ASSELINEAU, Charles (1820-1874) : La jambe, 1858.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (20.01.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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La jambe

par
Charles Asselineau

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Elle marchait devant moi, simplement, mais avec une grâce assez noble.

Je m'écriai :
- Oh ! la jolie jambe !

Ce qu'il y a de surprenant dans la vie du rêve, ce n'est pas tant de se trouver transporté dans des régions fantastiques, où sont confondus tous les usages, contredites toutes les idées reçues ; où souvent même (ce qui est plus effrayant encore) l'impossible se mêle au réel. Ce qui me frappe encore bien davantage, c'est l'assentiment donné à ces contradictions, la facilité avec laquelle les plus monstrueux paralogismes sont acceptés comme choses toutes naturelles, de façon à faire croire à des facultés, ou à des notions d'un ordre particulier, et étrangères à notre monde.

Je rêve un jour que j'assiste dans la grande allée des Tuileries, au milieu d'une foule compacte, à l'exécution d'un général. Un silence respectueux et solennel règne dans l'assistance.

Le général est apporté dans une malle. Il en sort bientôt, en grand uniforme, tête nue, et psalmodiant à voix basse un chant funèbre.

Tout à coup un cheval de guerre sellé et caparaçonné est aperçu caracolant sur la terrasse à droite, du côté de la place Louis XV.

Un gendarme s'approche du condamné et lui remet respectueusement un fusil tout armé : le général ajuste, tire et le cheval tombe.

Et la foule s'écoule, et moi-même je me retire, intérieurement bien convaincu que c'était l'usage, lorsqu'un général était condamné à mort, que si son cheval venaît à paraître sur le lieu de l'exécution et qu'il le tuât, le général était sauvé.

Autre chose frappante est encore la facilité avec laquelle on reconnaît certains lieux, certains endroits, certains pays même, que l'on n'a pas mémoire d'avoir jamais vus ailleurs qu'en rêve, et qu'on se rappelle pourtant au réveil assez distinctement pour en concevoir tous les détails, rues, maisons, boutiques, enseignes, accidents de terrain, paysages, etc.

Qui ne se rappelle aussi certains personnages entrevus et retrouvés à de longs intervalles comme de vieilles connaissances ? certaines aventures interrompues par le réveil et dont un rêve postérieur vous fait connaître l'issue ?

Ces phénomènes et bien d'autres auxquels je suis très attentif m'ont fait souvent supposer, non pas des existences antérieures, mais des existences parallèles à la nôtre, ayant pour théâtre des régions extérieures où notre âme émigrerait pendant les heures de sommeil.

Une vision, qu'est-ce sinon un ravissement complet de notre être spirituel dans une sphère étrangère au présent ? Ravissement dans le passé par le souvenir, ravissement dans l'avenir par l'espérance ou le désir, ravissement dans le vague, etc.

Notre corps cependant demeure, et la personne qui nous écoutait tout à l'heure et que nous n'entendons plus pense simplement ou que nous manquons pour le moment d'esprit, ou qu'elle nous ennuie.

J'ai ouï parler d'un jeune écolier de Strasbourg qui pendant le sommeil prononçait fort distinctement des mots inintelligibles. Un savant, de passage dans la ville, reconnut qu'il parlait alors très correctement l'indoustani. Comment cet enfant de douze ans, qui n'avait jamais quitté Strasbourg, avait-il appris cette langue ?

Donc, ce jour-là - ou du moins cette nuit - je cheminais par l'une des rues les plus fréquentées d'une de mes villes nocturnes.

Une dame fort simplement vêtue de noir marchait devant moi, apparemment âgée de cinquante ans, mais douée de cette élégance de tournure et de geste qui décèle, même dans une vieille, une femme avertie de bonne heure par sa beauté de veiller sur son maintien.

Un pan de sa robe qu'elle relevait de la main gauche laissait voir le bas d'une jambe admirablement tournée. Il me sembla qu'il était convenable de lui témoigner par quelque galanterie la satisfaction qu'elle me causait. Et passant devant elle :

- Madame, lui dis-je, en la saluant, vous avez une jambe délicieuse !

Son visage ne démentait pas ce que faisait présager sa tournure ; une figure pâle, à grands traits, encadrée de cheveux gris bien plantés, et doucement éclairée par deux prunelles bleues un peu éteintes par l'âge et peut-être par les larmes. Il ne parut pas que mon compliment l'eût choquée ; tout au contraire, me souriant :

- Je le sais, monsieur, répondit-elle ; on me l'a dit bien souvent autrefois, et je vous avouerai que j'ai encore du plaisir à l'entendre dire.

Là-dessus, grâce à l'admirable simplicité de la vie du rêve, je lui offrais mon bras et toujours causant, je la reconduisais jusqu'à la porte de sa maison.

Arrivés là :

- Monsieur, me dit-elle, je vous inviterais volontiers à venir vous reposer chez moi ; mais je vis seule avec mon mari qui est vieux et, - ajouta-t-elle avec une émotion qui lui tira les larmes des yeux - et ma fille, - une pauvre enfant que les médecins ont condamnée. Vous voyez que ce serait là pour vous une maigre distraction.

La douleur de cette mère m'était allée au coeur.

- Madame, répondis-je, ne croyez pas que je sois si curieux, ni si avide de me distraire. Je suis d'ailleurs quelque peu médecin moi-même, et si j'étais assez heureux pour vous donner un bon conseil sur la santé de mademoiselle votre fille, ce me serait un motif de plus de me féliciter de vous avoir rencontrée.

(Dans la vie ordinaire je ne m'exprime pas toujours aussi bien que cela).

Nous montons au quatrième étage et nous entrons dans un de ces appartements à huit cents francs, refuge ordinaire des fortunes détruites et des employés mis à la retraite.

Au fond de la pièce où je fus introduit, au coin de la cheminée, tout encombrée de cafetières et de pots à tisane, était assis dans une bergère en velours d'Utrecht le vieux mari.

Nous nous saluâmes.

- Voici, me dit la dame, notre pauvre enfant. Perdre une enfant si belle ! ajouta-t-elle en se penchant à mon oreille.

Le lit de la malade avait été roulé au milieu de la chambre, pour l'entourer d'air comme il convenait.

En m'approchant de ce lit je fus frappé de stupéfaction. Non ! jamais figure plus idéalement belle ne s'était présentée à ma vue !

Blanche, mais blanche jusqu'à en paraître bleue, sa blancheur était encore augmentée par la pâleur particulière aux visages des jeunes filles moribondes et qui leur donne la transparence mate de l'opale - comme si, prête à se dégager de ce corps vaincu, l'âme devenait plus visible ; ses grands yeux bleu foncé, encore agrandis par la maigreur, nageaient dans le fluide ; ses lèvres rouges, irritées par la fièvre, tremblaient convulsivement ; une abondante chevelure d'un blond vigoureux se répandait sur l'oreiller, en ondes, en torsades, en noeuds, en pelotons, et faisait un cadre d'or à cette image de la souffrance résignée.

Placée au bord opposé à celui près duquel je me tenais, la mère semblait deviner ce qui se passait en moi et paraissait jouir de mon admiration.

Elle se rapprocha de moi et, feignant de vaquer à quelque soin autour de la malade, elle releva un des coins de la couverture.

- Vous m'avez tout à l'heure fait un compliment sur ma jambe, me dit-elle à voix basse. Que direz-vous donc en voyant celle-ci ?

C'était la jambe de Diane ! Pour le coup je ne me possédai plus.

- Non, madame ! non ! m'écriai-je, on ne peut laisser mourir ainsi une aussi belle fille ! Non ! quand je devrais aller chercher toute la Faculté de Médecine, le Doyen en tête, nous la sauverons, nous la sauverons !

Je ne me rappelle plus aujourd'hui ce que j'ajoutai ; mais je sais parfaitement que je parlai ainsi pendant une heure avec un élan de conviction vraiment supérieur. Je tenais entre mes deux mains la main de la jeune malade. Le vieux père s'était levé et, debout au chevet de sa fille, me regardait, une larme dans chaque oeil. Je sentais bien que je les persuadais tous deux, le père et la mère, qu'ils me considéraient comme un sauveur, et que comme post-scriptum obligé à toutes leurs actions de grâces, ils me promettaient cette main que je tenais dans les miennes, la main de leur fille !

Je me précipitai dans l'escalier, et toujours parlant, toujours me grisant de mes paroles, je traversai de suite une longue enfilade de jardins.

Où allais-je ? Je n'en sais rien !

Le ciel était bleu, les murs tapissés de verdure, les arbres couverts de fruits, l'air chargé des senteurs de mille fleurs délicieuses. Mais cette fête extérieure n'était rien auprès de la fête de mon coeur.

Je marchais, je volais, je courais sans toucher terre à peine ; sans savoir où, disais-je tout à l'heure ? Oh ! si ! J'allais à la conquête du bonheur, à la conquête inespérée de l'idéal entrevu.

Je me sentais enfin en vue du port tant de fois désiré. Je me voyais accueilli comme un bienfaiteur, comme un fils, par cette brave famille chez qui tout, jusqu'aux meubles mêmes, avait un air de probité digne et de loyauté patriarcale ; je leur apportais en dot le salut de leur fille, et je passais désormais les plus belles journées, tout entier à mes études aimées, entre ma belle femme et ses vieux parents.

Le dirai-je, qu'au réveil le souvenir de ce rêve m'affecta singulièrement et que, plus d'une fois depuis, aux heures de dégoût et de découragement, je m'y suis retranché avec béatitude ? Car quel paradis meilleur à inventer pour ces âmes sans cesse tiraillées, de haut, de bas, par des ennemis visibles et invisibles, que le calme de l'esprit réchauffé par des affections sincères ?


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