MOUTON, Eugène (Mérinos) : Le Naufrage de l'aquarelliste
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (30.05.1997)
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Le Naufrage de l'aquarelliste
par
Eugène Mouton

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Majestueusement panaché de fumée et de vapeur, et enguirlandé de vagues vertes et d'écume blanche, le paquebot Seringapatnam, de la ligne Marseille-Cochinchine, voguait sur la mer.

Ce n'est pas qu'une épouvantable tempête ne bouleversât en ce moment les flots de fond en comble : mais ces paquebots sont tellement immenses, tellement inébranlables, que, du haut du pont, pour savoir quel temps il fait à la mer, il faut l'envoyer demander au bureau des renseignements, qui est à plus d'un quart d'heure de distance du lieu où se tiennent les passagers.

Ce défaut complet d'intimité entre la mer et les voyageurs qu'elle portait sur son dos fera comprendre à merveille comment, lorsque le capitaine vint leur annoncer que le navire allait sombrer, ceux-ci tombèrent des nues.
- Est-ce que c'est pour tout de suite, et pensez-vous que je n'aurai pas le temps d'achever mon aquarelle ?

Ainsi parla un jeune homme qui, assis sur un pliant, tenant de la main droite un pinceau et de la main gauche une boîte-palette d'aquarelle, était occupé à faire le portrait d'une dame de la plus tendre jeunesse et de la plus merveilleuse beauté, et qui, à demi couchée sur un canapé indien, dans une voluptueuse et languissante pose, posait.

Le capitaine avait fait naufrage dix-sept fois dans sa vie, bien qu'il n'eût que trente-cinq ans : il pouvait donc légitimement, jusqu'à ce jour, se croire quelque peu ferré sur cette partie du service maritime : mais le propos de ce passager le frappa d'une telle stupéfaction, qu'après être demeuré plus d'une minute les yeux écarquillés, la bouche ouverte et les bras en croix, il partit d'un formidable éclat de rire.

On s'ennuie beaucoup à bord : on s'y contente du plus léger prétexte pour tâcher ou pour faire semblant de s'amuser. En voyant rire le capitaine, les passagers prirent l'unisson ; les officiers de quart et les timoniers firent chorus, et, se propageant comme une traînée de poudre sur toute la longueur du pont, grimpant de manoeuvre en manoeuvre jusqu'à la pomme des mâts et dégringolant d'échelle en échelle jusqu'au fond de la cale, un éclat de rire poussé par cinq cents voix domina un instant le fracas de la machine et les hurlements de la tempête.

Remarquez que pendant ce temps-là le navire sombrait toujours : ce détail n'est pas sans importance, ainsi que vous le verrez par la suite de l'histoire.

Ce rire, vous l'avez compris sans doute, était plutôt un rire nerveux. Dans les naufrages il arrive en effet parfois que les passagers ont les nerfs un peu surexcités par l'«émotion inséparable d'un premier début» de cette sorte, et que, se trompant de robinet, au lieu de pleurer ils rient.

Car il n'y avait pas de quoi rire, en vérité.

Sans insister plus qu'il ne convient, - car je risquerais de tomber dans la banalité, - sur les nombreux inconvénients d'un débarquement en pleine mer, par les 3°17'28'' de latitude N. et les 103°32'49'' de longitude E. du méridien de Paris, il me suffira, pour vous faire mesurer l'énorme inconvenance de cet éclat de rire, de vous faire connaître le passager qui y avait donné lieu. Avant que le navire ait tout à fait sombré, j'ai le temps de vous faire son portrait, d'autant plus qu'il continue imperturbablement son aquarelle pendant que l'eau lui monte le long des bottes pour y redescendre un instant et reprendre bientôt son mouvement ascensionnel, et qu'en même temps, chose merveilleuse, le modèle, comme hypnotisé par le scintillement du génie de l'artiste, continue à poser au milieu des petites vagues qui déjà commencent à se jouer en clapotant autour de son canapé indien !

Jeune, beau, séduisant ; comblé, par la nature et par le sort, de tous les plus heureux dons du talent et du génie, Octave, après avoir longtemps cherché sa voie à travers les coulisses des cafés-concerts et les colonnes des revues artistiques à un sou, était enfin parvenu, au moment où nous le voyons qui va se noyer, au point culminant de l'art.

De cette hauteur vertigineuse il contemplait le genre humain ou plutôt il y prenait des points de comparaison pour se contempler lui-même, et le monde lui apparaissait comme un vaste hospice de gâteux aveugles et paralytiques condamnés par une nature marâtre à ne pouvoir jamais, je ne dis pas comprendre sa peinture, mais en deviner, même vaguement, même timidement, le sujet ! C'est alors que le souffle puissant d'un légitime orgueil soulevait sa poitrine, quand il se sentait monté dans ces régions sublimes où nulle intelligence et nul oeil humain ne pouvaient le suivre !

Il avait parfois d'immenses compassions, non pas pour le troupeau imbécile du public, des amateurs, des marchands de tableaux et surtout des idiots infects que les gâteux nomment artistes, mais pour les anciens compagnons d'atelier qu'il avait laissés en route pataugeant et barbotant dans les limbes enfantines du réalisme, du plein air et de l'impressionnisme.

Il aurait voulu leur tendre la main, mais ils étaient trop bas : que faire pour des limaces quand on se sent aigle ?

Pendant six mois il avait parcouru les ateliers de l'école nouvelle, laissant derrière lui des traînées de jaune indien, de vermillon de Chine, de cendre verte, à éblouir toutes les populations de la zone torride : des plaques de noir et de blanc à barioler tous les zèbres et toutes les pies de l'univers !

Par ses discours, par ses imprécations et par ses oeuvres, il avait successivement nié, ridiculisé, broyé, pulvérisé, anéanti :

    L'antique ;
    Le moderne ;
    Le beau ;
    Le laid ;
    Le dessin ;
    La couleur ;
    Le clair-obscur ;
    La composition ; L'expression ;
    Et l'esthétique ;
    Et la palette ;
    ET LE TABLEAU !
Le ttttableau ! C'est là qu'il fallait l'entendre et le voir ! Alors il se calmait subitement, il allait prendre un objet octogone, hexagone, parfois triangulaire, sur lequel étaient tracés en rouge, en jaune, en bleu, en vert, en noir et en blanc, des signes mystérieux. Il vous le mettait sous le nez en vous disant : - Qu'est-ce que c'est que ça ?
- Je ne sais pas, répondait-on toujours avec candeur.
- Vous ne savez pas ? Eh bien, moi je vais vous le dire : c'est un tableau.
- Un tableau ! qu'est-ce que ça représente ?

Alors il riait d'un rire immense comme son génie, il allait majestueusement raccrocher son tableau, le considérait un moment d'un air rêveur, puis il revenait à petits pas, vous posait la main sur l'épaule et vous disait entre les deux yeux :
- Ça représente, l'idiotisme et l'ânerie humaine concourant pour le prix de Rome.

C'est lui qui a dit le premier ce mot célèbre, qu'un fameux peintre de portraits, chef de l'école des charcutières, récite au dessert dans les noces et festins où on le convie :
- Laissez-moi donc tronquill' avec vot' môssieu Velasquez et vot' môssieu Murillo !

Bien convaincu de l'isolement nécessaire où son génie l'obligeait à se confiner, il s'occupa d'abord de confectionner une théorie de l'art qu'il formula ainsi :
- Le dessin et la couleur sont des insanités pures et simples : pour faire de la peinture, il n'y a qu'une chose à savoir : peindre. Mes tableaux sont les seuls qui soient peints : or personne ne peut les comprendre : donc je suis à moi seul l'art tout entier.

Partant de là, il n'eut pas de peine à se convaincre que tous les procédés de représentation employés par les artistes devaient nécessairement être faux puisqu'ils paraissaient justes aux gâteux qui les regardaient.

Il fallait donc, pour reproduire le véritable effet que les lignes et les tons doivent produire sur un spectateur non gâteux, faire passer sur la toile non pas l'image des objets, mais la conception que s'en fait l'artiste.

Il se mit alors à méditer, et ayant découvert le secret de l'art, il l'appela le VIBRISME.

LES TONS NE SONT PAS INERTES : ILS VIBRENT.

EH BIEN, POUR QU'ILS VIBRENT, IL FAUT LES FAIRE VIBRER, C'EST-À-DIRE LES PLACER, LES JETER, LES UNS À CÔTÉ DES AUTRES, SANS S'OCCUPER S'ILS SONT OU NON DANS L'OBJET, ET QUAND VOUS AUREZ JETÉ VOS TONS, ÇA VIBRERA ET VOUS AUREZ UN TABLEAU.

En conséquence il s'était composé une palette ainsi conçue :

    JAUNE INDIEN ;
    VERMILLON DE CHINE ;
    CENDRE VERTE ;
    BLEU DE COBALT ;
    NOIR DE PÊCHE ;
    BLANC D'ARGENT !
D'ailleurs plein de mépris pour les moyens matériels usités dans les ateliers, il ne connaissait que l'aquarelle dont les procédés rapides pussent se prêter aux élans fougueux de son génie.

Au bout de peu de temps il commença de se sentir mal à l'aise au milieu de la nature bourgeoise que les peintres vulgaires vont étudier en Normandie ou dans la forêt de Fontainebleau, et c'est ainsi qu'un beau jour il s'était embarqué pour aller chercher dans l'Inde, parmi les tigres, les fakirs, les pagodes et les forêts vierges, des sujets dignes de son pinceau. En attendant, il n'avait pas dédaigné de prendre pour modèle une adorable jeune femme qui allait en Cochinchine rejoindre un sien cousin qu'elle paraissait aimer d'une sincère et profonde affection.

Pendant le temps que j'ai mis à vous raconter tout cela, le navire continuait à sombrer.

Ce naufrage, comme vous avez vu, avait commencé gaîment : eh bien, c'est une chose singulière, mais il finit de même. Un médecin de fous, à qui je l'ai raconté, a prétendu que très certainement tout ce monde-là devait avoir été pris d'un accès collectif d'alinéation mentale causé par la terreur de la mort. Je ne sais que penser de la valeur de ce diagnostic, car on m'assure à l'instant que tous les médecins de fous deviennent plus ou moins fous eux-mêmes. Quant à moi je n'en sais rien, mais toujours est-il que ce fut une chose consolante et même, oserai-je dire, réjouissante, de voir la bonne humeur et l'entrain avec lesquels les habitants du Seringapatnam déménagèrent pour un monde meilleur.

Tandis que les matelots se faisaient des farces en rapport avec la grossièreté de leurs moeurs, poussant leurs camarades à l'eau ou les décrochant des cordes où ils cherchaient à s'agripper, les officiers et les passagers, le chapeau à la main, exprimaient aux dames, en des termes de la plus exquise courtoisie, leur regret de voir interrompre si tôt des relations si agréables, et à mesure que quelqu'un tombait à l'eau, on agitait les mouchoirs pour lui dire adieu.

Cette scène était si gracieuse et si pittoresque que notre héros s'empressa d'en prendre l'esquisse ; après quoi, espérant avoir le temps, il ouvrit sa boîte et allait saisir son pinceau, lorsque le pont du navire se déroba positivement sous lui.

Il n'eut que le temps de fermer sa boîte et de la mettre dans sa poche, et aussitôt, il sentit, au balancement plus accentué des vagues, que décidément il prenait la mer.

Octave, doué, comme nous l'avons dit plus haut, de tous les talents sans exception, nageait comme une otarie. Parmi le peuple amphibie qui patauge pendant tout l'été aux bords de la Seine et de la Marne, il était unanimement reconnu pour un des notables de la Grenouillère. Il se mit donc à nageoter aussi tranquillement que s'il eût été en pleine eau à la Grande-Jatte. De temps en temps il ôtait son casque indien en moelle de sureau, le faisait flotter devant lui comme une petite embarcation, et s'y accoudant considérait le paysage.

On eût dit que le ciel et la mer s'étaient donné le mot pour faire au grand artiste une réception digne de lui : le jaune indien, le vermillon de Chine, le bleu de cobalt, la cendre verte, le noir de pêche, le blanc d'argent, vibraient jusqu'au zénith en flamboiements symphoniques sur lesquels j'ai eu l'honneur d'appeler tout à l'heure l'admiration éclairée de mes lecteurs.

- Le ciel et la mer, se murmurait Octave, se sont pavoisés des couleurs de ma palette... Je suis dans le vrai... maintenant je n'en doute plus.

Mais en ce moment une vague démesurée l'ayant un peu détourné de sa direction, il aperçut à quelque distance, vers le point où le navire avait sombré, un spectacle fait pour rehausser son orgueil : telle fut du moins la conclusion qu'il jugea à propos d'en tirer pour son propre usage, car nous verrons qu'au fond il n'y était pas du tout.

Sur un espace d'un hectare vingt-cinq centiares environ, les crêtes des vagues étaient frangées d'une écume rose vif, et la mer elle-même vibrait fortement d'une de ces teintes lilas dont les impressionnistes savent tirer des effets si renversants.

- Ah ! ah ! s'écria Octave en faisant vibrer son poing dans les airs, qu'on vienne me dire maintenant que le blanc ne doit pas être rendu en rose et le vert en lilas ! Merci de cet hommage, mer de Chine, je t'en récompenserai en te peignant dès que je serai arrivé à terre. Tu seras immortelle par moi et avec moi !

La vérité est que cette écume rose provenait des passagers du Seringapatnam : une troupe de requins survenue fort à propos pour leur offrir une réception intéressée, faisait à cette société si aimable et si gaie les honneurs d'un repas de corps.

Les splendeurs du soleil couchant commençaient à pâlir. Les tons de bitume et de teinte neutre, légitime horreur du vibriste, éteignaient par degrés les aveuglants éclats du ciel et de la mer. Le tableau perdait de son intérêt. La fête était finie. Octave le remarqua bientôt, et regardant sa montre il vit qu'il était plus de six heures et se dit qu'il faudrait bientôt songer à dîner, car il nageait depuis huit heures quarante-six minutes et la promenade menaçait de tourner au monotone.

Un heureux hasard, comme il s'en présente invariablement dans tous les naufrages où le héros ne se noie pas ou n'est pas recueilli par un bateau, fit qu'une île se trouva là à point nommé, de sorte que, vers sept heures et quelques minutes de relevée, Octave prenait pied sur la rive hospitalière que la Providence avait depuis des siècles préparée pour le recevoir, lui et non un autre, car bien qu'il vînt à peine d'y débarquer, il en formait déjà à lui seul toute la population.

Le premier regard qu'il jeta autour de lui suffit à lui faire voir qu'ici encore la nature avait ménagé à sa gloire un nouvel hommage, car on y pouvait voir en tons réels toutes les colorations paradoxales dont Octave s'était servi jusque-là pour faire vibrer ses tableaux. Rien n'y manquait : ni les terrains bleus, ni les feuillages lilas, ni les ciels chocolat tachetés de plaques vertes, ni les gazons écarlates, ni les rochers couleur de mandarine ; les lointains baignaient dans cette brume opaline dont Jean-Marie Farina essaya vainement jadis de dérober le secret à son eau de Cologne en y mêlant de l'eau, mais que le vibrisme seul a su réaliser de nos jours en glaçant ses paysages à l'eau de savon !

Ému, transporté, oubliant son appétit qui déjà insistait avec une certaine importunité, il résolut de se mettre à l'oeuvre sans perdre un instant, et tirant fiévreusement sa palette, il l'ouvrit.

Dieux immortels ! de cette palette où étincelaient naguère les six tons, rayons du soleil de l'art, il ne restait plus rien ! La boîte, veuve de ses couleurs, était si absolument nette, si mathématiquement propre, que l'oeil exercé d'un marchand s'y serait trompé, et qu'on aurait pu dans un moment de gêne la vendre comme neuve.

Les pains de couleurs à l'aquarelle sont certainement bien fabriqués et durent tant qu'ils peuvent, mais on ne peut pas demander qu'ils résistent à un lavage de huit heures en pleine mer de Chine, et par quel temps ! Quant au pinceau, il n'en restait non plus que le regret : il était tombé parmi les débris du navire et avait sans doute été happé par quelque requin, car ces squales goulus digèrent aussi bien le poil que la plume, matériaux dont, comme vous savez, on se sert pour confectionner les pinceaux d'aquarelle.

Par un mouvement machinal, il voulut voir s'il avait du moins sauvé le portrait de la jeune passagère, qu'il avait soigneusement placé sous la voûte de son casque indien. Mais tous ses efforts pour ôter cette coiffure ne réussirent qu'à lui faire arracher de sa tête, morceau par morceau, une espèce de pâte gluante mêlée de lambeaux d'étoffe et de cheveux arrachés, où l'oeil même d'une mère n'aurait pas reconnu un casque indien en moelle de sureau. La vérité est que le marchand avait frauduleusement remplacé cette prétendue moelle de sureau par des déchets de chiffons et de vieux gants formant pâte avec des mélasses avariées, saisies et vendues à vil prix par la douane, ce qui explique son peu de résistance à la mer. Quant au portrait, il n'en restait pas même le papier, qui s'était incorporé profondément dans ce magma plastique.

Je n'essaierai pas de décrire son désespoir : je m'en rapporte à votre bon coeur pour vous le peindre à vous-même : ce fut au point qu'il ne songea même plus à son dîner et s'endormit comme un plomb jusqu'au lendemain matin.

Je passerai légèrement aussi sur les détails de son installation et de sa nourriture. Car, d'une part n'y ayant aucune maison dans l'île, toute idée d'installation dut forcément rester pour lui à l'état de rêve : et d'autre part, comme il ne possédait ni fusil pour tuer des perdrix ou des lièvres (qui d'ailleurs manquaient absolument dans l'île), ni canne à pêche pour attraper des poissons il dut se contenter des coquillages qu'il pouvait ramasser à marée basse. De légumes, il n'en faut point parler dans ces beaux lieux dépourvus de toute horticulture. Il y avait bien des fruits qui semblaient très appétissants, mais il n'osait pas en manger de crainte de s'empoisonner et chaque fois qu'il en voyait il regrettait de ne pas avoir à son service un nègre pour les lui faire essayer préalablement.

Mais toutes ces misères n'étaient rien en comparaison du désespoir qu'il éprouvait de ne pouvoir faire d'aquarelles. Cette idée fixe, incrustée dans son cerveau, le rongeait.

Or, une idée fixe n'étant tout simplement que le génie, on ne s'étonnera nullement des faits miraculeux qui vont se dérouler dans cette histoire.

Un jour, à la suite d'une méditation suprême en présence d'un des plus splendides couchers de soleil qui eût jamais ébloui ses yeux, Octave, se frappant le front et lançant à l'immensité un regard vainqueur, s'écria :

- Je ferai des aquarelles ! Ciel de feu, mer de saphir, arbres d'azur, gazons écarlates, je vais vous peindre, et devant les fulgurations de ma palette, vous pâlirez ! Ma tête me fournira un pinceau ; la terre, les plantes et les coquillages, me prêteront leurs couleurs ; et pour ce qui est du papier, quand il n'y aurait que ma peau pour m'en servir, je m'en servirai !

On admire beaucoup Robinson d'avoir su se créer, dans une île déserte, une existence si confortable. Mais il me laisse froid, parce que s'il a pu faire tout cela c'est grâce aux armes, aux munitions, aux outils, aux objets manufacturés de toute sorte, qu'il avait trouvés dans son vaisseau : mais j'aurais voulu le voir dans la situation d'Octave, et je me demande ce qu'il aurait répondu si on l'avait prié de faire une aquarelle pour une dame ?

Octave, lui, avait trouvé.

Il commença par attacher des bouts de cheveux, autour d'un manche de bois, et il eut un pinceau.

Cela fait, il gratta la terre, racla des écorces, écrasa des limaces de mer et des vers de terre, pila des feuilles, broya des cailloux, macéra des fruits, et au bout d'un an d'essais infatigables, ayant d'ailleurs trouvé des arbres qui lui donnèrent de la gomme et des abeilles qui lui fournirent du miel, il put un jour aligner, dans les cases si longtemps désertes de sa palette, un rouge, un jaune, un vert, un bleu, un blanc et un noir, qui pouvaient rivaliser avec tout ce qui se fait de mieux en ce genre à Paris et à Londres.

Il ne restait plus qu'une question, celle du papier. Octave l'avait laissée pour la fin comme la plus facile à résoudre, mais lorsqu'il en arriva au fait et au prendre il vit que c'était loin d'aller tout seul. Il essaya de peindre sur pierre : mais sur la pierre polie cela ne prenait pas, et la pierre mate buvait toute l'aquarelle jusqu'à la dernière goutte. Il essaya de mettre une couche de blanc sur des feuilles de grandes dimensions : mais, sèches, elles se cassaient tout de suite, et fraîches, elles commençaient bien par se dessécher, mais se cassaient après. Il eut beau s'ingénier, se creuser la tête, il ne trouva rien, absolument rien, et il dut reconnaître que pour remplacer le papier il n'avait pas d'autre ressource que sa propre peau.

Il n'hésita pas.

C'était se condamner à ne jamais prendre un bain, à ne jamais sortir par la pluie ; c'était s'interdire jusqu'à la plus légère transpiration !

Mais il était artiste : il n'hésita pas.

Ah ! cette première esquisse !

Entre la première et la cinquième côte, à gauche, sur le coeur, six plaques juxtaposées, entremêlées de mouchetures, de tremblés et de traînées, s'entrecroisaient, s'entre-lardaient en enchevêtrements inextricables et flamboyaient comme une explosion de picrate de potasse ! C'était Un Coucher de Soleil dans les Mers de l'Indo-Chine !

Quand ce fut fini, Octave demeura huit jours, le cou tordu et les yeux de travers, à contempler son oeuvre. Cela fait il reprit son élan, et bientôt toute la partie antérieure de son être, depuis les épaules jusqu'au cou-de-pied, fut couverte de chefs-d'oeuvre dont aucune langue humaine ne pourrait donner une idée.

Ici il y eut un temps d'arrêt, et Octave put croire un moment que le papier allait lui manquer. Mais ayant eu occasion de se mirer dans une fontaine de médiocre largeur, il reconnut qu'en se couchant à la renverse ou même en s'asseyant dessus, la réflexion de ce miroir naturel lui permettrait de décorer la partie postérieure de son individu comme il en avait décoré la face antérieure. Et c'est ainsi qu'une nouvelle galerie, encore plus merveilleuse que la première, vint remplir les panneaux jusque-là disponibles de ce musée vivant et ambulant.

Il couvrit donc d'aquarelles tout ce qui lui restait de papier blanc, depuis les talons jusqu'à la base des omoplates.

Le jour où ce fut fini, et quand Octave se fut bien convaincu qu'il n'y avait pas à espérer d'atteindre plus haut, un immense orgueil, mêlé d'un découragement non moins immense, envahit subitement son coeur.

En effet, s'il passait parfois des journées entières à contempler son nombril, comme un fakir, ou à s'asseoir sur sa fontaine pour se mirer dans l'eau, comme Narcisse, il passait d'autres journées à déplorer le sort cruel qui lui interdisait toute espérance de pouvoir jamais vendre ou même exposer ses aquarelles ; et vu l'état de gêne où il se trouvait, car il manquait de tout, même de gomme élastique, des larmes d'attendrissement perlaient sur ses paupières au seul souvenir du plus idiot des amateurs gâteux qu'il avait dédaignés au temps de ce qu'il appelait sa prospérité.

Une année se passa dans ces douces et cruelles alternatives. Mais la monotone insuffisance de son régime alimentaire, le manque absolu de distractions et, par-dessus tout, le sublime besoin de produire, lui faisaient désirer passionnément n'importe quoi qui pût enfin rendre un libre cours à sa carrière d'artiste.

Pendant deux ans encore ses démarches demeurèrent sans résultats, et malgré toute l'activité qu'il sut déployer il ne put réussir à se mettre en rapport avec un seul marchand de tableaux, ce qui se comprend puisque l'île était déserte.

Un nouveau sujet d'inquiétude ne tarda pas à se joindre à ses nombreux soucis : c'est que, malgré tous les soins qu'il y apportait, malgré les précautions qu'il pouvait prendre pour éviter la pluie, la poussière et la transpiration, ses aquarelles commençaient à se fendiller, à s'écailler, et il était manifeste qu'avant peu elles disparaîtraient s'il ne trouvait pas moyen de les rentoiler sur un papier moins hygrométrique et moins agité que sa peau.

Il en serait mort de chagrin, et cette histoire ne serait jamais venue à ma connaissance, ce qui eût été vraiment dommage, si un beau jour, au moment où il commençait à faire dans sa tête un joli petit plan de suicide, il n'eût aperçu tout à coup une barque de nègres se dirigeant à force de rames vers la crique inhospitalière où il avait été jeté quatre ans auparavant, jour pour jour.

Ô bons piti nègres ! chè zamis à moi ! qui dira jamais tout ce que la fantaisie de l'artiste et l'extase du badaud vous doivent de conceptions délirantes et de mirifiques ébahissements ! Partout où vous paraissez, la douce gaîté fait éclore sur les plus ingrats visages la fleur du sourire ; l'émail de vos yeux et l'ivoire de vos dents ont à peine blanchi sous votre peau noire que tous nos soucis s'enfuient à tire-d'aile. La surprise et le plaisir, ces deux ressorts de l'oeuvre d'art, ainsi que le remarque judicieusement de Piles dans son estimable Cours de Peinture, marchent devant vous, et jettent, sur toutes vos actions et sur toutes les scènes où la Providence vous fait figurer, une auréole de cocasserie exotique dont le prestige ne manque jamais son effet ! Ah ! c'est que vous êtes la plaisanterie la plus drôle que la nature se soit permise envers l'humanité, et comme l'humanité est bonne enfant à ses heures, elle ne peut pas s'empêcher de rire en voyant reluire sur votre figure ce cirage qu'elle croyait avoir inventé pour ses bottes.

Les nègres qui s'avançaient vers ce rivage où leur présence était si nécessaire n'avaient garde d'être au-dessous du rôle auquel la Providence les destinait. Ils étaient noirs comme l'encre de la Petite-Vertu (avec laquelle j'écris précisément cette histoire), bariolés de tatouages, ébouriffés, lardés d'anneaux, de bobines, de coquillages et de piquants de porc-épic, emplumés, hérissés de dents et de griffes de bêtes féroces, caparaçonnés d'écailles de tortue et de crânes de buffle ; ils avaient des boucliers en peau de rhinocéros, des casques en cuir de crocodile enguirlandés d'oeufs d'autruche en chapelet, des sabres en os de baleine pendus à des baudriers de peau de serpent, des lances de bambou armées d'arêtes de requin, et des poignards de pierre à fusil emmanchés dans des fémurs de mahométans ! Les yeux leur sortaient de la tête, ils suaient à grosses gouttes, soufflaient comme des phoques, et grinçaient des dents toutes les cinq minutes en faisant claquer leurs omoplates !!!

Non, jamais on ne vit de nègres aussi magnifiquement, aussi prodigieusement nègres que ceux-là, et Octave lui-même, malgré toute la hardiesse et toute la désinvolture de son «chic», se sentit chanceler d'«épatement» quand il les vit débarquer de leur canot et se ranger en bon ordre sur le rivage.

Lorsqu'il les vit alignés à sa satisfaction, celui qui paraissait être le chef se mit à les examiner l'un après l'autre, tirant chacun de leurs affiquets pour voir s'il tenait bien et jouait librement, leur secouant la tête par les cheveux et leur donnant de gros coups de poing dans la poitrine et dans le ventre, comme pour s'assurer qu'ils étaient fermes sur leurs jambes. Cette inspection achevée, il fit un signe et tout la troupe se mit en marche, produisant avec son fourniment fantastique un fracas de ferraille, de branches cassées, de feuilles sèches et de castagnettes, qui dans leurs expéditions remplace probablement pour ces peuples la musique militaire de nos régiments.

Ce spectacle était tellement inouï qu'on ne s'étonnera pas s'il jeta un instant quelque trouble dans les idées d'Octave. Même je n'assurerais point que certains frissons de venette ne lui passèrent pas dans la colonne vertébrale, car il est de fait que la physionomie de ces nègres avait quelque chose de vaguement anthropophage dont le caractère ne pouvait échapper à l'oeil exercé d'un artiste. Mais toute cette confusion se dissipa au rayonnement de joie que notre héros sentit s'épanouir dans tout son être à la pensée que les chefs-d'oeuvre dont il était couvert allaient enfin trouver des admirateurs !

Avec une présence d'esprit digne de son talent et de l'étrangeté des circonstances où il allait se révéler, Octave conçut et exécuta sur l'heure, pour exposer son oeuvre dans tous ses avantages, un procédé qu'on pourrait appeler «l'encadrement instantané».

Passant rapidement derrière un rocher, il alla prendre position sous un épais buisson où il y avait une éclaircie propre à l'exécution de son projet, et s'y cachant dans une pose convenable, il exposa aux regards des nègres, encadrée dans une guirlande naturelle de feuillages et de fleurs, celle de ses compositions qu'il jugeait la plus écrasante.

C'était un diptyque, naturel aussi. Il représentait Le Vibrisme subjuguant la Beauté et entraînant les Capitalistes. La Beauté était sur le volet gauche, dans un costume qui ne dérobait rien de ses charmmes ; les Capitalistes, sous la figure d'une troupe d'ânes chargés de coffres-forts, occupaient le volet droit. Au-dessus, l'artiste, ailé et couronné, tenait d'un main le licou des ânes, et de l'autre une chaîne de fleurs attachée au col de la Beauté.

L'effet fut foudroyant. Il dépassa tout ce qu'Octave avait pu rêver. À peine les nègres eurent-ils aperçu ce chef-d'oeuvre qu'ils demeurèrent comme pétrifiés, et Octave, qui, dans la posture où il était braqué, ayant la tête en bas, pouvait tout voir entre ses jambes, crut un moment que les yeux allaient leur jaillir des orbites. Ahuri, affolé d'admiration, le roi fit d'abord un saut périlleux de quinze pieds de haut, et aussitôt retombant du haut des airs, se mit à pirouetter comme une toupie en poussant des hurlements épouvantables. Électrisée par l'exemple de son chef, toute la petite armée se prit à pirouetter de même en faisant des culbutes et des sauts de carpe à défoncer le territoire ! Pendant plus de trois heures cette farandole vertigineuse tourbillonna sans un seul instant de relâche, et Octave, qui commençait à avoir le sang à la tête et les reins brisés, cherchait une transition pour entrer en rapport plus direct avec les sauvages, lorsqu'il les vit tomber tout d'un bloc, raides et immobiles.

Ils étaient forcés ni plus ni moins que des lièvres qui ont trop couru.

Octave eut alors une inspiration. Avant de se montrer, il crut devoir s'annoncer de façon à porter au comble l'influence qu'il exerçait déjà sur les nègres. En conséquence, ayant gonflé ses poumons de tout l'air qu'il y pouvait comprimer, il poussa par trois fois le Cri de la Licorne Amoureuse, qui lui avait valu l'idolâtrie de tous les buveurs de chopes, du temps où il fréquentait l'estaminet célèbre du Rat Mort.

Galvanisés par cet inexprimable glapissement, les nègres, décollant leurs articulations ankylosées, se mirent à quatre pattes, le nez en terre, dans l'attitude d'une profonde vénération. Octave, tournant sur lui-même afin de leur faire voir son talent sous toutes ses faces, s'avança lentement vers eux dans le plus profond silence.

Il vous semblerait peut-être que cette histoire, au point où elle en est, soit parvenue au sommet culminant de son paroxysme, avouez-le ? Eh bien, non, et la nouvelle péripétie qui va se produire à l'instant dépassera en étrangeté tout ce que je vous ai raconté jusqu'ici.

Au moment où, tout en tournant sur lui-même pour se rapprocher des nègres, Octave avait le visage de leur côté, il entendit un vif froufrou de soie, flaira un parfum exquis de poudre à la maréchale, et avant qu'il eût eu le temps de se retourner, il recevait en pleine poitrine une jeune fille de la plus rare beauté, revêtue d'une délicieuse toilette, et qui, se jetant à son cou s'écria :
- Enfin en voilà un !

Malgré sa grande habitude du monde, Octave, imparfaitement préparé, par ce qu'il venait de voir, à cette présentation inopinée, essaya de balbutier quelques phrases de bon goût pour répondre aux politesses dont cette jeune dame l'accablait ; il ne sut que dire :
- Madame... mademoiselle... je suis vraiment enchanté d'avoir fait votre connaissance...

Mais elle, avec une effusion inépuisable, continuait à demeurer suspendue à son cou en criant :
- Enfin, en voilà un ! Tant pis, tant pis, papa dira ce qu'il voudra !

On n'est pas de marbre pour se sentir entre les bras d'une jolie fille qui a une robe de soie et qui embaume, et ne pas se laisser gagner par les voluptueux enlacements de ce corps délicat. Perdant toute retenue, et jaloux d'ailleurs de répondre aux transports de cet accueil enthousiaste, il prit la tête de la demoiselle entre ses deux mains et se mit à l'embrasser comme du bon pain.

Mais bientôt revenant à lui, il s'arrêta et lui fit mille excuses de sa familiarité, qu'elle trouverait peut-être déplacée.
- Mon Dieu, monsieur, lui répondit-elle d'un air piquant et ingénu, ne prenez pas tant de peine pour vous excuser : je suis une fille sauvage, et avec moi c'est sans conséquence.
- Une fille sauvage ! Dans cette toilette ?
- Vous la trouvez jolie ? dit-elle en se regardant avec une certaine complaisance, ce n'est pas étonnant, elle vient de Paris.
- De Paris ? Vous vous faites habiller à Paris ? Mais au fait, dit-il en se frappant le front, vous parlez français ! Vous avez l'accent parisien ! Oh ! ma tête se perd ! De grâce, expliquez-moi ce prodige ou je deviens fou !
- Je suis élève de Saint-Denis.
- Comment peut-il se faire qu'étant une fille sauvage vous ayez été élevée à Saint-Denis ?
- Rien de plus simple : mon père, ce vieux, là, qui a un oeuf d'autruche pendu à chaque oreille, est chevalier de la Légion d'honneur.
- Ah ! parfaitement, tout s'explique à présent le plus naturellement du monde ! Mais les filles d'officiers supérieurs étant seules admises à Saint-Denis, alors monsieur votre père est militaire ?
- Non, répondit la jeune fille d'un air détaché, il est roi.

Octave salua.
- Oh ! ne saluez pas tant, cela n'en vaut pas la peine : voilà, avec quelques jeunes négresses qui m'attendent là-bas dans une pirogue, tout son peuple ou peu s'en faut. Il a levé tous les hommes de douze à quatre-vingt quatorze ans pour venir ici chasser le lézard, dont il est très friand, et voilà tout ce qu'il a pu rassembler de soldats : ils sont quinze et encore y en a-t-il un qui est boiteux.
- Votre Altesse Royale daignera-t-elle maintenant... dit Octave.
- Vous achever l'histoire ? C'est aussi simple que le reste, comme vous allez voir. Je peux vous le dire parce que vous ne le répéterez pas, mais ma pauvre mère était un peu... imprudente : un commodore américain ayant un jour débarqué dans notre île pour faire de l'eau, mon père la surprit dans une situation qui pouvait lui faire craindre pour son honneur conjugal. Il se mit dans une si violente colère que le commodore, perdant la tête de peur et ne sachant que faire pour le calmer, imagina de le nommer chevalier de la Légion d'honneur, distinction que mon père lui avait dit désirer passionnément. Une fois décoré, papa fit venir de France les statuts de l'ordre, et y ayant vu que les filles de légionnaires avaient droit d'être élevées gratuitement à Saint-Denis, il m'envoya en France avec une lettre de recommandation pour le grand-chancelier. Le gouvernement français, qui était alors en très bons rapports avec les États-Unis, ne voulut pas faire un affront au commodore qui s'était permis de décorer papa, et trouvant d'ailleurs un avantage à se ménager un bon port de relâche dans la mer d'Oman, régularisa la chose, expédia un brevet à papa, et lui reconnaissant l'assimilation d'officier supérieur, m'admit à Saint-Denis, où j'ai fait toute mon éducation.

La jeune fille était charmante, mais Octave put remarquer alors qu'elle était du plus beau jaune d'orange, qu'elle avait les yeux bleus et les cheveux couleur d'or moulu. - Je naquis, continua la jeune fille en baissant les yeux, quelques mois après le départ du commodore...
- Et sans doute, princesse, s'empressa poliment d'ajouter Octave, cet heureux événement effaça tout souvenir de la scène pénible qui avait donné lieu à la décoration de monsieur votre père ?
- Justement. Mais parlez-moi de vous maintenant, monsieur. Comment se fait-il que vous vous trouviez ici ? Qu'est-ce que c'est que ce costume ? Auriez-vous perdu votre garde-robe dans quelque naufrage, ou est-ce ainsi que votre sexe s'habille maintenant à Paris ?

Ce fut pour Octave un rude coup de voir que la princesse en fût encore à ne pas même soupçonner son talent et à prendre sa galerie de peinture pour un maillot. Mais quelques explications eurent bientôt jeté un trait de lumière dans l'âme intelligente de la jeune princesse ; ses yeux se dessillèrent, et au bout de quelques minutes elle déclara qu'elle comprenait !
- Restez avec nous, monsieur, lui dit-elle. Vous décorerez nos cases, nos temples, et jusqu'à nos cocotiers si vous voulez. Notre île est fréquentée par les navires de la Compagnie des Indes : deux ou trois fois par an nous voyons débarquer des touristes d'une excentricité tellement phénoménale que vous trouverez certainement parmi eux des acheteurs enthousiastes. Nous vous procurerons du papier blanc. Nous mettrons même à votre disposition, si vous le voulez, la peau de nos nègres, et sur ces fonds de bitume vous trouverez un champ illimité pour de nouvelles inspirations...
- Comme vous vous exprimez bien ! ne put s'empêcher de dire Octave.
- Ne vous en étonnez pas, j'ai toujours eu le premier prix de style dans toutes mes classes. Au reste, continua-t-elle, ne vous y trompez pas ; ces nègres-là sont tous des hommes distingués ; j'ai civilisé tout ça parfaitement. Mon père, tel que vous le voyez, lit couramment la Revue des Deux Mondes ; je puis même dire qu'il en fait ses délices. Allez ! on ne rend pas justice au nègre : c'est une nature supérieure : il aime la couleur, le fracas, le faste, la pompe, les panaches, les lumières ; il est le fils aîné du soleil enfin, et quand le règne des sots sera fini, le nègre entrera en scène pour rendre à l'humanité déteinte ce chaud van dyck des premiers âges, qu'elle a perdu.

Et, levant lentement ses longues paupières orangées, elle le regarda et il se sentit convaincu qu'elle avait raison.

Pendant ce discours, le roi, se remettant peu à peu de son émotion, reprenait ses sens : ce que voyant, l'armée les reprit aussi, et tous se levant vinrent environner Octave et exécutèrent autour de lui une danse accompagnée de gestes et de cris qui exprimaient avec une justesse étonnante l'admiration la plus frénétique.

La princesse ayant en peu de mots mis le roi son père au courant de l'histoire, ce monarque, malgré tout ce que sa fille essaya de faire pour l'en détourner, voulut adresser lui-même à Octave un discours en français. Nous sommes heureux de pouvoir mettre sous les yeux de nos lecteurs le texte authentique de ce discours : - Ohiho moché : aïe ! aïe ! aïe ! moi content, content, content. Houp vanikoro frantzès ! Karabibi tableau akapatraboumboum ! Rivi dé Dé Mondd ! Coco Sain-Dini, artiste, artiste, oh ! la, la, bon, bon, bon ! Moi roi, coupé, haché, crévé ! Moi tout ! Mâ fille princesse, mâ fille princesse ! Emporou Napoliouf, moi, sivalier Lozion d'Homère ! Pintu, pintu, patout, patout, toi ! Edécamp, maïssal, gaumonnier, zénéal, tout ! Moi, tout !

Et s'approchant d'Octave, il se dépouilla de tous les insignes de la royauté, lui faisant comprendre qu'il entendait être peint sur l'heure des pieds à la tête, lui, son armée et sa fille.

À cette commande inespérée, Octave faillit perdre la tête de joie. Mais ne voulant pas compromettre son prestige, il se contint, et ayant demandé un nègre pour faire ses esquisses dessus, il prit un morceau de craie et jeta rapidement quelques idées sur les reins du nègre, après quoi il se mit à l'oeuvre, non sans avoir eu le soin d'essuyer préalablement l'huile qui lubrifiait outre mesure la peau du monarque.

Les compositions étaient dignes de la toile. Sur la poitrine, comme un hommage à l'esprit libéral qui avait toujours animé le gouvernement de Sa Majesté, on voyait Un Député radical moulant en chocolat les grands principes de 89.

Sur le ventre, par une allusion ingénieuse au gibier favori du roi, deux génies ailés symbolisaient les arts (Lézard : le roi fut quelques années à la comprendre, mais sur ses vieux jours il finit par y arriver). La Débauche, la Démocratie, l'Injustice, le Crime, l'Épicerie, la Rébellion et l'École de David, étaient représentés sur les augustes omoplates du prince, pour marquer que de toutes ces choses il avait plein le dos. Pour balancer dans l'ensemble de la composition l'effet du calembour de devant, qui aurait trop tiré l'oeil, Octave peignit sur la partie moyenne de l'échine royale Une Batterie d'Artillerie (les reins). Enfin, complétant la décoration du torse, au-dessus d'une composition divisée en deux parties qui représentaient par des attributs symboliques l'un et l'autre hémisphère du globe terrestre, on voyait Le Roi passant, à cheval sur un hippopotame harnaché d'ananas et de noix de coco, la Revue des Deux Mondes.

Quand ce fut fait, et sans désemparer, Octave décora toute l'armée de sujets et d'attributs appropriés aux fonctions de chacun, depuis le caporal jusqu'au grand connétable. Pour ce qui était de la décoration de la princesse, celle-ci demanda à son père la permission d'attendre qu'elle eût le temps d'en conférer à loisir avec Octave.

Après une chasse où on força quatre-vingt-seize lézards, le roi, accompagné d'Octave et de sa fille, se rembarqua dans son canot, et tout ce monde, après une heureuse navigation de quinze jours et quinze nuits, arriva joyeux et bien portant à l'île de Socotora, où, sous l'ombre charmante d'un bouquet de cocotiers, se trouvaient les États du prince.

Octave, devenu héritier présomptif du trône par son mariage avec la princesse, continue à faire des aquarelles, qu'il vend à des prix fabuleux aux passagers de navires qui sortent de la mer Rouge et qui ont pris l'habitude de faire escale dans son île uniquement pour y charger ses oeuvres d'art.

Il a eu de son épouse orangée six enfants de toutes les couleurs : le premier est noir ; le second, blanc ; le troisième rouge ; le quatrième jaune ; le cinquième bleu, et le sixième vert : on est impatient de savoir de quels tons rompus seront ceux qui viendront continuer sa progéniture, mais on prend patience en considérant que, quoi qu'il arrive, le vibrisme ne peut plus périr, puisqu'il a fait des petits.


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