ASSELINEAU, Charles (1820-1874) : L'enfer du bibliophile, 1860.
suite et fin

VIII

LASCIATE OGNI SPERANZA

Tous les étalages du quai n'ont pas même fortune. Il en est de riches et de pauvres, de plantureux et de stériles. Il en est qui toujours resplendissent de volumes neufs ou en bon état, de jour en jour renouvelés, et d'autres qui, de mois en mois et d'année en année, étalent pour le chagrin des yeux les mêmes files de papier vermoulu, que le soleil dessèche et que le vent pulvérise.

Tel était celui que nous rencontrâmes après ces dernières emplettes ; une jachère, une lande, que nuançaient çà et là de gris, de rose des exemplaires éparpillés de l'Annuaire du bureau des longitudes et de la collection des résumés historiques. Malgré ma fatigue et mon angoisse, j'eus un regard de compassion pour cette steppe désolée et pour le vieillard étique et souffreteux qui s'en était fait le gardien. Évidemment cette déplorable monotonie défiait l'oeil perçant de mon tourmenteur ; sa malice infernale devait expirer dans l'embarras du choix.

Hélàs ! un bond terrible, un cri de joie sauvage, m'apprirent que je m'étais trompé :
- Achète tout ! me cria-t-il, d'une voix éclatante.
- Quoi ? répondis-je en faiblissant.
- Tout, tout, achète tout !

Le compte fait, à vingt-cinq, à vingt et à dix centimes par volume, le contenu des cases montait au prix de soixante ou quatre-vingts francs.

- Mais je n'ai plus d'argent, murmurai-je.
- Donne ton adresse ! Et empoignant l'une après l'autre toutes les boîtes d'un geste vigoureux, il les empila sur ma tête.

Quelle pouvait être ma figure en ce moment ? grotesque, à coup sûr ; lamentable, peut-être.

Le démon ne se tenait pas de joie : il gambadait allégrement au-devant de moi et s'arrêtait de pas en pas pour me regarder, en se frottant violemment les mains entre les genoux. - Vous êtes fatigué ? me dit-il, patience ! à deux pas d'ici vous allez être débarrassé.

Enfin !

IX

DEUXIÈME CERCLE

Nous traversons le Pont-Neuf. Nous voici rue de la Monnaie. A la première maison de gauche, le démon m'entraîne et me pousse sur l'escalier. Deux étages, et nous entrons dans un salon. Ce salon, je le reconnais, c'est celui de L***, le célèbre relieur, mon ouvrier ordinaire.

A la vue de cette étrange cargaison, les yeux de L*** s'écarquillèrent. Le démon placé derrière moi me souffla ces paroles, que je répétai sans en avoir conscience, comme s'il eût positivement parlé par ma bouche :

- Voici une collection dont il faut me faire un train spécial, ce sont des livres... de très-bons livres... auxquels je tiens beaucoup... des raretés exquises que j'ai toujours recherchées... reliures pleines... doublées de tabis... des dorures, des compartiments, des fleurons, des dentelles... Faites travailler vos ouvriers nuit et jour... je paierai double s'il le faut... et sur livraison.

L***, un peu rassuré par ce dernier mot, voulut entrer dans quelques détails.
- Partons ! me dit le démon en m'entraînant. Voilà qui est convenu. - N'allons pas manquer la vente.
- Quelle vente ? hasardai-je de lui demander quand nous fûmes dans la rue.
- Eh quoi ! l'avez-vous oublié ? n'est-ce pas aujourd'hui le 10 avril, la septième vacation de la vente de M. X***, à la salle Silvestre ?
- O Dieu ! m'écriai-je, c'est pour cette vacation précisément que j'avais fait tant de croix sur mon catalogue ! Et mon catalogue... je ne l'ai pas.
- Où l'as-tu laissé ?
- Sur mon bureau.

Le démon rejeta en arrière son bras, qui s'allongea à perte de vue, et au bout d'une minute me rapporta mon catalogue ouvert à l'endroit marqué.

Nous n'avions pas cessé de marcher. En approchant de la salle Silvestre, je remarquai plusieurs ombres qui s'envolaient au pas de course, les bras légèrement arrondis.

- Pourvu, dis-je, que le numéro 786 n'ait pas déjà été vendu !
- Pressons le pas, me dit le démon.

X

TROISIEME CERCLE

La salle de vente présentait l'aspect accoutumé. Au bureau, un monsieur qui ressemblait à s'y méprendre de M. Delbergue-Cormont, commissaire priseur, brandissait le maillet officiel, ayant à sa gauche un personnage qu'on aurait pu prendre pour M. Potier, n'eût été sa redingote noisette, qui faisait infraction aux habitudes sévères de l'honorable expert.

L'assistance était nombreuse et choisie. Tous les mainteneurs de la librairie savante étaient là. Je les reconnus tous :Téchener, Delion, Bossange, Edwin-Tross, Caen, le bouquiniste fashionable du passage des Panoramas, Aubry, Porquet, Guillemot, France, Madame Hénaux, l'amazone des tournois bibliopolesques, Durand, l'heureux pourvoyeur de M. de Rothschild, Benj. Duprat, etc., etc., recueillis comme pour une occasion solennelle.

- Douze francs, disait le crieur, douze francs, met-on au-dessus ?...
- Serait-ce ?... Je me penchai vers mon voisin.
- Adjugé ! dit le commissaire priseur, dont le coup de marteau m'alla au coeur.

Et aussitôt, l'expert annonça le numéro 786 !

Grâce à Dieu, j'étais arrivé à temps !

Comme vous le pensez bien, je ne m'amusai point aux feux de file des enchères d'ouverture, je laisser peloter avant partie les indifférents, les oisifs et les avaricieux. En attendant l'instant de poser mes prétentions, je regardais courir de main en main le précieux petit volume. En ce moment, les douleurs, les fatigues, le cauchemar du quai étaient oubliés. Il n'y avait plus qu'un amant béat en présence de l'objet qu'il va posséder tout à l'heure.

- O charmant petit livre ! disais-je ; petite Manon Lescaut, si bien imprimée par Didot en 1797 ! Béni soit l'amateur qui t'a si bien conservée, lavée, encollée et habillée de maroquin puce ; béni soit le relieur qui t'a reliée, le laveur qui t'a lavée, l'encolleur qui t'a encollée. - Quoi donc ? me direz-vous, une Manon Lescaut imprimée il y a moins de cent ans, est-ce là une si grande curiosité ? Soit ; mais d'abord, connaissez-vous bien cette édition délicieuse ? Songez ensuite que l'exemplaire était sur papier vélin et qu'il contenait une triple suite des figures, avec la lettre, avant la lettre et après morsure ; et puis le maroquin puce ! En somme, c'était là un bijou assez convenable à ajouter à une collection des romans français, et qui valait bien les deux louis que je voulais lui donner pour rançon. Le livre mis sur table à vingt francs, était redescendu à douze, puis remonté à quinze, à vingt, à vingt-cinq. Le moment était venu. Je me recueillis pour crier d'une voix claire : trente francs.

O prodige ! par ma bouche restée ouverte d'étonnement, ma voix, ma propre voix, prononça distinctement : cinquante francs ! ma langue avait-elle fourché ? Était-ce bien moi qui avais parlé ?

Mais presque aussitôt, à ma droite, le démon auquel je ne prenais plus garde depuis un instant, répliqua - Soixante francs !

- Quoi ! misérable, murmurai-je, vous couvrez mon enchère ?

Et voilà que sans effort de ma part, et même sans intention, ma voix, ma voix à moi, proféra d'un ton ferme : - Soixante-dix !

Je fis un effort violent pour désavouer cette enchère fallacieuse ; mais en vain. J'étais frappé de mutisme et d'immobilité.

- Quatre-vingt francs, dit le démon en me regardant d'un air narquois.

Et désormais, sans interruption, les deux enchères continuèrent de se poursuivre, le démon parlant tantôt avec sa voix, tantôt avec la mienne.

- Quatre-vingt-dix !
- Cent !
- Cent cinquante !
- Deux cents !
- Deux cent cinquante !
- Trois cents !

En entendant ce prix exorbitant, les assistants les plus voisins de la table commencèrent à se passer le volume de main en main, espérant peut-être le trouver interfolié de billets de banque, comme était, dit-on, la fameuse Bible jadis léguée par le marquis de Chalabre à Mlle Mars.

Convaincus qu'il n'en était rien, et que ce malheureux livre n'était rien de mieux qu'un assez joli exemplaire d'une édition après tout médiocrement rare, ils se rassirent, et désormais assistèrent à cette lutte infernale dans l'épanouissement de curiosité de gens qui voient faire un bon tour de passe-passe, ou qui se régalent d'une farce jouée par un bon acteur.

Je voyais leurs yeux s'illuminer et leurs bouches reculer vers les oreilles à chaque nouvelle enchère poussée par l'habile ventriloque :

- A quatre cents !
- Quatre cent cinquante !
- Cinq cents !
- Six, sept, huit, neuf !
- Mille francs !
- Onze cent cinquante !
- Douze cents !

Ici le démon s'essuya le front en affectant les dehors de la plus violente agitation, et articula doucement de sa voix, qu'il rendit faible comme celle d'un malade : - Treize cent cinquante...

Puis la mienne avec un éclat retentissant :
-- QUINZE CENTS FRANCS !!!
- Quinze cents francs ! dit le commissaire priseur. On n'en veut plus à droite ? - Il n'y a pas d'erreur ? ajouta-t-il en me regardant d'un air gracieux : adjugé à monsieur pour quinze cents francs...

Le démon feignit de se laisser tomber sur une chaise qu'un de ses voisins lui céda aussitôt.

XI

VERTIGE

Le numéro suivant appelait un livre que je déteste, les Contemporaines de Restif de la Bretonne. L'exemplaire, de condition plus qu'ordinaire, fut mis sur table à quarante francs. Que m'importait ! Troublé jusqu'au fond de l'âme, anéanti, j'espérais du moins être quitte de cette mystification absurde qui venait de m'endetter de trois mois au moins de mon revenu pour un caprice auquel je n'aurais pu raisonnablement sacrifier plus de cinquante francs. Je me flattais même que ce nouvel aliment, jeté en pâture à l'émulation de mes voisins, détournerait de moi l'attention cruelle et la curiosité insolente dont j'étais l'objet. Mais, contre mon espoir, je voyais les mêmes regards ironiques attachés sur moi. Le prix des Contemporaines de Restif montait, montait toujours. Je m'aperçus alors que dépuis un moment il ne restait plus pour cet odieux article que deux enchérisseurs, l'enchérisseur double de l'article précédent. Le vampire ventriloque continuait son jeu cruel et acquérait pour moi, malgré moi, en ajoutant à cette ironie le poids de ses enchères, le livre objet de mon aversion.

A cette reprise d'extravagance, une joie immodérée s'empara de l'auditoire. Je voyais les têtes osciller et les ventres rebondir à faire éclater les vêtements. Le grave M. Jullien riait aux larmes ; M. Guillemot pleurait dans son mouchoir ; Aubry, l'ingrat ! frappait à coups de poings sur la table ; M. Caen se balançait et sautait sur son siège en répétant des bons mots du café de Foy ; seul, M. Téchener montrait sa belle âme en me regardant avec compassion.

Les Contemporaines de Restif me furent adjugées pour mille francs, aux éclats de rire et aux battements de mains de l'assistance. Et jusqu'à la fin de la vente, je vis affluer devant moi les livres les plus ridicules, chèrement payés, aux prix que je ne mettrais pas à mes plus fastueuses fantaisies. Lorsque la vacation fut déclarée close, la joie qui n'avait cessé de croître chez mes voisins tourna subitement à la folie. Je les vis tous se prendre les mains et former autour de moi une ronde grotesque, délirante, furieuse. Placé au milieu du cercle, à côté de moi, le démon, tournant sur lui-même comme un derviche, semblait, en agitant ses bras, régler la cadence et commander le mouvement. En ce moment la parole me revint :
- Par grâce, m'écriai-je, je n'en veux pas ! je n'en veux pas !
- Ils sont à toi, répondit le démon en s'arrêtant soudain, ils sont à toi, bien à toi !...
- Mais, balbutiai-je, sans compter l'argent dépensé tantôt sur les quais, sans compter le mémoire des commandes faites au relieur, me voici endetté de plus de trente mille francs : où les prendrai-je ?
- Tu les paieras, dit le démon. Eh bien ! Tu vendras ta bibliothèque ; ta petite, ta jolie, ta charmante bibliothèque ! - Soyez convoqués tous, ajouta-t-il en s'élançant sur la table et arrêtant la ronde d'un geste impérieux : soyez tous convoqués ; nous vendrons ici demain et jours suivants, jusqu'à ce que mort s'ensuive, la bibliothèque d'un homme de lettres, une bibliothèque précieuse et choisie ; une bibliothèque, Messieurs, amassée pendant vingt ans au prix des plus constantes recherches, des trésors, des singularités, des trouvailles...

- Mais, protestai-je, tandis que le discours se perdait dans les hurlements d'un public en délire, mais elle ne fera pas six mille francs !

- Monsieur, me dit gravement le commissaire, à qui ces derniers mots rendirent tout son sérieux, vous savez que nous répondons des deniers. Je ne vous quitte pas que vous n'ayez justifié des moyens de solder les acquisitions que vous venez de faire par mon ministère.

- Eh bien, quoi ? répliqua brutalement le démon ; n'as-tu pas des amis, des parents, une famille ? Ils se cotiseront pour te racheter des mains des Marocains ! - mais, ajouta-t-il, commençons par le plus sûr ; sus ! sus ! à la bibliothèque.

Un hurrah sinistre lui répondit, et tous, et moi-même, entraîné par le démon, nous nous précipitâmes hors de la salle.

XII

LE FOND DE L'ABIME

La troupe traversa comme une nuée les quais et le pont des Arts, et s'abattit sur ma maison.

Alors commença un saccage, une dévastation à faire frissonner l'âme de tout collectionneur. Une partie des libraires, dirigée par le démon, pénétra dans mon cabinet, ouvrit violemment mes armoires et jeta par brassée mes livres au reste de la bande, demeuré dans la cour. Les livres tombaient comme pluie et s'écornaient sur les pavés, où les bandits, affolés comme une troupe d'écoliers, les ramassaient, les jetaient dans des paniers, et les empilaient en dansant dessus comme font les vendangeurs dans la cuve.

- Encore ! encore ! criait le démon ; et celui-ci, et celui-là, tous, tous, jusqu'au dernier !

- Et moi aussi ! m'écriai-je en m'élançant vers la fenêtre, mais le démon me retint.

Quand le dernier volume tomba sur le pavé de la cour, je m'évanouis. Par un reste de pitié, les bourreaux me déshabillèrent et me placèrent dans mon lit.

XIII

RÉSURRECTION

En rouvrant les yeux, j'aperçus près de moi Conrad G., un de mes meilleurs amis.

- Oh ! lui dis-je, vous êtes bon, vous ! mais vous arrivez trop tard,... ils m'ont tout pris !
- Trop tard ou trop tôt ? répondit Conrad, qui se mit à entamer le récit de ses succès auprès d'une demoiselle Rodolfa, dont je n'avais jamais entendu parler.
- Trop tard, repris-je.
- Je vous dis qu'elle est charmante ; et je veux vous faire déjeuner avec elle aux Champs-Élysées : la voiture est en bas.
- Quoi ! ne saviez-vous pas ? Et je commençai à lui raconter mon aventure. Mais lui se remit de plus belle à me parler de sa nouvelle connaissance. Et la conversation continua ainsi quelque temps parallèlement, moi parlant livres, ruine, etc., et Conrad parlant Rodolfa, sans plus songer à mêler nos eaux que si nous eussions été lui la Loire et moi la Vistule.

A la fin Conrad, frappé de mes affirmations, me pria d'être précis.

J'entrepris alors de lui faire un peu moins longuement que je ne viens de l'écrire pour vous le récit de mes infortunes.

Avant que j'eusse fini, Conrad me prit le bras :

- Vous avez la fièvre, me dit-il. Et tenez, il a venté et plu toute la nuit, et vous avez dormi la fenêtre ouverte.

Je restai comme hébété en apercevant sous les rideaux la fenêtre entre-bâillée.

L'eau avait ruisselé sur le tapis ; et les livres, et les papiers, et le catalogue de la vente X... avaient volé jusqu'au pied de mon lit.

- Mais alors... dis-je en sautant sur mes pieds.

D'un élan je fus devant la bibliothèque, je l'ouvris d'un geste fou... tout y était en ordre !

Je m'habillai prestement et je montai en voiture avec Conrad. J'ai déjeuné avec lui et Mlle Rodolfa.

C'est une personne fort comme il faut.

FIN.

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