CHENNEVIÈRES-POINTEL, Charles Philippe, Marquis de (1820-1889) : Le Curé de Maubosc (1845).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (31.VII.2001)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : norm 245) des Historiettes baguenaudières par un normand publiées en 1845 à Aix.
 
Le Curé de Maubosc
par
Le marquis de Chennevières-Pointel

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L'autre année, par la Normandie, nous voyagions, Jules M...., de l'école des chartes et moi, pour remplir une ancienne promesse que nous nous étions faite. C'est un fort savant garçon, je vous jure, et vous le savez sans doute comme moi. Je me démenais des pieds et des mains pour lui faire de mon mieux, ignorant que je suis, les honneurs de ma province. Nous allions de village en village, les livres de M. de Caumont à la main, furetant chacune des vieilles églises, interrogeant qui nous pouvions, les sacristains et les curés. Le voyage était charmant, fort aventureux comme vous jugez, et pour ne m'en rien gâter, je m'épargnais jusqu'au souci d'en rien recueillir. Le journal m'était pourtant dévolu, les notes sur les lits d'auberge et les rencontres en grand chemin ; mais comme d'ordinaire je m'en rapportais à une mémoire très faillible qui m'a trop souvent fait mordre les pouces au retour, du peu qu'elle avait gardé. Le souvenir au coin du feu épure si bien ce qu'on peut ramasser de petites aventures en un tel voyage ! et je comptais à dire vrai, là dessus pour occuper mon pauvre hyver. Jules M...., par bonheur et aussi par nécessité de son métier, se montrait autrement scrupuleux que moi. Il notait et renotait corniche par corniche, mesurant les jubés, sondant les cryptes, supputant les architraves et comptant ses pas aussi, comme un bourgeois de Dijon.

Nous voilà donc sortis de Domfront, un beau matin de septembre, sur de méchants bidets de louage qui ne nous servaient véritablement qu'à ne pas tremper nos genoux dans les ornières, mais qui, rasant de trop près le bord des chemins creux, nous accrochaient, comme il advint à Absalon, la coiffure ou les traits du visages aux pommiers et aux coudraies plantés dans les haris.

On arriva vers dix heures à Troutel, où nous déjeunâmes d'un poulet et de galettes de sarrasin, et l'église visitée, dans laquelle nous passâmes près d'une heure à déchiffrer quelques grandes dalles tumulaires un peu moins effacées par les genoux des gens en prière que celles que nous avions vues la veille si nombreuses à Carrouges. Nous reprîmes notre route vers Maubosc, dont le petit clocher ardoisé nous apparut enfin derrière son chêne centenaire, à deux heures bien passées de la relevée. J'ai mesuré, comme tant d'autres, avec mon bâton, le chêne sacré d'Allouville dans l'autre Normandie ; le chêne de Maubosc, moins connu, n'est pas loin de le valoir. La porte basse de l'église se trouvait, par hasard, ouverte, et un personnage, que nous jugeâmes sans peine être le sacristain, s'y évertuait, seul et à grand bruit, à ranger bancs et chaises, à épousseter le lutrin, à redresser les cierges pour l'office du lendemain qui était un dimanche. Nous le jugeâmes sacristain sur sa besogne et non sur sa mine, car il avait bien la figure pleine de bénignité, mais la taille haute, droite et roide et l'encolure d'un vrai soldat plutôt que d'un porte-croix. Avant de faire sur ce brave homme tant de remarques attentives, nous avions presque achevé le tour de l'église. Passant devant la dernière chapelle, nous fûmes arrêtés par la vue d'une petite madone en pierre d'un travail très fin, laquelle nous rappela à tous deux, pour l'époque et la précision du ciseau, la jolie madone gothique qui s'adosse à l'un des premiers piliers de la cathédrale de Sens. Il fallut alors, pour avoir quelque éclaircissement, se rapprocher du singulier bedeau (il avait, outre ce que j'ai dit, une chevelure qui, pour être rousse, n'était pas d'un roux normand), et lui demander ce qu'il savait de cette notre-dame. Il nous répondit en un jargon qui n'était ni de notre patois ni d'aucun français de France, que M. le curé en savait certainement là dessus plus long que lui, et sans plus causer, il ouvrit une petite porte latérale qui donnait sur le cimetière, et nous conduisit par delà tout droit au presbytère.

Nous avions, depuis quelques semaines, une trop grande habitude de hanter les bons curés de campagne, pour nous effrayer de cette visite. M. le curé de Maubosc était dans son jardin où il ramassait ses poires tombées de l'espalier et regardait mûrir ses premiers raisins le long de la grande vigne.

Il nous accueillit de son meilleur visage qui n'était pas une figure commune de curé, et nous lui fîmes part de notre curiosité grande.

- Messieurs, nous répondit-il, je suis, comme vous, curieux des antiquités, autant que j'en rencontre dans mon voisinage, ou qu'il m'en échoit entre les mains. Je n'ai pas été sans rechercher comment et d'où cette belle sainte vierge que vous avez vue était tombée dans notre pauvre église. Les gens de ma parroisse lui ont une dévotion particulière. (C'est ce que Jules et moi avions observé ; la bonne vierge de Maubosc avait son petit pied aussi usé par les baisers des personnes pieuses que l'orteil du Moïse de Miche-Ange ou du Saint-Pierre en bronze de la basilique).

- Elle a, en effet, lui dîmes-nous, la tête écrasée de couronnes.

- Ne la plaignez pas, repartit en souriant le bon curé, car elle a failli avoir bien pis que cela. Vous ne l'auriez pas reconnue ; ne voulaient-ils pas la traiter, - ne leur en veuillez pas, c'était par piété sincère, - comme les vieilles images privilégiées, l'affubler en poupée d'une robe d'or à plis roides, tout ainsi qu'une vierge miraculeuse, que Dieu ne lui a pas fait la grace d'être. Qu'eut-ce été que notre pauvre bonne vierge de Maubosc attifée de la sorte, et sans les dons tout puissants que le ciel a réservés à telles que Notre-Dame de la délivrance. Pardieu, messieurs ! acheva bravement M. le curé de Maubosc, je lui ai, du moins, sauvé sa beauté du diable.

- Mais M. le curé, reprimes-nous, et les papiers de la fabrique ; n'y a-t-il moyen d'y rien trouver ?

- Les plus curieux, nous dit-il, ont été brûlés pendant la révolution. Il ne m'en est resté que tout juste assez pour m'assurer que le petit vitrail du haut de la fenêtre à droite, qui représentait, j'imagine, saint Martin et les petits enfants, du moins c'est ce que j'ai supposé, car il y manque plus d'une petite pièce de verre, avait été posé là en l'an 1563, en même temps que les armoiries qui sont au-dessus et qui sont véritablement celles de nos anciens seigneurs de Maubosc.

- Se voit-il encore quelque ruine du château, monsieur le curé ? demanda Jules.

- Vous avez dû passer dessus, nous dit-il, et vous n'avez dû broncher contre rien. Nu comme cela, fit-il en frappant du pied le terrain de sa petite basse-cour qu'à ce moment nous traversions ; mais anciennement Maubosc avait château et motte, comme on disait.

Monsieur le curé nous fit entrer dans sa bibliothèque qui était plus considérable par les in-folios de St-Thomas et des Pères de l'église que par les ouvrages profanes. Pourtant Jules fut touché visiblement en caressant là de la main les solides nervures de ses plus chers Bénédictins, entr'autres le savant traité de diplomatique, sans oublier la Neustria Pia. L'idée que nous avions prise de M. le curé de Maubosc sur sa figure en fut encore relevée, et la vue d'un magnifique crucifix d'ivoire, d'un ravissant missel aux peintures gothiques du temps de Louis XII, qui provenait de l'abbesse de Ste-Claire, et qui avait eu grand peine à trouver un acheteur, parce que depuis longtemps il était sans couverture, et enfin d'une paire de fauteuils à tapisserie ancienne, acquis à l'extinction d'une famille aisée du pays, achevèrent de nous le donner pour un homme de bien.

- Ah ça, messieurs, nous dit-il, puisque vous êtes curieux de toute chose antique, je ne veux pas que vous quittiez la paroisse sans voir notre pierre levée, notre pierrefitte, comme on dit ; on n'en manque pas dans la province, mais je ne crois point que jamais personne se soit avisé de compter la nôtre. Pour voir cela, ajouta courtoisement M. le curé de Maubosc, il faut faire à mon presbytère un souper maigre et vous y héberger jusqu'à demain. Dès le point du jour, Guillaume, qui vous a amenés à moi, et qui nous sert et dessert, l'église et moi depuis tantôt vingt-cinq ans - c'est un brave vieux soldat Prussien - vous conduira à mon rocher druidique ; vous n'aurez guères à faire qu'une demi lieue de pays ; encore Guillaume, pour ne pas manquer l'heure de sonner sa messe, vous raccourcira-t-il le chemin en vous faisant sauter quelques échaliers. Après la messe, fit il en riant, nous mangerons les tripes dominicales, et je ne vous retiendrai plus.

Nous eûmes beau nous excuser, il fallut céder, et non de mauvais gré. Le bon curé semblait trouver quelque plaisir à s'épancher avec nous. Il entrouvrit un grand coffre plein de paperasses de tout temps et de toute sorte.

- Entre le prône et le cathéchisme, nous dit-il, je trouve encore quelques heures que Dieu me permet de donner à mon loisir, et j'ai occupé ce temps à remplir le coffre que vous voyez. Ce sont des titres la plupart fort anciens que j'ai recueillis dans tout notre Bocage, et un plus habile que moi écrirait avec cet amas de chartres de notre menue gentilhommerie et de nos pauvres maisons saintes, une bien instructive et bien inconnue histoire de notre Pays-Bas Normand.

Nous demeurâmes stupéfaits de la patience et du trésor que nous découvrait cet humble curé de campagne. Soupçonner une histoire possible de ce misérable et obscur Bocage, pensai-je presque mortifié, c'est une idée héroïque.

- Que de temps et de peine, et aussi quel beau fruit ! dit tout haut Jules.

- Trente années bientôt, repondit le curé, et une attention de chaque heure. J'ai suivi cette pensée comme un soulagement qu'envoyait Dieu aux durs ennuis et presque aux embûches dont m'entourèrent mes ouailles et d'autres encore dans les commencements de ma vie pastorale. La destinée de ce bon Prussien Guillaume, s'est trouvée alors singulièrement enchevêtrée dans la mienne, et nous n'avons plus essayé depuis de les démêler l'une de l'autre.

Monsieur le curé suspendit là son histoire. - Nous n'avons jamais su si c'était par un artifice oratoire, pour nous la faire mieux désirer, mais soupçonnant que nous n'avions point, comme lui, diné à une heure de la relevée, il fit avancer le moment du souper et descendit lui-même nous chercher au caveau de ses bouteilles les mieux empoudrées. Et véritablement Jules qui est né connaisseur, et moi, selon mon peu de science, pouvons jurer d'en avoir rarement humé de meilleur, même chez les confrères de M. le curé de Maubosc. C'est, il faut bien le dire, la plus notoire coquetterie de nos curés normands, et il faut aussi avouer que peu des plus riches personnages du pays y surpassent ; or il est au su de tout le monde qu'il n'y a province dans le royaume dont les caves soient aussi richement fournies que celles de Normandie, par la juste raison que pas un pied de vigne n'y est planté pour la vendange. Quand nous en fûmes venus au vin de Roussillon et au fromage de Livarot, le curé appela Guillaume, et lui dit de mettre la cafetière au feu, et de tirer du placard l'eau-de-vie vieille de cidre, et Guillaume lui remettant sans doute son histoire en tête, ce que nous avions cherché fort en vain durant le souper, il nous la conta, ou peu s'en faut, dans les détails où je la redis.

Le nom de M. le curé de Maubosc était Joseph Carbonnier. Étant enfant, son apparence était lourde et épaisse et sa timidité incorrigible ; mais aussi bien que l'on voit l'esprit d'un homme fort être rempli de douceur, aussi bien l'esprit d'un homme timide débordera-t-il en pensées d'audace et de vigueur. Maître Carbonnier, son père, dernier bailli deTroutel, s'était effrayé de bonne heure de cette fureur avec laquelle il voyait que son fils recherchait l'étude, et lui répétait sans cesse la sage maxime de notre pays : *jeunesse qui veille, vieillesse qui dort, signes de mort*. En outre de ces traits, ce jeune homme était, pour tout dire, chaste comme son patron, fort tenace et opiniâtre en ses croyances, et d'un humilité et d'une complaisance parfaites. Faites-lui bis, faites-lui blanc, çà vous plaît, tout est dit. Cette humeur visiblement propre aux plus belles vertus chrétiennes et cet esprit entièrement porté à Dieu, virent s'approcher l'épreuve accoutumée de ce temps et la prévinrent. En ce temps-là, qui était celui de Napoléon, le tour venait à chacun d'être soldat ; il n'était point d'adresse : doigt coupé, pied tordu, dent cassée, épaules serrées, qui sût y faire échapper, et cet état, comme on sait, n'était point alors une sinécure. Les hommes qui faisaient métier de remplacer les riches à la guerre, ne se vendaient pas moins de quinze cents pistoles, que la plupart de ces gens regagnaient plusieurs fois en désertant leur régiment pour se revendre de nouveau.

Ces quinze cents pistoles équivalaient à la plus forte moitié des prés et champs composant le petit bien de M. Carbonnier. Il n'eût pu, pour un seul enfant, se résoudre à un si énorme sacrifice et déshériter ainsi cruellement son autre enfant, Antoinette, qui n'aurait plus eu à compter que sur sa jolie mine pour s'établir en mariage.

L'état de prêtrise satisfait l'esprit de paix de Joseph et son tempérament, et d'un même coup le soustrayait à l'armée. Quoique cette idée l'eût fréquemment préoccupé depuis son enfance, il s'y abandonna plus sérieusement en prenant de l'âge, et considérant que ce dessein, une fois arrêté, le sauvait d'un embarras, le plus grand sans doute qu'il sût prévoir dans sa vie, chaque jour plus proche et plus inévitable.

Dans les pires jours de la persécution, quand la foi était violée et faussée, et la garde des ouailles commise à des pasteurs infidèles, il n'entra pas dans la divine conduite, que nous fussions un moment privés des sacrés offices de prêtres non assermentés. Malgré la rage impie des citoyens de chaque ville et les recherches et battues sans cesse renouvelées, ces généreux martyrs que l'on trouvait prêts en tout lieu à chaque besoin des âmes, brûlant du zèle et du courage qu'enseigne notre religon , soit qu'il fallût consacrer une naissance ou un mariage chrétien par les bénédictions de la sainte église, soit qu'il fallut, cela se vit alors, porter le pardon de Dieu au chevet de leurs bourreaux mourants dans le blasphême, échappaient comme par miracle et par des détours surprenants à tous les piéges ennemis. Au commencement, tous n'étaient pas mis en pièces par la main des furieux, mais ils étaient abreuvés de plus d'outrages que notre saint Maître en sa Passion, dont le moindre était l'usage de les promener par les carrefours sur un âne, assis sens devant derrière et la queue de la bête dans leur main.

Les fidèles chrétiens sentant mieux le besoin de ces consolateurs à mesure que le sort des honnêtes gens devenait plus incertain, apprirent à leur faire des cachettes plus sures dans leurs maisons, sous les gerbes des greniers, derrière les fours, entre deux caveaux, et dans les fermes en un coin des granges, et jusqu'au fond des bois, où les petits enfants leur portaient à manger. En reconnaissance, et se conformant au précepte divin, ces ministres persécutés du seigneur, instruisaient avec tendresse de sa loi tous ces petits enfants, défendant, dans le secret, contre l'impiété du siècle, leurs premiers exercices.

Les premières paroles de dévotion que pût comprendre Joseph Carbonnier et les premières oraisons qu'il pût apprendre, lui vinrent d'un de ces vieux prêtres non assermentés que sa mère, Mme Carbonnier, tenait en cache, et qui prenait autant de soins de Joseph que sa nourrice elle-même. Joseph réfléchissant, dès qu'il eut quelque connaissance, sur ces instructions primitives, empreintes en lui par ce vieux curé qui s'exposait à souffrir mille morts pour ses croyances, ne chercha point à les effacer, mais à s'en pénétrer mieux coeur et âme.

Ayant achevé ses humanités au petit séminaire de Séez, et ses études théologiques au grand séminaire, il y prit la soutane, et de cette manière, se trouva sauvé de la grande chance qu'il courait de traîner un sabre de dragon dont il avait la pleine taille, ou d'être incorporé dans ce fameux vingt-huitième, tout formé de conscrits normands, et qui fit, à Austerlitz, des merveilles de courage.

Il se trouvait alors que l'illustre clergé de France, horriblement mutilé par l'apostasie ou le martyre de ses plus nobles membres, était pourtant sorti du tombeau qu'il avait gardé dix années, et montrant au peuple ses plaies encore saignantes, avait ranimé la ferveur et appelé des apôtres. Et cette religion renaissant pouvait-elle manquer d'apôtres, quand, au jour de sa feinte agonie, nos provinces l'avaient confessée par des combats de géants, et quand ces nouvelles fêtes du cirque, données au peuple par Marat, avaient repeuplé les catacombes ? Enfin, s'il arrivait, Dieu me pardonne ce blasphème, que la religion du Christ fut reconnue une erreur par les intelligences haut-montées, et n'eût plus de prêtres en nos pays, elle devrait trouver encore des philosophes qui endosseraient sa robe pour secourir, au moment de la mort ou de l'affliction, les pauvres simples qui n'auraient pas dépouillé leur foi en elle, et l'invoqueraient dans la mauvaise heure. Les jeunes curés étaient en nombre dans le clergé nouveau. Vers 1814, Joseph Carbonnier fut envoyé à Maubosc pour en desservir la paroisse.

Paul Louis qui a fait rire du bien, plus souvent qu'un honnête homme n'aurait fait, n'a point tari sur ces jeunes curés, ne voulant point entendre ce que demandaient d'eux leur zèle et l'horreur des dernières souffrances du Christ. Leur vive ardeur, éveillée alors et soutenue par les hauts esprits du siècle contre l'irréligion qu'ils n'avaient pas encore désespéré de détruire, cherchait l'ennemie sous tous ses masques et chacun avait à coeur de la chasser de son petit empire.

M. Carbonnier, entrant au presbytère de Maubosc, y trouva toutes choses en un grand désordre. L'ancien curé qui était un pauvre laisse-tout-faire, n'y voyait quasi rien à travers ses bésicles, à l'horrible saccage qu'on exerçait contre sa maison, sans faire grâce à celle de Dieu. Les enfants de choeur entamaient le vin des burettes avant la sainte messe et l'achevaient après ; ils se paraient, pour leurs mascarades, des panaches du dais ; s'ils jouaient à guigne-muchette, ils montaient dans le clocher, ils ravageaient la sacristie, et fouette à la rigoulette ! quand ils étaient cachés dans les armoires où l'on serrait les chappes. La vieille gouvernante, Céleste, vivait dans la meilleure intelligence avec le sacristain qui s'appelait Rochon, et pour prélever la dîme à tout propos sur les menues redevances et faisances du curé, ils s'entendaient, c'est le mot, comme larrons en foire. Les petits gars de la paroisse, sachant bien que c'était à Rochon qu'ils volaient, ne se faisaient pas faute d'enfoncer la haie qui closait le courtils du curé pour en abattre les poires et secouer les merisiers, et, de cette façon, pour son fruitier l'année n'était jamais bonne. Quant aux offrandes auxquelles il avait droit à l'occasion des mariages ou naissances, de quelque nature qu'elles fussent, en sucre, en vin, en fromage, en volaille, il n'en avait jamais que la vue ; et ainsi arrivait-il que le vieux curé, qui n'avait jamais eu la tête ni forte, ni lourde, était de toute sa personne léger comme une paille battue, et Céleste, à l'opposé, grasse, dit le proverbe, comme un chien de presbytère. Les parents du bonhomme voulaient-ils qu'il y trouvât à redire : - je m'en jetterais la tête contre les murs, leur répondait-il, qu'il n'y en aurait que les bosses. Ils obtinrent de Monseigneur qu'il serait transporté plus près d'eux, et M. Carbonnier vint donc prendre sa cure.

Céleste et Rochon qui sentaient leur fortune s'en aller avec l'ancien curé, se présentèrent en rechignant à la porte du presbytère pour tenir la bride au cheval, pendant que le nouveau desservant sortirait de la carriole. A la vue de sa mine sérieuse et de sa grande taille un peu lourde, Rochon ne se tint pas de mécontentement ; mais Céleste qui considéra son air de jeunesse et la simplicité de sa contenance, se rassura incontinent : c'est un Jacquot-Nanette d'autre sorte, pensa-t-elle.

M. Carbonnier demanda à Rochon s'il voulait bien lui ouvrir les chambres du presbytère, et lui expliquer l'usage accoutumé de chacune. Rochon lui répondit bourrument que la servante était là qui avait les clefs du logis et que lui ne connaissait que celles de l'églige. Céleste ne le laissa pas continuer sur ce ton :

- Garde ta langue pour manger des choux, fit-elle en l'interrompant.

Alors elle débarrassa les mains du nouveau desservant de son bréviaire et de son parapluie, et l'invita à passer le seuil de la maison curiale, avec les révérences les plus galantes du monde. Mais dès que M. Carbonnier eut mis le pied au dedans de ce seuil, il put croire être tombé dans cet antre de Thébaïde où le bienheureux Antoine lutta par la patience et la foi contre les malignes imaginations et transformations de mille légions de diables enragés.

Céleste commença, pour premier essai, à établir, sauf appel à notre St.-Père, un carême des quatre saisons ; si bien que, rien que par les jeûnes, M. Carbonnier eût gagné sept fois son salut ; mais il ne l'en voulut croire et souhaita d'avoir une basse cour. Il n'en tira pas tous les profits ordinaires, car il parait que les coqs n'avaient point de vertu, et il ne fut jamais assez habile pour mettre la main sur un seul nid de ses poules.

Dans le village était un homme qui s'appelait Gondouin ; il se faisait connaître pour brutal, incrédule et ennemi des prêtres. Son père et lui s'étaient portés acquéreurs de quelques vergées de biens nationaux, qui lui donnaient une certaine consistance dans la commune. Il émerveillait l'esprit de plusieurs braves gens de sa paroisse par de violentes moqueries, conservées en sa mémoire depuis les temps non effacés de la révolution.

Le vieux curé qui venait de quitter Maubosc avait pris de lui une crainte ridicule, au point de n'en oser parler. La mauvaise influence de Gondouin et sa brutalité s'en étaient accrues d'autant ; et maintenant il riait et faisait rire de tout pouvoir sacré et intimidait les religions attiédies. Enfin, pour tout dire, il avait servi dans les guerres de l'Empire avec quelque honneur, et il ne souffrait ni pitié ni merci pour le pouvoir nouveau. Toute son humeur se portait donc contre les prêtres, au mains de qui l'on disait être commis ce pouvoir. Puissance de paix et de charité qui s'élevait par sa nature même, contre une puissance de guerre et de haines.

Le zèle du nouveau desservant excita contre lui un transport extraordinaire à propos de la danse. La coutume était sous l'ancien, depuis le temps où l'église s'était rouverte au culte, de danser le dimanche devant le portail, dans l'enclos même du cimetière. Les gens de Maubosc n'avaient point trouvé, dans cette époque horrible où le peuple renia et honnit la foi de ses pères, un emplacement plus commode que cet ancien cimetière pour y célébrer les solemnités et les jeux de la commune. Chacun sait qu'alors l'idée était qu'il convenait d'honorer les restes des aïeux par la joie et par des buissons de roses, non par des pleurs et des cyprès. En maint autre endroit de la province les filles et les garçons de village s'ébattent ainsi dans les cimetières, sans songer au repos et au silence que demandent les morts.

M. le curé de Maubosc monta donc dans sa chaire et parla avec une grande véhémence contre cet usage impie, et cette profanation abominable d'un lieu aussi sacré que l'église même.

- Vous n'oseriez, leur dit-il, traverser le soir cette enceinte bénie, ni même en longer de trop près la muraille, craignant que vos soeurs et vos mères et tous vos proches ne se levent de sous leur gazon pour inquiéter au passage vos âmes pêcheresses, et si vous apercevez la croix noire qui est plantée à leur chevet, vous croyez que c'est leur bras qui surgit de terre et vous menace, et voilà que sortant à peine de la maison du seigneur, et vous croyant défendus contre les fantômes par les rayons éclatants de ce soleil qui ne devrait montrer que la honte de vos fronts, vous venez là étaler à la porte de Dieu et comme bravant sa justice, le scandale de vos vanités et de toutes vos passions mondaines. Vous foulez sous vos pas impudiques les restes à peine refroidis de vos morts les plus chers, vous broyez leurs ossements, et vous leur défendez le sommeil que leur vie sainte à mérité, et Satan est maître du champ de J.-C.

Il continua, en termes semblables, à s'élever contre les plaisirs coupables des jeunes gens, qui donnaient à l'enfer la moitié du jour consacré au ciel.

Il descendit enfin de la chaire et comme il avait vu rougir les filles, il pensa avoir gagné la cause de Dieu. Mais, la relevée, après vêpres, les paysans demeurèrent, par habitude, assemblés dans le cimetière, les filles ne s'écartèrent pas loin, le ménestrier se trouva là et la vieille vendeuse de fouaces, qui courait les assemblées avait déjà posé sa corbeille sur les tréteaux. Les plus hardies commencerent le branle et les timides n'en voulurent rien perdre. Les coiffes allaient donc sautant et les blaudes des gars fouettaient au vent, quand sortit le jeune curé de son presbytère, pâle et presque pleurant de cet ennui. Il les regarda de loin, puis à mesure que son coeur se remplit de la sainte fureur, dont fut animé le divin maître chassant les marchands du temple de Salomon, il s'avanca au milieu d'eux et rompant une ronde, en retirant la main d'une fille de celle d'un garçon, il menaça du refus des secours pieux les brebis rebelles à la parole du pasteur ; se retournant vers le vieux violoneux, il le saisit par sa veste et le força à descendre de la pierre tumulaire où il s'était posé ; et pour dernier effort, il remit à la marchande aux brioches son panier sur les épaules et la poussa hors des murs du cimetière. Voyant ces transports du jeune prêtre, tous les branles s'arrêtèrent d'un coup.

Gondouin n'avait garde de manquer là. Comme chacun regardait sa voisine sans mot dire, il poussa de sa pleine voix un gros rire et s'écria que le cimetière était fait pour tout le monde, et que le curé n'entendait rien à ce qui faisait plaisir aux morts ; que pour lui il était certain que son défunt père était autrement réjoui par un petit air de viole ou de vielle que par des chansons de procession. Ne faudra-t-il point, dit-il, aussi, que nous passions le dimanche à dévider des chapelets au coin de notre feu. On voit bien que les temps changent, car voilà les corbeaux qui piaillent plus haut, et ceux de l'année mieux que les vieux de cent ans. On ne vous demande pas de tenir le violon. Mais laissez donc danser les filles ; vous écouterez le lundi ce qu'elles vous en diront à confesse ; et pardieu, ce serait bien de votre âge de danser avec nous.

- Vous qui parlez, lui répondit le curé, et tentez de dépouiller par le scandale le ministre de Dieu du respect dont l'entoure la loi sainte, si vous mouriez demain sans repentir, vous n'entreriez point, je le jure, dans cette enceinte des morts fidèles.

- Ne vous inquietez pas de mon dernier bivouac, monsieur le curé, répondit Gondouin, j'ai failli laisser mes os dans plus d'un coin de ce pays des meinherrs où vous ne seriez pas venu les ramasser pour les mettre dans votre champ mal hersé. Allez toujours pissant, fit le rustaud, jusqu'à ce que le vent vous lâche.

Gondouin s'aperçut en ce moment que les filles s'étaient débandées et sautaient plus lestement que les moutons de Dindenot, les trois marches en pierre du cimetière. Il en arrêta le plus qu'il put et leur dit qu'il voyait bien qu'elles ne voudraient plus danser dans le cimetière qui était pourtant la meilleure place du village ; mais derrière sa maison il y avait une belle cour où le curé n'aurait pas vue de dedans son presbytère, et la grange ouverte dans les mauvais jours : entre nous autres filles, il n'y aura pas de garçons. Il en entraina bien quelques unes, et le dimanche d'après, les autres s'y rendirent sans trompette. De cette bataille épouvantable, le pauvre M. Carbonnier rentra au logis à demi mort.

Un matin qu'il allait et venait dans son jardin, taillant ses poiriers et échenillant ses rosiers, il aperçut des pas dans une plate-bande de choux, et suivant cette piste, il trouva qu'elle aboutissait à deux troncs de brocoli, de la veille même étêtés, et les pas de retour conduisaient sans méprise vers la haie d'enclos. Les brèches, dès les premiers jours de l'arrivée de M. Carbonnier, en avaient été réparées ; mais des buissons d'épines sèches avaient été apposés et non plantés sur le fossé. M. le curé voulut montrer qu'il se tenait sur ses gardes et effrayer le maraudeur. A la nuit tombée, il emmena avec lui le chien du vicaire et l'attacha à un arbre voisin de la haie. Il veilla une heure ou deux plus tard qu'il n'avait accoutumé, mais il n'entendit rien, et le lendemain il trouva d'autres ravages. Il ne sut que penser, et pour en avoir le coeur net, il résolut de faire sentinelle. Voilà qu'avant le premier frôlement dans les broussailles, vers onze heures, une voix se prit à appeler le chien par son nom : Brillant ! Brillant ! une voix d'ami ; puis, une bourrée d'épines fut écartée, et le maraudeur se glissa comme par un chemin connu. M. Carbonnier le voulut voir faire jusqu'au bout et le suivit sans bruit. Il s'arrêta pourtant en entendant se mêler deux voix, et il s'approchait pour démêler à qui ses plates-bandes avaient affaire, quand son pied, buttant contre une bordure de buis, le fit trébucher et effaroucha les compères. Il ne put en suivre qu'un seul des yeux, et comme il vit que celui-là regagnait la haie, le curé excita Brillant qui, n'écoutant plus que cette voix, saisit le coureur de nuit par sa veste, et lui arracha une poche.

Étant rentré chez lui avec ce lambeau, M. Carbonnier reconnut aussitôt la veste de Rochon. Il n'avait point vu où le complice avait passé ; il ne put s'ôter de l'idée que Céleste recevait ainsi, chaque nuit, son bon ami Rochon dans le jardin du presbytère, ce qui était vrai ; mais l'honnête jeune homme se défendit tant qu'il put du jugement téméraire. M. Carbonnier demanda, le lendemain d'un ton fort sévère, les cléfs de l'église au sacristain, et Rochon les rendit sans mot dire ; mais au moment où il mettait le pied hors du logis, M. le curé entendit qu'entre ses dents il marmottait à Céleste : - ce curé là fait comme les enfants de prêtre, il mange son pain blanc le premier ; - et M. Carbonnier tint son coeur prêt à de nouvelles épreuves.

Le vicaire dont j'ai nommé le chien, s'appelait l'abbé Mahelin. Le desservant d'autrefois était trop faible et trop vieux pour satisfaire à tous les besoins de ses paroissiens, et Monseigneur lui avait adjoint un vicaire dont l'activité suppléât à celle du pauvre curé ; et, de fait, à juger par la vigueur et l'activité du corps, Monseigneur ne pouvait mieux choisir. L'abbé Mahelin était (il ne s'en cachait pas devant ses amis) un ancien chouan mal tonsuré, qui pensait s'être défait, en prenant les ordres, de son amour pour le Bocage et pour les armes. De tout bois l'empereur faisait des prêtres, comme de tout bois des soldats. Mahelin trouva le moment bon pour faire valoir le petit savoir en *us* qu'il tenait d'un oncle, ancien curé dans l'Avranchin avant la mauvaise époque ; et voulant se reposer de la guerre de haies et de bois taillis qu'il avait faite avec M. de Frotté, il s'engagea dans la prêtrise. Mais bientôt s'aperçut M. Mahelin que pour avoir servi dans les bandes catholiques, on ne se trouvait pas, par cela même, entièrement propre, le lendemain, à servir Dieu dans la légion sainte de son église. Il n'était pas homme à se mentir à lui-même et vit clairement que la lecture en hébreu des livres sacrés ne serait jamais son fait ; et se mettant l'âme en repos par cette idée, commune aux médecins de campagne, que la piété et la foi non plus que la médecine ne s'apprenaient point dans les livres, il ne douta point qu'avec la continence, la charité et la bonne volonté il ne se fit estimer aussi bon prêtre que pas un de son diocèse. Son dégoût avoué de l'ergoterie écrite, - systèmes, emblèmes et crèmes sures, comme il les nommait, -ne permit de longtems à Monseigneur de l'établir en un poste utile. Enfin s'offrit le vicariat de Maubosc, où ni les courses de nuit ne l'effrayèrent, ni les secours de main aux pauvres gens en corvée, ni - à qui cela nuisait-il ? - une bonne place au haut bout de la table, dans les fermes, à la saison des batteries de sarrasin, et, dans l'occasion, il les instruisait de toutes les recettes pour plaies et blessures qu'il avait apprises en chouannerie.

Il faut bien, dans les presbytères isolés, une pauvre arme de défense, accrochée au-dessus de la broche dans les cuisines. L'abbé Mahelin, arrivé à Maubosc, mit la main sur un vieux mousquet dévoré de rouille, qui comptait, j'imagine bien, avoir craché depuis belles années, sa dernière balle. Dire que ce fut pour la sûreté plus grande du presbytère que M. Mahelin entreprit de dérouiller cette arme de paix, serait mentir ; mais en tout pays les prêtres ne sont point réprimandés pour cela, et - celui-là me revient de suite à la pensée, - le prêtre ermite du Vésuve est le chasseur de lièvres le plus intrépide de sa montagne et du pays de lave en arrière de Naples. C'était la nuit que l'abbé Mahelin sortait en culotte courte et soutane retroussée, et les détonnations du mousquet dans les bois, causaient des frayeurs inexprimables aux bonnes gens des fermes, qui se contaient, à la veillée, des histoires de chasseur noir. Le garde de la Goupilière avait seul le secret.

Un des enfants de choeur, Michel Vilain, se trouva perdu un beau jour, sans que l'on pût deviner où le pauvre petit avait passé. Sa mère le chercha à hauts cris par tout le village et s'en vint à M. le curé qui ne sut que lui en dire. Le troisième jour seulement, M. Carbonnier étant descendu à son caveau qui était séparé de sa cave à cidre et placé sous les bâtiments les plus écartés du presbytère, pour y prendre le vin nécessaire aux burettes de ce jour-là, y trouva Michel épuisé de faim et de frayeur, et ne pouvant se soutenir de froid et de faiblesse. Il s'était glissé par le soupirail suivant ce qu'il avait vu faire à ses camarades, du temps de l'autre curé, et n'avait pu ressortir par la même voie, ni se faire entendre à cause de l'éloignement du caveau au vin et de la surdité de ses voûtes.

Vers les mêmes temps, - autre aventure, - commença à tinter à toute volée la grosse cloche de l'église, et cela, par le fait de mains inconnues et à des heures irrégulières du soir ou de la nuit. M. Carbonnier s'en prit d'abord à un valet de ferme que lui avait recommandé, pour cet emploi de custos, maîtresse Lucienne, fermière de l'Anglescherie, qui avait longtemps gardé ce garçon chez elle à titre de valet de ménage ; mais celui-là répondit très fermement à M. le curé qu'il n'avait jamais laissé ses clefs aux mains de personne, et qu'à moins que ce ne fut le diable, il ne pouvait penser que ce ne fût le curé lui-même, dans ses moments d'humeur lie. M. Carbonnier lui recommanda de veiller à sa cloche, promettant de lui venir en aide si le diable se mettait de la partie. Mais mal en prit à Jean Molinet d'y mettre l'oeil de trop près ; car dès la nuit suivante il se mit en guérite dans le confessionnal voisin de l'escalier du clocher ; de là il guetta passer le faux sonneur, et apercevant qu'il n'avait ni queue ni cornes, il se mit en devoir de le poursuivre, mais l'autre se retourna, et, descendant les dégrés de toute la force de ses jambes, il bouscula Jean Molinet et le jeta à la renverse. Le curé ni le vicaire ne furent pas plus heureux, car on eût dit qu'il y avait vraiment du malin esprit là dedans. Les lanternes les mieux allumées n'y voyaient rien. Le curé ouvrait-il sans bruit la porte basse de l'église, aussitôt la cloche se taisait ; il tournait le dos, elle retintait. Sans le miracle que Dieu permit, cette moquerie de Rochon durerait encore. Un dimanche qu'il sonnait matines avant le jour, il s'en donnait de si bon coeur à tirer après la corde, que la cloche se dépendit et tomba à deux pas de lui, - encore une fois, c'est un miracle ! - sans lui broyer ni la tête ni les membres, mais avec un fracas si épouvantable, qu'il en tomba pâmé de peur. Joignez à cela qu'une poutre en tombant lui avait contusionné l'épaule ; enfin de souleur plus que de mal, il resta sur la place, et c'est de là que le releva M. Carbonnier. Il l'emmena au presbytère où Céleste le reconforta d'un verre de bon boire, et le curé reprenant la réprimande de plus haut, le menaça de porter devant le juge l'affaire du jardin et celle de la cloche, s'il éprouvait de lui une autre semblable contrariété.

Rien de si terrible que les imbécilles, et après les imbécilles que les bêtes craintives, ainsi qu'on va le voir, et pour vous dire toute ma pensée, que les gens timides aussi.

Les neiges vinrent de bonne heure à Maubosc. Quand elles étaient hautes ou quand elles se fondaient, ou seulement quand les boues couvertes par l'eau des pluies, ne permettaient pas aux piétons de passer par tous les chemins creux, M. le curé se servait, pour se transporter aux ponts de sa paroisse où le soin des âmes l'appelait, d'une méchante rosse qu'on nommait la harique, vieille bête bien tranquille et d'une allure tout à fait commode, point brillante d'ailleurs et jamais la tête haute, vraie monture d'un humble curé, et qu'on n'eût distinguée de celle de Notre-Seigneur qu'à la longueur des oreilles. Céleste la nourrissait de mille douceurs de jardinage, têtes de carottes, peaux de melon, fine herbe fraîche, et grommelait contre le curé, quand il la ramenait à l'écurie haletant plus fort que de coutume. Mais elle n'eut le courage de rien dire cette fois où il revint avec la bête au presbytère, la jambe gonflée par une foulûre horrible, pâle, exténué, criant à chaque pas, et la harique couronnée de ses quatre membres.

Il était sorti pour visiter une malade, à demi-lieue de son logis, par un beau soir, bien sec de gelée, où la neige couvrant de toutes parts les guérets et les haies dépouillées, éclairait un peu la nuit et aidait aux étoiles scintillantes. Ayant accompli ses fonctions saintes et versé baume de paix sur la pauvre maison, il revenait au presbytère, et talonnait de loin en loin les flancs de la harique avec celui de ses pieds qui était éperonné, car ainsi nos fermiers ne portent jamais qu'un éperon, pour presser ou seulement pour soutenir son pas relevé.

A mi-chemin, dans un endroit écarté des habitations, un fantôme blanc se leva d'un fossé plein de neige, et se mettant en travers du chemin, il leva ses grands bras, et de ses deux mains partirent deux artifices en feux croisés. Les cheveux du curé s'étaient hérissés à cette apparition subite ; il se serait pourtant remis aussi vite, ces feux fantasmagoriques montrant qu'on n'en voulait point à sa vie, mais la peur de la harique fut irrésistible et si profonde, que son gosier en poussa presque un son. Elle frémit par tout son corps, se cabra, et se jeta contre un fossé où elle s'abattit et continua à se débattre, car elle voulait s'enfuir de ce fantôme et de ses feux mal éteints. M. Carbonnier se trouva pris par l'une de ses jambes entre la jument et la berge, et ils restèrent un moment ainsi, pendant que le fantôme, toujours muet, se retirait vers l'autre fossé d'où il s'était dressé, et disparaissait derrière les haies. Enfin la harique, par un dernier mouvement, se dégagea et ils arrivèrent au presbytère dans le bel état que j'ai dit.

Le lendemain de ce jour, vers la même heure, la malade qui avait désiré la veille entretenir M. le curé, le voulut encore voir auprès de son lit, et les siens envoyèrent un gars au presbytère pour demander à M. le desservant qu'il eût pour ses parroissiens cette complaisance nouvelle. M. Carbonnier, qui devait garder le lit plusieurs semaines, pensa aussitôt à envoyer le vicaire à sa place, et dit à Céleste qu'elle montât avertir M. Mahelin. Mais voilà qu'un long moment se passait et Céleste ne revenait pas. - Elle serait bonne à aller chercher la mort, se disait M. Carbonnier, elle n'irait pas vite. A moins, pensait-il, qu'elle ne lui passe elle-même ses bas et ses culottes, elle devrait être redescendue mille fois. - Enfin cependant, Céleste reparut, et fut cruellement touché, le pauvre curé, quand elle lui rapporta que M. le vicaire ne se trouvait pas dans sa chambre, où son lit n'était point défait, et qu'elle l'avait appelé et cherché vraiment partout le reste de la maison.

Ce ne fut que trois heures après qu'il rentra. Céleste le surprit et l'amena au curé, vaille que vaille, tonne qui vente, dans l'équipage où il se trouvait. M. Mahelin voyant la nuit si propice, si sèche et claire des reflets de neige, autant que la précédente, car le jour n'y avait rien changé, avait pris sur son épaule le mousquet du presbytère, avait chaussé des sabots, et s'était glissé hors du logis, et s'en était allé se poster à l'affût sous les bois de la Goupilière, où, avec la patience d'un vieux chouan, il était resté quatre heures les pieds dans la neige et l'haleine gelée sur les lèvres.

M. Carbonnier le pria de s'approcher de son lit, et se mettant sur son séant, il entama une éloquente réprimande qui pénétra de componction le malheureux M. Mahelin ; car cet honnête vicaire montrait toujours pour ses curés, de quelqu'âge inférieur au sien qu'ils fussent, un respect et une soumission admirables, habitude d'obéissance prise avec ses chefs de guerre.

Le jeune curé le retint donc longtemps sur la sellette, lui répétant sous toutes formes que Jésus avait défendu aux siens de se servir des armes : *Celui qui frappe de l'épée....* C'est ainsi que dans des temps éloignés, les prêtres du Seigneur ont combattu dans les armées des hommes, et même, à la grande bataille, l'évêque de Bayeux commandait une partie de celle du duc Guillaume, son frère, abattant des chrétiens avec une pesante masse d'armes. Mais après ces temps, que de lévites ont péri par l'épée ! car toute parole de Dieu s'accomplit sur la terre : tu ne tueras pas, ou tu seras frappé du glaive. En des temps de ténèbres et d'exterminations, les prêtres ont combattu avec le fer ou ont armé les hommes pour le combat. Voyez maintenant comme le fer s'est abattu sur eux ; voyez le carnage qui fut fait d'eux hier. Ministres du Verbe, notre arme est le Verbe.

- Mais, monsieur le curé, dit le vicaire, des lapins ne sont pas des hommes.

- Non, sans doute, répondit le curé, mais s'y prend-on d'autre manière pour tuer un homme que pour tuer un lapin ? La vue du sang de tout être créé ne doit point réjouir les yeux d'un vrai serviteur de Dieu, et le chrétien ne devrait jamais souhaiter de savoir comment il pourrait frapper de mort son semblable. L'amour des armes est une passion païenne. Ce n'est pas qu'il convienne davantage que le prêtre marche toujours le front baissé et l'oeil craintif, et comme rougissant du Dieu dont il porte la puissance. Voyez-les, trop souvent, comme leur allure est gênée et furtive, eux dont le caractère est d'être nobles et ouverts et de marcher au-devant des âmes. Leur regard est devenu étroit, obstiné, défiant comme celui d'une caste persécutée et en butte au justes haines du peuple. Les brebis se sont changées en loups, et le berger craint le troupeau. Non, cette contenance ne sied point à ceux qui annoncent la parole du sauveur. Que ceux qui craignent la mort ne s'engagent point dans la milice. Jésus n'a-t-il pas dit : vous souffrirez beaucoup à cause de moi. Que notre esprit soit simple ; que notre bouche soit pure, notre coeur plein de courage, nos mains pleines des pardons du Christ et toujours prêtes aux clous de la croix. Quelle rencontre bouffonne, jugez, eût été la nôtre, au milieu des bois, et comme elle eût prêté à rire à ceux qui nous veulent du mal, si, écoutant les contes qui courent par la parroisse et cédant à leur terreur du malin esprit, le curé s'en fût allé chercher à minuit le diable vers la garenne, et s'il eût conjuré et exorcisé son vicaire.

Il lui conseilla ensuite d'exercer son esprit par l'étude, et le renvoya au lit le coeur rempli de sainteté.

Céleste mit à profit les jours et les semaines durant lesquelles M. le curé de Maubosc ne put sortir de sa couchette, pour recommencer ses équipées amoureuses avec Rochon. Mais cette fois, pour prévenir tout accident de molet mordu ou de veste déchirée, elle servit à Brillant, dans son écuelle, une forte dose de mort au rats, dont creva ce pauvre chien. L'abbé Mahelin, désolé de la perte de cette bête qui lui était fort attachée, et désirant se venger de qui il soupçonnait, observa de près les allées et les venues de Céleste, et la surprit un soir en cornette de nuit et en jupon court, errant, comme l'ombre de Didon, derrière les pommiers du jardin, à la recherche de son galant qui franchissait la haie, au buisson d'épines accoutumé. Céleste fut congédiée incontinent, et M. Carbonnier, ne sachant à qui se fier, écrivit à sa soeur Antoinette, pour la prier de venir à Maubosc gouverner son presbytère.

Il commençait à se relever alors, et ce fut pour avoir sous les yeux encore un petit ennui d'autre sorte ; car voilà que l'abbé Mahelin qui ne prenait jamais d'un livre que ce qu'il lui en fallait, avait éparpillé à son usage toute la bibliothèque du jeune curé, égratignant les reliures, faisant des cornes aux pages, et semant les tomes dépareillés par toutes les chambres de la maison. M. Carbonnier qui avait pour ses livres une tendresse sans pareille, se sentit le coeur navré et n'eut pas le courage d'en rire ; c'est-à-dire qu'il n'éprouva pas au fond de lui-même un petit soulagement, quand l'ancien curé se trouvant sans doute trop embesogné dans sa nouvelle paroisse, s'avisa de réclamer son vicaire de Maubosc. L'abbé Mahelin partit sans autre regret, et quelques jours après, qui étaient les premiers de mars, M. Carbonnier ayant conquis enfin et occupant librement son presbytère, Antoinette arriva à Maubosc.

Antoinette Carbonnier, suivant ce que nous a dit son frère, était une jeune fille d'une beauté charmante et dont le coeur était droit et rempli d'honnêteté. Son abondante chevelure d'un blond cendré, ses yeux bleu clair et où les larmes venaient à chaque rire, sa taille élancée et sans maigreur et tous les traits accomplis de sa figure n'appelaient pas seulement une admiration tranquille, mais elle portait répandu en toute sa personne un si touchant caractère de douceur sensible et de bonté forte, que les attraits qui jaillissaient d'une nature si parfaite eussent gagné le coeur d'un roi.

Une fois établie dans la maison de son frère, Antoinette commença à y réparer l'ordre et l'aisance, et y fonda la propreté qui n'était pas entre les vertus que connût Céleste. Elle passait tout le jour balayant, époussetant, jardinant, sarclant le courtils au profit d'une petite vache, que son meilleur passe-temps était de traire et de regarder paître dans la cour herbue du presbytère. Sa mise ordinaire était celle d'une jeune fille aisée de la campagne. Elle avait apporté de Troutel une autre toilette d'un genre un peu plus recherché, mais elle ne la sortait de l'armoire que les jours où elle se rendait soit à Tinchebray, soit à Domfront. Sa tenue était de tous temps fort sévère ; elle était d'une prudence extrême en toutes ses actions, dès qu'elle se trouvait hors de la maison de son frère, ne se lâchant ni d'un mot, ni d'un regard, ni d'un pas qui permît à qui que ce fût de perdre respect pour la soeur du curé de Maubosc. Elle se montrait du reste de l'avenance la plus gracieuse pour tous, et qui la voyait au presbytère était ravi de sa gaîté libre et son abandon tout cordial. Antoinette était généreuse et aumônière. La grosse moitié de ce que le presbytère pouvait donner aux pauvres s'en allait par ses mains ; elle pratiquait une saine dévotion. Ce n'était pas un ange, car c'était une femme, mais elle eût bien figuré une de ces vertus à qui les peintres mesurent force et beauté, la Charité, si vous voulez. M. Carbonnier trouvait en elle la paix qu'il avait demandée au seigneur. Il lui donnait à étudier les livres qui pouvaient orner et élever son esprit. Elle ne songeait point au mariage, mais à continuer une vie pure et bienfaisante entre son père, l'ancien bailli de Troutel, et son frère Joseph, si Dieu et Monseigneur ne l'envoyaient jamais trop loin de Maubosc. Elle rapiéçait la vieille soutane, accommodait le frugal souper du curé qu'ils partageaient au coin du feu ; la graisse d'oie était leur grande friandise. Les premiers jours de ce printemps étaient des jours de paradis à Maubosc. Antoinette filait au rouet, assise sur le banc de pierre au coin de la porte, ou le soir elle tricotait des bas de grosse laine pour Joseph. Le curé de Maubosc et Mlle Carbonnier vivaient ainsi sans désirs et n'espérant que des jours semblables ; mais avec les malheurs du royaume éclatèrent les dernières épreuves et les plus cruelles de M. Carbonnier.

Les étrangers envahirent la France. Nous étions allés à Moscou, et ils nous avaient reçus ville en feu. Les monarques nous rendirent la visite, et Paris et nos pères se laissèrent infâmer. Leurs immenses armées occupèrent et couvrirent le pays. Les Prussiens furent répandus dans notre province de Normandie ; nos villes, trop pleines, dégorgeaient sur nos campagnes. Une compagnie de ces soldats Prussiens vint se cantonner vers Maubosc. Les officiers en furent hébergés au logis de la Goupilière ; les soldats furent semés deux à deux et souvent en plus grand nombre dans les fermes. Par prudence, leurs chefs ne les écartaient pas trop les uns des autres. La maison du curé fut exemptée de cette corvée que supportaient si impatiemment nos paysans. Antoinette s'en réjouit, car les jeunes filles craignaient beaucoup ces étrangers, desquels on rapportait des coups de hardiesse insolente comme on en devait attendre de victorieux en pays conquis. Trop de femmes d'ailleurs, - c'est une honte ! - les traitaient en bien-venus ; mais c'étaient toutes femmes des villes, et nos filles de campagne ne se laissaient voir ni si complaisantes à leurs propos, ni si endurantes. Ils ne les poursuivaient pas moins derrière les haies, au détour des canchières, dans les fournils, à la cave et au grenier. Si bien que l'on vit, durant le temps de l'occupation, les plus jolies et les plus menacées des filles de nos pays, forcées à chercher refuge contre les poursuites effrontées de ces malotrus en capote grise et à parements jaunes, dans certains châteaux de la province, comme on s'en souvient encore, assez puissants pour leur assurer asile et protection.

Aucun lieu où elle pût aller, n'était mieux fait pour abriter Antoinette contre les entreprises de ces Prussiens, que la cure sa présente demeure. Elle ne songea donc point à déserter cette maison privilégiée, où elle pensait, avec raison, que, si elle devait être attaquée, le caractère sacré de M. Carbonnier lui serait d'une meilleure défense que la sévère vigilance de son frère.

Chacun devait penser, en effet, que la soeur du curé ne pouvait point, comme tant d'autres, se marier derrière l'église.

Entre les officiers de cette compagnie prussienne, qui logeaient à la Goupilière, était le baron Henri-Théodore de Nicasberg. Tous ambitionnaient justement de remporter, chacun en son pays, une historiette amoureuse de ce beau royaume dont les femmes ont, par tout l'univers, un si haut renom de grace et de séduisance. Ils estimaient leurs aventures de galanterie la plus précieuse part du butin de conquête. Le baron de Nicasberg avait, autant qu'un autre, cette idée en tête. Le jeune lieutenant, - car il avait ce titre dans l'armée de Blücher, - était très noble, très sincère et très hardi. Le hasard voulut qu'il vit passer Antoinette à l'instant où de l'église elle rentrait au presbytère. Le baron revenait de faire parader ses Prussiens dans l'enclos accoutumé. Jamais ses moustaches, qu'il avait les plus belles du monde, n'avaient été plus galamment retroussées ; jamais son schako bas n'avait été mieux relevé par le plumet. Antoinette aussi se trouvait dans son plus frais atour, car ce dimanche était un jour chaud et magnifique. Elle tenait son livre d'heures à la main, et la pureté était dans toute sa personne. Elle fit souvenir le baron de Nicasberg de ces simples filles de l'ancien temps, que les peintres de son pays représentent en chaperon et en robes longues qu'elles relévent d'un doigt, sortant du porche des vieilles cathédrales, rayonnantes de sainteté, comme autant de reines du ciel. Il s'était assez rapproché de la porte par laquelle s'écoulaient les pieuses paroissiennes, pour que la vue d'aucune ne lui échappât ; et bien que l'on comptât plus d'une jolie personne parmi les filles de fermiers dans la commune, il n'en trouva pas une autre qui, pour lui, valût celle-là, et l'ayant conduite des yeux jusqu'au presbytère, il reprit à petits pas le sentier de la Goupilière, tout plein, coeur et corps, de l'image d'Antoinette, et ne songeant plus qu'à la rencontrer de nouveau.

A son service était attaché Guillaume - Wilhelm c'est le nom dans son pays. - Le lieutenant qui, ne trouvant pas un autre abord, s'était posté, les deux dimanches qui suivirent, au sortir de la messe, sans obtenir d'Antoinette un demi regard, mais seulement un peu de rougeur, jugea que le mieux était de connaître les habitudes et les sorties du logis, et l'ayant instruit des détours à prendre, il mit son soldat Guilllaume en campagne. Mais il arrivait souvent qu'Antoinette ne songeait point, plusieurs jours durant, à passer le seuil du presbytère, et quand elle sortait, elle ne s'aventurait jamais hors de vue de la maison de son frère. Il fallut entrer dans la place, et tous les moyens lui furent bons.

M. de F. de la Goupilière, - on l'appelait tout court M. de la Goupilière, - avait pour ses hôtes toutes les complaisances imaginables, et il n'avait vraiment qu'à se louer de leurs communes relations, car il avait affaire à d'excellents gentilshommes Prussiens, et les gentilshommes du Pape ou du Grand-Turc sont toujours des gentilshommes.

De généreux sentiments exaltaient le plus grand nombre de ces étrangers, et je tiens d'une respectable dame que, dans ces vastes forêts qui couvrent les ballons des Vosges, des spectacles pleins d'enthousiasme se voyaient dans ce temps-là : des bandes d'Autrichiens poussant des hurrah et buvant au fils de notre empereur et au petit-fils du leur, sans craindre les échos de ces montagnes et de ces bois immenses.

Le baron de Nicasberg parla du desservant de Maubosc à M. de la Goupilière, et comme celui-ci se répandit tout aussitôt en éloges, il souhaita de connaître un homme de ce mérite ; partant M. de la Goupilière invita M. Carbonnier à diner au loger. Tout en piquant l'assiette, on ne s'entretint que des affaires du temps, et des bienfaits et des merveilles dont la providence comblait le royaume par le retour de nos Bourbons ; mais une fois le repas fini, le baron s'empara de M. Carbonnier et l'attirant en un coin, commença à se lamenter sur l'ennui et l'oisiveté auxquels étaient cruellement condamnés dans les bourgs et les villages, les officiers de l'armée coalisée, qui, n'entendant presque rien au bon langage français, ne comprenaient plus un mot au patois burlesque de nos barbares provinces. M. le curé n'eut qu'une réponse à faire à ceci : il offrit à M. de Nicasberg les meilleurs livres qu'il eût au presbytère, et promit que dès le lendemain le baron en aurait une très grosse provende.

- Le custos, dit-il, les apportera de bonne heure à la Goupilière ; car, pour moi, monsieur, je ne pourrais peut-être me trouver au presbytère à l'heure où il vous conviendrait d'y venir. Vous savez ce qu'est un prêtre : il ne connait point de loisir ni d'heure qui lui appartienne ; il part où l'appelle le premier cri d'une âme souffrante ; le presbytère alors n'est gardé que par ma soeur, humble servante du Seigneur, divine consolation pour moi, mais qui ne saurait, M. le baron, vous faire choix d'un livre.

- L'oisiveté est un vice et l'ignorance en est un autre, et vous les combattez tous de front et à la fois, monsieur le curé, répondit le baron de Nicasberg, voyant la brèche inabordable de ce côté.

Il se tourna, sans perdre courage, vers un autre point, et donna le grand assaut.

- Vous soulagez mille peines dans le troupeau qui vous est confié, reprit-il donc aussitôt, et nous aussi qui veillons au nôtre, ne savons quelles mesures prendre pour défendre les pauvres soldats de nos compagnies du mauvais vouloir et des pièges terribles qui les attendent en tous leurs logements. Deux de nos soldats ont été envoyés en demeure chez un homme méchant de votre paroisse qui se nomme Gondouin. Il les couche dans un grenier, et il les fait monter à ce grenier par une échelle si traîtresse qu'elle s'est déjà rompue trois fois sous eux, à tout risque de leur briser les membres sur les pavés pointus au-dessous ; il leur empoisonne le boire et le manger ; il les éveille la nuit par des frayeurs singulières ; il leur dérobe leurs vêtements et met en pièces leur équipement. Ces pauvres soldats en deviendront fous. Que faire à cela, monsieur le curé ?

- Changez leurs quartiers, répondit le curé, le presbytère prendra garnison comme les autres habitations du village ; vos gens y dormiront plus tranquilles. Ce Gondouin est vraiment un coeur sans pitié ! Il a fait les guerres impériales et il a été prisonnier dans vos pays, et il ne se plaint point d'y avoir souffert ; il se vante plutôt des bons tours qu'il a joués à ses maîtres. Est-ce la honte de sa captivité qui l'excite à ses méchancetés basses ? Est-ce lui qu'il venge ou la patrie qu'il croit laver d'affront ?

Le baron Henri Théodore ayant ainsi logé les siens dans la place, se tint pour content ce jour-là, et gagna M. Carbonnier par la grace et par la franchise de ses manières, car on ne pouvait nier qu'il fût un des plus séduisants officiers de l'armée du vieux Blücher, dans un temps où la bonne mine et la bonne grace comptaient dans les armées..

Sous la futaie de la Goupilière, il était une fontaine. L'eau de cette fontaine était la meilleure à boire qui se puisât dans la commune ; mais au-dessous de la source était creusé un autre bassin où les femmes de Maubosc s'en venaient laver leur linge. Il arrivait souvent aux officiers Prussiens de sortir de ce côté, lorsqu'ils croyaient voir autour du bassin un groupe de jolies lavandières. M. de Nicasberg qui ne s'attendait pas à trouver là jamais Mlle Carbonnier, l'y rencontra, un frais matin d'août, jouant du battoir au milieu de cinq commères, et, laborieuse comme Nausicaa. Levant les yeux sur lui, Antoinette laissa paraître un mouvement de trouble. Le lieutenant s'approcha d'elle avec beaucoup de politesse, et dit qu'il croyait reconnaitre en elle la soeur de M. le curé de Maubosc. Il lui parla alors de ses deux soldats maltraités par Gondouin et que le presbytère avait recueillis. Il lui rapporta tout ce qu'ils disaient à leurs camarades et à leurs chefs de ses bontés et de son âme pitoyable aux malheureux.

Antoinette se leva confuse et, resserrant dans son panier son linge mal lavé, elle s'apprêta à regagner le presbytère. Mais le lieutenant la suivit, disant qu'il connaissait M. le desservant son frère, et que tous ses soldats, dont elle pouvait faire rencontre n'étaient pas exempts d'insolence.

Quand ils eurent fait quelques pas côte à côte dans le petit sentier, le baron Henri Théodore reprit son tendre discours, de sa voix la moins effarouchante.

Combien elle lui avait apparu belle au sortir de l'église, et que de fois il avait souhaité de la revoir encore ! - Ses yeux, disait-il, la cherchaient partout, de quelque côté qu'il allât et la croyaient voir à travers tous les buissons. L'isolement de sa vie croissait encore le mal ; car l'amour, pensait-il, est la condition première de la solitude. Ni le souvenir de son pays, ni la pensée de ses devoirs militaires, ne pouvaient écarter son image ; et si ses rêves le ramenaient parfois sous les gais ombrages de Nicasberg, ce n'était plus qu'en y transportant avec lui Mlle Carbonnier.

Antoinette, en écoutant ce langage, s'était arrêtée, tremblante comme une feuille ; elle eût voulu s'enfuir et elle ne pouvait faire un pas. Le lieutenant vit cela, et il eût tenté à ce moment de prendre un baiser, qu'elle n'eût pas trouvé en elle la force de le repousser du doigt ; mais il était vraiment amoureux, et cassant le bout d'une branche de vieux saule qui se trouvait là planté au bord de leur sentier humide, - pour l'amour qu'importe le gage ? - il la baisa et la jeta dans le panier d'Antoinette, la priant d'achever seule le chemin du presbytère.

Le diable est fort, disait-il, bien brave ceux qui l'attaquent. Mon amour, croyez-le, est d'un coeur sincère.

Et il remonta le sentier vers la futaie de la Goupilière, quasiment aussi ému qu'elle.

La vérité est qu'Antoinette était si généreuse, qu'elle s'attachait chaque jour à faire oublier à ces malheureux vainqueurs les outrages et les embûches des méchants gars de nos campagnes. Elle les interrogeait sur les coutumes de leur lointaines contrées ; elle leur donnait à vivre selon leur goût. Ils étaient gourmands de poisson et de pommes de terre, et préféraient le cidre au vin ; ils aimaient boire, c'est trop juste. Aussi leur distribuait-elle une honnêtre ration d'eau-de-vie, ayant soin de la couper d'eau par moitié ; mais eux ne lui trouvant plus assez de force, y mêlaient du poivre à foison. Ce remède était de ceux qu'ils jugeaient les plus salutaires pour leurs camarades pris de fièvre. Le dimanche, s'ils voyaient les paysans revenir de la ville avec des faucilles passées autour du cou, comme ils s'en pourvoient pour la moisson, la peur s'emparait de ces pauvres soldats, s'imaginant voir marcher contre eux autant de bandes d'égorgeurs. Ils ne s'éloignaient jamais les uns des autres, et dès qu'ils appréhendaient quelque suprise, ils s'entassaient pour coucher ensemble.

Mlle Carbonnier n'avait pas manqué un seul jour, depuis la rencontre à la fontaine, de trouver, sur certains buffets du presbytère où l'on savait que sa main devait passer, des bouts de branches de saules en tout pareils à celui que le baron Henri Théodore avait jeté dans son panier.

Il y avait donc intelligence établie par les deux garnissaires ; mais Antoinette n'osait les réprimander, ni seulement leur en ouvrir la bouche. Qui cassait cette branche de saule ? C'était le baron, et il la faisait porter par Guillaume aux deux soldats du presbytère. Le courage de Jean-sans-peur, vieux conte dont ma nourrice m'effrayait dans le temps, ne fut pas plus rudement éprouvé que celui de Guillaume allant porter le petit rameau de saule. Car une fois, la nuit, ce fut une citrouille taillée en tête de mort, avec une lumière au dedans, qu'il trouva pendue à un arbre sur son chemin, et au bas de l'arbre était un homme très haut de taille et encapuchonné qui, levant sur lui un bâton, lui dit d'une grosse voix : - Je suis le grand sorcier de la haie du puits. Couche-toi au pied de cet arbre que je te baille une brûlée. - Et comme Guillaume était de chair et d'os, tout de même que saint Amados, et non point né de fumée, quoiqu'assurât Manès de l'homme, il fut, peu s'en fallut, renversé d'un coup de pied de frêne. Il avait, par bonheur, les jambes moins empêtrées que le sorcier et aussi longues pour le moins, et il parvint, l'effroi le talonnant, à le distancer aisément.

Une autre fois qu'il parcourait, dès le matin, le sentier accoutumé, il rencontra un homme qui, l'arrêtant au passage, lui dit que plus loin il trouverait le chemin intercepté ; un labourage de la veille avait fait disparaître le sentier, et il lui fit entendre qu'il n'y avait plus d'autre chemin que de passer par un herbage là loin qu'il lui montra du doigt. Guillaume crut cet homme, sans méfiance ; mais dès qu'il eut franchi l'échalier et fait quelques pas à travers l'herbe humide sans apercevoir de sentier, il se vit en face d'un taureau furieux qui broutait là dans la rosée au soleil levant. Le taureau s'en vint contre lui, soufflant de ses deux naseaux et plus irrité encore par le peu de rouge qu'il voyait en son uniforme, il baissa ses cornes et c'était fait de Guillaume s'il ne se fut jeté prestement dans une haie de ronces, derrière laquelle il disparut non sans mal. Il revint pour chercher querelle à son montreur de sentier, mais il ne trouva personne où il l'avait rencontré.

Une dernière fois ce fut pis encore. Il fut tiré sur lui un coup de fusil, comme il débouchait de la futaie de la Goupilière ; il entendit siffler la balle, et l'homme s'enfuir en foulant les feuilles sèches. Combien ainsi de ces pauvres vainqueurs périrent traîtreusement en cette noble France ! Combien furent enfouis dans les bois ! Combien jetés dans les puits !

Derrière le presbytère était ce qu'on appelle dans les fermes un entretenant, un petit préau suffisant pour la vache et où Antoinette avait ramassé en un mulon le peu de foin qu'elle avait trouvé à y faire faucher. Elle y prenait quelques poignées de fourrage à mesure que la bête en avait besoin. Un jour quelle puisait à ce tas, M. de Nicasberg, qui se tenait caché derrière le mulon, s'élança vers elle en riant et lui prenant les bras, il la supplia de lui pardonner si, mourant d'ennui de ne plus la voir, il s'était introduit dans le préau en sautant par dessus son fossé.

Antoinette se dégagea comme elle put, et lui dit le plus sévèrement du monde qu'il prenait trop de licence pour si peu de connaissance.

- Je ne puis vivre sans vous voir, répondit le jeune officier. Si vous ne me permettez pas de venir à ce préau, j'irai vous chercher dans le presbytère même.

Cette pauvre Antoinette fondit en larmes et rentra au presbytère, un trouble mortel dans l'âme, car elle ne doutait point que M. de Nicasberg ne fit ce qu'il disait, et il avait pressé et baisé sa main. Elle pleura ainsi enfermée dans sa chambre jusqu'à ce que son frère fût rentré au presbytère. Entendant la porte s'ouvrir, elle descendit, et sans cacher ses larmes, elle lui dit qu'elle désirait retourner pour quelques temps à Troutel. M. Carbonnier surpris, lui demanda quelle mauvaise nouvelle était arrivée ; mais aussitôt les sanglots d'Antoinette éclatèrent, et elle lui conta sans détour ce qui se passait depuis quelques semaines. Elle avait gardé ce secret, ne voulant point inspirer à son frère des appréhensions inutiles, et elle tenait cette rencontre à la fontaine et ce commerce de rameaux de saule pour si innocent à la pureté de son coeur, qu'elle s'en était tue même en confession.

M. Carbonnier voyant la confusion d'Antoinette et son désespoir véritable, releva la tête qu'elle tenait baissée et collée contre sa poitrine, et il l'embrassa, le coeur plein de tendresse et de pitié.

- Tu n'as point manqué de prudence, lui dit-il, et ton âme n'a point péché devant Dieu. Dieu soit béni ! Toutes les voies du monde sont périlleuses ; que son Saint Esprit m'aide et m'éclaire. As-tu pesé ton coeur, Antoinette, et l'as-tu regardé d'un oeil ferme ? Méfies-toi de ces beautés de la terre qui ne sont qu'à fleur de peau, selon le mot de l'ancien casuiste. Les démons sont dans les yeux de quelques personnes, dit-il aussi, dans leurs cheveux, dans les leurs mains. Je ne sais rien de l'amour, mais je ne crois point qu'il y en ait d'infini que l'amour de Dieu ; tous les autres, me semble-t-il, apportent en naissant leur tache originelle ; du jour où ils sont nés, leur fin est marquée. A quoi bon ce discours, si ton coeur repousse les poursuites de M. de Nicasberg ? ouvre-le comme devant Dieu. Sur ton salut je te le commande ! As-tu désiré que son amour fût sincère, ou l'as-tu rejeté ?

Antoinette pâlit un peu ; ses lèvres tremblèrent et elle mit sa main sur son coeur comme pour le presser et en faire sortir ce qu'il gardait.

- Le sais-je bien, mon frère ? dit-elle, Non je ne le rejetais pas ! Il paraissait si doux. Mon penchant était vers lui, et je pensais à lui trop souvent, car, jusqu'à ce jour, il semblait craindre de m'effrayer. Vous me regardez tristement, Joseph ? lui demanda-t-elle.

- Non ma soeur, répondit le curé, je songe à cette affaire. Apprêtes tes hardes, Antoinette, comme s'il fallait retourner à Troutel, demandes à François Furst de panser et de seller la harique, et pries pour fortifier ton âme.

Il sortit alors et monta vers la Goupilière : il alla trouver M. de Nicasberg.

- Monsieur le baron, lui dit-il, nous sommes jeunes tous deux, et les hommes de notre âge sont, pour bien dire, ennemis par cet âge même. Aucun ne se fait honte de prendre à son voisin bonheur et honneur. Avant l'arrivée de votre compagnie à Maubosc, l'humble presbytère que j'occupe était une maison de paix et de joie pieuse : ma soeur et moi n'avions qu'une conscience. Il vous a plu de lui murmurer à l'oreille le serment d'un amour, menteur peut-être, et voilà, de ce coup, conscience et confiance à vau-l'eau, et me voilà, de ce coup, un chagrin amer dans l'âme, et la cruelle solitude va recommencer pour moi, et voilà ma soeur Antoinette qui s'éloigne de Maubosc, quand elle commençait à chérir sa place à mon feu et sa tâche quotidienne.

- Elle est partie ? demanda le baron, troublé jusqu'au fond de l'âme.

- Elle part, elle monte dans la carriole en ce moment, dit le curé d'une voix brève et sourde. C'est vous qui l'avez voulu ; que pouvions-nous contre vous ?

- Qu'elle ne parte pas ! Au nom de Dieu ! s'écria le lieutenant hors de lui, je l'aime ! qu'elle ne parte pas !

- Ma soeur, releva le prêtre d'un ton grave, n'a rien qui lui soit plus considérable que son coeur. Pourquoi aviliriez-vous sa seule richesse ?

Ils restèrent muets un instant.

- Si vous sentez dans votre âme quelque pitié noble et courageuse, je vous supplie, monsieur le baron, reprit le curé de Maubosc, je vous adjure d'abandonner tous vos desseins de poursuite coupable.

- Non, non, marmotta le baron en branlant la tête.

Et ils se turent de nouveau.

Cependant il était grandement agité au fond de lui-même.

- Monsieur le curé, dit-il d'une voix ferme au bout de ce silence, et souriant doucement, vous semblez vous résoudre avec peine à ce que Mlle Carbonnier se retire de Maubosc à Troutel. Vous ne trouveriez jamais en vous assez de force pour la regarder partir à Nicasberg.

M. Carbonnier sentit son coeur tressaillir à ce mot inattendu.

Le baron Henri Théodore raconta alors au desservant les premières rencontres qu'il avait faites d'Antoinette et toutes les louanges qu'il avait recueillies dans tout le pays sur la générosité et les nobles sentiments de cette belle personne, et l'adoration qui, dans son âme, avait grossi chaque jour.

M. Carbonnier remporta ces paroles au presbytère, et dire si elles y furent bien reçues, n'est pas besoin.

Le baron prit habitude, de ce jour, de visiter, tous les soirs que Dieu faisait, Mlle Carbonnier, et tous les soirs il en revenait plus amoureux à la Goupilière.

Antoinette, débarrassée de sa contrainte, se livrait à son amour avec toutes les grâces de son âme, avec mille attentions tout à fait caressantes. Les causeries du soir, au presbytère, étaient gaies et pleines de doux souvenirs et des plus riants projets ; car Antoinette serait puissante dame, avec un grand château sur le fleuve au dessus de Krossen, et des paysans soumis ; et à Breslau, comme sa beauté serait enviée et regardée, elle étrangère ; par tous les pays cela est ainsi, les étrangères ont attrait tout-puissant sur les coeurs ; les étrangères sont les mieux aimées ; et de ses fenêtres, à Nicasberg, elle verrait les barques qui passent le soir en chantant sur l'Oder.

Guillaume, chaque matin, apportait des fleurs au presbytère, et en les présentant à Antoinette, il lui disait déjà maîtresse. Il avait pris pour elle une sorte de dévoûment idolâtre, et pour la servir il serait allé, comme on dit, à Mississipi-la-Cayenne.

Antoinette n'était plus sans coquetterie, sa mise de campagne avait plus de gentillesse et d'élégance simple qu'autrefois. Elle avait, c'était juste, le désir de plaire ; et elle se toilettait une heure durant, son frère en riait bien, avant celle accoutumée où arrivait le prétendu. Le bonheur de cette pauvre fille se faisait sentir en tout dans le presbytère ; car, du jour où elle avait su qu'elle quitterait Maubosc pour la lointaine patrie de M. de Nicasberg, elle était devenue plus attentive encore aux soins de la maison de son frère, le servant avec plus d'ardeur, toujours mouvante, toujours son coeur souriant sur les lèvres. M. le desservant de Maubosc devait célébrer le mariage quelques semaines seulement avant la retraite des Prussiens de notre territoire, et tous les soirs, comme j'ai dit, le lieutenant venait au presbytère bien armé, par prudence, car il avait été averti par les mésaventures de Guillaume, et il ne quittait M. Carbonnier et Antoinette que fort avant dans la nuit.

Une nuit, la journée avait été toute épaisse de brouillard, M. de Nicasberg, sortant de la maison du curé pour regagner la Goupilière, vit qu'à partir de l'angle du mur du presbytère, une forme indistincte le précédait dans le même chemin. M. Carbonnier et sa soeur, qui l'avaient accompagné jusqu'à leur porte, virent aussi cette ombre se mouvoir, et pressèrent le lieutenant de demeurer encore un moment avec eux, mais il ne voulut rien entendre, et le curé et Antoinette étaient à peine entrés dans leurs chambres à coucher, quand ils entendirent, à quelque distance, une double explosion d'arme à feu. Ils coururent l'un à l'autre dans une grande consternation et, allumant une lanterne, ils sortirent de la maison, suivante la sente de la Goupilière.

A quatre cents pas environ de la porte, dans cet endroit où le sentier, glissant de boue, était resserré par une haie et des arbres et où le lieutenant avait fait à Antoinette le premier aveu de sa tendresse, ils le trouvèrent par terre, étendu et nageant dans son sang. Le coeur ne battait plus : il était mort. A deux pas de lui, de l'autre côté de la haie, était Gondouin mort aussi et renversé sur le visage ; il ne portait, lui, de sang qu'à la main.

Le lendemain la justice fut appelée sur les lieux du meurtre, et la vérité de cette horrible aventure parut simple et claire à tous. Gondouin, armé d'un fusil, avait guetté, au coin de la muraillle, la sortie du baron de Nicasberg. Il avait pris les devants, et s'était venu poster dans un arbre au bord du sentier, vers le passage le plus sombre. Il semble croyable que M. de Nicasberg, avant de s'engager dans ce passage où il avait vu disparaître cette ombre singulière, avait tiré le pistolet qu'il portait, de sous son habit et l'avait armé. Il ne voyait pas, sans doute, l'assassin quand celui-ci l'ajusta du haut de son arbre et fit feu sur lui. Mais il paraîtrait qu'il eut encore assez de force pour lever la tête et apercevoir Gondouin au milieu des branches sans feuilles, car, à ce moment encore, les arbres n'avaient pas de feuillage. On reconnut que le baron, ayant déchargé son pistolet sur Gondouin, la balle n'avait point atteint celui-ci au corps, mais elle avait traversé la main dont il se retenait à l'arbre et s'était logée dans le tronc. Gondouin avait lâché prise et étant tombé à la renverse il s'était rompu les vertèbres.

Ces deux morts épouvantables firent un très grand bruit dans le pays. Le spectacle de ces deux corps sanglants, la nuit, à la triste lumière d'une lanterne agitée du vent, en vue de ce vieux saule, sacré pour elle, frappèrent cruellement Mlle Carbonnier. Une fièvre maligne la prit ; elle en faillit mourir.

Le baron Henri-Théodore de Nicasberg fut enterré en grande pompe dans le cimetière de Maubosc. Ses camarades et ses soldats lui firent une très belle cérémonie funèbre dont on se souvient encore.

Quant à Gondouin, il fut mis en terre au pied de l'arbre même où il avait assassiné le lieutenant. On planta sur lui une croix rouge devant laquelle les bonnes gens de Maubosc se détournent volontiers de passer.

Guillaume reconnut ce Gondouin pour celui-là même qui l'avait engagé à traverser l'herbage du taureau. Il n'était pas étranger, il faut croire, à ces fantasmagories qui avaient effrayé Guillaume et la harique du curé, car, lui mort, rien de pareil ne se rencontra par la suite.

Rochon et Céleste furent mariés par le curé, car il ne faut oublier personne, mais cette union ne fructifia point.

Quand les Prussiens se retirèrent de France, Guillaume, qui les avait suivis jusqu'à la première marche pour détourner leurs soupçons, les déserta dès le second jour, et s'en revint à Maubosc où il s'attacha, sans retour, à la personne du curé, ne voulant point s'éloigner de la dalle en granit qui couvrait son ancien maître. M. Carbonnier l'établit custos de la paroisse, et il servit plus d'une messe pour le repos de l'âme d'Henri-Théodore de Nicasberg.

Antoinette, rendue à la vie, n'eut plus d'autre idée que de se retirer du monde plus entièrement encore qu'elle n'était retirée. Elle se fit religieuse et entra dans les soeurs de la Miséricorde. Elle obtint d'être des quatre bonnes soeurs qui furent mandées à Troutel pour soigner les pauvres paysans malades et apprendre à lire aux petits enfants. Et si Dieu n'a point pardonné tous ses péchés au baron de Nicasberg, ce n'est point faute des prières de Mlle Carbonnier.

- Maintenant et depuis longtemps, dit en derniers mots M. le curé de Maubosc, mon presbytère est devenu une maison de paix et le soin de mes ouailles est facile. La paroisse n'est point trop étendue ; ma santé est forte et Dieu n'a jamais permis que j'arrivasse trop tard au chevet d'un moribond pour mettre en la sainte voie du paradis une âme à moi confiée. Les instructions que je prépare pour chaque dimanche ou jour consacré sont simples ; mais malgré ce qu'en disent certains nouveaux pasteurs de notre foi, lesquels ne veulent présenter aux croyants que l'appât des recompenses célestes, je ne laisse point, tout en les appelant au ciel par les rayonnantes promesses de notre Seigneur, de les stimuler en arrière par la terreur des flammes et des tourments éternels du Diable. Qui croit au Christ, croit au Diable. Je vis en bonne intelligence avec M. le vicomte de F..., qui est comme notre patron de paroisse et qui venant chaque année passer six semaines à son logis de la Goupilière, m'apporte en mon désert ce qu'il me faut de nouvelles mondaines pour n'être point tout à fait mort au temps et à la science du siècle. L'histoire du Pays-bas Normand est de celles, vous jugez bien, dont on ne trouve les documents nulle part recueillis, et où la mémoire des vieilles gens relie ensemble deux actes de tabellions de campagne. Le nombre est grand des curés qui sont à cette heure, fort entendus aux recherches des chroniques, chacun en son canton ; aussi sont-ils à bonne portée de la tradition et des contes de nourrices. La patience des moines s'est refugiée en eux, et un vague sentiment de notre temps les excite. Il m'a semblé comprendre à moi, en effet, que la refusion de l'histoire, en toute son étendue, devait être le premier fruit de notre monde en travail d'une société. Toute époque qui se prépare à construire, se met en règle avec le passé et pose son histoire : ainsi de Louis XIII, au temps duquel nombre de provinces écrivirent leurs annales ; ainsi de nous. L'histoire faite au temps de la florissance d'un système, est toujours fausse et mal entendue : ainsi d'Auguste, ainsi de Louis XIV. Il n'est peut-être pas sensé d'entreprendre l'histoire d'une nation comme la nôtre. On a pu tracer les fastes d'une petite république ancienne, mais l'esprit d'un homme pourra suivre à peine le génie d'une de nos provinces. Les prêtres sont les justes historiens du peuple, car ils prêchent la piété en montrant la puissance de Dieu dans le passé, aussi bien qu'en enseignant les doctrines révélées.

- Ayant achevé ce beau discours dont il nous voyait fort assoupis, M. Carbonnier nous conduisit à notre lit, qui était dans une grande chambre nue et désolée, au plancher sonore, où il nous laissa attendre l'heure des revenants. C'était l'ancienne chambre du brave vicaire, M. Mahelin. Nous nous éveillâmes à une heure fort avancée du lendemain, et quand nous descendîmes à la cuisine, nous trouvâmes que curé et sacristain étaient à dire leur messe. Nous y arrivâmes à temps pour écouter le prône, où cet excellent prêtre parla en termes les plus clairs et les plus purs de la nativité de Notre-Dame et de son admirable destinée. Pour finir l'histoire, nous déjeunâmes donc de tripes cuites au four, comme il était convenu, et reprenant nos grands halebatels de chevaux, nous ne pûmes empêcher Guillaume de nous servir de guide vers la pierre levée de M. Carbonnier. Chemin faisant, il nous montra dans un bouquet d'arbres la tourelle et les girouettes de la Goupilière. Ce dimanche là, quoique Jules et moi ne nous fissions faute de jouer du bâton sur les oreilles de nos montures, nous ne soupâmes point à notre auberge de Flers avant neuf heures de la nuit.

- Vous avez encore deux, trois chupées, nous disaient à chaque coin de haie les paysans, dans tout le beau de leurs hardes de fête, et nous ne voyons jamais le bout de la route.


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