BERGERAT, Émile (1845-1923) : Un père légal : Conte juridique (1919).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (17.VI.2003)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Trente-six contes de toutes les couleurs publiés à Paris en 1919 par E. Fasquelle.
 
Un père légal. Conte juridique
par
Émile Bergerat

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- Firmin, lui dit-elle, je suis obligée de me priver de vos services, vous pouvez vous chercher une autre place.

Le valet sourit.

- Je m’y attendais. Le nouveau mari de madame la marquise m’a, comme on dit, dans le nez. Nos atomes ne s’accrochent point. Je le regrette.

- Vous rédigerez vous-même votre certificat, et je le signerai les yeux fermés. Allez.

- Inutile. Ma pelote est faite. Je désire me retirer à la campagne.

Il s’inclina, sortit, fit ses malles et quitta Paris le soir même.

La marquise Diane d’Escorailles, née de Belmont, avait trente ans et elle était enfin veuve. Elle allait pouvoir épouser Armand, comte de Quimerck-Baracé, son amant, homme charmant du reste, qui l’avait consolée d’une union déplorable avec ce vieux maniaque, invivable, méchant même, de marquis d’Escorailles, archi-millionnaire, oui, mais ruiné de corps et d’âme, à cinquante ans, par l’exercice des sept péchés capitaux, voire à la recherche d’un huitième !

Pourquoi elle l’avait épousé, elle se le demandait encore. Les raisons des mariages, s’il en existe, sont celles qui échappent le plus au bon sens. On pourrait aussi bien les jouer à la manille, et, dans la noblesse, au reversi. Un soir, le duc de Belmont avait dit à sa fille :

- Diane, tout à l’heure, au cercle, d’Escorailles m’a demandé ta main et je la lui ai promise. C’est un beau nom de France, il vaut le nôtre. Quant à sa fortune, voici : à sa mort, et il a déjà cinquante ans, tu jouiras d’environ six cent mille livres de revenu. Bonsoir, mon enfant.

- Bonne nuit, papa.

Pour toute résistance, Diane s’était bornée à demander à son confesseur si le bon Dieu lui permettait de dire : Non.

- Impossible ! avait été la réponse.

De telle sorte que, mariée au printemps, dès l’été elle avait un amant, selon des lois vieilles comme le monde, où la nature se maintient en conflit permanent contre les codes les mieux faits que l’on sache.

Certes, Armand de Quimerck-Baracé était bon chevalier de cette lice éternelle. Par tous les dons qui font l’élite, il méritait d’être aimé de la plus délicieuse des femmes, mais encore il l’aimait sans fin et sans arrêt et comme réellement ces rêveurs d’infini qu’on nomme les poètes, disent qu’il est prescrit d’aimer, par delà le temps et la vie. S’il l’eût rencontrée plus tôt, nul autre ne l’eût, je ne dis pas obtenue, mais briguée sans y laisser sa peau sur le terrain. Il l’eût enlevée dans les tours et les citadelles. Le siège de Troie lui paraissait trop court pour une telle Hélène.

Aussi, s’étaient-ils juré l’un à l’autre que, l’obstacle disparu, c’est-à-dire d’Escorailles retourné ad patres, ils n’attendraient que le temps strict du deuil requis pour rectifier l’erreur de leur destinée et légaliser leur bonheur par le convol réparateur. Or, ils s’étaient juré cela à la suite d’un événement, bien normal, ce semble, mais où encore s’affirme le désaccord des Tables et de la nature. Diane, la marquise d’Escorailles, était devenue grosse des oeuvres de son bien-aimé Armand de Quimerck-Baracé, et, sic vos non vobis, l’enfant revenait au marquis abominé et à sa race. Is pater.

- Ça, je ne veux pas, dit Armand. Il est à moi.

- A nous, confirmait-elle.

- Il ou elle sera mon fils ou ma fille, un ou une Quimerck-Baracé, et, cela, devant les hommes comme devant Dieu.

Si le code sacrifie toujours l’individu à la famille, base sociale de l’État, il abonde néanmoins en chinoiseries juridiques qui permettent de passer la jambe à la loi, et telles sont, par exemple, ses règles sur la « reconnaissance », article 334 et suivants. Pour que l’enfant porté par Diane fût Quimerck et non pas Escorailles, il fallait qu’il naquît hors mariage dans le mariage même, sans preuves, sans témoins, n’eût point d’état civil, ou plutôt en eût un faux, et vînt au monde comme une bête. A cette condition, Armand et Diane étaient investis, par la mort libératrice du marquis, du droit et du moyen de recueillir leur Petit Poucet perdu dans la forêt législative. Le jour venu du convol tant désiré, ils allaient le chercher chez l’ogre nourricier, et la nature, une fois de plus, y « collait » Lycurgue, Solon, Justinien, Cujas et le Corse aux cheveux en chandelles.

Les choses furent donc disposées pour qu’il en fût ainsi et la marquise d’Escorailles, comme une simple infante de contes romantiques ayant fauté avec son page, s’en alla mystérieusement donner le jour dans la montagne à la plus merveilleuse fillette que l’amour ait signée du sceau de Vénus sa mère. Portée dans sa corbeille au bourg voisin par un touriste en automobile qui déclara l’avoir trouvée sur le chemin au pied d’un chêne-liège, elle fut attribuée hypothétiquement à des romanichels, inscrite sous le nom d’Armande que proposa le touriste et déclarée sans père ni mère. Le curé de la commune alpestre avait reçu cinq mois auparavant une dotation anonyme pour les enfants pauvres ou orphelins de sa paroisse, « prix d’un voeu », disait la lettre, et la petite Armande bénéficia du bienfait la première, ayant été préalablement baptisée, comme il importe.

Ne pas voir sa fille et résister au besoin maternel de la connaître, ce fut très dur pour Diane revenue à Paris et rendue à sa vie mondaine. Mais il y allait de trois bonheurs futurs, prochains peut-être, car le marquis déclinait de jour en jour, et, selon le mot de Firmin, son valet de chambre, « on l’eût jeté au trou d’une chiquenaude ». Il avait même laissé entendre à M. le comte que, cette chiquenaude, au besoin, quelqu’un de bien placé pour ce faire, se chargerait assez aisément de la donner. Au regard que lui avait jeté Armand, le larbin avait compris qu’il venait de se perdre et que sa gaffe était irréparable. Elle lui coupait tout avenir dans la maison du nouveau maître. Il en conçut une haine formidable, et dont les effets devaient rendre le drame d’âme le plus douloureux que je connaisse.

Ce bourg des Alpes-Maritimes où le vieux curé élevait la petite gypsie est très pittoresque. Il y passait à chaque instant des photographes qui en prenaient des vues et, sous prétexte de mise au point, ou autres, demandaient à l’enfant de poser au premier plan devant l’appareil. C’est ainsi que Diane et Armand suivaient la croissance de leur ange et la voyaient à travers le rideau de leurs larmes.

Firmin, aux écoutes, ne tarda pas à deviner le secret, et le monceau de photographies lui en révéla l’énigme. Il tenait sa vengeance.

Avant d’entrer « franchement » en domesticité, Firmin Gibou, qui n’était pas un sot et loin de là, s’était un peu essayé à tous les métiers, et il avait été quelques temps saute-ruisseau dans une étude de notaire suburbaine. Il avait ainsi, par les blagues des clercs, une vague teinture des choses processives et notamment, hélas, tout ce qu’il en fallait pour sa vengeance.

Malgré les soins redoublés dont il l’entourait, le marquis d’Escorailles s’en allait, d’heure en heure, comme dilué, au charnier. Un matin, le diable piqua de sa fourche ce qu’il en restait et l’emporta à la grande rôtisserie dantesque, où il est encore. Ses funérailles furent belles, et son tombeau l’est davantage. Diane, comme le duc de Belmont, son père, l’en avait assuré, héritait, non seulement de six cent mille livres de revenu, mais encore de la liberté d’aimer, son cher Armand d’abord, si dévoué, si brave, si loyalement fidèle, et puis aussi, là-bas, l’adorée fillette, nimbée de cheveux d’or, comme les séraphins, qui ne connaissait pas sa mère.

Oh ! ce voyage, dans l’automobile furieuse, qui passait à travers l’espace dévoré comme le char d’Elie ! Ils ne voyaient rien, ils ne regardaient rien, ils se tenaient les mains, en silence, l’âme tendue vers ce presbytère, où elle était elle, leur Armande, demain Mlle de Quimerck-Baracé, restituée par les lois à la victorieuse nature, rendue à l’Amour.

Ils arrivent. Le curé vient leur ouvrir la porte. Il reconnaît le touriste, qu’il n’a pourtant vu qu’une fois, il y a trois ans.

- Ma fille, ma fille, où est-elle ? bégaie Diane, dont le sein bat à se rompre.

Mais le bon vieux prêtre la regarde bouche bée. S’agit-il de la petite romanichelle ? Est-ce Armande ?

- Oui, notre enfant.

En dix mots, le comte lui a tout expliqué.

- Mais… Je ne l’ai plus… Il y a quinze jours son père légal est venu la chercher…

- Quel père légal, mon Dieu ?

- Celui qui l’a reconnue.

- Reconnue !

- Selon le droit que le code même lui confère… Articles 334 et suivants, m’a-t-il dit lui-même, car je les ignore…

- Qui ?

- M. Firmin Gibou.

- Firmin !... notre valet… Ah ! le misérable ! Et où l’a-t-il emmenée ?

Le curé d’un geste dessina la forme de la terre.

Et depuis ce temps-là, ce père et cette mère y cherchent partout leur enfant ! S’ils le retrouvent, qu’ont-ils à faire ? Répondez.


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