LORRAIN, Jean : L'un d'eux (Histoires de masques, 1900)
SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (23.02.1996) RELECTURE : Anne Guézou. ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 F 14107 Lisieux cedex TEL. : 31.48.66.50. MINITEL : 31.48.66.55. E-MAIL : 100346.471@compuserve.com
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L'un d'eux par Jean Lorrain

Le mystère attirant et répulsif du masque, qui pourra jamais en donner la technique, en expliquer les motifs et démontrer logiquement l'impérieux besoin auquel cèdent, à des jours déterminés, certains êtres, de se grimer, de se déguiser, de changer leur identité, de cesser d'être ce qu'ils sont ; en un mot, de s'évader d'eux-mêmes ?

Quels instincts, quels appétits, quelles espérances, quelles convoitises, quelles maladies d'âme sous le cartonnage grossièrement colorié des faux mentons et des faux nez, sous le crin des fausses barbes, le satin miroitant des loups ou le drap blanc des cagoules ? A quelle ivresse de haschisch ou de morphine, à quel oubli d'eux-mêmes, à quelle équivoque et mauvaise aventure se précipitent, les jours de bals masqués, ces lamentables et grotesques défilés de dominos et de pénitents ?

Ils sont bruyants, débordants de mouvements et de gestes, ces masques, et pourtant leur gaieté est triste ; ce sont moins des vivants que des spectres. Comme les fantômes, ils marchent pour la plupart enveloppés dans des étoffes à longs plis, et, comme les fantômes, on ne voit pas leur visage. Pourquoi pas des stryges sous ces larges camails, encadrant des faces figées de velours et de soie ? Pourquoi pas du vide et du néant sous ces vastes blouses de pierrot drapées à la façon de suaires sur des angles aigus de tibias et d'humérus ? Cette humanité, qui se cache pour se mêler à la foule, n'est-elle pas déjà hors la nature et hors la loi ? Elle est évidemment malfaisante puisqu'elle veut garder l'incognito, mal intentionnée et coupable puisqu'elle cherche à tromper l'hypothèse et l'instinct ; sardonique et macabre, elle emplit de bousculades, de lazzis et de huées la stupeur hésitante des rues, fait frissonner délicieusement les femmes, tomber en convulsions les enfants, et songer vilainement les hommes, tout à coup inquiets devant le sexe ambigu des déguisements.

Le masque, c'est la face trouble et troublante de l'inconnu, c'est le sourire du mensonge, c'est l'âme même de la perversité qui sait corrompre en terrifiant ; c'est la luxure pimentée de la peur, l'angoissant et délicieux aléa de ce défi jeté à la curiosité des sens : "Est-elle laide ? est-il beau ? est-il jeune ? Est-elle vieille ?" C'est la galanterie assaisonnée de macabre et relevée, qui sait ? d'une pointe d'ignoble et d'un goût de sang ; car où finira l'aventure ? dans un garni ou dans l'hôtel d'une grande demi-mondaine, à la Préfecture peut-être, car les voleurs se cachent aussi pour commettre leurs coups, et, avec leurs sollicitants et terribles faux visages, les masques sont aussi bien de coupe-gorge que de cimetière : il y a en eux du tire-laine, de la fille de joie et du revenant.

Voilà, pour ma part, l'impression un peu opprimante et déprimante aussi que me laissent les masques ; or, cela est tout personnel, mais l'âme d'un de ces masques, le passé ou même la minute présente d'un de ces êtres mystérieux de soie et de carton, d'un de ces masques isolés, surtout de ceux que l'on voit, les nuits de bals masqués, errer grelottants et piteux, d'un trottoir à l'autre, sous les quolibets des passants, voilà ce qu'il serait curieux de connaître ; la raison du costume et de l'incognito d'un de ces désemparés, inquiétantes épaves de la joie populaire échouées, par les nuits de gelée, à travers les grandes villes, fantoches nocturnes nés peut-être à la lueur blême des becs Auer et des lampes électriques, au jour naissant évanouis.

Il y a une dizaine d'années, il me fut donné de rencontrer un de ces masques, un de ces mystérieux anonymes des nuits de bals, et dans des circonstances qui, resongées depuis, ont donné à l'être coudoyé, cette nuit-là, la grandeur tragique d'une figure. Ce déguisé, pour moi, est demeuré le masque, le masque-type, symbole vivant d'un mystère innomé et d'une énigme pressentie.

Je m'étais terré cet hiver-là aux environs de Paris ; j'avais un long et minutieux travail à terminer ; et des raisons de santé, d'économie aussi, m'avaient décidé à m'éloigner momentanément. Mes affaires m'appelant souvent rues de Richelieu et Saint-Lazare, j'avais choisi un coin parmi la grande banlieue, celle que dessert la ligne de l'Ouest, et j'hivernais alors assez tristement dans un petit village, entre Triel et Poissy.

Le samedi gras tombait, cette année-là, le vingt-cinq février ; la coïncidence d'une affaire à conclure avec un journal et d'une invitation à dîner m'avait amené à Paris. Il y avait bal à l'Opéra, et, sous la neige floconnante, je m'étais attardé à regarder les masques et les dominos s'échelonner sur les marches du monument Garnier : des fiacres, des coupés de maître en versaient à chaque minute tant sous le péristyle du théâtre que devant les brasseries et les cafés ; puis c'étaient des trôlées de pierrots et de moines s'engageant sur la place gardée par des municipaux à cheval et, en dépit des sergents de ville, gambadant et formant des rondes dans le grand espace vide réservé à la circulation des voitures ; comme un vent de folie soufflait cette nuit-là sur la ville, tant et si bien qu'amusé, intéressé moi-même, j'oubliais l'heure du dernier train possible, et qu'à minuit et demi j'étais encore assis dehors, à une table de café. Plus de train maintenant avant deux heures du matin ; je prenais mon parti assez gaiement, car il y avait encore foule de curieux sur le Boulevard et des cris et des lazzis dans les brasseries bondées de costumes ; mais, vers une heure, les rues et les établissements de nuit se vidèrent, les déguisés rentraient au bal et les flâneurs au logis ; la vie et le mouvement ne reprendraient plus maintenant qu'à l'heure des soupers ; pas mal d'établissements fermaient, et sous la neige toujours plus dense, je me levai assez tristement et me dirigeai vers la gare.

Il y avait aussi bal à l'Eden cette nuit-là, et de la façade illuminée de la rue Boudreau un bruit de bacchanale monstrueuse montait, ronflait, assourdissait ; au loin, en écho, c'étaient les valses distinctes venant de l'Opéra. Dans la rue Auber, déjà noire, un masque marchait devant moi ; enveloppé d'un grand burnous d'Arabe, la tête encapuchonnée de sombre, il allait évidemment à l'Eden.

Il ne s'était pas mis en frais, ce masque, car ce burnous, ce capuchon, l'incohérence même de ce costume de bric et de broc révélaient assez le déguisement improvisé, machiné au dernier moment au hasard des tiroirs. Je le suivais quand même, instinctivement, des yeux ; mais, une fois dans la projection lumineuse de l'Eden, le masque s'arrêtait et, au lieu d'entrer, hésitait, piétinait dans la neige fondue, arpentait le trottoir, et finalement regagnait la rue Auber dans la direction de l'Opéra.

Mais je l'avais vu ; ce que j'avais pris pour un capuchon noir était un camail de velours vert, un camail de moine, et dans l'ovale du capuchon une étoffe métallique et brillante percée à la place des yeux, une cagoule de drap d'argent luisait d'une façon bizarre.

"Encore un qui paraît manquer de décision", pensai-je en moi-même.

Et je poursuivis mon chemin.

Arrivé cour de Rome, le temps de prendre un dernier grog dans une des brasseries voisines, je montais l'escalier et pénétrais dans la salle d'attente. Je tressautai de surprise : ce grand manteau d'une blancheur soyeuse, cette face de craie dans ce capuchon verdâtre !... mon masque était là ; là, dans cette grande salle banale et solitaire où il n'y avait que lui et moi. Le gaz flambait haut entre les murs lambrissés de chêne, et, affalé dans un des fauteuils de velours vert, l'étrange voyageur se tenait, le menton appuyé dans une main, dans l'évidente attente du train que j'allais prendre.

Je le croyais au bal, et l'inexpliqué de sa présence me donnait un peu froid ; m'avait-il suivi ? Non, puisque je le trouvais là ; il ne bougeait pas, et en suivant la direction de ses yeux je vis qu'il était absorbé dans la contemplation de ses jambes. Elles étaient moulées dans un maillot de soie noire qui l'enserrait tout entier, car son burnous s'était un peu ouvert ; mais, chose bizarre, tandis que sa jambe droite était haut gantée d'un bas de femme, un bas de soie vert glauque, serré au-dessus du genou d'une jarretière de moire, l'autre pied avait une chaussette d'homme, une chaussette de soirée à semis de fleurettes, si bien qu'il était double, ce masque, et joignait au charme terrifiant de sa face de goule le trouble équivoque d'un sexe incertain.

Son costume, que j'examinais, révélait maintenant des préciosités voulues : une énorme grenouille de soie verte s'étalait brodée à la place du coeur et, autour de son capuchon de velours glauque, une couronne, que je n'avais pas d'abord remarquée, se tressait, composée de grenouilles et de lézards. Le burnous arabe l'enveloppait comme un suaire, et sa cagoule de drap d'argent évoquait des idées de lèpre et de peste, de maladies maudites comme en connut le Moyen Age. Un damné devait grimacer sous ce masque ; il était à la fois oriental, monastique et démoniaque ; il sentait le lazaret, le marécage et le cimetière ; il était aphrodisiaque aussi dans sa souple et ferme nudité soulignée par le maillot noir. Homme ou femme, moine ou sorcière ? Et, quand il se leva au : "Messieurs les voyageurs, en voiture !" de l'employé de la Compagnie, je crus voir se dresser devant moi le spectre de l'éternelle Luxure, la Luxure d'Orient et la Luxure des cloîtres, la Luxure au visage dévoré par des chancres, la Luxure au coeur flasque et froid comme un corps de reptile, la Luxure androgyne ni mâle ni femelle, la Luxure impuissante, car, suprême détail, le masque tenait à la main une large fleur de nénuphar.

L'être au burnous montait dans un wagon de première ; j'attendis qu'il y fut installé pour monter à mon tour dans mon compartiment. Je serais plutôt demeuré coucher à Paris que de voyager en tête à tête avec cette face d'ombre ; mais une curiosité m'obsédait, une angoisse aussi, et je ne respirai un peu que lorsque le train se mit en marche.

Le premier quart d'heure fut lugubre. Si le masque allait pénétrer dans mon compartiment, de quel côté allait-il apparaître ? Je surveillais les deux portières, prêt à tout événement ; mais mon voisin ne bougeait pas, il ne faisait même aucun bruit ; la tentation était trop forte : je me levai et m'approchai de la petite vitre de communication.

Sous la clarté diffuse de la lampe, le masque était là accoudé, presque couché dans les grands plis de son burnous, ses deux jambes étonnamment fines allongées sur la banquette ; il tenait à la main un petit miroir de poche et s'y regardait longuement ; il se regardait et la cagoule argentée lui couvrait toujours le visage.

Etrange voyageur ! Je ne pouvais quitter mon poste d'observation. Le train, un interminable omnibus de nuit, roulait avec lenteur à travers la banlieue neigeuse. Le masque descendit à la quatrième station, il était près de trois heures du matin ; ni diligence, ni voiture à l'arrivée en gare, personne. Il remettait son ticket à l'employé, franchissait la barrière et s'engouffrait en rase campagne, dans le noir, dans le froid, dans de l'inconnu.


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