GERMINAL

Roman mythique, roman épique

Roman et écriture du social


Conférence de Gérard GENGEMBRE
Maître de Conférences à l'Ecole Normale Supérieure de St Cloud
Transcription faite par Gabriel Legrand et Thomas Le Saux


Lorsque Guy Barthèlemy m'a demandé si j'acceptais de venir expliquer Germinal, nous avons défini deux thèmes : le premier, c'est Germinal, roman mythique et roman épique, et le second, roman et écriture du social, chez Zola et peut être un petit peu chez les autres romanciers du XIXème siècle ; c'est donc de cela dont je vais vous parler.

I.- TOUT D'ABORD, GERMINAL : ROMAN MYTHIQUE ET EPIQUE

Roman mythique : il faut d'abord définir de façon aussi claire que possible ce qu'on entend par mythe dans un cas comme celui-là : il s'agit d'un système de représentation dans lequel toute une série de convergences d'éléments, qui peuvent être empruntés à une simple vie quotidienne, vont être transformés, métamorphosés, transmutés en éléments symboliques qui vont prendre sens et qui vont permettre une lisibilité du réel comme ensemble de fonctions et d'événements qui peuvent être rapportés à de grandes vérités.
Dans Germinal, parmi les nombreux mythes qui fonctionnent dans le roman, je vais en détailler trois : le premier, ce sera le mythe culturel fondateur, le second, le mythe révolutionnaire et le troisième, les mythes personnels de Zola.

1) Le mythe culturel fondateur, je vais y insister, c'est celui du Minotaure, c'est-à-dire que vous avez la récupération zolienne d'un mythe de l'Antiquité où les principaux éléments vont se trouver redistribués dans Germinal. Le labyrinthe du Minotaure, c'est l'ensemble des pièges : la mine ; le personnage du Minotaure lui-même est une figure terrifiante, dévoratrice, présente dans le roman sous la forme de deux entités : l'une qui est la mine elle-même en tant que dieu dangereux, dévorateur (La mine où aura travaillé Etienne Lantier, s'appelle le Voreux ; il y a de la dévoration, l'idée de la voracité dans le mot) et l'autre entité dont le poids est très grand, c'est le capital avec un "C" majuscule, le Capital qui est à la fois Minotaure et Moloch (vous savez que dans une religion de l'Antiquité, on offrait à une statue - brasier des êtres vivants qui brûlaient vifs ; c'était un culte rendu au dieu Moloch.
Donc : le labyrinthe, le Minotaure, constituent une sorte de fil d'Ariane qu'on va essayer de détailler tout à l'heure ; et le héros qui affronte le Minotaure (c'est Thésée), c'est ici Etienne Lantier. . Donc, c'est lui qui va affronter, en tant que meneur, (voir la problématique du meneur et de la foule) le Minotaure ; en tant que meneur, c'est lui qui arrive à un stade d'héroïsation qui va lui faire affronter le Capital, le Minotaure.
Donc, vous avez là un exemple tout à fait patent de deux reprises dans l'économie de fiction, dans la dynamique du critère de fiction, d'un mythe fondateur de l'humanité, ce qui n'est ni propre à Germinal dans l'oeuvre de Zola, ni propre à Zola dans la vie de tous les jours au XIXème siècle ; au fond, vous avez deux grands réservoirs de mythes entrepris par la littérature : l'un, c'est le stock de la mythologie grecque et romaine pour l'essentiel, et puis l'autre, c'est la Bible, la Bible traitée comme référence mythique : je prends un exemple que vous connaissez tous, le premier chapitre du Candide de Voltaire, c'est une réécriture d'Adam et Eve chassés du paradis terrestre ; en l'occurrence, Candide a été touché par la flèche de Cupidon, et a touché à l'arbre de la connaissance ce qui lui vaut d'être chassé du château de Thunder-Den-Tronk. Donc, vous avec une réécriture voltairienne parodique d'un épisode très célèbre. On peut multiplier les exemples à l'infini.

Voilà donc une première dimension du roman. Alors cela a des conséquences majeures puisque, bien entendu, qu'est-ce que ça offre au roman Germinal ? Ca lui offre une structuration, j'allais dire toute faite : à partir du moment où vous avez l'histoire fondatrice (Thésée, le Minotaure, le labyrinthe), les aventures d'Etienne Lantier dans la mine, les épreuves collectives du peuple mineur, la menace qui est jetée sur lui sont ordonnées par l'histoire mythique, et en plus, la mine, lieu moderne par excellence, qui est aussi lieu de l'affrontement de l'homme avec la nature. Cette mine moderne récupère les valeurs symboliques du labyrinthe, lieu dans lequel le héros va essayer de cheminer. Vous vous souvenez que lorsqu'Etienne Lantier descend pour la première fois dans la mine, il est confronté à un univers où il n'a pas de point de repère ; il ignore tout : le lieu est obscur, on ne sait pas très bien où l'on va, donc il faut des guides, ceux qui savent, qui ont l'habitude ; et puis on lui indique un point, un endroit où il va travailler, et à partir de là, il va y avoir une véritable initiation du héros Etienne Lantier à la réalité de la mine, initiation qui est celle de quelqu'un qui, au départ (c'est la tournure normale du roman) est un personnage vide, pure extériorité. Vous vous souvenez des termes précis de la première page : c'est un personnage qui n'a pas encore de conscience, qui n'a que des sensations, sensations visuelles de l'obscurité, sensation tactile du froid, et progressivement, Etienne Lantier va acquérir une conscience ; d'abord une science, puis une conscience de classe et une conscience politique : c'est la dimension initiatique, et dans toute initiation, on passe par ce qu'on appelle des épreuves qualifiantes, c'est-à-dire des moments d'affrontement et d'apprentissage à l'issue desquels on est mieux armés pour affronter la suite des événements.
Voilà une première couche, une première strate du mythe dans Germinal : c'est le substrat. c'est là-dessus que le roman se fonde culturellement.

2) La deuxième couche, c'est le mythe révolutionnaire. celui-là, vous l'avez d'entrée de jeu avec le nom de "germinal". Tout à l'heure, on vous évoquait (voir l'exposé de C. Dran) dans la couleur, une germination (vert), l'évocation de l'espoir final par le sens du mot Germinal. Avant tout, Germinal, dans la mémoire historique et culturelle est un mois du calendrier révolutionnaire, un des douze mois inventés par Fabre d'Eglantine en 1792, pour remplacer les mois du calendrier chrétien, donc un acte de révolution totale sur le plan culturel, puisqu'on substitue l'ordre nouveau, dans le monde, des mois révolutionnaires à l'ordre ancien. Il y a quelques mois comme ça, qui ont pris des valeurs tout à fait fondatrices : brumaire le mois du coup d'etat, thermidor : le mois de la fin de la dictature, et germinal, qui est lié bien entendu, par la connotation sémantique, au printemps, à la germination, à l'espoir, au renouveau, à l'avenir. Donc, en utilisant sciemment le titre Germinal, qui n'est pas le premier auquel Zola avait pensé, il intègre dans le titre toute cette épaisseur de connotations historiques et idéologiques, ce qui n'est nullement indifférent, parce que lorsqu'il écrit le roman, la société française a subi, une petite quinzaine d'années auparavant, l'un de ses plus grands traumatismes. nous n'avons plus idée aujourd'hui de ce qu'a pu représenter la Commune de Paris dans l'imaginaire politique ; la Commune de Paris, c'est un événement horrifique. Horrifique à plusieurs égards : d'une part les barbares dont Guy Barthèlémy parlait tout à l'heure, les barbares ont pris le pouvoir de la ville, et ils se sont comportés donc en barbares. Dans la famille des barbares, il y a les femmes, et rien n'est pire dans l'imaginaire français qu'une femme lorsqu'elle devient révolutionnaire. Pourquoi ? parce que c'est une pétroleuse, c'est une coupeuse de têtes, ou d'autre chose. La femme est encore plus dénaturée que l'homme lorsqu'elle se livre à des violences !
Vous avez une réaction fondamentalement misogyne au XIXème siècle, et lorsque la femme s'écarte de l'ordre naturel, de la conservation de l'ordre, de l'éducation des enfants, de la perpétuation du système des valeurs, alors elle est non seulement contre-nature parce qu'elle s'oppose à ce que doit être la fonction de la nature féminine, mais elle est une perturbation fondamentale dans le monde. La Commune, c'est horrifique aussi parce que le drapeau rouge est à ses côtés. Je vais certainement vous en parler tout à l'heure. La Commune, c'est horrifique parce qu'on s'est attaqué à des monuments culturels : l'incendie des Tuileries, l'incendie de l'Hôtel de ville, etc... autrement dit, la Commune c'est un moment apocalyptique de destruction universelle manigancé par des chefs d'orchestre clandestins, manipulant une foule abrutie, alcoolisée et devenue folle (je viens de prononcer le discours tenu par le pouvoir, dans ses intérêts). Il faudra attendre assez longtemps pour qu'on commence à amnistier ceux des acteurs de la Commune qu'on n'a pas immédiatement fusillés.
Autrement dit, écrire, Germinal 15 ans après la Commune, c'est non seulement réactiver la mémoire de la révolution française à une époque où justement la république française a besoin de revenir aux orientations qu'on a prises lors de la révolution française, mais c'est en même temps conjurer et retravailller la vision mythique de la commune ; d'où la position parfaitement ambiguë de Zola qui est, je ne peux pas mieux le définir que de la façon suivante, un révolutionnaire-conservateur avec un trait d'union entre les deux. C'est dire qu'il y a dans Germinal des aspects révolutionnaires mythiques, et il y a en même temps, la conjuration de la vision de la révolution. Donc Germinal reprend le mythe révolutionnaire et va installer une vision modernisée de cette révolution. Pourquoi modernisée ? Eh bien parce qu'il y a une histoire du mouvement ouvrier qui s'est déjà constituée depuis plusieurs décennies. on ne peut plus écrire en 1885 sur le monde ouvrier en faisant semblant d'ignorer tout ce qui s'est passé depuis une quarantaine d'années, et donc la révolution a changé et de nature, et de personnel. Pourquoi est-ce qu'elle a changé de nature ? c'est que les mots d'ordres de la révolution française traînent des valeurs différentes : il ne s'agit plus d'instaurer un ordre de type nouveau (passer de l'ancien régime à l'ordre républicain) mais il s'agit de passer de l'ordre républicain à l'ordre de la justice sociale ; donc on passe du politique au socialisme, ce qui est évidemment une des plus grandes terreurs des milieux du pouvoir à la fin du XIXème siècle. Quant au "personnel", il ne s'agit plus ici du peuple au sens révolutionnaire : "révolution française" du terme, le tiers-etat devenu la nation, la grande majorité d'une population, et çà devient le peuple prolétariat, et le prolétariat donc des usines, des chantiers et des mines. Le mythe révolutionnaire se charge de nouvelles significations, et prend de nouvelles dimensions, de nouvelles couleurs. Ensuite, dans la façon dont la révolution se profile, la façon dont elle menace l'ordre social, elle conserve des types d'action tout à fait comparables à celles de la révolution française et en particulier le mythe de la journée révolutionnaire, que l'on peut décrire dans l'histoire de la révolution française par les journées : le 14 juillet, le 20 juin, le 10 août, le 20 thermidor, etc... C'est-à-dire les moments de telles concentrations des enjeux, politiques, qui, dans l'espace d'une journée, s'aggravent, se nouent, ou se dénouent par l'intervention des foules révolutionnaires. Eh bien qu'est-ce qui se passe dans Germinal ? Vous avez exactement la même chose avec la manifestation qui tourne à l'émeute, et l'émeute qui amène au crime. Lorsque les femmes de mineurs brandissent le trophée sanglant du sexe, c'est une allusion très précise aux foules de la révolution française brandissant au bout des pics, des têtes ou des morceaux de corps de gens qui ont été dépecés vivants. ça s'est passé pendant la révolution française et l'épisode a des bases historiques. Donc, vous voyez, vous avez ce mélange tout à fait intéressant de nouvelles significations de la révolution dans le contexte du XIXème siècle et le maintien dans l'économie textuelle de Germinal de représentations révolutionnaires qu'on appellera à la fois traditionnelles et mythiques parce qu'elles appartiennent à une symbolique de la révolution. Ce mythe révolutionnaire, il est, je vous l'ai dit tout à l'heure, contradictoire. D'une part il fonde, et on le verra un peu plus tard, il fonde le mouvement épique, et d'autre part il est aussi qualifiant. Vous vous souvenez de la scène qui a été évoquée tout à l'heure, tant pour les couleurs que pour les problèmes de la foule, la scène où vous avez des observateurs qui regardent, horrifiés, la manifestation des mineurs, et où les jeunes filles vont découvrir, à la fois fascinées et révulsées, ce qu'il y a au bout du bâton. Donc vous avez quelque chose de parfaitement ambigu c'est-à-dire que vous ne savez pas exactement ce qu'il y a. Est-ce-que ce qui est transcrit dans le texte, c'est le champ de vision et les réflexions suscitées dans l'esprit des personnages ? Ou est-ce-qu'il n'y a pas confusion avec la voix du narrateur,lequel serait finalement assez proche de l'auteur. Vous êtes là dans un problème d'ambigusation de la voix narrative. Autrement dit, est-ce-que Zola ne fait que placer dans l'imaginaire de ses personnages la vision d'horreur ou est-ce-qu'il prétend qu'ils voient tout ? vous avez d'autres phénomènes comme cela, mais celui là est un peu plus frappant. Mais aussi, ils sont présents dans tous les Rougon-Macquart. L'observateur est toujours techniquement un personnage, il n'existe pas de description dans les rougon-macquart qui ne soit pas rapportable au point de vue d'un personnage. Et l'ampleur de la description, sa précision, l'intrication de ses réseaux métaphoriques relèvent de bien autre chose que de la simple perception des personnages du livre. Je prends comme exemple une scène de la Curée. Je ne sais pas si vous avez lu la Curée : vous avez une scène tout à fait fabuleuse, car vous avez la description d'une serre, qui est vue du point de vue de l'héroïne qui, en tant que femme, est obsédée sexuelle, c'est très souvent le cas de la féminité zolienne. Autrement dit, la serre qui contient des plantes tropicales, a une atmosphère étouffante, lourde, chargée de parfums exotiques et capiteux, où les plantes se mêlent comme des corps, et où des fleurs, des feuilles, des racines, etc, sont métaphorisées en organes, et souvent en organes sexuels. est-ce-que c'est le personnage féminin qui est sourdement travaillé par ce qu'il voit, est-ce-que ce sont les grands fantasmes zoliens qui ont fait parler tout ça ? C'est bien probable, car, dans Germinal, vous avez un certain nombre de scènes qui vous inquiètent. Autrement dit, lorsque Zola met en place dans son roman une dynamique révolutionnaire, il est en même temps dans la position de quelqu'un à qui la révolution fait peur, et quelqu'un qui donc retranscrit car il ne peut pas faire autrement parce qu'il est pris dans les filets de l'idéologie de son temps, retranscrit les grandes obsessions de son époque, ce que Guy Barthèlemy disait tout à l'heure, on n'échappe pas au discours idéologique. Mais chez Zola, le grand intérêt, c'est que ceux sont des discours idéologiques qui s'entremêlent, qui se contredisent et qui se complètent. Donc, il est tout aussi réducteur de dire que Zola est progressiste, que de dire que Zola est progressiste, ; il est à l'intersection des deux, c'est ce qui fait son intérêt, puisqu'il arrive à avoir des idées plus fines. D'ailleurs, dans l'ensemble des Rougon-Macquart, vous avez un mythe de la révolution généralisée où cette fois le sens n'est plus la révolution politique sociale, mais c'est en quelque sorte la révolution de la modernité. Je prends trois exemples : vous connaissez le Bonheur des Dames, c'est un roman dans lequel la trame narrative est assez simple : comment est-ce-que le phénomène du grand magasin est en train de remplacer le petit commerce ? Autrement dit, comment le magasin qui s'appelle "Au Bonheur des Dames", et qui a, comment dire, un référent historique tout à fait plausible, comment est-ce-qu'il est train d'inventer une forme nouvelle de distribution, de commercialisation des marchandises, et, en même temps, une sorte de fétichisation de la marchandise, et donc de la fascination qu'exercent les marchandises sur les consommateurs. Eh bien çà, c'est révolutionnaire. Parce que cela bouleverse de façon radicale un ordre de choses et un mode de relation entre les individus. On ne peut plus commercer de la même façon après l'existence du Bonheur des Dames. Et là, le héros, Octave Bourel, est en quelque sorte celui qui est à la pointe de ce mouvement : il est monté du midi, il est monté à Paris pour réussir et sa réussite consiste à gravir les échelons : il va devenir chef de rayon, et puis il va être associé à la direction, et puis il va épouser la patronne, et c'est un militant de la révolution du commerce. Deuxième exemple : c'est le diptyque que forment la Curée et l'Argent. La Curée, je vous le rappelle, a pour héros Aristide Macquart, c'est un spéculateur immobilier. Donc, il sait comment ça se passe dans le milieu de la finance et dans les relations au XIXème siècle entre l'argent et la ville, et là, c'est aussi une vraie révolution, parce que c'est ce qui change ? Eh bien, c'est tout simplement la nature même de l'espace urbain. La configuration de l'habitat est bouleversée, la définition du locatif est radicalement changée et la répartition de la population parisienne va, elle aussi, changer. On va passer du système de la ségrégation verticale à l'horizontale. Verticale, ça veut dire que plus vous habitez haut dans l'immeuble, plus vous êtes pauvres, horizontale, c'est selon le quartier où vous habitez que vous recevez un certain statut social. Troisième exemple : la Curée et puis l'Argent : j'ai oublié l'argent. Aristide Macquart qui est un mythe, dans l'Argent va devenir un spéculateur financier ; ça se passe dans les milieux de la bourse, et il y a un crac financier. Mais , c'est aussi révolutionnaire : qu'est-ce-qui change ? c'est la nature même de l'argent. L'argent qui devient, non pas simplement un signe représentatif de la valeur des choses, mais qui devient une valeur en lui-même. L'argent, appelle l'argent, l'argent nourrit l'argent, l'argent ne sert qu'à faire de l'argent. Il suffit de citer quelques événements récents qui nous montreront en quoi l'Argent est un roman tout à fait dans son temps. Troisième exemple : la révolution dans le roman zolien, c'est un roman la Débâcle. Qu'est-ce-que la Débâcle ? C'est l'origine de la défaite militaire française face à la Prusse dans la guerre de 1870 ; en quoi est-ce-que c'est révolutionnaire ? C'est l'effondrement total d'un régime politique. Donc de ses structures, de ses systèmes de représentation, de ses liens de solidarité, ou de dépendance établis à l'intérieur de la société. Le roman zolien est un roman révolutionnaire, non seulement parce qu'il propose une vision nouvelle de la grève, mais aussi parce qu'il est animé par le principe de la révolution. donc, la révolution de type politique et social n'est qu'un aspect.

3) Troisième mythe : le mythe personnel zolien. Zola est un grand obsédé, ce qui fait son charme ; les écrivains qui n'ont pas d'obsession sont totalement dénués de vie intérieure. Bon, l'obsession, ça se transcrit, parce que l'obsession, les grands fantasmes, c'est ce qui donne, en quelque sorte, l'impulsion à l'écriture poétique du texte. Ca se monnaye dans les textes zoliens en réseaux métaphoriques. Parmi les obsessions zoliennes, il y en a deux que je vais dégager. Il y en a deux qui sont intéressantes aujourd'hui. L'une, c'est l'obsession de l'étouffement, que nous connaissons par l'expérience de Zola : Zola est hanté par les fantômes ; il a des crises de hantise avec des aspects claustrophobes, c'est quelqu'un qui ne peut pas supporter de rester dans un endroit confiné. Il éprouve d'irrésistibles besoins de sortir, ou d'ouvrir une fenêtre, il ne peut pas supporter çà. Donc, qu'est-ce-que c'est la mine ? C'est évidemment le passage à la puissance x de cette obsession de l'enfermement, de l'obscurité, de la claustrophobie et de l'épuisement physique. Et pour être à même de décrire la mine, Zola a dû vaincre sa propre obsession et descendre lui-même au fond d'une mine, pour ses recherches documentaires. C'est bien sûr un souci "réaliste" de transcription fidèle de la façon dont une mine est organisée, de la façon dont les gens s'y déplacent, de la façon dont les gens travaillent, mais c'est aussi, dans la constitution de la cohérence thématique et métaphorique du lieu, quelque chose qui est directement articulé selon l'obsession zolienne de l'enfermement d'où sa récurrence obsessionnelle. Deuxième mythe personnel, celui de la fécondité, sur lequel il faut insister un peu plus. Germinal dit fécondité. Lorsqu'il aura fini la série des Rougon-Macquart, Zola va écrire 2 autres cycles : l'un, les Villes et l'autre, les Evangiles. on peut lire dans l'Evangile les 4 titres : fécondité, justice, vérité, pouvoir. C'est là que vous avez véritablement l'assomption de l'obsession zolienne de la reproduction. Pourquoi ? parce que pour Zola, la fécondité, c'est le seul contrepoint à la mort, c'est une fatalité sans nom, oui mais à partir du moment où vous avez des logiques fictionnelles comme celles de Germinal, on en avait parlé tout à l'heure avec la logique des couleurs, ou le noir qu'il abhorre, ou la présence permanente du noir renvoie à une atmosphère délétère, la fécondité est le nécessaire contrepoint, sans ça, vous auriez un voyage au bout de la nuit, et au bout duquel on n'a rien? Pour qu'il y ait une lueur d'espoir, pour qu'il y ait possibilité de germination, pour qu'il y ait une fin pas trop désespérante en dépit du dénouement catastrophique, il faut que la fécondité soit présente dans le texte. Donc, nécessité idéologique.

Dans Germinal, comment est-ce-que cela se manifeste ? Eh bien, par la pulsion du rut. Voilà pourquoi, il y a autant d'accouplements dans Germinal. Ce n'est pas parce que les mineurs sont des bêtes sexuelles, mais tout simplement parce que la promiscuité, donc le fait social de la promiscuité est omniprésente ; promiscuité qui est double : promiscuité dans la mine, promiscuité dans les corons. Vous avez remarqué que les corons reproduisent la mine. On dit que lorsque l'on a quitté le lieu du travail, le domicile est en fait un appendice de la mine. En conséquence, le mineur n'échappe jamais à la promiscuité. Il y a donc un déterminisme de la promiscuité. Et dans l'état d'aliénation où se trouve le mineur, s'il est vrai qu'il est "animalisé", s'il est vrai qu'il est ramené à ce qu'il y a de sauvage en lui, la retombée positive, c'est qu'il se raccroche à la pulsion de vie, à l'instinct de conservation. Donc la reproduction, c'est à la fois, le seul moment heureux de la vie, mais c'est en même temps ce qui fait que l'on survit.
Dans cette obsession de la fécondité chez Zola, la place de la femme est tout à fait passionnante. Je disais tout à l'heure, en forçant le trait, que Renée Saccard, en tant que personnage féminin zolien, était obsédée sexuelle, parce qu'elle est détraquée, c'est-à-dire qu'est-ce-qui se passe chez Renée Saccard ? C'est que chez elle, l'instinct sexuel a pris le devant. Elle n'est plus que l'instinct sexuel, ce qui fait qu'en termes cliniques c'est une nymphomane. Mais à l'inverse, la hantise de Zola, c'est la femme stérile : soit "la vieille fille", soit la femme stérile par accident. car elle manque à la féminité, elle manque de féminité... Elle n'accomplit pas la mission naturelle qui est la sienne. Alors, vous voyez que lorsqu'il y a chez Zola, un personnage féminin, la norme zolienne de la féminité, c'est la capacite à la reproduction. Et c'est peut-être le reproche le plus fort, le plus rédhibitoire, que Zola adresse à la condition ouvrière : ce n'est pas tant l'exploitation, à laquelle sont condamnés les mineurs. C'est que ça risque d'attenter au principe même de la vitalité, parce que les mineurs et les femmes de mineurs ont des corps menacés de dégénérescence, donc qu'ils risquent de ne plus pouvoir se reproduire. Là, vous avez véritablement une vision mythique de l'humanité chez Zola.
En quoi est-ce-que l'ordre de la condition ouvrière devrait être changé ? Il faudrait alors, non seulement, leur rendre de la dignité humaine, non seulement leur donner des conditions de vie décentes, mais leur rendre des corps libres. Ca, c'est quelque chose de très profond chez Zola, c'est vraiment ancré au plus profond de sa personnalité. Alors voilà quelques uns des mythes, il y en a d'autres qui fonctionnent dans Germinal ? mais tous ces mythes sont évidemment liés les uns aux autres. je les ai séparés pour la clarté de l'exposé, mais vous comprenez bien qu'une lecture du roman zolien comme étagement et imbrication de mythes devrait essayer de rendre compte de la façon dont chacun de ces mythes travaille avec les autres. D'où la grande complexité des romans de Zola. On met souvent en avant, l'efficacité de la simplicité des intrigues de Zola. et c'est parfaitement vrai. Mais derrière cette simplicité du fil narratif, il y a une très grande complexité des réseaux mythiques qui sont liés à des fondements mythiques.

J'irai plus rapidement sur Germinal, roman épique. Parce que, c'est très directement lié à ce que je viens de dire. En quoi est-ce-que c'est épique ? En ce qu'il y a un affrontement significatif entre des forces, lesquelles jouent en quelque sorte le sens et l'ordre même de l'univers.
Où y-a-t-il épopée ? Je n'y reviens pas, cela vous a été dit tout à l'heure, dans l'affrontement du héros meneur avec les forces adverses, dans la progressive constitution de Etienne Lantier en héros initié, reconnu par la foule. Il y a également épopée, dans la mesure où ce qui est en face des mineurs, c'est une force qui a pour elle l'immense avantage d'être à la fois constamment présente et invisible : un capital ne se voit pas. A commencer par le fait que les véritables propriétaires de la mine, ne sont pas dans le nord. c'est une société anonyme, à Paris. Autrement dit, le détenteur du pouvoir n'est pas un acteur présent sur la scène de l'affrontement. Donc on affronte quelque chose qui est immense, qui est suggéré, mais qui, en dernière analyse, échappe au jour. Cà c'est le capital, avec un grand "c". peu importe la pertinence des analyses économiques de Zola. C'est ici tout à fait secondaire. Mais ce dont on s'aperçoit, c'est que le capital "minotaure", dans Germinal, est un capital, qui tente aussi à se constituer comme une force de domination universelle, par l'élimination du petit capital (la façon dont la fosse Deneulin va être phagocytée par la grande compagnie). Autrement dit, c'est la substitution, à un capital repérable (parce qu'identifiable à un individu), d'un capital anonyme et qui gouverne de façon à la fois silencieuse et terrifiante l'humanité. donc, c'est une épopée moderne.
Pourquoi ? Parce qu'elle met en scène, là, ce que Zola présente comme étant la réalité de la société moderne, qui est gouvernée par des forces qui sont tout aussi prégnantes que celles des grandes épopées de la mémoire politique de l'humanité. Ensuite, sur le plan littéraire, l'épopée implique progression dramatique des scènes, constitution de grands tableaux. Et dans la structure de Germinal, vous avez de ces grands tableaux, de ces grands moments de rassemblements : la manifestation, le discours d'Etienne Lantier dans la forêt, la scène de destruction du "Voreux", etc. Donc une scansion fondamentale du roman selon ses séries de scènes, qui constituent autant de tableaux. Ce qui rend le roman infiniment plus intéressant que s'il ne s'était agi que d'une simple chronique d'une grève. Car la grève devient le prétexte au grossissement épique. il ne s'agit pas d'une grève réelle, historique qui servit de référent à Zola, il amalgame des grèves qui ont eu lieu sous le second empire, le roman se déroule chronologiquement sous le second empire, et plusieurs grèves marquèrent la période dont la plus célèbre, c'est la grève des mines d'Anzin en 1864...
Mais au-delà de la référence historique à des événements réels, ce qui compte, c'est la travestissement de cette réalité en quelque chose qui a une allure épique.
Transposons dans l'ordre du cinéma : la révolte des marins du Potemkine, le film d'Eisenstein exploite exactement le même procédé dans le langage filmique : on part d'un événement à incidence minime, réduit, local pour en faire les symptômes d'une crise. et c'est là-dessus que je ferai la transition avec le 2ème point que je voudrais traiter, c'est-à-dire, ...


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