CHENNEVIÈRES-POINTEL, Charles Philippe, Marquis de (1820-1889) : Curieux Extrait d'un rapport nouvellement présenté à l'Académie de Falaise (1845).
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : norm 245) des Historiettes baguenaudières par un normand publiées en 1845 à Aix.
 
Curieux Extrait d'un rapport nouvellement présenté à l'Académie de Falaise
par
le marquis de Chennevières-Pointel

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Celui qui voyage a besoin de sagesse.
ODIN.

.......... Ayant, de cette façon, messieurs, avec cette exactitude, ce bonheur et ces scrupules, accompli ma mission, visité et chacun en son lieu examiné tous les objets que votre confiance avait fixés pour but à mes recherches ; en ayant, de plus, étudié cent autres inconnus du monde entier, et qu'ainsi il ne pouvait entrer dans votre idée de me proposer, ayant collationné des manuscrits de toutes sortes et des papyrus de tous âges, ayant collectionné les médailles des plus grands rois de Colchos et des empereurs de Trébizonde les plus victorieux ; mon embarcation enfin étant à fleur d'eau et manquant à chaque rafale de s'abîmer dans l'Euxin comme celle de Caron, sous le poids de tant d'âmes illustres ; - Je me trouvai en vue de l'Athos, l'Athos, messieurs, de Xerxès et d'Alexandre !

Mes yeux furent troublés autant que mon âme par ces immenses souvenirs, et bien qu'à cette distance la montagne me parût avoir une forme singulière, je ne distinguai rien clairement.

Nous abordâmes à l'un de ces pays de pêcheurs qui sont épars sur la côte, et dès que j'eus mis le pied sur la grève, je courus à la misérable cabane d'un de ces jeteurs de filets, pour demander un guide qui me conduisît à la montagne. Et ici, messieurs, je ne saurais vous exprimer le premier étonnement dont je fus suffoqué en voyant, dans un coin de la hutte, un troupeau d'enfants qui déchiquetaient, avec des ciseaux et des serpes, des palimpsestes admirables. Je relevai brusquement l'un de ces parchemins mis en pièces, et je reconnus à première vue une homélie de saint Irénée qui surchargeait un traité de Lucien. Transporté de cette barbarie, je leur demandai pourquoi ils lacéraient ainsi ce qu'on eût payé son pesant d'or par tout autre pays d'Europe. Ils me répondirent que les moines charitables de la montagne, ne sachant que faire de ces grimoires, les leur distribuaient, selon leurs besoins, pour servir à leurs appâts de pêche. Je trouvai juste alors, messieurs, tout ce que Voltaire a dit de plus dur sur l'ignorance des moines, et je sortis vers l'Athos, emmenant avec moi, pour qu'il m'enseignât les bons sentiers, le plus ingambe de ces petits vandales.

Hélas ! qu'impitoyable est le temps aux plus audacieuses entreprises de l'homme ! Cette montagne, ce colosse qu'en a-t-il fait ? Sublime Dénocratès ! où est la morsure de ton ciseau de Titan ? Quoi d'humain se reconnait là ? Effort de géant, ambition de demi-Dieu, où parais-tu ? Où, dans ce rocher qui fut Alexandre, reste-t-il un semblant de sa figure ? Je suis antiquaire, messieurs, et l'une des meilleures imaginations de la société de Normandie ; mais je n'y eusse vu, j'ose dire, que pics hardis et montagne mal assise, si, en outre de cela, je n'eusse été excellent numismate. Tout se redresse et prend sa juste forme à l'oeil d'un numismate.

Je commençai à gravir, en suivant les pas de l'enfant, un chemin difficile, mal tracé et que les broussailles encombraient. Nous fîmes ainsi près de deux milles à l'escarpée, jusqu'à ce que, me jugeant à bonne hauteur, je m'arrêtai pour considérer l'étendue au-dessous de moi et la base de la statue. Des oliviers et des chênes sombres végétaient à l'entour du colosse. Entre les doigts de ses pieds qui étaient comme autant de mamelons, des pâtres avaient abrité leur pauvre chaumine faite de terre et de branchages. Le fils de Philippe regardait vers l'Asie. Une route, - pensée de Xerxès, - une route venant de la mer, passait entre ses jambes ; et je vis qu'un ruisseau coupait cette route : l'eau en tombait de la montagne, et comme je cherchais de quel point elle jaillissait, je m'aperçus (messieurs il faut le dire) que le grand Alexandre pissait dans ses chausses.

Nous achevâmes, en tournant vers le derrière du colosse, de monter jusqu'à un large plateau qui était le dessus de ce bloc énorme de montagne, contre lequel la masse de la statue était appuyée et comme assise. Sur ce plateau traînait une suite étroite de collines se rattachant au colosse. Je reconnus là distinctement la queue du lion de Némée, dont la dépouille horrible, épaissie d'une couche d'arbustes flétris, couvrait les reins, les épaules, et la tête du héros.

Me pouvais-je un moment figurer, messieurs, le fils de Philippe en autre accoutrement, me rappelant mon médaillier, et que les rois de Macédoine avaient pour gloire de descendre d'Hercule ?

A l'endroit où le sculpteur avait accoté le buste du conquérant contre la masse de rochers sur le faîte desquels nous marchions à cette heure (suivez-moi messieurs), il avait, entre deux renflements de la montagne, creusé une gorge profonde. L'enfant regardait de ce côté avec crainte et refusait de s'avancer vers les noires cavernes de cette gorge. Il me raconta que longtemps dans cet antre un brigand avait vécu, qui dévastait le pays à l'entour, pillant pauvres et riches, épouvantant les femmes, tourmentant hommes et enfants, et qu'on ne put saisir, pour l'empaler, qu'un jour qu'il avait trop bu.

Ce récit d'un brigand retiré dans les flancs d'une statue d'Alexandre, réveilla en moi, messieurs, cette naturelle comparaison qu'ont établie plusieurs philosophes entre un brigand et un conquérant, et j'y ajoutai de moi-même ce qu'il n'est pas impossible que d'autres philosophes aient aussi pensé, à savoir, qu'un millier d'effroyables brigands est moins terrible au monde qu'un seul illustre conquérant.

Laissant alors le derrière du colosse, nous nous avançâmes, par le chemin de la hanche, jusqu'à cent pas du nombril, d'où quelques éclats de toux qui m'échappèrent firent envoler deux ou trois aigles. L'enfant me dit que cet enfoncement du rocher était plein de nichées d'aiglons, et j'eus grande peine à l'empêcher d'y courir. - Puissant nombril du demi-Dieu, qui porte et qui réchauffe les oiseaux de son père ! - Avec ce cri d'enthousiasme, je regardai vers le ciel, et puis vers la tête d'Alexandre ; je vis que les siècles avaient camusé son nez qui était, de naissance, droit et saillant, et que son menton qu'il avait, de son vivant, ferme et avancé, s'était, par son poids, détaché du bloc, et la machoire ainsi lui fuyait comme à un idiot ; et qui, comme moi, reconnaissant le vainqueur des Indes en cette décrépitude, ne lui eût trouvé la mine d'un pauvre hère ? Ridicule et narquoise injure du temps à un si beau prince et si glorieux !

Je redescendis alors de l'Athos, et, l'enfant toujours me guidant, je pris le chemin d'un de ces monastères dont j'avais vu briller les blanches murailles sur les collines lointaines. Je frappai à la porte du plus prochain, juste comme le soleil tombait sous l'horizon.

Dès le point du jour suivant, un moine complaisant, que la veille j'avais instruit de l'espèce de mes recherches et combien j'étais avide des curiosités de leurs monastères, me conduisit dans la bibliothèque où je trouvai un cercle très épais de moines, la tête penchée sur une cassette d'or, et si attentifs à la considérer sous ses faces opposées, que mon entrée dans la salle n'en put distraire aucun. Je m'approchai de la table et regardai la cassette par dessus l'épaule des moines. Je sus qu'elle avait été trouvée au pied de la montagne, et qu'on la disait tombée dans un dernier éboulement du front de l'Athos. Elle était fort bosselée, comme vous pensez, messieurs, mais le travail du graveur et les ciselures étaient d'une beauté et d'un prix infini. Le couvercle représentait un conseil des Dieux dans l'Olympe, et tous se reconnaissaient à leurs sublimes attributs. Des quatre faces, sur l'une se voyait Diomède combattant contre Vénus, sur l'autre Hector traîné mort par les chevaux d'Achille, sur la troisième les enchantements de Circé, sur la dernière Ulysse tendant l'arc et vainqueur des prétendants. Cette cassette était celle fameuse (le lieu où elle s'était rencontrée le prouvait de reste) qui suivait en tous ses camps la tente d'Alexandre ; et dès qu'elle fut ouverte, je lus, les yeux fermés : Iliade d'Homère, Odyssée d'Homère.

Cette moinaille, ébahie de mon savoir, m'abandonna l'examen du manuscrit. Je passai à le feuilleter sept jours avec leurs nuits sans clore les yeux. Que le conquérant le tint pour remède à ses insomnies, l'histoire ne le cache pas ; mais quel pavot eût forcé un antiquaire de la société de Normandie à dormir sur ce livre ? Le texte que possèdent des deux poèmes les docteurs d'Europe, ne manque pas de fidélité, selon ce que je vis. Mais pas un autre manuscrit n'a apporté jusqu'à nous ces deux pièces fort piquantes qui intéressent au plus haut degré l'histoire des lettres, d'autant qu'elle n'en avait jamais soupçonné l'existence. Je les ai traduites l'une et l'autre avec une conscience sévère, et, dans cet état, je les abandonne au monde :

 
DÉDICACE DE L'ILIADE.
A CRÉSUS, ROI DES LYDIENS TRÈS MAGNIFIQUE (1).

Pasteur des peuples,

Il n'est bruit par toute la terre que de votre magnificence. Vos hôtes répandent chez les peuples de la Grèce que votre palais est plus resplendissant que celui d'Apollon. Pour moi, qui me plais à interroger les étrangers sur les merveilles des pays éloignés, quand je compare ce qu'ils me rapportent de votre ville et de votre grandeur avec ce que j'ai mémoire d'avoir vu dans les royaumes que j'ai visités durant ma jeunesse, je n'imagine pas qu'aucun mortel soit plus voisin que vous de la divinité. La race n'a point péri de tous les héros Achéens qui luttèrent contre le fils d'Hécube autour des murs d'Ilion ; mais foin de ces mauvais fils qui marchandent la gloire que le poète à chacun partage. A quel plus digne soumettrais-je qu'à votre sceptre d'or, Agamemnon, le roi des rois et l'indomptable humeur de l'enfant de Thétis ? Pauvres rois ceux qui ne connaissent que le fer. L'or réjouit l'oeil des Dieux et des poètes. Les rois les plus semblables à Jupiter sont ceux dont la couronne brille de plus de pierreries. De même que le fils de Saturne, vous vous changez en pluie d'or pour visiter ceux qui vous agréent. Sachant que vous avez le don de Midas, j'ai espoir, en vous offrant cette histoire des héros, que le touchant de vos mains, vous convertirez en un or bienfaisant le livre de votre humilissime et obédientissime serviteur.

HOMÈRE.

Au bas de cette dédicace, le roi de Macédoine qui écrivait très mal, avait tracé ce quatrain généreux :

     Homère, poète des Dieux et baise pied d'un satrape,
     Que n'as-tu vécu du temps d'Alexandre ?
     Il aurait relevé pour toi le palais du vieux Priam,
     Et des champs du Simoïs il t'eût salué prince !

Cet Alexandre, messieurs, ne se montre-t-il pas plus magnanime que notre empereur français ? Tout donne à croire, en effet, qu'au lieu de sénateur d'un impotent sénat, il eût voulu faire de Corneille un préfet de Rome.

 
PRÉFACE DE L'ODYSSÉE.

Ami lecteur,

Je suis Homère, et mon nom est célèbre chez tous les peuples Hellènes d'en deçà et d'au delà les flots, et ceux des îles ne l'ignorent point ; je n'en vis pas plus à l'aise. Orphée ne chantait point aux Dieux des hymnes plus mélodieuses que les miennes ; j'ai fait l'Iliade, j'ai fait l'Odyssée ; j'ai dispensé de l'immortalité à mille guerriers, et je traîne la vieillesse la plus incommode et la plus infirme. Aussi bien ces mille guerriers ont payé, il y a beaux siècles, leur dernière obole à Caron et je n'avais rien à espérer d'eux ; mais je te dirai d'où vient le mal :

Une engeance criarde de rapsodes s'est emparée de mes chants, ils en ont rempli leur cervelle, ils y ont accommodé des airs saugrenus. Cette industrie me cause un grand dommage. Je ne me cache pas que ma voix n'est plus celle d'un jouvenceau, et qu'elle chevrote tristement, et aussi que ma musique n'est plus de mode, et que ma harpe est fort discordante et offense cruellement les oreilles. Mais sied-il que ces larrons ignorants, qui ont gagné leurs violons neufs à débiter mes chansons sous les portiques, me privent du salaire de mes agréables inventions.

Je suis aveugle et loqueteux, et ceux-là même qui se plaisent à écouter mes récits de bouches moins édentées, crachent sur ma tête et excitent leurs chiens contre mes talons. - Mais écoute ceci, ami lecteur, dorénavant, ferme ta porte à ces raposdes ; saches que leurs chants sont grossiers et incomplets ; ne les introduis pas dans ta maison, quel bien sera à couvert de leurs rapines ? Sera-ce ton cheval, ou ton armure, ou ta plus belle esclave, ou ton trésor, quand, me voyant si dénué, ils m'ont enlevé ma piteuse ressource, et ne partageront pas avec moi le pain qu'on leur donne, mais me mépriseront eux-mêmes et détourneront la tête de moi !

J'ai enfin joué un bon tour à ces impudents rapsodes ! Ce que tous ne sauraient faire, j'ai rassemblé en leur ordre les admirables aventures du prudent roi d'Ithaque, et j'en ai dicté l'histoire entière à cet enfant fidèle sur l'épaule duquel j'assure mes pas, et j'ai orné le livre d'un langage plus divin. Cette histoire seule est la vraie et l'enfant te la dira jusqu'au bout.

Ami lecteur, ordonne à ton jeune fils qu'il transcrive pour toi le livre d'Homère ; il sera dans ta maison un bon meuble ; car si tu as été soldat, il te fera souvenir de combats, si navigateur, de naufrages, et il t'enseignera la piété envers les Dieux.

Que si de nouveaux rapsodes se chargent encore la mémoire de mes contes ingénieux, du moins ne sera-t-il pas en leur puissance de les défigurer. Et ne donnes pas, ami lecteur, tous tes éloges à leur belle voix et à leurs beaux gestes, mais loues aussi le vieil Homère, et songes que ses enfants lui sont chers, même quand, ingrats, ils le délaissent pour suivre des vagabonds malotrus.

Ami lecteur, sois charitable aux vieillards porte-besace ; car la vieillesse du mendiant, lorsque sa besace est vide et qu'il s'assied ayant faim sur un seuil, lui est un triste fardeau.


Note :
(1) Ce Crésus, messieurs, était un ancêtre homonyme de celui que vainquirent les Perses. Sa médaille est de celles recueillies par moi.


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