RICHEPIN, Jean : Les deux portraits (Le Journal, 5.XII.1898).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (15.04.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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Les deux portraits
par
Jean Richepin

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On sait que les Orientaux n'aiment pas faire faire leur portrait. Ils ont la superstition de croire qu'il faut prendre au modèle un peu de son âme pour animer l'image, et qu'ainsi le portrait devient comme un double du portraituré, lui survivant, et soumis encore aux aventures, aux dangers, aux souffrances et aux passions de l'existence terrestre.

Peut-être, après tout, n'est-ce pas là une superstition, et y a-t-il quelque chose de réel dans cette croyance chimérique. L'artifice de la nature, dit Bossuet, est inexplicable. Celui de l'art ne l'est pas moins. Tout est possible. Qui sait ?

Un sage d'Orient, à coup sûr, ne serait pas étonné de la très étonnante histoire que voici. Il l'eût trouvée, non seulement vraisemblable, mais toute simple. Ce qui l'eût plutôt étonné, c'est qu'on pût la dire étonnante. Pour moi, tout en ne répugnant pas à partager le bizarre avis des Orientaux touchant la survie des portraits, j'avoue que cette histoire m'a semblé quelque peu étrange. Je la conterai, d'ailleurs, sans essayer d'en éclaircir le mystère, sans l'exagérer non plus, et en laissant aux esprits positifs et sceptiques le soin, de décider s'il y a bien là un mystère de singulière magie ou s'il n'y en a que l'apparence.

Dans une boutique où je fréquente volontiers, en amateur plutôt qu'en acheteur, me régalant les regards parmi d'anciens tableaux, de précieuses estampes, des livres rares, des bibelots, des meubles, des curiosités, des objets d'art, de vieilles étoffes, je remarquai un jour deux portraits assez beaux, qui attirèrent mon attention précisément par leur intensité de vie.

Certes, ils n'étaient point mal peints, dus sans doute à quelque bon portraitiste de l'école anglaise en floraison au commencement de ce siècle. Mais ils ne portaient pas, dans leur facture trop correcte, la marque d'un maître, fût-ce d'un maître obscur ayant produit là deux chefs-d'oeuvre inconnus. On y sentait le métier sage et sûr d'un honnête élève sans génie, et rien de plus. Somme toute, donc, en tant que tableaux, et au point de vue purement pictural, ils n'avaient pas grande valeur.

Ils devaient, par exemple, avoir été d'une ressemblance extraordinaire avec les modèles. Cela se devinait tout de suite, sans qu'il fût besoin d'avoir vu ces modèles. Et c'est ici que l'idée des Orientaux s'imposait. Évidemment, pour animer à ce point ces effigies, il avait fallu ravir un peu de leur âme aux effigiés, et c'est cette âme qui continuait à illuminer les yeux, si ardemment, si splendidement, si merveilleusement vivants, des deux portraits.

Cette âme, d'ailleurs, chez l'un comme chez l'autre, était bien spéciale et caractéristique. C'était une âme de haine.

Toutefois, la haine flambait diversement dans les deux regards, et l'artiste avait su rendre cette différence avec une force et une clarté d'expression qui permettaient de lire à plein, sans hésitation ni incertitude possibles, les sentiments actuels des deux personnages.

C'est à dessein que je dis actuels. Car les sentiments, dont avaient palpité cet homme et cette femme pendant qu'on avait fait leur image, ils en palpitaient encore aujourd'hui certainement.

L'homme avait un mufle de dogue, large et glabre, aux babines lourdes que retroussait d'un côté une dent proéminente en forme de croc, au col court et peaussu, au triple menton rehaussé par un engoncement d'un uniforme militaire, au rouge teint de boucher ; et la férocité de toute cette face bestiale se résumait et se concentrait, dardée par les yeux petits, aigus, cruels, légèrement bigles, à la prunelle brune-verte, presque du jus de bile, à la sclérotique jaunâtre et sanguinolente.

La femme, extrêmement jolie, à tête de keepsake, aux boucles blondes et vaporeuses, toute en douceur par des traits menus enfantins et par une peau de crème fouettée de fraises, avait de très grands yeux d'un bleu très pâle, mais évoquant la pensée d'un lac profond et mortellement froid dont les eaux devaient vous boire avec lenteur, vous envelopper d'un linceul de paralysie, et vous glacer comme de la ciguë.

Et la haine de l'homme, violente, brutale, meurtrière, congestionnée, explosive, éclatait rageusement vers la femme. Et la haine de la femme, patiente, sournoise, vénéneuse, blême, rampante, déroulait serpentinement ses anneaux languides et atroces vers l'homme.

Je demandai au marchand le prix des deux portraits. Il me fit un long boniment sur l'école anglaise, sur la parfaite conservation des toiles, sur la qualité de la peinture, et aussi sur l'authenticité des portraits, venus en droite ligne de la galerie Mansfield, et représentant précisément deux membres de cette illustre famille, Lord et Lady Mansfield, célèbres par un certain procès qui avait fait du bruit à Londres en 1828. Finalement, après tant de sauce pour que j'avalasse son poisson, il me le servit pour un prix exorbitant auquel je ne pus souscrire. Et je laissai les deux portraits chez lui, continuant à se regarder avec ces yeux de haine toujours vivante et toujours actuelle.

Me trouvant en Angleterre à quelques mois de là, je repensai aux deux portraits, dont le souvenir me hantait à cause de ces étranges regards, et j'eus la curiosité de savoir qui avaient bien pu être ce Lord et cette Lady Mansfield, à la haine si tragique, si tenace, et non encore éteinte depuis si longtemps qu'ils devaient être morts.

Un de mes amis, grand fouillasseur de bibliothèques, et particulièrement amateur de causes célèbres, me renseigna tout de suite. Il connaissait fort bien le procès de 1828, qui avait, en effet, jadis, fait un certain bruit à Londres.

- Oh ! me dit-il, non pas à cause du crime en lui-même, qui n'eut rien que d'assez banal, mais uniquement à cause du rang occupé dans la gentry par les criminels.

Et il me raconta le roman de Lord et de Lady Mansfield, qui ne me parut pas aussi banal qu'il voulait bien le dire. Car, si les circonstances, en effet, n'en furent pas différentes de ce qu'elles sont à l'ordinaire en ces sortes de crimes passionnels, je savais, moi, combien les sentiments avaient dû être exaltés et farouches dans la perpétration de ces crimes-ci, je le savais par les yeux des deux portraits, restés si prodigieusement et si terriblement vivants dans ma mémoire comme ils l'étaient sur la toile, comme ils l'étaient dans l'éternité.

Lady Mansfield avait trompé le Lord. Il s'en était aperçu. Il avait tué l'amant à coups de poing, avait été acquitté de ce chef comme ayant agi en cas de légitime défense et au moyen des armes naturelles, puis avait continué à garder sa femme, pour la martyriser. Six ans plus tard, il était mort, lui laissant toute sa fortune, qui était colossale. Les héritiers avaient alors accusé Lady Mansfield d'avoir empoisonné le Lord, après avoir rédigé un faux testament. Elle avait perdu le procès et s'était pendue en prison. Telle était la cause célèbre qui avait fait un certain bruit à Londres en 1828.

De retour à Paris, je courus chez le marchand, décidé, non pas à m'offrir, malgré leur prix, les deux portraits, qui étaient vraiment trop chers pour ma pauvre bourse, mais avec la soif de revoir ces regards où flambaient si frénétiquement ces haines toujours en vie.

- Hélas ! me dit le marchand, vous auriez dû les acheter. Ils seraient chez vous, tandis qu'ils sont perdus maintenant, perdus pour vous, pour moi, pour tout le monde. Deux si beaux échantillons de l'école anglaise qui...

Je coupai court à son boniment rétrospectif et lui demandai en hâte ce qu'il voulait dire. Il me l'expliqua, en me montrant les deux toiles. Dans un déménagement qu'il avait dû faire, une maladresse avait été commise, une dégringolade s'était produite. Résultats : un flacon d'acide sulfurique avait été brisé sur la face de l'homme qui n'était plus qu'une bouillie noire, et l'autre portrait était tombé sur un lustre en fer forgé dont les pointes avaient crevé les yeux de la femme.

- Quelle guigne, croyez-vous ! gémissait le marchand. En voilà un hasard de malheur ! On dirait un fait exprès !

Et je pensai tout bas :
- C'en est peut-être un.


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