LE CROSNIER, Hervé : Le système de santé français : une bien étrange chronique (2002).

Bonjour,

Etrange chronique, très personnelle, de notre Chroniqueur matinal national Jean-Marc Sylvestre. Lui qui dès potron-minet nous saoule habituellement de sa morgue libérale se fait aujourd'hui, mercredi 25 septembre, très humble et sincère dans "Les Echos".

Lisez son éditorial sur le web : Les Echos, 25 septembre 2002
http://www.lesechos.fr/jjlec20020925/idees/articleg/1063626.htm

Jean-Marc Sylvestre a eu un ennui de santé durant l'été, qui fort heureusement pour lui se termine bien. Il en revient en miraculé ébloui, et se laisse aller à l'autocritique :
"Jusqu'à cet été, je ne connaissais du système de santé français que l'ampleur du déficit de l'assurance-maladie. Depuis, je sais que ce déficit, que j'ai tellement critiqué, m'a sans doute sauvé la vie. En deux mois, j'ai dû subir tous les examens possibles. Il n'y a pas un millimètre de mon corps qui n'ait été radiographié"

Ainsi, ce fameux déficit, que ce même 25 septembre le gouvernement et la presse nous présentent à nouveau comme un "mal français", viendrait en réalité de ce que les soignants s'intéressent aux malades, et mettent tout en oeuvre pour les sauver, même dans les cas graves ? Il n'est jamais trop tard pour découvrir le monde réel.

Oui nous dit honnêtement Jean-Marc Sylvestre :
"En toute logique, je n'aurais pas dû survivre. La chance oui, [...] Ma chance, la vraie, c'est d'avoir été traité par une poignée de médecins extraordinaires de compétence. Des fous de médecine passionnants, géniaux, qui n'ont eu de cesse de comprendre ce qui se passait. Dans un système qui, pour être critiqué, n'en demeure pas moins des plus performants... "

Il va encore plus loin notre chroniqueur :
"Je sais aujourd'hui que, sans ce système de santé français et la capacité d'investigation qu'il donne aux médecins, j'étais mort. Dans une logique purement financière, aucun contrôleur de gestion n'aurait pu accepter de telles dépenses. Le « return » était trop improbable. Financièrement, les médecins font prendre à la collectivité des risques considérables. Mais il faut reconnaître que, s'ils sont bons et responsables, c'est cette liberté totale qui leur permet de gagner des vies. Je leur dois la vie... ".

Toutes celles et tous ceux qui depuis des années refusent la "marchandisation de la santé" doivent boire du petit lait. Notre dénonciateur de la mutualisation des dépenses se transforme en apôtre de la solidarité ! Il faut vraiment croire dans les projets humains que porte le mouvement. Car ils ont la force de conviction de la réalité avec eux, car ils ont la force d'un regard humain sur les choses et non le regard-portefeuille des aveugles de la rentabilité strictement financière. Et cette force humaine peut toujours triompher.

Battant sa coulpe jusqu'au sang, Jean-Marc Sylvestre continue de rédiger le prochain article de ATTAC :
"Deux mois d'hospitalisation dans trois hôpitaux différents, des traitements antibiotiques très lourds, les radios, les scanners, les IRM, il existe des formes de vacances plus économiques. Sans la Sécurité sociale, couplée à des systèmes complémentaires d'assurance financés en partie par l'employeur, je n'aurais jamais eu les moyens de payer cette chance de survivre. La querelle du déficit est sans doute importante mais elle est dérisoire par rapport à l'enjeu."

Et le voici de conclure :
"Le système de santé français est formidable ; il faudrait être sûr que tout le monde puisse en bénéficier."

L'été nous aurait changé notre homme. Voilà une nouvelle qu'elle est bonne.

Mais, car il y a un mais, il reste encore un bout de chemin à faire. L'idéologie est une force extraordinaire qui sait revenir malgré le démenti des analyses. Toujours déformée, toujours transformée, l'idéologie reste un modèle, un moule dans lequel vient de replacer toute chose. Et l'idéologie du marché est forte. Sa prégnance vient de loin : le marché serait le moyen le plus efficace d'assurer le bonheur de tous. Oui, même les plus libéraux des libéraux veulent "que tout le monde puisse bénéficier" de leur richesse, de leur bonheur, des avantages et des services qu'ils peuvent attendre. Et ce sera à nouveau la main du marché qui va favoriser cette "égalité". Même si le simple regard sur le monde chaque matin, à l'heure de la chronique de JMS met à plat tout ce fatras idéologique, même si l'expérience traumatique et initiatique qu'il vient de vivre l'a profondément transformé, l'idéologie, surtout quand elle a la force d'une théologie implorant l'invisible, revient par la fenêtre.

Certes transformée, mais,... Ecoutons Jean-Marc Sylvestre à nouveau :
"Encore, bien sûr, faudrait-il pouvoir reconnaître les bons médecins des mauvais. J'ai bénéficié des meilleurs spécialistes, parce que l'un d'entre eux est mon ami depuis des lustres et que ses patients lui font une confiance aveugle. Parce qu'il est légitime et crédible, il mobilise auprès de lui des confrères avec qui il travaille ou qu'il considère comme les meilleurs. Il les recherche et les trouve."

Oui, il y a toujours une inégalité profonde dans le système de soins, qui porte sur l'information : connaître le "bon médecin". Ceux qui ont des réseaux, des amis, peuvent mieux que d'autres s'en sortir. C'est une prime qui vient se surimposer au "système de santé français". Cela s'appelle le "capital social", et c'est un outil de richesse non calculable fabuleux. D'ailleurs dans le monde de l'argent, ce capital social permet d'avoir la "bonne information au bon moment" et d'engranger les dividendes d'investissements bien conçus. Ce n'est pas Soros qui me démentira.

Voilà donc une nouvelle "inégalité" qu'il faut pourfendre. Et pour cela quoi de mieux que le "marché" qui nivelle les chances de chacun. L'ombre d'Adam Smith est revenue se poser sur l'apologie post-traumatique du système keynesien de la solidarité :
"Le seul problème, c'est que le système français nie l'existence d'un marché. Lequel n'est donc pas transparent. Le bouche-à-oreille tient lieu de marché. Chez les médecins, il y a des bons et des mauvais - comme dans toutes les professions. Mais officiellement personne n'en parle... Les bons ne sont pas mieux rémunérés et les mauvais ne sont jamais sanctionnés".

Dur d'en sortir. Comment faire comprendre la nature de l'information dans une société où l'accès inégalitaire à l'information est un redoublement de l'accès inégalitaire aux biens et aux services. Pour rester dans le domaine de la santé, le travail de transparence de l'information sur la question du SIDA n'a pas été menée par un "marché", mais bien par les associations de malades qui se sont dotées de leurs propres systèmes d'alerte, de diffusion des recherches et d'analyse de ses évolutions. Et qui ont su imposer au "système de santé" la prise en compte des résultats des recherches. Quitte à creuser le déficit... puisque ceci est maintenant clairement justifié. C'est quand même à ACT-UP que l'on doit la généralisation des tri-thérapies, pas au "marché". Le "marché" au contraire produit l'exclusion des malades les plus pauvres, par exemple en Afrique.

Il faut savoir féliciter les gens qui font des pas dans la direction d'une compréhension collective des besoins de l'humanité et des méthodes mutualistes pour s'en sortir.

Félicitons donc Jean-Marc Sylvestre. J'attends maintenant avec impatience ses chroniques : je sais que l'expérience peut changer les hommes. Mais il y a la tendance lourde de l'idéologie, cette forme de pensée dans laquelle les réponses précèdent les questions. Et l'idée d'un "marché de l'information", ou de la "transparence de l'information grâce au marché", ou encore de "l'égalité de tous dans le marché par la diffusion pour tous de l'information" n'est pas plus vraie dans l'économie financière que dans le choix du médecin. Il y a des réseaux sociaux qui trustent la "transparence" à leur profit, et d'autres auxquels l'information-clé échappe. Je n'ai pas dit "classes" mais je pourrais le penser très fort. L'inégalité d'information dans une "société de l'information" n'est qu'un redoublement des autres inégalités. Et les solutions sont à rechercher dans les pratiques collectives et mutualisées. Dans le "tribunal de la raison" des philosophes des Lumières, et pas dans la "main invisible du marché".

Hervé Le Crosnier
Caen, le 25 septembre 2002


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