ERCKMANN-CHATRIAN (Emile Erckmann, 1822 -1899 et Alexandre Chatrian , 1826 -1890) : L'oeil invisible ou l'auberge des trois-pendus (1859).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (16.11.1997)
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L'oeil invisible ou l'auberge des trois-pendus
par
Erckmann-Chatrian

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I

Vers ce temps-là, dit Christian, pauvre comme un rat d'église, je m'étais réfugié dans les combles d'une vieille maison de la rue des Minnesoenger, à Nuremberg.

Je nichais à l'angle du toit. Les ardoises me servaient de murailles et la maîtresse poutre de plafond ; il fallait marcher sur une paillasse pour arriver à la fenêtre, mais cette fenêtre, percée dans le pignon, avait une vue magnifique ; de là, je découvrais la ville, la campagne ; je voyais les chats se promener gravement dans la gouttière, les cigognes, le bec chargé de grenouilles, apporter la pâture à leur couvée dévorante, les pigeons s'élancer de leurs colombiers, la queue en éventail, et tourbillonner sur l'abîme des rues. Le soir, quand les cloches appelaient le monde à l'Angelus, les coudes au bord du toit, j'écoutais leur chant mélancolique, je regardais les fenêtres s'illuminer une à une, les bons bourgeois fumer leur pipe sur les trottoirs, et les jeunes filles, en petite jupe rouge, la cruche sous le bras, rire et causer autour de la fontaine Saint-Sébalt. Insensiblement tout s'effaçait, les chauves-souris se mettaient en route, et j'allais me coucher dans une douce quiétude.

Le vieux brocanteur Toubac connaissait le chemin de ma logette aussi bien que moi, et ne craignait pas d'en grimper l'échelle. Toutes les semaines, sa tête de bouc, surmontée d'une tignasse roussâtre, soulevait la trappe, et, les doigts cramponnés au bord de la soupente, il me criait d'un ton nasillard :
- Eh bien ! eh bien ! maître Christian, avons-nous du neuf ?

A quoi je répondais :
- Entrez donc, que diable, entrez. Je viens de finir un petit paysage dont vous me donnerez des nouvelles.

Alors sa grande échine maigre s'allongeait, s'allongeait jusque sous le toit, et le brave homme riait en silence.

Il faut rendre justice à Toubac : il ne marchandait pas avec moi. Il m'achetait toutes mes toiles à quinze florins l'une dans l'autre, et les revendait quarante. C'était un honnête juif.

Ce genre d'existence commençait à me plaire et j'y trouvais chaque jour de nouveaux charmes, quand la bonne ville de Nuremberg fut troublée par un événement étrange et mystérieux. Non loin de ma lucarne, un peu à gauche, s'élevait l'auberge du Boeuf-Gras, une vieille auberge fort achalandée dans le pays. Devant sa porte stationnaient toujours trois ou quatre voitures chargées de sacs ou de futailles, car avant de se rendre au marché, les campagnards y prenaient d'habitude leur chopine de vin.

Le pignon de l'auberge se distinguait par sa forme particulière : il était fort étroit, pointu, taillé des deux côtés en dents de scie ; des sculptures grotesques, des guivres entrelacées ornaient les corniches et le pourtour de ses fenêtres. Mais ce qu'il y avait de plus remarquable, c'est que la maison qui lui faisait face reproduisait exactement les mêmes sculptures, les mêmes ornements ; il n'y avait pas jusqu'à la tige de l'enseigne qui ne fût copiée, avec ses volutes et ses spirales de fer.

On aurait dit que ces deux antiques masures se reflétaient l'une l'autre. Seulement, derrière l'auberge, s'élevait un grand chêne, dont le feuillage sombre détachait avec vigueur les arêtes du toit, tandis que la maison voisine se découpait sur le ciel. Du reste, autant l'auberge du Boeuf-Gras était bruyante, animée, autant l'autre maison était silencieuse. D'un côté, l'on voyait sans cesse entrer et sortir une foule de buveurs, chantant, trébuchant, faisant claquer leur fouet. De l'autre, régnait la solitude. Tout au plus, une ou deux fois par jour, sa lourde porte s'entrouvrait-elle, pour laisser sortir une petite vieille, les reins en demi-cercle, le menton en galoche, la robe collée sur les hanches, un énorme panier sous le bras, et le poing crispé contre la poitrine.

La physionomie de cette vieille m'avait frappé plus d'une fois ; ses petits yeux verts, son nez mince, effilé, les grands ramages de son châle, qui datait de cent ans pour le moins, le sourire qui ridait ses joues en cocarde, et les dentelles de son bonnet, qui lui pendaient sur les sourcils, tout cela m'avait paru bizarre, je m'y étais intéressé ; j'aurais voulu savoir ce qu'était, ce que faisait cette vieille dans sa grande maison déserte.

Il me semblait deviner là toute une existence de bonnes oeuvres et de méditations pieuses. Mais un jour que je m'étais arrêté dans la rue, pour la suivre du regard, elle se retourna brusquement, me lança un coup d'oeil dont je ne saurais peindre l'horrible expression, et me fit trois ou quatre grimaces hideuses ; puis, laissant retomber sa tête branlante, elle attira son grand châle, dont la pointe traînait à terre, et gagna lestement sa lourde porte, derrière laquelle je la vis disparaître.

«C'est une vieille folle, me dis-je tout stupéfait, une vieille folle méchante et rusée. Ma foi ! j'avais bien tort de m'intéresser à elle. Je voudrais revoir sa grimace, Toubac m'en donnerait volontiers quinze florins».

Cependant ces plaisanteries ne me rassuraient pas trop. L'horrible coup d'oeil de la vieille me poursuivait partout, et plus d'une fois, en train de grimper l'échelle perpendiculaire de mon taudis, me sentant accroché quelque part, je frissonnais des pieds à la tête, m'imaginant que la vieille venait se pendre aux basques de mon habit, pour me faire tomber.

Toubac, à qui je racontai cette histoire, bien loin d'en rire, prit un air grave :
- Maître Christian, me dit-il, si la vieille vous en veut, prenez garde ! ses dents sont si petites, pointues et d'une blancheur merveilleuse ; cela n'est point naturel à son âge. Elle a le mauvais oeil. Les enfants se sauvent à son approche, et les gens de Nuremberg l'appellent Fledérmausse (1).

J'admirai l'esprit perspicace du juif, et ses paroles me donnèrent beaucoup à réfléchir ; mais, au bout de quelques semaines, ayant souvent rencontré Flédermausse sans fâcheuses conséquences, mes craintes se dissipèrent et je ne songeai plus à elle.

Or, il advint qu'un soir, dormant du meilleur somme, je fus éveillé par une harmonie étrange. C'était une espèce de vibration si douce, si mélodieuse, que le murmure de la brise dans le feuillage ne peut en donner qu'une faible idée. Longtemps je prêtai l'oreille, les yeux tout grands ouverts, retenant mon haleine pour mieux entendre. Enfin, je regardai vers la fenêtre et je vis deux ailes qui se débattaient contre les vitres. Je crus d'abord que c'était une chauve-souris prise dans ma chambre ; mais la lune étant venue à paraître, les ailes d'un magnifique papillon de nuit, transparentes comme de la dentelle, se dessinèrent sur son disque étincelant. Leurs vibrations étaient parfois si rapides qu'on ne les voyait plus ; puis elles se reposaient, étendues sur le verre, et leurs frêles nervures se distinguaient de nouveau.

Cette apparition vaporeuse dans le silence universel ouvrit mon coeur aux plus douces émotions ; il me sembla qu'une sylphide légère, touchée de ma solitude, venait me voir et cette idée m'attendrit jusqu'aux larmes. «Sois tranquille, douce captive, sois tranquille, lui dis-je, ta confiance ne sera pas trompée ; je ne te retiendrai pas malgré toi ; retourne au ciel, à la liberté !»

Et j'ouvris ma petite fenêtre.

La nuit était calme. Des milliers d'étoiles scintillaient dans l'étendue. Un instant je contemplai ce spectacle sublime, et des paroles de prière me vinrent naturellement aux lèvres. Mais jugez de ma stupeur, quand, abaissant les yeux, je vis un homme pendu à la tringle de l'enseigne du Boeuf-Gras, les cheveux épars, les bras roides, les jambes allongées en pointe et projetant leur ombre gigantesque jusqu'au fond de la rue !

L'immobilité de cette figure sous les rayons de la lune avait quelque chose d'affreux. Je sentis ma langue se glacer, mes dents s'entrechoquer. J'allais jeter un cri ; mais, je ne sais par quelle attraction mystérieuse, mes yeux plongèrent plus bas, et je distinguai confusément la vieille accroupie à sa fenêtre, au milieu des grandes ombres, et contemplant le pendu d'un air de satisfaction diabolique.

Alors j'eus le vertige de la terreur ; toutes mes forces m'abandonnèrent, et, reculant jusqu'à la muraille, je m'affaissai sur moi-même, évanoui.

Je ne saurais dire combien dura ce sommeil de mort. En revenant à moi, je vis qu'il faisait grand jour. Les brouillards de la nuit, pénétrant dans ma guérite, avaient déposé sur mes cheveux leur fraîche rosée ; des rumeurs confuses montaient de la rue, je regardai. Le bourgmestre et son secrétaire stationnaient à la porte de l'auberge ; ils y restèrent longtemps. Les gens allaient, venaient, s'arrêtaient pour voir, puis reprenaient leur route. Les bonnes femmes du voisinage, qui balayaient le devant de leurs maisons, regardaient de loin et causaient entre elles. Enfin un brancard, et sur ce brancard un corps recouvert d'un drap de laine, sortit de l'auberge, porté par deux hommes. Ils descendirent la rue, et les enfants qui se rendaient à l'école se mirent à courir derrière eux.

Tout le monde se retira.

La fenêtre en face était encore ouverte ; un bout de corde flottait à la tringle ; je n'avais pas rêvé ; j'avais bien vu le grand papillon de nuit, puis le pendu, puis la vieille !

Ce jour-là, Toubac me fit sa visite ; son grand nez parut à ras du plancher.
- Maître Christian, s'écria-t-il, rien à vendre ?

Je ne l'entendis pas, j'étais assis sur mon unique chaise, les deux mains sur les genoux, les yeux fixés devant moi. Toubac surpris de mon immobilité, répéta plus haut :
- Maître Christian ! maître Christian !

Puis enjambant la soupente, il vint sans façon me frapper sur l'épaule.
- Eh bien ! eh bien ! que se passe-t-il donc ?
- Ah ! c'est vous, Toubac ?
- Eh ! parbleu ! j'aime à le croire. Etes-vous malade ?
- Non... je pense.
- A quoi diable pensez-vous ?
- Au pendu !
- Ah ! ah ! s'écria le brocanteur, vous l'avez donc vu, ce pauvre garçon. Quelle histoire singulière ! le troisième à la même place !
- Comment ! le troisième ?
- Eh ! oui. J'aurais dû vous prévenir. Après ça, il est encore temps ; il y en aura bien un quatrième qui voudra suivre l'exemple des autres ; il n'y a que le premier pas qui coûte.

Ce disant, Toubac prit place au bord de mon bahut, battit le briquet, alluma sa pipe, et lança quelques bouffées d'un air rêveur.
- Ma foi, dit-il, je ne suis pas craintif, mais si l'on m'offrait de passer la nuit dans cette chambre, j'aimerais autant aller me faire pendre ailleurs.

Figurez-vous, maître Christian, qu'il y a neuf ou dix mois, un brave homme de Tubingue, marchand de fourrures en gros, descend à l'auberge du Boeuf-Gras. Il demande à souper, il mange bien, il boit bien ; on le mène coucher dans la chambre du troisième, - la chambre verte, comme ils l'appellent, - et le lendemain on le trouve pendu à la tringle de l'enseigne !

Bon ! passe pour une fois ; il n'y avait rien à dire.

On dresse procès-verbal et l'on enterre cet étranger au fond du jardin. Mais voilà qu'environ six semaines après arrive un brave militaire de Newstadt. Il avait son congé définitif et se réjouissait de revoir son village. Pendant toute la soirée, en vidant des chopes, il ne parla que de sa petite cousine qui l'attendait pour se marier. Enfin, on le mène au lit du gros monsieur, et, cette même nuit, le wachtmann qui passait dans la rue des Minnesoenger aperçoit quelque chose à la tringle. Il lève sa lanterne : c'était le militaire, avec son congé définitif dans un tuyau de fer-blanc, sur la cuisse gauche, et les mains collées sur les coutures du pantalon, comme à la parade !

Pour le coup, c'est extraordinaire ! Le bourgmestre crie, fait le diable. On visite la chambre. On recrépit les murs, et l'on envoie l'extrait mortuaire à Newstadt.

Le greffier avait écrit en marge : «Mort d'apoplexie foudroyante !»

Tout Nuremberg était indigné contre l'aubergiste. Il y en avait même qui voulaient le forcer à ôter sa tringle de fer, sous prétexte qu'elle inspirait des idées dangereuses aux gens. Mais vous pensez que le vieux Nikel Schmidt n'entendit pas de cette oreille.
- Cette tringle, dit-il, a été mise là par mon grand-père. Elle porte l'enseigne du Boeuf-Gras de père en fils depuis cent cinquante ans. Elle ne fait de tort à personne, pas même aux voitures de foin qui passent dessous, puisqu'elle est à plus de trente pieds. Ceux qu'elle gêne n'ont qu'à détourner la tête, ils ne la verront pas.

On finit par se calmer, et pendant plusieurs mois il n'y eut rien de nouveau. Malheureusement, un étudiant de Heidelberg qui se rendait à l'Université s'arrête avant-hier au Boeuf-Gras et demande à coucher. C'était le fils d'un pasteur.

Comment supposer que le fils d'un pasteur aurait l'idée de se pendre à la tringle d'une enseigne, parce qu'un gros monsieur et un militaire s'y étaient pendus ? Il faut avouer, maître Christian, que la chose n'était guère probable. Ces raisons ne vous auraient pas paru suffisantes, ni à moi non plus. Eh bien...
- Assez ! assez ! m'écriai-je, cela est horrible. Je devine là-dessous un affreux mystère. Ce n'est pas la tringle, ce n'est pas la chambre...
- Est-ce que vous soupçonneriez l'aubergiste, le plus honnête homme du monde, appartenant à l'une des plus anciennes familles de Nuremberg ?
- Non, non, Dieu me garde de concevoir d'injustes soupçons ; mais il y a des abîmes qu'on n'ose sonder du regard.
- Vous avez bien raison, dit Toubac, étonné de mon exaltation ; il vaut mieux parler d'autre chose. A propos, maître Christian, et notre paysage de Sainte-Odile ?

Cette question me ramena dans le monde positif. Je fis voir au brocanteur le tableau que je venais de terminer. L'affaire fut bientôt conclue, et Toubac, fort satisfait, descendit l'échelle en m'engageant à ne plus songer à l'étudiant de Heidelberg.

J'aurais volontiers suivi le conseil du brocanteur ; mais quand le diable se mêle de nos affaires, il n'est pas facile de s'en débarrasser.

II

Dans la solitude, tous ces événements se retracèrent à mon esprit avec une lucidité effrayante.

«La vieille, me dis-je, est cause de tout. Elle seule a médité ces crimes, et les a consommés ; mais par quel moyen ? A-t-elle eu recours à la ruse, ou bien à l'intervention des puissances invisibles ?»

Je me promenais dans mon réduit ; une voix intérieure me criait : «Ce n'est pas en vain que le ciel t'a permis de voir Flédermausse contempler l'agonie de sa victime ; ce n'est pas en vain que l'âme du pauvre jeune homme est venue t'éveiller, sous la forme d'un papillon de nuit, non ! ce n'est pas en vain ! Christian, le ciel t'impose une mission terrible. Si tu ne l'accomplis pas, crains de tomber toi-même dans les filets de la vieille. Peut-être en ce moment prépare-t-elle déjà sa toile dans l'ombre !»

Durant plusieurs jours, ces images affreuses me poursuivirent sans trêve ; j'en perdais le sommeil ; il m'était impossible de rien faire ; le pinceau me tombait de la main, et, chose atroce à dire, je me surprenais quelquefois à considérer la tringle avec complaisance. Enfin, n'y tenant plus, je descendis un soir l'échelle quatre à quatre, et j'allai me blottir derrière la porte de Flédermausse, pour surprendre son fatal secret.

Dès lors, il ne se passa plus un jour que je ne fusse en route, suivant la vieille, l'épiant, ne la perdant pas de vue ; mais elle était si rusée, elle avait le flair tellement subtil, que, sans même tourner la tête, elle me devinait derrière elle et me savait à ses trousses. Du reste, elle feignait de ne pas s'en apercevoir ; elle allait au marché, à la boucherie comme une simple bonne femme ; seulement, elle hâtait le pas et murmurait des paroles confuses.

Au bout d'un mois, je vis qu'il me serait impossible d'atteindre à mon but par ce moyen, et cette conviction me rendit d'une tristesse inexprimable.

«Que faire ? me disais-je. La vieille devine mes projets, elle se tient sur ses gardes, tout m'abandonne, tout ! O vieille scélérate ! tu crois déjà me voir au bout de la ficelle !»

A force de me poser cette question : «Que faire ? que faire ?» une idée lumineuse frappa mon esprit. Ma chambre dominait la maison de Flédermausse, mais n'y avait pas de lucarne de ce côté. je soulevai légèrement une ardoise, et l'on ne saurait se peindre ma joie, quand je vis toute l'antique masure à découvert.

«Enfin, je te tiens ! m'écriai-je, tu ne peux m'échapper ! d'ici, je verrai tout : tes allées, tes venues, les habitudes de la fouine dans sa tanière. Tu ne soupçonneras pas cet oeil invisible, cet oeil qui surprend le crime au moment d'éclore. Oh ! la justice ! elle marche lentement, mais elle arrive !»

Rien de sinistre comme ce repaire vu de là : une cour profonde à larges dalles moussues ; dans l'un des angles, un puits, dont l'eau croupissante faisait peur à voir ; un escalier en coquille ; au fond, une galerie à rampe de bois ; sur la balustrade, du vieux linge, la taie d'une paillasse ; au premier étage, à gauche, la pierre d'un égout indiquant la cuisine ; à droite, les hautes fenêtres du bâtiment donnant sur la rue, quelques pots de fleurs desséchées, - tout cela sombre, lézardé, humide.

Le soleil ne pénétrait qu'une heure ou deux par jour au fond de ce cloaque ; puis, l'ombre remontait : la lumière se découpait en losanges sur les murailles décrépites, sur le balcon vermoulu, sur les vitres ternes. - Des tourbillons d'atomes voltigeaient dans des rayons d'or, que n'agitait pas un souffle. Oh ! c'était bien l'asile de Flédermausse ; elle devait s'y plaire.

Je terminais à peine ces réflexions, que la vieille entra. Elle revenait du marché. J'entendis sa lourde porte grincer. Puis Flédermausse apparut avec son panier. Elle paraissait fatiguée, hors d'haleine. Les franges de son bonnet lui pendaient sur le nez ; se cramponnant d'une main à la rampe, elle gravit l'escalier.

Il faisait une chaleur suffocante, c'était précisément un de ces jours où tous les insectes, les grillons, les araignées, les moustiques, remplissent les vieilles masures de leurs bruits de râpes et de tarières souterraines.

Flédermausse traversa lentement la galerie, comme un furet qui se sent chez lui. Elle resta plus d'un quart d'heure dans la cuisine, puis revint étendre son linge, et donner un coup de balai sur les marches, où traînaient quelques brins de paille. Enfin, elle leva la tête, et se mit à parcourir de ses yeux verts le tour du toit, cherchant, furetant du regard.

Par quelle étrange intuition soupçonnait-elle quelque chose ? Je ne sais, mais j'abaissai doucement l'ardoise et je renonçai à faire le guet ce jour-là.

Le lendemain, Flédermausse paraissait rassurée. Un angle de lumière se déchiquetait dans la galerie.

En passant, elle prit une mouche au vol et la présenta délicatement à une araignée établie dans l'angle du toit.

L'araignée était si grosse, que, malgré la distance, je la vis descendre d'échelon en échelon, puis glisser le long d'un fil, comme une goutte de venin, saisir sa proie entre les mains de la mégère et remonter rapidement. Alors la vieille regarda fort attentivement, ses yeux se fermèrent à demi ; elle éternua, et se dit à elle-même d'un ton railleur :
- Dieu vous bénisse ! la belle, Dieu vous bénisse !

Durant six semaines, je ne pus rien découvrir touchant la puissance de Flédermausse ; tantôt assise sous l'échoppe, elle pelait ses pommes de terre ; tantôt elle étendait son linge sur la balustrade. Je la vis filer quelquefois, mais jamais elle ne chantait, comme c'est la coutume des bonnes vieilles femmes, dont la voix chevrotante se marie si bien au bourdonnement du rouet.

Le silence régnait autour d'elle. Elle n'avait pas de chat, cette société favorite des vieilles filles ; pas un moineau ne venait se poser sur ses chéneaux ; les pigeons, en passant au-dessus de sa cour, semblaient étendre l'aile avec plus d'élan. - On aurait dit que tout avait peur de son regard.

L'araignée seule se plaisait dans sa compagnie.

Je ne conçois pas ma patience durant ces longues heures d'observation ; rien ne me laissait, rien ne m'était indifférent ; au moindre bruit, je soulevais l'ardoise : c'était une curiosité sans bornes, stimulée par une crainte indéfinissable.

Toubac se plaignait.

- Maître Christian, me disait-il, à quoi diable passez-vous votre temps ? Autrefois vous me donniez quelque chose toutes les semaines ; à présent c'est à peine tous les mois. Oh ! les peintres ! on a bien raison de dire : «Paresseux comme un peintre !» Aussitôt qu'ils ont quelques kreutzers devant eux, ils mettent les mains dans leurs poches et s'endorment !

Je commençais moi-même à perdre courage. J'avais beau regarder, épier, je ne découvrais rien d'extraordinaire. J'en étais à me dire que la vieille pouvait bien n'être pas si dangereuse, que je lui faisais peut-être tort de la soupçonner ; bref, je lui cherchais des excuses ; mais un beau soir que, l'oeil à mon trou, je m'abandonnais à ces réflexions bénévoles, la scène changea brusquement.

Flédermausse passa sur la galerie avec la rapidité de l'éclair ; elle n'était plus la même : elle était droite, les mâchoires serrées, le regard fixe, le cou tendu ; elle faisait de grands pas ; ses cheveux gris flottaient derrière elle. «Oh ! oh ! me dis-je, il se passe quelque chose : attention !» Mais les ombres descendirent sur cette grande demeure, les bruits de la ville expirèrent, le silence s'établit.

J'allais m'étendre sur ma couche, quand, jetant les yeux par la lucarne, je vis la fenêtre en face illuminée : un voyageur occupait la chambre du pendu.

Alors toutes mes craintes se réveillèrent ; l'agitation de Flédermausse s'expliquait : elle flairait une victime !

Je ne pus dormir de la nuit. Le froissement de la paille, le grignotement d'une souris sous le plancher, me donnait froid. Je me levai, je me perchai à la lucarne, j'écoutai ! La lumière d'en face était éteinte. Dans l'un de ces moments d'anxiété poignante, soit illusion, soit réalité, je crus voir la vieille mégère qui regardait aussi et prêtait l'oreille.

La nuit se passa, le jour vint grisonner mes vitres ; peu à peu les bruits, les mouvements de la ville montèrent. Harassé de fatigue et d'émotions, je finis par m'endormir, mais mon sommeil fut court ; dès huit heures, j'avais repris mon poste d'observation.

Il paraît que la nuit de Flédermausse n'avais pas été moins orageuse que la mienne ; lorsqu'elle poussa la porte de la galerie, une pâleur livide couvrait ses joues et sa nuque maigre. Elle n'avait que sa chemise et un jupon de laine ; quelques mèches de cheveux d'un gris roux, tombaient sur ses épaules. Elle regarda de mon côté d'un air rêveur, mais elle ne vit rien ; elle pensait à autre chose. Tout à coup elle descendit, laissant ses savates au haut de l'escalier ; elle allait sans doute s'assurer que la porte d'en bas était bien fermée. Je la vis remonter brusquement, enjambant trois ou quatre marches à la fois, c'était effrayant. - Elle s'élança dans la chambre voisine ; j'entendis comme le bruit d'un gros coffre dont le couvercle retombe. Puis Flédermausse apparut sur la galerie, traînant un mannequin derrière elle ; et ce mannequin avait les habits de l'étudiant de Heidelberg.

La vieille, avec une dextérité surprenante, suspendit cet objet hideux à la poutre du hangar, puis elle descendit pour le contempler de la cour. Un éclat de rire saccadé s'échappa de sa poitrine ; elle remonta, descendit de nouveau comme une maniaque, et chaque fois poussant de nouveaux cris, de nouveaux éclats de rire.

Un bruit se fit entendre à la porte. La vieille bondit, décrocha le mannequin, l'emporta, revint ; et, penchée sur la balustrade, le cou allongé, les yeux étincelants, elle prêta l'oreille ; le bruit s'éloignait !... les muscles de sa face se détendirent, elle respira longuement : - une voiture venait de passer.

La mégère avait eu peur.

Alors elle rentra de nouveau dans la chambre et j'entendis le coffre qui se refermait.

Cette scène bizarre confondait toutes mes idées ; que signifiait ce mannequin ?

Je devins plus attentif que jamais.

Flédermausse venait de sortir avec son panier, je la suivis des yeux jusqu'au détour de la rue ; elle avait repris son air de vieillotte tremblotante, elle faisait de petits pas et tournait de temps en temps à la tête à demi, pour voir derrière elle du coin de l'oeil.

Pendant cinq grandes heures elle resta dehors ; moi, j'allais, je venais, je méditais ; le temps m'était insupportable ; le soleil chauffait les ardoises et m'embrasait le cerveau.

Je vis à sa fenêtre le brave homme qui occupait la chambre des trois pendus. C'était un bon paysan de la Forêt-Noire, à grand tricorne, à gilet écarlate, la figure riante, épanouie. Il fumait tranquillement sa pipe d'Ulm, sans de douter de rien. J'avais envie de lui crier : «Brave homme, prenez garde ! ne vous laissez pas fasciner par la vieille ; défiez-vous !» Mais il ne m'aurait pas compris.

Vers deux heures, Flédermausse rentra. Le bruit de sa porte retentit au fond du vestibule. Puis seule, bien seule, elle parut dans la cour et s'assit sur la marche inférieure de l'escalier. Elle déposa son grand panier devant elle et en tira d'abord quelques paquets d'herbages, quelques légumes ; puis un gilet rouge, puis un tricorne replié, une veste de velours brun, des culottes de peluche, une paire de gros bas de laine, - tout le costume d'un paysan de la Forêt-Noire.

J'eus comme des éblouissements. Des flammes me passèrent devant les yeux.

Je me rappelai ces précipices qui vous attirent avec une puissance irrésistible ; ces puits qu'il avait fallu combler, parce qu'on s'y précipitait ; ces arbres qu'il avait fallu abattre, parce qu'on s'y pendait ; cette contagion de suicides, de meurtres, de vols à certaines époques, par des moyens déterminés ; cet entraînement bizarre de l'exemple, qui fait bâiller parce qu'on voit bâiller, souffrir parce qu'on voit souffrir, se tuer, parce que d'autres se tuent... et mes cheveux se dressèrent d'épouvante !

Comment Flédermausse, cette créature sordide, avait-elle pu deviner une loi si profonde de la nature ? Comment avait-elle trouvé moyen de l'exploiter au profit de ses instincts sanguinaires ? Voilà ce que je ne pouvais comprendre, voilà ce qui dépassait toute mon imagination ; mais sans réfléchir davantage à ce mystère, je résolus aussitôt de tourner la loi fatale contre elle, et d'attirer la vieille dans son propre piège : tant d'innocentes victimes criaient vengeance !

Je me mis donc en route. Je courus chez tous les fripiers de Nuremberg, et le soir j'arrivai à l'auberge des trois pendus, un énorme paquet sous le bras.

Nickel Schmidt me connaissait d'assez longue date. J'avais fait le portrait de sa femme, une grosse commère fort appétissante.

- Eh ! maître Christian, s'écria-t-il en me secouant la main, quelle heureuse circonstance vous ramène ? qui est-ce qui me procure le plaisir de vous voir ?

- Mon cher monsieur Schmidt, j'éprouve un véhément désir de passer la nuit dans cette chambre.

Nous étions sur le seuil de l'auberge, et je lui montrais la chambre verte. Le brave homme me regarda d'un air défiant.

- Oh ! ne craignez rien, lui dis-je, je n'ai pas envie de me pendre.
- A la bonne heure ! à la bonne heure ! car franchement cela me ferait de la peine... un artiste de votre mérite. Et pour quand voulez-vous cette chambre, maître Christian ?
- Pour ce soir.
- Impossible, elle est occupée.
- Monsieur peut y entrer tout de suite, fit une voix derrière nous ; je n'y tiens pas !

Nous nous retournâmes tout surpris. C'était le paysan de la Forêt-Noire, son grand tricorne sur la nuque et son paquet au bout de son bâton de voyage. Il venait d'apprendre l'aventure des trois pendus, et tremblait de colère.

- Des chambres comme les vôtres ! s'écria-t-il en bégayant, mais... mais c'est un meurtre d'y mettre les gens, c'est un assassinat ; vous mériteriez d'aller aux galères !
- Allons, allons, calmez-vous, dit l'aubergiste, cela ne vous a pas empêché de bien dormir.
- Par bonheur, j'avais fait ma prière du soir, s'écria l'autre, sans cela où serais-je ? où serais-je ?

Et il s'éloigna en levant les mains au ciel.

- Eh bien, dit maître Schmidt, stupéfait, la chambre est libre, mais n'allez pas me jouer un mauvais tour !
- Il serait plus mauvais pour moi, mon cher monsieur.

Je remis mon paquet à la servante, et je m'installai provisoirement avec les buveurs.

Depuis longtemps je ne m'étais senti plus calme, plus heureux d'être au monde. Après tant d'inquiétudes, je touchais au but ; l'horizon semblait s'éclaicir, et puis je ne sais quelle puissance formidable me donnait la main. J'allumai ma pipe, et le coude sur la table, en face d'une chope, j'écoutai le choeur de Freyschütz, exécuté par une troupe de Zigeiners du Schwartz-Wald. La trompette, le cor de chasse, le hautbois, me plongeaient tour à tour dans une vague rêverie ; et parfois, m'éveillant pour regarder l'heure, je me demandais sérieusement si tout ce qui m'arrivait n'était pas un songe. Mais quand le wachtmann vint nous prier d'évacuer la salle, d'autres pensées plus graves surgirent dans mon âme, et je suivis tout méditatif la petite Charlotte, qui me précédait une chandelle à la main.

III

Nous montâmes l'escalier tournant jusqu'au deuxième. La servante me remit la lumière en m'indiquant une porte.
- C'est là, dit-elle en se hâtant de descendre.

J'ouvris la porte. La chambre verte était une chambre d'auberge comme toutes les autres : le plafond très bas et le lit fort haut. D'un coup d'oeil, j'en explorai l'intérieur, puis je me glissai près de la fenêtre.

Rien n'apparaissait encore chez Flédermausse ; seulement, au bout d'une longue pièce obscure brillait une lumière, une veilleuse sans doute.

«C'est bien, me dis-je en refermant le rideau, j'ai tout le temps nécessaire».

J'ouvris mon paquet ; je mis un bonnet de femme à longues franges, et m'étant armé d'un fusain, je m'installai devant la glace, afin de me tracer des rides. Ce travail me prit une bonne heure. Mais après avoir revêtu la robe et le grand châle, je me fis peur à moi-même : Flédermausse était là, qui me regardait du fond de la glace.

En ce moment, le wachtmann criait onze heures. Je montai vivement le mannequin que j'avais apporté ; je l'affublai d'un costume pareil à celui de la mégère, et j'entrouvis le rideau.

Certes, après tout ce que j'avais vu de la vieille : sa ruse infernale, sa prudence, son adresse, rien n'aurait dû me surprendre, et cependant j'eus peur.

Cette lumière que j'avais remarquée au fond de la chambre, cette lumière immobile projetait alors sa lumière jaunâtre sur le mannequin du paysan de la Forêt-Noire, lequel, accroupi au bord du lit, la tête penchée sur la poitrine, son grand tricorne rabattu sur la figure, les bras pendants, semblait plongé dans le désespoir.

L'ombre, ménagée avec un art diabolique, ne laissait paraître que l'ensemble de la figure ; le gilet rouge et ses boutons arrondis se détachaient seuls des ténèbres ; mais c'est le silence de la nuit, c'est l'immobilité complète du personnage, son air morne, affaissé, qui devaient s'emparer de l'imagination du spectateur avec une puissance inouïe. Moi-même, quoique prévenu, je me sentis froid dans les os. - Qu'aurait-ce donc été d'un pauvre campagnard, surpris à l'improviste ? Il eût été terrassé ; il eût perdu son libre arbitre et l'esprit d'imitation aurait fait le reste.

A peine eus-je remué le rideau, que je vis Flédermausse à l'affût derrière ses vitres.

Elle ne pouvait me voir. J'entrouvris doucement la fenêtre ; la fenêtre en face s'entrouvrit ! puis le mannequin parut se lever lentement et s'avancer vers moi ; je m'avançai de même, et saisissant mon flambeau d'une main, de l'autre j'ouvris brusquement la croisée : la vieille et moi nous étions face à face ; car, frappée de stupeur, elle avait laissé tomber son mannequin.

Nos deux regards se croisèrent avec une égale terreur.

Elle étendit le doigt, j'étendis le doigt ; ses lèvres s'agitèrent, j'agitai les miennes ; elle exhala un profond soupir et s'accouda, je m'accoudai.

Dire ce que cette scène avait d'effrayant, je ne le puis. Cela tenait du délire, de l'égarement, de la folie ! Il y avait lutte entre deux volontés, entre deux intelligences, entre deux âmes, dont l'une voulait anéantir l'autre, et dans cette lutte la mienne avait l'avantage. Les victimes luttaient avec moi !

Après avoir imité pendant quelques secondes tous les mouvements de Flédermausse, je tirai une corde de dessous mon jupon et je l'attachai à la tringle.

La vieille me considérait bouche béante. Je passai la corde à mon cou. Ses prunelles fauves s'illuminèrent, sa figure se décomposa.

- Non ! non, fit-elle d'une voix sifflante, non !

Je poursuivis avec l'impassibilité du bourreau.

Alors la rage saisit Flédermausse.
- Vieille folle ! hurla-t-elle en se redressant, les mains crispées sur la traverse, vieille folle !

Je ne lui donnai pas le temps de continuer : soufflant tout à coup ma lampe, je me baissai comme une personne qui veut prendre un élan vigoureux, et, saisissant le mannequin, je lui passai la corde au cou, et je le précipitai dans l'espace.

Un cri terrible traversa la rue.

Après ce cri, tout rentra dans le silence.

La sueur ruisselait de mon front. J'écoutai longtemps. Au bout d'un quart d'heure, j'entendis... loin... bien loin... la voix du wachtmann qui criait : «Habitants de Nuremberg... minuit... minuit sonné».

- Maintenant, justice est faite, murmurai-je, les trois victimes sont vengées. Seigneur, pardonnez-moi.

Or, ceci se passait environ cinq minutes après le dernier cri du wachtmann, et je venais d'apercevoir la mégère, attirée par son image, s'élancer de sa fenêtre la corde au cou et rester suspendue à sa tringle. Je vis le frisson de la mort onduler sur ses reins, et la lune calme, silencieuse, débordant à la cime du toit, reposer sur sa tête échevelée ses froids et pâles rayons.

Tel j'avais vu le pauvre homme, telle je vis Flédermausse.

Le lendemain, tout Nuremberg apprit que la chauve-souris s'était pendue. Ce fut le dernier événement de ce genre dans la rue des Minnesoenger.

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Note :
(1) Chauve-souris.


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