Denis Bogros : Histoire du cheval de troupe de la cavalerie française : 1515-1918. (4)
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CHAPITRE IV

LA CAVALERIE SOUS LA REVOLUTION ET L'EMPIRE

La fin de la Monarchie (1789-1792)

La 1ère République (1792-1799)

Le changement des structures de l'Etat, l'émigration des cadres nobles, la démagogie et l'incompétence de leurs remplaçants, font de ces dix années une période d'expédients et d'improvisations. Dans les quelques phases de paix, le "bureau des fourrages et remontes" de l'administration militaire a tenté de faire fonctionner le système "Choiseul" : l'achat direct par les régiments. Mais, globalement la réalité fut différente. Ce fut le temps :

- des "levées" et des "réquisitions",
- des "marchés généraux" passés par l'administration avec les "marchands" et "munitionnaires" de tous poils, qui firent fortune,
- des "prises" sur l'ennemi,
- et des pillages des pays occupés.

Des chevaux de toutes espèces étaient rassemblées dans des dépôts plus ou moins éphémères. (Le couvent des Célestins à Vichy devint dépôt de "la remonte générale" par décret le 19 VIII 1792). Puis ils étaient répartis dans les régiments, sans sélection, ni préparation, car l'incompétence régnait à tous les niveaux. L'anarchie sur les arrières des armées était telle (jusqu'en 1815) que l'histoire a retenu le fait de convois de chevaux qui n'arrivèrent jamais à leurs destinataires.

Il faut noter, sur un autre plan, les perversions induites par les levées sans paiements, ou les réquisitions payées avec des assignats-papiers. Les cultivateurs déjà peu orientés vers le cheval de selle de guerre s'arrangeront, volontairement, à faire une production chevaline de mauvaise qualité, mais suffisante pour assurer les travaux à courtes distances. Ils espéraient décourager les levées de l'Etat. Ce fut un échec ! Et ce fut le cavalier de troupe que l'on envoya au combat, mal équipé !

Etat de la cavalerie de la République en 1795

Cette année, le représentant du peuple aux armées : Pflieger (1), écrit à son ami Rewbel : "je ne peux (-) dépeindre le mauvais état dans lequel je trouve la cavalerie de l'armée du Rhin" "... point de chevaux que des exténués et malades (-) point de fers (-). Les chevaux fournis sont mauvais, ne peuvent faire aucun service (pour une part) (pour l'autre part) "ils ne sont pas acclimatés ! Le moindre service les ruine (-). Je peux t'assurer que, de 22 régiments (de cette armée)... au printemps, il n'y aura pas un escadron en campagne par régiment". Dans un mémoire à la hiérarchie Pflieger écrit "l'existence et l'entretien de la cavalerie ont été abandonnés aux circonstances et au hasard". "L'anéantissement et le perte de nos chevaux ont une infinité de causes..." : l'ignorance, l'indiscipline, la mauvaise qualité.

Par ailleurs, le maréchal Gouvion-St Cyr (2) (1764-1830) fait remarquer dans ses mémoires, que l'instruction était nulle. De sorte que, le jour du combat à l'armée du Rhin : sur 5 000 cavaliers, il fallait en sortir 1 500 recrues qui ne savaient pas monter à cheval (sic) et autant de chevaux qui n'étaient pas dressés ! Terrible évaluation de la situation en 1795.

En France quand ça ne va pas on crée une commission ou des inspecteurs !

Le 20.II.1796 le gouvernement (3) réinvente les "inspecteurs de cavalerie" (de Louvois) pour : "... constater (-) et examiner l'espèce (-) de chevaux qui composent la troupe...", pour "(-) voir si les chevaux de remonte sont de l'espèce convenable à l'arme" (la lourde - la légère - les dragons).

1797 - La campagne d'Italie

Elle révèle un "homme de guerre", c'est Buonaparte - le Général Berruyer, dans un mémoire du 27 mai 1797 (4), deux mois après les victoires de Rivoli et Mantoue fait le point sur la cavalerie de l'armée victorieuse.

L'inspecteur général constate que la cavalerie est nulle. Il propose de "profiter des premiers moments de la paix (campoformio 18.X.97) pour s'occuper de rétablir la cavalerie, ce qui sera difficile (-) la cavalerie qui existe en France est absolument nulle (sic) et par le défaut des chevaux et par le défaut des hommes".

Souvenons-nous que moins de 30 ans avant, le colonel honoraire d'Auvergne avait écrit la même chose. La France n'était pas un pays de chevaux de selle, et elle n'était pas un pays de cavaliers.

En vérité, sur un théâtre d'opérations, petit et compartimenté, l'artilleur Bonaparte a vaincu grâce à son infanterie... sans cavalerie ! Mais qu'en sera-t-il sur les théâtres vastes et profonds où il s'engagera... plus tard ???

1798 - Intermède dans le delta du Nil

Bonaparte s'embarque le 19 mai sans chevaux. Ses dragons se remonteront sur place. Face à la célèbre cavalerie Mameluke, devenue obsolète contre une infanterie moderne (fusils et baïonnettes), il est vainqueur aux Pyramides, dans la région du Caire, en juillet ; mais il échoua devant l'armée ottomane, en Palestine, en mai 1799 à St Jean d'Acre.

On sait que Bonaparte fut un "carriériste" (comme on dit de nos jours). Aussi abandonnant son armée, il revint en France pour diriger un coup d'état.

Ce fut le 18 Brumaire (9 XI 1799) ! Grand stratège du XVIIIè siècle, il aura réaliser quelques belles campagnes grâce, aux "jambes de ses soldats" de l'infanterie ! (comme on l'a dit...), et à l'emploi moderne de l'artillerie... Car on peut se demander ce qu'il sait de la cavalerie à la veille du XIXè ? Pas grand chose ! Il apprendra sur le terrain, mais hélas, avec un temps de retard sur la réalité. Cependant s'il ne sait pas s'en servir, il a pris conscience de son importance.

Esprit rapide, il a été frappé par la qualité du cheval oriental de guerre. Celui qu'il a trouvé, dans le delta d'Egypte n'est qu'un dérivé métissé de l'arabe pur : un Kadichi ! Quoiqu'il en soit, c'est ainsi, que Napoléon choisit le cheval arabe pour faire du cheval de selle en France. Louis XIV avait choisi le cheval barbe ! On s'en souvient ! (Arrest royal de 1665).

Le Consulat (1799 - 1804)

L'Empire (1804 - 1815)

La situation laissée par la 1ère République n'est pas bonne ! Les armées chassées d'Italie sont désorganisées. Grâce à Dieu, les généraux Masséna et Brune combattent victorieusement en Suisse et en Hollande. Bonaparte, "consul de guerre", improvise une réorganisation générale. Puis il court au feu !

A Marengo, le 14 VI 1800, il sent le vent de la défaite. Mais Kellerman (le jeune), à la tête de 500 cavaliers (quelle pauvreté !) charge victorieusement les Autrichiens et gagne un délai. Il permet au général Desaix (5) d'arriver au secours et de décider de la victoire. Cet officier général exemplaire mourut en combattant à la tête de sa division d'infanterie ! En Allemagne le 3.XII.1800, Moreau remportera la belle bataille de Hohenlinden. C'est la paix armée pour quelques années. Bonaparte entreprend une réorganisation en profondeur. Il semblerait qu'il ait compris la nécessité d'une solide cavalerie, au moins dans la bataille. Ce pourquoi, il crée en 1803 la subdivision des Cuirassiers ; Ce sera sa cavalerie lourde ! Mais il est moins sûr qu'il ait discerné la fragilité des troupes à cheval. Les témoignages sont contradictoires, car sur ce sujet, sa réflexion a été discontinue et variable. Un jour il dira à son ministre Dejean, l'énormité suivante : "(si) la quantité d'hommes est bornée, la quantité de chevaux ne l'est pas, puisqu'elle ne dépend que de l'argent (-) (pour) en acheter" c'était en 1807, au sommet de sa chance... nous savons maintenant qu'il s'avançait vers la roche Tarpeiënne.

Par contre, curieuse contradiction, sa réflexion l'avait conduit à découvrir la nécessité de mettre en production les chevaux de selle (de service) en France. (Les travaux de Huzards, de Bohan, de Echasseriaux, de Maleden (6),... l'avaient aidé). Ainsi en 1803, les Anglais ayant rompu la paix, il fait occuper la province de Hanovre appartenant à leur roi. Il donne l'ordre de rechercher les meilleurs chevaux des rois d'Angleterre (cela était très approximatif car la dynastie de Hanovre est pour peu de chose dans le cheval anglais de course !!).

En 1805, par contre c'est très sérieux, il fit rechercher dans les départements de l'Empire des étalons de selle : "Il n'y avait pas en France, cent étalons de selle..." On élevait que des chevaux de trait "... la cavalerie ne pouvait se remonter qu'à l'étranger" confia-t-il en 1808 à un officier des haras (7). Car devant ce triste bilan, en 1806, par le décret de Saint Cloud, Napoléon Empereur (depuis le 2.XII.1804) avait créé : le Service des Haras.

Mais revenons à la chronologie

La guerre reprend en septembre 1805.

Quel est l'état de la cavalerie ? Au printemps 1803 on était revenu au système de remonte de Choiseul : achats directs par les régiments. Mais le pays était épuisé par les réquisitions. Au camp de Boulogne, où il a rassemblé l'Armée d'invasion de l'Angleterre, Napoléon baisse les effectifs des régiments. Il arrive ainsi à remonter presque toutes les troupes à cheval. Sauf, plusieurs divisions de dragons, qui partiront à pied en campagne (référence : Marbot)(8), quand l'Empereur lancera ses corps d'armée contre l'Autriche en 1805.

La Manoeuvre d'ULM (octobre) est une réussite. Les chevaux pris à l'ennemi permettent de mettre quelques régiments de dragons à cheval et de compenser les pertes. L'armée marche sur Vienne et, c'est au Nord de cette capitale que le 18.XI.1805, les cavaliers français se heurtent pour la première fois aux cosaques ! Le 2 décembre c'est Austerlitz, sous le soleil, le chef d'oeuvre des victoires.

Mais dès le 3, l'empereur lit les rapports d'opérations, et il y apparaît que :

- les chevaux de la remonte de 1804 étaient trop jeunes ; ils se sont effondrés aux premières actions. Napoléon fait son expérience. Désormais il exige des chevaux plus âgés : "il vaut mieux - écrit-il - acheter des bidets de six ans que faire des remontes de 3 à 4 ans qui ne serviront pas (une) année". Des bidets ? c'est-à-dire des petits chevaux. Ainsi comme Louis XIV, Napoléon devra autoriser des achats au-dessous des tailles réglementaires. Mais où les acheter ?? "En Allemagne de préférence, car la France est épuisée" (écrit de la main de Napoléon, le 10.IX.1806).

La politique le prendra de vitesse, car le 1er octobre 1806, la Prusse entre en guerre. Napoléon (avec d'Avout) remporte deux victoires foudroyantes (Iéna et Auerstädt le 14). Alors, pour la seule fois de sa carrière de chef d'armée, il lance sa cavalerie dans sa mission véritable après la bataille : l'exploitation de la victoire tactique par la poursuite. Elle prendra une dimension stratégique. Les cavaliers de Murat atteindront la Baltique par Leipzig et Berlin, à grande vitesse ! La Prusse, des successeurs de Frédéric le Grand, a été vaincue en quelques semaines. Ce fut la plus belle réussite de la cavalerie de l'empereur. Avec plus de 20 000 chevaux de prise sur l'excellente remonte prussienne, les problèmes d'effectifs de chevaux furent réglés pour quelques temps. L'euphorie "rémanente" a hélas, occulté le vice de cette cavalerie Napoléonienne (9) : à savoir, le nombre exorbitant des chevaux perdus hors des combats..., n'étant ni rustiques ni endurants. Ainsi, la division de cuirassiers du vieux général d'Hautpoul, qui avait chargé victorieusement à Iéna, fut lancée, elle aussi, dans la poursuite ! Elle perdit plus du tiers de ses chevaux, sur la route en 40 jours. Murat ignorait l'emploi spécifique des différentes espèces de cavalerie et Napoléon ne pouvait être partout !

Recomplétées immédiatement par les prises sur la remonte de l'ennemi, les divisions de cavalerie françaises vont, en Pologne, se trouver face aux Russes. La guerre devient plus rude : batailles d'Eylau en plein hiver, de Friedland en juin. Les pertes sont considérables. En avril, déjà, Napoléon lui-même les estimait à 16 000 chevaux de troupe !!! Alors on revint aux expédients : les réquisitions, dans les territoires occupés.

Les événements se précipitent en 1808 - la guerre s'étend, au sud cette fois, en Espagne. C'est une autre sorte de guerre, sur une autre sorte de théâtre d'opérations : la guérilla ; honneur des espagnols ! Les pertes de notre cavalerie seront excessives, pour les raisons déjà signalées. Auxquelles il faut ajouter le fait qu'il fallut faire jaillir du sol de France de nouveaux régiments, qualifiés de provisoires (sic), avec des chevaux : rebuts de toutes les réquisitions. Napoléon considérait ce front comme secondaire ; on sait que, comme Achille, il y sera mortellement blessé... au talon de son empire. Quant à lui, il était toujours en garde face à l'Est, là où les Anglais, et la "cavalerie de Saint-Georges" (10) relançaient les Autrichiens à l'assaut. Informé de la menace, il tente d'urgence de remettre à niveau la cavalerie de l'armée d'Allemagne qui a payé très cher la campagne de 1807 contre les russes. Mais les ressources des Allemagnes sont, elles aussi, en voie d'épuisement. L'Etat impérial s'adresse aux marchands internationaux, dont les approvisionnements se font, même chez l'ennemi. Ils fournissent la quantité,... Mais on doit fermer les yeux sur la qualité.

1809, les Autrichiens ouvrent les hostilités. A Essling (21-22 mai) malgré le sacrifice des cuirassiers, la bataille est perdue. Napoléon doit se replier. A Wagram (6 juillet) c'est une victoire. Mais les autrichiens se retirent en bon ordre car - contrairement à Iéna (cf. supra), la cavalerie française, remontée "des plus mauvais chevaux qu'on ait vus" (citation du vétérinaire Bidault) (11) est épuisée. Elle est incapable d'exploiter la victoire sur le champ de bataille par la poursuite. Il lui faudra deux jours pour redémarrer. Elle n'est plus opérationnelle à un niveau suffisant. Les défauts de la cavalerie de l'empire sont désormais apparents. D'abord des chevaux de basse qualité, et non entraînés et, ensuite (- semble-t-il -) des généraux peu performants, mauvais "hommes de cheval" et pas très bons tacticiens (12)

... Au plan du cheval de troupe (le lecteur a je l'espère assimilé ce concept) il est clair que la remonte de l'empire fournit que des chevaux inaptes à la guerre.

Tous les inspecteurs se plaignent de cette remonte de 1809. Il faut citer le général de Préval : "(...) depuis quatre ans (...) on a fourni à la cavalerie (...) plus de 130 000 chevaux qui (ajoutés aux) 35 000 existants (en septembre 1806) font un total de 165 000 ; et que s'il ne s'en trouve aujourd'hui que 70 000 dans les rangs, c'est une consommation de 95 000 chevaux dont (c.a.d. parmi lesquels) plus de 40 000 fournis en 1809" (Bidault - Les chevaux de l'armée sous la révolution et l'empire (page 58) - Paris - 1909). Ce système qui fournit du mauvais "matériel" à l'armée est donc défectueux !

Mesure immédiate : l'empereur décrète l'organisation de grands dépôts avec circonscriptions d'achats, confiés à des généraux de cavalerie. Les chevaux d'élevage seront rassemblés dans ces établissements de transit et d'acclimatement, avant la mise en route vers les régiments.

Mesure en profondeur : la commission de 1810

Le ministre décide de confier à une commission qui se réunit en septembre 1810 : l'étude des améliorations à apporter aux remontes : un règlement général devait être élaboré. Il n'en sortira rien de concret, mais, au plan historique, le procès-verbal des délibérations (archives de la guerre) constitue le premier projet d'organisation des remontes.

Les gisements de chevaux de selle de guerre en 1810

Si, remarque affligeante, les généraux réunis se disent incapables de définir les types des chevaux pour : la lourde, la légère, les dragons, c'est que, sortis de l'armée improvisée de 1793... leur culture, militaire et zootechnique était modeste. (vice général de l'encadrement de l'armée impériale)... par contre : les fonctionnaires, du bureau des fourrages et remontes du ministère, avaient fait la synthèse des rapports d'achats de chevaux. Dans un travail préparatoire, ils dessinent une sorte de géographie des gisements de chevaux propres aux différentes troupes à cheval (à comparer avec l'arrêt de 1665) - Nous retiendrons :

- Chevaux de la cavalerie légère - Les Pyrénées et leurs piedmonts, l'Auvergne, le Limousin et le Morvan, la Bretagne, et les Ardennes (il s'agissait des anciens ardennais, disparus de nos jours) (type selle)
- Chevaux de dragons (et de l'artillerie légère) - La Normandie (actuelle) et La Lorraine, (cheval à 2 x fins) (tirage léger)
- Chevaux de cavalerie lourde - rien en France. A rechercher en Allemagne. Ces bureaucrates avaient bien vu que le cheval lourd de labour n'était pas valable pour la cavalerie moderne (tels : les Percherons, Boulonnais, Comtois etc)

1811 - Napoléon prépare l'armée d'invasion de la Russie, pour laquelle il a besoin de 150 000 chevaux : cavalerie, artillerie, et les trains (13) (des équipages, du génie, de l'infanterie).

Il faut acheter des chevaux, par tous les moyens, dans toute l'Europe qu'il contrôle. Pour la cavalerie les besoins sont de : 40 000 chevaux pour la "Réserve" commandée par Murat, et 35 000 pour les régiments de cavalerie légère des 11 corps d'armée. Nous possédons la situation des dépôts au 1er janvier 1812 : 47 000 chevaux d'élevage ! Ils vont immédiatement, c'est urgent, être acheminés vers les régiments pour compléter les effectifs. Or la plupart des chevaux n'ont reçu ni acclimatement, ni dressage !

Le désastre de Russie - 1812

(Bidault - op. cit) " Le printemps de 1812 arrive. L'Armée se met en route (depuis Naples et Madrid)". "Bientôt le manque d'avoine, les fatigues (-) sont causes de grandes pertes. Le passage du Niemen (-) (24.VI.1812) est un véritable désastre. L'Empereur paraît se refuser à voir la réalité". "Le 18 août à Smolensk, à mi-chemin de Moscou, près de la moitié des chevaux ont péri de faim et d'épuisement" (14) écrit l'historien militaire D. Mac Carthy. Le général Nansouty répondit vertement à Murat qui le pressait de se hâter : "les chevaux de mes cuirassiers ne sont pas soutenus par le patriotisme, ils tombent le long des routes".

A Moscou, le 18 septembre la Grande Armée a perdu les trois quarts de ses chevaux; la cavalerie n'est plus opérationnelle. Le 19 octobre la retraite commence. Les cosaques la transformeront en déroute ; quand les "restes" de la cavalerie repassent le Niemen (14.XII.1812) on ne compte que quelques 1 500 chevaux, dont les 180 sauvés par le Capitaine de Brack. Ainsi la cavalerie de l'armée d'invasion n'existait plus. "C'était le commencement de la fin", selon le mot terrible de Talleyrand !!!

Vers 1825 le célèbre Baron de Marbot, se souvenant de cette retraite de 1812, rappellera dans l'Encyclopédie moderne (op. cit) : l'effondrement de cette cavalerie Napoléonienne, qui entraîna la destruction, par les cosaques, de l'infanterie de la Grande Armée. La fatigue et le manque de fourrage ayant fait périr la plus grande partie de nos chevaux, avant que les grands froids se fussent fait sentir..." Donc l'image du "général hiver" vainqueur de Napoléon, comme on nous l'a appris à la "communale" n'est qu'un mythe fabriqué par la mémoire collective (15)

La vérité est que Napoléon Ier ne peut échapper au jugement de l'histoire. Il manquait (selon l'érudit Mennesier de la Lance ) de connaissances hippologiques et cette lacune, contribua à créer les conditions de l'effroyable consommation de chevaux dans les guerres qu'il a déclarées et les campagnes qu'il a conduites.

Une cavalerie doit en effet, c'est désolant de devoir l'écrire, être apte à faire campagne dans les théâtres d'opérations choisis par les gouvernements qui décident des guerres !

Napoléon était chef du gouvernement de la France. La remonte de l'armée est une entreprise sérieuse qui ne s'improvise pas. Chef d'Etat et chef de guerre, Napoléon n'a pas maîtrisé cette question primordiale.

En 1813 (16) les Français n'avaient plus de cavalerie fiable, arme indispensable à cette époque. Ils furent vaincus en Allemagne.

En 1814 le sol de la Patrie fut envahi, et une grande partie du territoire fut occupé. Malgré le sacrifice des conscrits, appelés "les Marie-Louise", du nom de la jeune Impératrice... Ces recrues de moins de vingt ans, auxquelles on affecta les "canassons" des réquisitions, furent jetés dans la bataille de France, sans instruction ! (ni du cavalier, ni du cheval).

Les Cosaques entrèrent dans Paris le 31 mars 1814 ; les Anglais et les Espagnols à Toulouse le 12 avril. Un an plus tard... C'était Waterloo.

Le duc de Wellington, le vainqueur de Napoléon à Waterloo le 18 juin 1815, nous donne la conclusion de ce chapitre : 1789-1815 avec un humour anglais cynique ! Commentant sa victoire devant ses officiers (en août 1815) il dit : "... la meilleure cavalerie d'Europe ??... C'est la plus mal montée (sic) de toutes, c'est la cavalerie française" (17) (Mac Carthy - op. cit. page 178). Cette antiphrase, car peut-on être meilleure cavalerie avec les plus mauvais chevaux ? nous ramène à notre sujet : l'élevage du cheval en France.

En effet, ce témoignage d'un expert en cavalerie et en chevaux est : le plus terrible constat du niveau zéro de l'élevage français du cheval de guerre de troupe, au début du XIXème siècle.

On comprend dès lors l'étonnement du grand historien Fernand Braudel (18) pourquoi notre riche pays n'a jamais pu répondre, depuis la naissance de la cavalerie française à sa demande constante en chevaux de qualité ?? Il fait siennes les raisons établies par Jacques Mulliez dans son livre Les chevaux du royaume (op. cit) : le système d'élevage archaïque du moyen-âge s'est "maintenu curieusement jusqu'au XIXè siècle". Le fait historique est là, incontournable, contrôlé sur la longue durée : de la guerre de cent ans à la Révolution.

Fernand Braudel pose la question principale : "et l'on se demandera pourquoi le cheval continue à s'élever, à la veille de la révolution française, comme au temps de la guerre de cent ans ?"...(Nous la citons pour la 3ème fois) Peut-être, parce que son élevage rapporte moins que celui des bovins ou des mulets ? écrit notre historien universitaire, comme hypothèse et conjecture concernant une explication possible ; nos ancêtres paysans de France ayant été d'abord des laboureurs et des charretiers.

Et pourtant, comme nous l'avons vu (1665 et 1806) l'Etat français a tenté d'intervenir pour aider nos éleveurs à produire un cheval apte à faire campagne ! Sans résultats significatifs.

Alors cette question principale amène à en poser d'autres, ce sont les suivantes :

- Serait-ce une tare de notre économie rurale ?
- Serait-ce une incapacité des éleveurs de ce pays à produire des chevaux de guerre ? ou, pour le dire avec plus de nuances, serait-ce un impossibilité de faire ce produit dans le système socio-économique français ?

Graves questions qui ont embarrassé le grand historien qui ne leur a pas trouvé de réponses !

Le XIXè siècle apportera-t-il une amélioration réelle quant à l'élevage du cheval de selle de guerre de troupe ? Ce sera l'objet des prochains chapitres.

 
NOTES

(1) Pflieger - Correspondance de l'armée du Rhin et Moselle - An IV - cité par Desbrière et Sautai : Organisation et tactique des trois armes. Paris : Nancy, 1907.
(2) Gouvion Saint-Cyr - Maréchal de France en 1812 (né à Toul 1764 - mort à Hyères 1830) Ministre de la guerre (1817-1819) ; en 1818 réorganisa l'armée : recutement (des hommes) remonte (des chevaux) - Mémoires à la Bibliothèque Nationale.
(3) Cité par Yves Grange - Thèse de Doctorat de sociologie de l'administration (IEP Grenoble) Le cheval oublié : 1614-1914. Essai sur les aspects socio-politiques de la relation de l'homme et du cheval en France. (page 253).
(4) Même thèse page 254.
(5) Desaix de Veygoux (Louis) (né prés de Riom 1768 mort à Marengo en 1800) - Général, il se distingua sur le Rhin 1796 et en 1798. En Egypte où il conquit le "Fayoum" (haute Egypte). Il a assuré la Victoire de Marengo.
(6) Maleden (Louis Baron de) - publie en l'An XII (année 1803) Réflexions sur la réorganisation des haras... - Versailles : Imprimerie Pierres. Ayant servi à la "Maison du Roi", il émigra en 1791, revint en France en 1801. En 1808, il fut chef du dépôt d'étalons de grand pré (Ardennes), puis de Perpignan en 1809, enfin de St Jean d'Angély en 1815, où il mourut en 1827 (né en 1752). Son livre est intéressant par la rétrospective qu'il fait des haras sous l'Ancien Régime. A noter que cet officier des haras, dès leur création, n'avait pas fait les campagnes de la Cavalerie de l'Empire... Ce qui est contraire à l'esprit et à la lettre du décret de St Cloud créant les haras.
(7) L'Arabe, premier cheval de sang par Nicole de Blomac et Denis Bogros - Paris : Crépin Leblond, 1978 - p. 114.
(8) Marbot (Jean-Baptiste - Baron de) (1782-1854) - Encyclopédie moderne (ca 1825) Vol. VI - page 101 - cavalerie (BN 7802).
(9) Cavaliers de Napoléon par Frédéric Masson - 1ère édition 1894 - Paris 1920 - 13è édition.
- page 55 "au delà d'un certain âge, et cet âge ne peut être plus élevé que de 45 à 50 ans, un officier général de cavalerie est impropre au service".
- page 254 - La poursuite de Iéna - Auerstadt - "... ces marches (sic) jour et nuit de la Saale à l'Oder et à la Vistule, tuent les chevaux... Ce sont les régiments fantômes qui arrivent à la frontière de Pologne".
(10) "Cavalerie de Saint-Georges" : Monnaie de l'Angleterre à l'effigie de St Georges, avec laquelle "la perfide Albion" finançait les guerres contre la France.
(11) Les chevaux de l'armée sous la révolution et l'empire par C. Bidault, Vétérinaire en premier - Paris : Berger- Levrault, 1909. Beaucoup de nos informations sur le 1er Empire sont empruntées à cet ouvrage.
(12) Une cavalerie au niveau opérationnel insuffisant : par mauvaise qualité de la remonte, et de l'instruction ; par incapacité, aussi, des cadres supérieurs à gérer le potentiel fragile des gros effectifs de chevaux... Un siècle plus tard (nous le verrons) à "La Marne", l'histoire se répétera. La cavalerie ne sera pas capable d'exploiter la rupture du front allemand. Et cela pour les mêmes raisons : une mauvaise remonte et en plus,... selon le colonel Dugué Mac Carthy (op. cit.) parce que les généraux trop âgés (?), n'ont pas su saisir l'occasion ! En 1817 dans un rapport au Roi de Prusse, le Feld Maréchal BLÜCHER écrivait : "Ils ne sont pas nombreux sur les champs de bataille les moments favorables à l'intervention de la cavalerie, et, pour les saisir, il faut un homme absolument doué des qualités qui font les grands chefs de cette arme". (La cavalerie prussienne par Kaeler - Paris - Baudoin - 1883). Frédéric Masson reprendra cet argument en 1894 - voir note 9.
(13) train : ensemble des voitures, chevaux et personnels qui accompagnent les troupes en campagnes.
(14) a - La cavalerie au temps des chevaux par le Colonel Dugué Mac Carthy - Paris : EPA, 1989 - l'auteur était un cavalier ayant fait campagnes en Europe en Indochine, au Maghreb. Historien, il fut Professeur à l'Ecole de guerre de Paris, et Conservateur du musée de l'armée aux Invalides. Il avait été blessé dans le dur combat que livra la 3ème brigade de Sphahis (à cheval) face aux Panzers allemands ; Le 15 mai 1940 à la Horgne (les deux colonels furent tués) - gloire à nos anciens !
b - Sur l'état désolant de la cavalerie de Napoléon en 1812 on doit citer le témoignage du général de Thielemann, saxon, ayant été dans la grande armée de Napoléon à la tête de trois régiments de cavalerie. Il se distingua à la bataille de la Moskowa/ Borodino. En 1815, il passa au service de la Prusse (voir : La cavalerie prussienne - Paris 1883 - op. cit.).
Le 4ème corps de cavalerie de la grande armée aux ordres du gal Latour - Maubourg comprenait 11 régiments dont 3 aux ordres de Thielemann - citation : "à la sortie de Varsovie il comptait 7 000 chevaux (-) quant aux régiments de cuirassiers, à l'exception d'un seul polonais, monté en chevaux allemands, ils perdirent le tiers de leurs chevaux sans avoir vu l'ennemi. Le manque absolu de foin et d'avoine, une nourriture se composant de ver et de seigle, des marches forcées incroyables, eurent bientôt raison des chevaux. (-) Le corps entier, parti avec 7 000 chevaux était descendu le jour de la bataille à 3 000". Ce témoignage écrit en 1817 par un saxon ayant servi dans la grande armée nous paraît l'un des plus importants sur la misère de la cavalerie du Ier Empire !
(15) Marbot (op. cit. page 12) Car cet auteur ajoute : que durant la retraite de Russie de 1812, notre infanterie se trouva sans cavalerie et dès lors à la merci des harcèlements des cosaques (citation) : "... elle (l'infanterie) fut bientôt hors d'état de tenir campagne, et aurait succombé lors même que les grands froids ne seraient pas venus aggraver sa triste position".
(16) Le vétérinaire principal Vallon, Professeur d'hippologie et Directeur du haras d'élevage de l'Ecole de cavalerie (Saumur) a publié en 1883 son : Cours d'hippologie qui était cours officiel de l'armée française par "décision ministérielle" (D.M.) du 1er juin 1863 (éditeur Baudoin - Paris - 4è édition - 1884)
Au chapître des Remontes en France il écrit : "Après les désastres de la Campagne de Russie on mit en réquisition les chevaux (dans tous les départements)... Mais la France était si pauvre alors en chevaux... que ces moyens extraordinaires ne purent donner que 29 000 chevaux.
Encore n'étaient-ils pas en état d'entrer immédiatement dans les corps..." et il ajoute plus loin pour les années 1814 et 1815 "... les gardes du corps et une partie de la gendarmerie durent céder leurs chevaux à la cavalerie".
(17) Des témoignages contradictoires ? Bataille de Ligny 16 juin 1815 : Victoire de Napoléon sur les Prussiens.
Bataille de Waterloo 18 juin 1815 : Victoire de Wellington sur Napoléon.
Dans un rapport de 1817 le général prussien Borstell, qui était à Ligny défend le piètre comportement de la cavalerie prussienne en écrivant que la raison en était - citation : "la supériorité de la cavalerie ennemie, non seulement comme nombre, mais comme instruction et comme qualité des chevaux".
Or :
- (1) on sait qu'à part les chevaux de la gendarmerie, la cavalerie improvisée de Napoléon était remontée du tout venant.
- (2) que selon Dugué Mac Carthy (op. cit. page 175) : "(à) Ligny (-) combats acharnés (-) la cavalerie ne joue qu'un rôle (-) secondaire".
- (3) Par ailleurs (page 178) ce même auteur rapporte les propos de Wellington, le vainqueur de Napoléon, à Waterloo deux jours après Ligny : "la meilleure cavalerie d'Europe ? (-) c'est la plus mal montée de toutes, c'est la cavalerie française".
Nous avons donc : (1) un rapport de circonstance, (2) la réflexion du vainqueur, (3) la réalité de cette dernière campagne de Napoléon. Après Ligny il ne donna pas l'ordre d'exploiter la victoire en poursuivant l'ennemi, et le 17 il fit reposer son armée en désordre !!!
Le général Prussien a sans doute été atteint par le syndrome de Jules César... qui dans ses commentaires de la guerre des gaules a inventé le "mythe" d'une cavalerie gauloise performante.
Un vaincu a besoin d'accréditer l'idée d'un ennemi de valeur !!! (Ligny... Gergovie...)
Note - voir La cavalerie prussienne par Kaeler - Paris - Baudoin - 1883 ; page 12.
(18) Fernand Braudel "l'identité de la France" - Les hommes et les choses - seconde partie (page 78 passim) Paris - Flammarion 1986.


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