MIRBEAU, Octave : Un point de vue
SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (04.06.1996). RELECTURE : Anne Guézou. ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 . 14107 Lisieux cedex. TEL. : 31.48.66.50. MINITEL : 31.48.66.55. E-MAIL : [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com
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Un point de vue
par
Octave Mirbeau

... Et voici comment il parla :

- Monsieur le Juge, vous voyez en moi l'homme le plus stupéfait du monde. Vrai, je vous le jure, jamais je n'aurais imaginé qu'une telle chose fût possible ! Après ces quinze jours de détention, de menottes aux mains, d'interrogatoires incompréhensibles, de courses vertigineuses, entre deux gardes, de la prison au Palais et du Palais à la prison... oui, malgré cette réalité horrible, j'en suis encore à me demander si je ne rêve pas !...

Et pourtant, non, je ne rêve pas !

C'est bien moi, qui suis ici, devant vous... Nous ne sommes pas des fantômes qui vont se vaporiser aux premières lueurs du matin... Vous êtes le juge, et je suis l'accusé !

Vous devez comprendre qu'il me faut un puissant effort d'intellect, et - comment dirais-je ? - un ramassement de toutes mes facultés disloquées, pour concevoir, pour reconnaître que vous êtes vous, que je suis moi, que nous ne dormons pas l'un et l'autre, que nous sommes vraiment dans la vie, non dans le cauchemar !

Que vont penser de moi mes amis ?... Savent-ils au moins quelles charges pèsent sur moi, et de quoi je suis accusé ? Leur a-t-on expliqué, dans l'agence Havas, que c'était un simple, mais bien cruel malentendu ?... Ne craignez-vous pas qu'ils me prennent pour un ennemi du pouvoir, pour un anarchiste ?... Ah ! ce serait affreux !... Je ne puis supporter cette idée!... Tout, tout excepté cela !

Voyons, Monsieur le juge, mettez-vous à ma place, pour un moment, et raisonnez un peu... La main sur la conscience, devant le Dieu des ralliés et de Spüller qui nous entend, cela ne vous paraît-il pas extraordinaire, ce qui m'arrive ?... N'est-ce point une aventure unique et prodigieuse, et qui confond la raison ?...

Comment !... Le gouvernement, tout d'un coup, par une inexplicable lubie, change de morale ; il abandonne tout un long, pratique et glorieux système de corruption, mécanisme admirable et nécessaire qui fonctionnait, depuis des siècles, à merveille et, pour le bien de tout le monde, il se permet, on ne sait pourquoi, de trouver criminel et déshonorant aujourd'hui ce qu'hier il encourageait, il récompensait, si notoirement !

Et il ne nous prévient pas !

Et il ne vous avertit pas !

Et vous croyez que ce sont là des procédés délicats !... des procédés dont on use entre vieux camarades !

Je suis abasourdi, et les bras m'en tombent !

Tenez, Monsieur le juge, il faut que je vous dise... Trois jours, oui, trois jours avant cette inexplicable aventure, je suis allé au ministère...

J'y ai touché ma part mensuelle des fonds secrets...

Tout le monde fut charmant avec moi, de l'huissier au ministre...

Le ministre et moi, nous eûmes une conversation fort gaie...

Il me parla de la petite Rosa la Rose, dont nous vantons, chaque jour, les mérites aux «Echos» du Journal.

Il me félicita aussi, je me rappelle, de l'ardente et courageuse campagne que je mène contre les socialistes...

Sa gaieté communicative, sa ronde bonhomie, sa confiance, son amitié -puis-je dire-, son émotion même, pour cela fit que je me crus autorisé à lui demander un petit supplément.

Et voici, textuellement, ce qu'il me répondit : «Non, non, pas ce mois-ci... Nous n'avons plus le sou. Mais le mois prochain... peut-être... je ferai mon possible. Vous savez que je tiens à vous être agréable».

Et il me serra la main, avec quelles effusions, Seigneur Dieu !

Et trois jours après, sans un mot de lui, sans un signe de son huissier, sans un avertissement de personne, il me fait arrêter, jeter dans une cellule de Mazas... Il me traite comme un vulgaire criminel qui eût commis cet irréparable crime de ne point trouver belle la physionomie de monsieur Casimir-Perier ! On me confond avec de pâles voyous, de sinistres bandits, ennemis du gouvernement et de la société... Ma cellule est voisine de celle qu'habite un odieux gredin, coupable de lèse-Majesté, de lèse-Chambre, de lèse-Sénat. Je suis exposé, moi, moi, moi, à entendre chaque jour des théories subversives et des paroles de révolte !... Vous avouerez que c'est fort désobligeant...

C'était si simple d'éviter tout cela ; c'était si facile de s'entendre !...

Le gouvernement n'avait qu'à nous convoquer, nous, ses meilleurs amis et ses plus dévoués défenseurs, et nous dire : «Mes amis, j'ai décidé que ma morale ne serait plus la même, à partir de demain matin. Oui, demain matin, à huit heures, j'inaugure un nouvel état de choses... Je vous préviens qu'au lieu de décorer mes amis, pour chantages exceptionnels, je les ferai empoigner par monsieur Clément. Comme vous m'avez toujours été scrupuleusement soumis, j'espère qu'à partir de demain matin, à huit heures, vous allez être tous transformés en honnêtes gens... Naturellement, je sais ce que je vous dois, et tout le préjudice que peut vous causer mon nouveau système. Il est probable que vous avez quelques petites affaires en train que le brusque revirement de ma politique pourrait compromettre !... J'en tiens compte et vous ne perdrez rien... La France est un admirable, un inlassable pays où l'on peut toujours puiser de l'or, à même son sol, son commerce, son industrie, ses pauvres. Et le budget n'est pas fait pour les gueux, que je sache !... Donc, mes chers amis, acceptez de bonne grâce de vous déguiser - oh ! mon Dieu ! le temps d'une expérience -, de vous déguiser en honnêtes et respectables personnes, et je vous promets que, demain matin, à huit heures, non seulement je ne diminuerai pas votre participation - si légitime - aux fonds secrets, mais que je la doublerai, la triplerai, la quadruplerai... Essayons de la vertu, puisque le vice ne nous réussit point».

Un tel langage eût été correct, et l'on aurait pu discuter.

Moi, par exemple, j'eusse tenté de démontrer au gouvernement qu'il s'embarquait sur une mer de chimères dangereuses et d'innavigables illusions... Portant le débat plus haut dans les sphères supérieures de la philosophie et de l'économie politique, j'eusse revendiqué la liberté du chantage, qui est un des droits sacrés, un des droits inviolables de l'homme civilisé... Que dis-je ?... un droit... qui est une loi de la nature... Le chantage, Monsieur le juge, Darwin l'appelait, autrefois : «La lutte pour l'existence !...» Le chantage, mais c'est aussi une nécessité économique qui met aux prises les activités humaines, assure la circulation et l'échange des capitaux... Remarquez que je n'ai pas dit le libre-échange, pour ne pas froisser monsieur Méline... J'eusse sorti bien d'autres arguments... Et si le gouvernement n'avait pas été convaincu, eh bien ! je me serais soumis, car je suis de ces hommes qui ne se démontent jamais et qui se soumettent toujours...

Et puis, qu'est-ce que cela aurait bien pu me faire de devenir honnête homme, du moment que je n'y perdais pas un sou et que j'y gagnais, au contraire, un redoublement de confiance auprès du gouvernement et de plus sérieux, de plus fréquents émargements aux fonds secrets ?

Le juge dodelinait de la tête.

- C'est un point de vue... fit-il.

Et, le congédiant, il le remit entre les mains des gardes.


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