ERCKMANN-CHATRIAN (Emile Erckmann, 1822 -1899 et Alexandre Chatrian , 1826 -1890) : La Tresse noire (1859).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (14.11.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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La Tresse noire
par
Erckmann-Chatrian

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Il y avait bien quinze ans que je ne songeais plus à mon ami Taifer, quand un beau jour, son souvenir me revint à la mémoire. Vous dire comment, pourquoi, me serait chose impossible. Les coudes sur mon pupitre, les yeux tout grands ouverts, je rêvais au bon temps de notre jeunesse. Il me semblait parcourir la grande allée des Marronniers à Charleville, et je fredonnais involontairement le joyeux refrain de Georges :

«Versez, amis, versez à boire !»

Puis tout à coup, revenant à moi, je m'écriai :
- A quoi diable songes-tu ? Tu te crois jeune encore ! Ah ! ah ! ah ! pauvre fou !

Or, à quelques jours de là, rentrant vers le soir de la chapelle Louis-de-Gonzague, j'aperçus en face des écuries du haras un officier de spahis en petite tenue, le képi sur l'oreille et la bride d'un superbe cheval arabe au bras. La physionomie de ce cheval me parut singulièrement belle ; il inclinait la tête par-dessus l'épaule de son maître et me regardait fixement. Ce regard avait quelque chose d'humain.

La porte de l'écurie s'ouvrit, l'officier remit au palefrenier la bride de son cheval, et se tournant de mon côté, nos yeux se rencontrèrent : c'était Taifer ! Son nez crochu, ses petites moustaches blondes, rejoignant une barbiche taillée en pointe, ne pouvaient me laisser aucun doute, malgré les teintes ardentes du soleil d'Afrique empreintes sur sa face.

Taifer me reconnut, mais pas un muscle de son visage ne tressaillit, pas un sourire n'effleura ses lèvres.

Il vint à moi lentement, me tendit la main et me dit :
- Bonjour, Théodore, tu vas toujours bien ? comme s'il ne m'eût quitté que la veille. Ce ton simple m'étonna tellement, que je répondis de même :
- Mais oui, Georges, pas mal.
- Allons, tant mieux, fit-il, tant mieux.

Puis il me prit le bras et me demanda :
- Où allons-nous ?
- Je rentrais chez moi.
- Eh bien, je t'accompagne.

Nous descendîmes la rue de Clèves tout rêveurs. Arrivés devant ma porte, je grimpai l'étroit escalier. Les éperons de Taifer résonnaient derrière moi, cela me paraissait étrange. Dans ma chambre, il jeta son képi sur le piano, et prit une chaise. Je déposai mon cahier de musique dans un coin, et, m'étant assis, nous restâmes tout méditatifs en face l'un de l'autre.

Au bout de quelques minutes, Taifer me demanda d'un son de voix très doux :
- Tu fais donc toujours de la musique, Théodore ?
- Toujours, je suis organiste de la cathédrale.
- Ah ! et tu joues toujours du violon ?
- Oui.
- Te rappelles-tu, Théodore, la chansonnette de Louise ?

En ce moment, tous les souvenirs de notre jeunesse se retracèrent avec tant de vivacité à mon esprit, que je me sentis pâlir ; sans proférer un mot, je détachai mon violon de la muraille, et je me mis à jouer la chansonnette de Louise, mais si bas... si bas... que je croyais seul l'entendre.

Georges m'écoutait, les yeux fixés devant lui ; à la dernière note il se leva, et, me prenant les mains avec force, il me regarda longtemps.
- Encore un bon coeur celui-là, dit-il, comme parlant à lui-même. - Elle t'a trompé, n'est-ce pas ? elle t'a préféré M. Stanislas, à cause de ses breloques et de son coffre-fort ?

Je m'assis en pleurant.

Taifer fit trois ou quatre tours dans la chambre, et, s'arrêtant tout à coup, il se prit à considérer ma guitare en silence ; puis il la décrocha, ses doigts en effleurèrent les cordes, et je fus surpris de la netteté bizarre de ces quelques notes rapides ; mais Georges rejeta l'instrument, qui rendit un soupir plaintif ; sa figure devint sombre, il alluma une cigarette et me souhaita le bonsoir.

Je l'écoutai descendre l'escalier. Le bruit de ses pas retentissait dans mon coeur.

Quelques jours après ces événements, j'appris que le capitaine Taifer s'était installé dans une chambre donnant sur la place Ducale. On le voyait fumer sa pipe sur le balcon, mais il ne faisait attention à personne. Il ne fréquentait point le café des officiers. Son unique distraction était de monter à cheval et de se promener le long de la Meuse, sur le chemin de halage.

Chaque fois que le capitaine me rencontrait, il me criait de loin :
- Bonjour, Théodore !

J'étais le seul auquel il adressât la parole.

Vers les derniers jours d'automne, monseigneur de Reims fit sa tournée pastorale. Je fus très occupé durant ce mois ; il me fallut tenir l'orgue en ville et au séminaire, je n'avais pas une minute à moi. Puis, quand monseigneur fut parti, tout retomba dans le calme habituel. On ne parlait plus du capitaine Taifer. Le capitaine avait quitté son logement de la place Ducale ; il ne faisait plus de promenades ; et d'ailleurs, dans le grand monde, il n'était plus question que des dernières fêtes, et des grâces infinies de monseigneur ; moi-même je ne pensais plus à mon vieux camarade.

Un soir, que les premiers flocons de neige voltigeaient devant ma fenêtre, et que, tout grelottant, j'allumais mon feu et préparais ma cafetière, j'entends des pas dans l'escalier. «C'est Georges !» me dis-je. La porte s'ouvre. En effet, c'était lui, toujours le même. Seulement un petit manteau de toile cirée cachait les broderies d'argent de sa veste bleu-de-ciel. Il me serra la main et me dit :
- Théodore, viens avec moi, je souffre aujourd'hui, je souffre plus que d'habitude.
- Je veux bien, lui répondis-je en passant ma redingote, je veux bien, puisque cela te fait plaisir.

Nous descendîmes la rue silencieuse, en longeant les trottoirs couverts de neige.

A l'angle du jardin des Carmes, Taifer s'arrêta devant une maisonnette blanche à persiennes vertes ; il en ouvrit la porte, nous entrâmes, et je l'entendis refermer derrière nous. D'antiques portraits ornaient le vestibule, l'escalier en coquille était d'une élégance rare ; au haut de l'escalier, un burnous rouge pendait au mur. Je vis tout cela rapidement, car Taifer montait vite. Quand il m'ouvrit sa chambre, je fus ébloui ; monseigneur lui-même n'en a pas de plus somptueuse : sur les murs à fond d'or, se détachaient de grandes fleurs pourpres, des armes orientales et de superbes pipes turques incrustées de nacre. Les meubles d'acajou avaient une forme accroupie, massive, vraiment imposante. Une table ronde, à plaque de marbre vert, jaspé de bleu, supportait un large plateau de laque violette, et sur le plateau, un flacon ciselé renfermant une essence couleur d'ambre.

Je ne sais quel parfum subtil se mêlait à l'odeur résineuse des pommes de pin qui brûlaient dans l'âtre.

«Que ce Taifer est heureux ! me disais-je, il a rapporté tout cela de ses campagnes d'Afrique. Quel riche pays ! Tout s'y trouve en abondance : l'or, la myrrhe et l'encens, et des fruits incomparables, et de grandes femmes pâles aux yeux de gazelle, plus flexibles que les palmiers, selon le Cantique des Cantiques».

Telles étaient mes réflexions.

Taifer bourra une de ses pipes et me l'offrit ; lui-même venait d'allumer la sienne, une superbe pipe turque à bouquin d'ambre.

Nous voilà donc étendus nonchalamment sur des coussins amarante, regardant le feu déployer ses tulipes rouges et blanches sur le fond noir de la cheminée.

J'écoutais les cris des moineaux blottis sous les gouttières, et la flamme ne m'en paraissait que plus belle.

Taifer levait de temps en temps sur moi ses yeux gris, puis il les abaissait d'un air rêveur.
- Théodore, me dit-il enfin, à quoi penses-tu ?
- Je pense qu'il aurait mieux valu pour moi faire un tour d'Afrique, que de rester à Charleville, lui répondis-je ; combien de souffrances et d'ennuis je me serais épargnés, que de richesses j'aurais acquises ! Ah ! Louise avait bien raison de me préférer M. Stanislas, je n'aurais pu la rendre heureuse !

Taifer sourit avec amertume.
- Ainsi, dit-il, tu envies mon bonheur ?

J'étais tout stupéfait, car Georges, en ce moment, ne se ressemblait plus à lui-même ; une émotion profonde l'agitait, son regard était voilé de larmes. Il se leva brusquement et fut se poser devant une fenêtre, tambourinant sur les vitres, et sifflant entre ses dents je ne sais quel air de la Gazza Ladra. Puis il pirouetta et vint emplir deux petits verres de sa liqueur ambrée.
- A ta santé ! camarade, dit-il.
- A la tienne ! Georges.

Nous bûmes.

Une saveur aromatique me monta subitement au cerveau. J'eus des éblouissements ; un bien-être indéfinissable, une vigueur surprenante me pénétra jusqu'à la racine des cheveux.
- Qu'est-ce que cela ? lui demandai-je.
- C'est un cordial, fit-il ; on pourrait le nommer un rayon de soleil d'Afrique, car il renferme la quintessence des aromates les plus rares du sol africain.
- C'est délicieux. Verse-m'en encore un verre, Georges.
- Volontiers, mais noue d'abord cette tresse de cheveux à ton bras.

Il me présentait une natte de cheveux noirs, luisants comme du bronze.

Je n'eus aucune objection à lui faire, seulement cela me parut étrange. Mais à peine eus-je vidé mon second verre, que cette tresse s'insinua, je ne sais comment jusqu'à mon épaule. Je la sentis glisser sous mon bras et se tapir près de mon coeur.
- Taifer, m'écriai-je ôte-moi ces cheveux, ils me font mal !
- Laisse-moi respirer !
- Ote-moi cette tresse, ôte-moi cette tresse, repris-je. Ah ! je vais mourir !
- Laisse-moi respirer, dit-il encore.
- Ah ! mon vieux camarade... Ah ! Taifer... Georges !... ôte-moi cette tresse de cheveux... elle m'étrangle !
- Laisse-moi respirer ! fit-il avec un calme terrible.

Alors je me sentis faiblir... Je m'affaissai sur moi-même... Un serpent me mordait au coeur. Il se glissait autour de mes reins... Je sentais ses anneaux froids couler lentement sur ma nuque et se nouer à mon cou.

Je m'avançai vers la fenêtre en gémissant, et je l'ouvris d'une main tremblante. Un froid glacial me saisit, et je tombai sur mes genoux, invoquant le Seigneur ! Subitement la vie me revint. Quant je me redressai, Taifer, pâle comme la mort, me dit :
- C'est bien, je t'ai ôté la tresse.

Et montrant son bras :
- La voilà !

Puis, avec un éclat de rire nerveux :
- Ces cheveux noirs valent bien les cheveux blonds de ta Louise, n'est-ce pas ? Chacun porte sa croix, mon brave... plus ou moins stoïquement, voilà tout. Mais souviens-toi que l'on s'expose à de cruels mécomptes, en enviant le bonheur des autres, car la vipère est deux fois vipère, dit le proverbe arabe, lorsqu'elle siffle au milieu des roses !

J'essuyai la sueur qui ruisselait de mon front, et je m'empressai de fuir ce lieu de délices, hanté par le spectre du remords.

Ah ! qu'il est doux, mes chers amis, de se reposer sur un modeste escabeau, en face d'un petit feu couvert de cendre, d'écouter sa théière babiller avec le grillon au coin de l'âtre, et d'avoir au coeur un lointain souvenir d'amour, qui nous permette de verser de temps en temps une larme sur nous-même !


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