contée raisonnablement.

Fils d'un gentilhomme picard et d'une Anglaise, le jeune homme avait passé son enfance et une partie de son adolescence jusqu'à seize ans, sans éprouver et sans qu'il lui arrivât rien d'anormal, sans quoi que ce fût de notable sinon que, tous les hivers, il voyageait dans le midi de la France et en Italie avec ses parents, qu'on vivait l'été alternativement un mois en Angleterre et un mois en Picardie, et qu'enfin son instruction et son éducation, très complètes et très soignées malgré cette existence à bâtons rompus, lui avaient été données uniquement par son père et sa mère, esprits fort distingués tous les deux.

A seize ans, il avait perdu son père ; et, le jour même de cette mort, causée en Corse par un accident de chasse où il assistait, il avait lui-même comme cessé de vivre. Du moins ne pouvait-il pas employer d'autre expression pour rendre l'absolue vacuité de ses souvenirs, totalement abolis, à partir de ce jour, pendant une période de deux ans.

Que lui était-il arrivé aux cours de ces deux ans ? Ne le sachant pas par lui-même, il n'avait pas eu non plus la ressource d'en être instruit par d'autres. En se réveillant vivant (pas d'expression, ici encore, pour rendre cette sensation de réveil) à l'âge de dix-huit ans, il était orphelin de mère aussi, et ignorait où et comment il avait perdu sa mère. Il se retrouvait à Paris, dans un hôtel où il était descendu sous le nom de James Garfield, sans bagages, mais avec un portefeuille garni de trente mille francs en billets de banque français.

Il était alors allé en Picardie, mettre ordre à ses affaires et surtout tâcher de se reconnaître. Là, tout ce qu'il avait appris du noluait, mais n'y avait aucune preuve, à un dédoublement de la personnalité.

Soudain, un soir, ce commencement de preuve : le jeune homme, au milieu d'une conversation, se met à parler anglais. En même temps il pâlit, ses yeux changent d'expression, il semble en proie à une crise de somnambulisme. Ce n'est là qu'un moment rapide. Il revient à lui, continue la conversation en français. Interrogé par le docteur, il ne se rappelle point avoir parlé anglais, il n'a point conscience d'avoir été ainsi absent de lui-même.

Pour le coup, l'aliéniste tient la certitude de son hypothèse. Sans doute ce dédoublement de personnalité se manifeste régulièrement de période en période biennale ; les deux ans de l'une des personnalités vont prendre fin ; l'autre est prête à entrer en jeu ; entre les deux, un curieux phénomène est indispensable, une sorte de déclanchement mental où le premier moi cède la place au second.

Le docteur Vincenod était enchanté. Il lui serait donc donné d'assister à cette opération unique, d'en enregistrer le processus, d'en établir le mécanisme, et probablement d'en étudier la loi.

Le lendemain matin, le jeune homme avait disparu. Avec une sûreté, une ingéniosité de précautions, une audace à la fois et une ruse tout à fait propres à certains aliénés, il avait endormi son gardien, s'était revêtu du costume dont il l'avait dépouillé, et ... plus personne ! Une merveilleuse évasion, ne laissant aucune trace. La police, aussitôt mise en mouvement par le docteur, ne trouva rien.

Un mois plus tard, le Psyché-News publiait une étude du professeur Birpitt, intitulée the double soul, ou l'Ame double. En la lisant, le docteur Vincenod pleura de fureur. C'était précisément son cas qu'on lui volait.

Le jeune homme, après son réveil à Londres, dans son autre personnalité, était allé consulter l'aliéniste anglais et lui avait raconté le complément de l'histoire racontée ici au docteur Vincenod. Là-bas, il ne se rappelait rien de sa vie jusqu'à seize ans, rien non plus des années écoulées entre dix huit et vingt ans.

Toutefois, le professeur anglais, plus hardi ou moins consciencieux que le docteur Vincenod, n'avait pas craint, lui, de révéler au jeune homme la monstruosité mentale qui devait être la clef de ce mystère. Il lui avait dit :
- Vous avez deux âmes.

Effroyablement troublé de cette constatation, le jeune homme avait répondu :
- Qui sait si je n'en ai pas trois ! Car, entre l'une et l'autre, chacune m'animant pendant deux années, quelle est donc celle qui préside à ma transformation, qui me fait disparaître ici, reparaître là, en prenant ses mesures si bien que mes deux âmes biennales ne s'en aperçoivent seulement pas ?

Et il était parti désespéré.

Le pis, et ce qui met le comble à la fureur du docteur Vincenod, c'est que la science ne profitera point de ce cas merveilleux.
- Et quel cas, cependant, s'écrie-t-il avec une admiration mêlée de rage, quel cas ! Songez que peut-être ce jeune homme était doué d'une double organisation cérébrale ! Songez qu'on aurait pu, à la dissection...
- Eh bien ! pourquoi pas ?
- Plus moyen, hélas ! le malheureux s'est fait sauter, si j'ose m'exprimer ainsi, les cervelles.


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