JANIN, Jules (1804-1874) : Le Rendez-vous (1826).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (02.II.2001)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : n.i.) des Petits contes, tome 3 des Oeuvres de jeunesse, 2ème série des Oeuvres diverses de Jules Janin publiées à Paris en 1882 par la Librairie de bibliophiles.
 
Le Rendez-vous
par
Jules Janin

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ELLE hésita d'abord, mais il y avait tant de résignation et d'amour dans mon regard qu'à la fin elle consentit. «A ce soir, me dit-elle, vis-à-vis de Notre-Dame !» Et, vive comme l'éclair, elle disparut pour me dérober sa rougeur, me laissant dans un de ces moments d'ivresse que l'on n'éprouve qu'une fois.

Ce soir ! avait-elle dit ; toute la journée je crus entendre la douce promesse murmurée à mon oreille, et c'était à peine si le soleil commençait à décliner quand je me trouvai sous le parvis du temple, haletant d'inquiétude et d'espérance. D'abord je ne vis rien, je ne pensai à rien ; j'étais tout entier à l'heure à venir ; il ne fallut rien moins que l'admirable spectacle devant lequel je me trouvais pour m'arracher à l'idée fixe qui faisait ma vie de chaque jour.

Ce moment de jeunesse, cette heure fugitive et fragile que l'homme, dans un accès d'ironie, a surnommé ses beaux ans, est, sans contredit, ce qu'il y a de plus inexplicable dans la créature humaine. Il y a là, au fond de vous, un malaise, je ne sais quel bonheur douloureux qui vous fait souffrir le tourment de Prométhée. Une fois atteint de cette maladie fatale, tout ce qu'il y a de charme dans les actes de l'imagination et de la pensée s'anéantit, disparaît, faisant place aux images fantastiques d'un coeur malade. C'est ainsi que je fus d'abord froid, insensible, à l'aspect de ce beau monument de la civilisation du moyen âge, de cette vaste et poétique cathédrale, dont l'aspect imposant était encore pour moi une nouveauté.

Cependant j'étais justement à cette heure qui grandit de tous les prestiges d'un beau soir le temple gothique dont la flèche argentée se perd dans le nuage lumineux encore. Cette masse de pierres debout au milieu du silence général, éloquent témoin de la persévérance et de la piété de nos pères, était alors entourée de toutes les harmonies dont le ciel embellit l'ouvrage de la créature : la cloche rendait un son gothique ; le corbeau, vieux comme le temps, déployait ses ailes noires sur les ogives, et, à travers les trous du clocher, le moineau jaseur semblait défier l'atteinte des hommes. Pour comble de bonheur, le temple était désert : il n'y avait ni chantre à soutane, ni enfant de choeur à tête rouge, ni donneur d'eau bénite à la voix criarde, ni missionnaire à l'oeil hagard ; le temple était dans toute sa majesté, sans une créature humaine pour déparer ce sublime ensemble. Nous sommes dans un siècle si incrédule que l'idée d'athéisme et d'hypocrisie se glisse partout où se rencontre un homme !

Pour moi, je me mis sans y songer à étudier cet édifice que j'ignorais encore. Figurez-vous ce temple brodé avec autant de grâce et de délicatesse que le voile d'une jeune épouse. C'est un ensemble de détails qui effraye notre imagination ; partout le ciseau de l'homme a représenté tantôt le Christ sur la croix, tantôt les évangélistes écrivant ce code de morale qui devait soumettre le monde à la raison, tantôt l'apôtre saint Jean avec son agneau et cette grâce enfantine qu'on aurait dite échappée au pinceau de Rubens. C'est une suite d'images fantastiques, de saintes créations, de miracles naïfs, comme on en lit dans de vieilles légendes. Toutes les croyances du moyen âge, avec son allure franche, décidée, guerrière, se retrouvent sur ces pierres gothiques. Vous y retrouverez l'armure romaine, le javelot du barbare et souvent la toge italienne sur les épaules d'un Vandale. Aussi haut que votre vue peut s'élever, vous apercevez mille scènes dramatiques, vives, passionnées, des scènes comme en écrivait Shakespeare, tantôt dans une pauvre cabane, tantôt dans un palais magnifique ; des vieillards, des jeunes filles, des martyrs, des assassins, tout un poème. Voilà ce que je n'aurais pas vu sans toi, jeune fille ; sans toi, que j'avais presque oubliée dans cette muette contemplation.

Et, comme la nuit, descendant du haut du clocher, voilait peu à peu ces scènes si variées, semblable au rideau de l'Opéra qui vous sépare des enchantements du théâtre, j'en vins à considérer l'immense porte à double battant que le Suisse à l'air soucieux venait de fermer à grand bruit. Je considérai attentivement cette belle figure de la Vierge sculptée sur la porte ; une femme céleste que quelque pauvre artiste trouva enfouie sous un bois obscur. Cette porte a bien souffert du temps ! Toute couleur est perdue, des fentes nombreuses sillonnent ce beau corps. Cependant il y a là une beauté réelle, une grâce ineffable, comme tout ce qui est spontané dans les arts. J'étais donc là, contemplant ces belles mains et cet angélique sourire, quand une marche légère et douce, et ce souffle harmonieux qui annonce un battement du coeur, me firent vivement tourner la tête ; ce n'était pas elle !

C'était une bonne vieille femme avec l'habit des soeurs de charité, et cette blanche coiffure qui les pare, et ce gros chapelet d'ébène qu'elles portent avec autant d'assurance qu'un jeune colonel porte son épée. Cette femme avait vu de longs jours, elle venait sans doute de visiter le grenier du poète ou de l'orphelin, et elle retournait le soir vers un vaste édifice qu'elle avait choisi pour demeure parce qu'il est consacré à l'humanité souffrante. Je vis alors que j'étais à côté de l'Hôtel-Dieu.

Oh ! qui que vous soyez, si vous tenez à connaître tout ce qu'il y a de beau dans les arts, allez les étudier sous l'empire d'une grande passion ; que la volonté de votre maîtresse vous fixe des heures entières devant ces monuments que dédaigne votre jeune inexpérience. Alors seulement vous sentirez combien il y a quelque chose qui plane au-dessus de l'ouvrage des siècles, comment la persévérance n'est pas moins utile pour comprendre les oeuvres du génie que pour les créer, comment l'âme humaine s'agrandit dans la contemplation des chefs-d'oeuvre que notre siècle ne comprend plus.

Elle ne vint pas ce soir-là, et je m'en retournai à moitié consolé.


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