ZOLA, Emile (1840-1902) :  [Discours] Au Congrès de la Presse, à Londres 22 septembre 1893.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Mélanges, préfaces et discours avec notes et commentaires de Maurice Le Blond, volume 50 des oeuvres complètes d’Emile Zola publiées par la Typographie François Bernouard à Paris en 1929 .



[Discours]

Au Congrès de la Presse, à Londres
22 septembre 1893.


PAR

Émile ZOLA


~ * ~

Avant tout, messieurs, je veux vous remercier du grand honneur que vous m'avez fait en m'invitant, comme écrivain français et comme président de la Société des Gens de Lettres, à venir partager les travaux de ce Congrès. C'est un choix des plus flatteurs dont je suis infiniment touché. Et votre bienveillance seule m'engage à prendre ici la parole.

J'avoue que je le fais avec une certaine hésitation, car je ne vous donnerai jamais que l'opinion d'un étranger qui ignore même votre langue. Pourtant, je m'imagine que, si vous nous avez invités, ce doit être un peu pour échanger nos idées sur une matière qui nous intéresse tous, la puissance et la prospérité de la presse. C'est parfois une bonne condition que de venir d'un pays voisin et que de parler dans toute la simplicité de son impression première. Je me risque donc, en pensant qu'il y a, à le faire, quelque profit de part et d'autre ; et je vous prie seulement de bien vouloir m'excuser, s'il m'arrive, dans un désir de franchise, de heurter vos façons de voir.

Je désire parler de l'anonymat dans la presse. C'est une question qui m'a beaucoup frappé ; et, si l'on mettait en regard un journal anglais où pas un article n'est signé, et un journal français, où tout est signé, jusqu'aux fait-divers parfois, je crois bien qu'on aurait en présence les deux races, avec ce que le tempérament national, les mœurs et l'histoire de ces cent dernières années, les ont faites. Il est très certain que la presse anglaise doit à l'anonymat sa puissance, son indiscutable autorité. En ce moment, je n'entends m'occuper que des articles politiques, que du corps de doctrine du journal. Ainsi conçu, un journal politique, où l'individu disparaît, n'est plus que l'expression d'un groupe, le pain quotidien d'une foule. Il gagne en force ce qu'il perd en personnalité, car il n'a d'autre but que de satisfaire une opinion, d'être la représentation exacte de cette opinion. Et, tout de suite, pour qu'un pareil journal réponde à un besoin social, il faut qu'il y ait derrière Iui un public dévoué, ne lisant que lui, pleinement contenté, du moment qu'il y retrouve, chaque matin, les idées qui sont les siennes et qu'il s'attendait à y voir. Remarquez que c'est ce public-là qui a fait justement, chez vous, la presse ce qu'elle est, un public que les révolutions n'ont pas fragmenté, qui n'est encore divisé qu'en deux grands partis d'importance à peu près égale, qui n'a pas la fièvre de parcourir à son lever une dizaine de journaux, mais où chaque lecteur s'en tient à son journal, qu'il lit d'un bout à l'autre, en lui demandant uniquement de penser comme il pense lui-même.

Dès lors, l'anonymat s'impose. Ce n'est pas tel ou tel rédacteur qui importe, c'est l'opinion totale du journal. On peut même dire que la valeur inégale des rédacteurs, leur personnalité, s'ils signaient, détruiraient l'unité de l'ensemble. Tous ont la même voix, le même talent, du moment qu'on les ignore. Il ne reste plus que l'œuvre commune, cette masse compacte d'idées, de renseignements de toutes sortes, qui fait d'un de vos journaux une véritable encyclopédie quotidienne. L'unité engendre la puissance ; on saisit nettement alors le mécanisme de ces formidables machines, basées sur le rendement d'un vaste système d'annonces, pareilles à des usines en branle qui alimenteraient de la nourriture qu'elles ont choisie les fractions diverses de la nation. De là provient qu'il n'y a, à Londres, de la place que pour un nombre restreint de grands journaux et qu'il ne s'en crée que bien rarement de nouveaux. De là vient aussi que la fonction de chaque journal est de contenter son public, de le refléter entièrement, et que les feuilles les plus puissantes sont celles qui sont les organes les plus fidèles de l'opinion. En somme, l'enrégimentement est complet, c'est la volonté d'un seul exécutée par tous. Je me hâte d'ajouter que l'écrivain, s'il y perd sa personnalité, y gagne une liberté entière ; du moins, il devient l'instrument libre de la volonté supérieure qui le mène ; car lui disparaît, n'a plus à craindre d'être désagréable à personne, peut louer ou blâmer sans encourir aucune responsabilité, se trouve à l'abri de toute tentation vénale. Et l'on comprend, je le répète, quelle puissance énorme l'anonymat apporte ainsi à un journal, qui est fait de la force de tous ses rédacteurs, sans que lui-même donne de la réputation à aucun.

En France, messieurs, vous le savez, les choses ne vont pas de même. Nous avons bien eu l'anonymat pour les articles politiques, et certains de nos journaux, tels que Les Débats et Le Temps, gardent encore leur première page non signée. Mais ce sont là d'anciennes mœurs, des feuilles vénérables qui, malgré elles, sont entraînées à sacrifier un peu chaque jour aux exigences nouvelles de notre public : elles se rajeunissent, publient des chroniques signées, sacrifient aux gaîtés légères. La vérité est que nous sommes une nation turbulente et que le terrain séculaire de notre monarchie a été, en un siècle, défoncé et retourné sans fin par les révolutions. Si l'anonymat disparaît de la presse politique, c'est que notre nation n'en veut plus, c'est que de nouveaux besoins se produisent. Après tant de secousses, naturellement, les partis se sont émiettés, il n'y a plus de larges groupes, nets et définis ; et cela explique déjà pourquoi nos journaux ont un tirage inférieur à celui des vôtres, et pourquoi, chez nous, les feuilles nouvelles pullulent, éphémères, naissant le matin pour mourir le soir. Dans notre enquête continue, dans notre marche vers un idéal de liberté et de justice, nous n'avons plus votre stabilité, nous ne pouvons rien fonder de solide et d'énorme ; j'ajoute que la France ne rend pas, comme annonces, ce que rend l'Angleterre, de sorte que notre presse n'aura jamais l'extraordinaire assise de publicité où trône la vôtre. Mais, surtout, chez nous, ce qui a grandi, ce qui emporte et différencie tout, c'est la fièvre d'individualité. Est-ce le souvenir, la hantise de Napoléon ? Nous en sommes toujours à attendre un messie ; nous avons cru en Gambetta, nous avons failli sacrer Boulanger. Je veux dire que les questions de personnes dominent et que, nous nous passionnons pour le nouveau dieu qui passe. Certes, nous avons encore des journaux qui représentent des collectivités, mais n'est-ce pas un signe, ces journaux où un homme s'incarne, le journal de Rochefort, le journal de Clemenceau, le journal de Paul de Cassagnac ? Toute la rédaction d'à côté disparaît, il n'y a plus qu'un homme, on n'achète le journal que pour cet homme. Seulement, comme je le disais, on n'achète pas que ce journal, on jette un coup d'œil sur tous ; c'est un besoin fiévreux de se tenir au courant de toutes les opinions, de vivre dans le fracas de la bataille incessante de notre politique, qui nous emporte à l'inconnu de l'avenir.

Dès que l'individualité déborde, triomphe à ce point, il est évident que c'en est fait de l'anonymat dans la presse. Signer fait le succès, et l'on signe. Toute la race, est là peut-être, dans ce besoin de se battre au premier rang, à visage découvert, et dans la gloire qu'il a aussi à jeter son nom en pleine lutte. Je sais bien tout ce qu'on peut dire contre la presse politique que les articles signés nous ont faite : elle a perdu son autorité, elle a achevé, la destruction des partis, elle n'est le plus souvent qu'une bagarre où les grands intérêts communs disparaissent, au milieu d'abominables querelles personnelles. Certes, le spectacle est parfois navrant, il doit donner de nous, une affreuse idée à l'étranger ; et il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je sois d'avis que l'anonymat seul rendrait l'honnêteté et le désintéressement à nos journaux politiques. Mais, pourtant, quelle vie ardente, quelle bataille sans cesse reprise, quelle dépense de courage et d'idées ! Sans doute, chacun de ces grands talents se bat pour lui, mais il n'en fait pas moins parfois de la lumière pour tous. Et puis, je l'ai dit, c'est la marche à l'avenir, c'est le casse-cou si l'on veut, le casse-cou qui mène peut-être à un monde nouveau. Je ne puis condamner ce généreux pays de France, je ne puis blâmer cette presse si peu sage, puisque j'en suis, et que j'ai sa fièvre d'individualité, son besoin de combats, son espoir d'une société meilleure, basée sur la justice et le travail. Lorsque nous ébranlons le vieux sol de la patrie, si tout croule et si nous restons sous les ruines, on aura le droit d'être sévère, en nous reprochant d'avoir voulu la catastrophe. Mais, un jour, si les peuples nous suivent, n'aurons-nous pas été les initiateurs et les libérateurs ? L'anonymat fait la puissance et l'autorité de la presse anglaise, et elle agira avec la plus grande sagesse en le conservant. D'ailleurs, je ne crois pas que cela soit à la merci des volontés individuelles : la presse n'est jamais que ce que la nation veut qu'elle soit. Seulement, j'avoue que, si j'admets l'anonymat en matière politique, je reste surpris qu'il puisse exister en matière littéraire. Ici, je ne comprends plus. Je parle surtout des articles de critique, des jugements portés sur la pièce, le livre, l'œuvre d'art. Est-ce qu'il peut exister une littérature, un art de groupe ? Que la discipline, l'opinion moyenne s'impose en politique, cela est certainement sage. Mais qu'on réduise la production littéraire et artistique à satisfaire l'ensemble d'un parti, qu'on passe la faux, égalisant les têtes, les confondant dans le troupeau, afin de récréer honnêtement tout le monde, c'est ce que je trouve dangereux pour la vitalité intellectuelle d'une nation. Une telle critique enrégimentée, parlant au nom d'une majorité, ne peut conduire qu'à une littérature médiocre et incolore. Et, si le critique ne signe pas, ne renonce-t-il pas à toute personnalité, à toute responsabilité ? Il est la voix qui s'élève de la foule, sans qu'on aperçoive le visage ; il enregistre et il résume. Il perd toute bravoure, toute passion, toute puissance même. Dans le domaine des lettres et des arts, il faut bien admettre que le talent est individuel et libre, et je ne m'imagine pas une critique impersonnelle, anonyme, pour juger des œuvres originales et vivantes.

En France, un article de critique qui ne serait pas signé n'aurait absolument aucune autorité. II y a dans la critique, ainsi que nous la comprenons, une part de création qui la distingue du simple résumé, du compte rendu. Il y faut une pénétration d'esprit personnelle, une force de logique, sans compter une érudition très large. Tout cela compose une individualité bien distincte, capable d'une œuvre. Et, dès lors, la signature s'impose, puisque l'écrivain sort du rang. Même au temps où l'anonymat était de règle dans notre presse politique, les Janin, les Gautier, les Planche, les Sainte-Beuve, ont toujours signé. Aujourd'hui, l'étranger lui-même sait quelle large place les Sarcey et les Jules Lemaitre ont prise dans les journaux qui, justement, ont conservé l'anonymat. On ne se figure pas les feuilletons de ces critiques sans la signature, car le jugement qu'ils portent n'a d'intérêt et de poids que grâce à la situation acquise, à l'air connu du visage, à la personne même, avec ses façons d'être et ses habitudes d'esprit. Cela, je le répète, donne de la vie à la critique, en fait un art, et par contrecoup influe sur les œuvres, y admet plus de libre allure, du moment qu'elles ne sont plus jugées à un point de vue impersonnel et général. En un mot, la critique entre ainsi dans la production littéraire, n'est plus la banale information qui traite l'apparition d'un livre comme l'accident de la rue. Ce qui ajoute à ma surprise, devant cet anonymat de la critique dans votre presse, c'est qu'il n'existe certainement pas au monde une littérature qui ait montré plus de fière liberté, plus d'originalité fougueuse et déchaînée, que la littérature anglaise. Dans votre histoire, il y a une admirable suite d'œuvres superbes, où le génie de vos écrivains s'est affirmé en dehors de toutes règles. C'est une des floraisons les plus belles que je connaisse de la libre personnalité humaine. Comment se fait-il donc que vous en soyez, aujourd'hui, à cette critique anonyme de vos journaux, qui est pour moi un des symptômes de l'enrégimentement dans les lettres, indiquant le besoin d'une littérature moyenne, bonne pour le plus grand nombre, très honorable certes, mais exclusive des œuvres hardies et à part? II y a évidemment là un fait social que je ne puis étudier ici. Je restreins la question, et, naturellement, si je m'étonne de l'anonymat en matière de critique, je suis plus surpris encore lorsque je rencontre dans vos journaux une variété, page de mœurs ou page d'histoire, sans signature. En somme, je me résume en disant que tout article littéraire, toute œuvre où la personnalité de l'écrivain intervient, doit être signée.
 
L'intérêt que l'écrivain aurait à signer est évident, on me dit qu'un journaliste est très largement payé chez vous. D'autre part, comme il n'encourt aucune responsabilité, il peut se faire un trou de tiède quiétude dans son rôle d'instrument docile : jamais de duel, jamais de procès ; s'il y a diffamation, c'est le journal qui paie. Lui, n'est personne, ne paraît point ; et je répète que cette irresponsabilité absolue n'est pas le beau côté de l'anonymat, car je n'aime guère que l'homme de plume ne soit ainsi qu'une machine à écrire, aux ordres d'un chef. Mais cet écrivain bien payé, à l'abri de toutes les menaces, souffre certainement dans la conscience de son talent, s'il en a, devant cette obscurité à laquelle il est condamné, Il doit falloir de longues années pour affirmer sa personnalité, dans de pareilles conditions. Combien d'entre vous qui ont une originalité véritable et qui ne seront jamais connus ! J'imagine qu'un peu de renommée serait une récompense délicieuse à toute une vie d'efforts. Et puis, il est une question que je n'ai pu étudier faute de documents, mais qui me tracasse. Selon moi, du moment que l'écrivain ne signe pas, qu'il est assimilé à un rouage dans une puissante machine, il faut qu'il entre dans le rendement de la machine. Est-ce que vous avez des pensions de retraite pour vos vieux journalistes ? Est-ce qu'après avoir, pendant des années, donné leur labeur anonyme à la besogne commune, ils ont le pain de la vieillesse assuré? S'ils signaient, mon Dieu ! ils trouveraient leur récompense ailleurs, ils auraient travaillé pour eux ; seulement, lorsqu'ils ont tout donné, jusqu'à leur gloire, la stricte justice doit être de les traiter comme ces vieux serviteurs dont la vie entière s'est passée au service de la même maison.

Maintenant, quel est le véritable intérêt des propriétaires des journaux ? Perdraient-ils ou gagneraient-ils à ce qu'on signât les articles ? Certes, il doit être doux de, régner en potentat, d'avoir une armée si obéissante d'esprits cultivés, toujours prêts à marcher dans le sens indiqué, au moindre mot. C'est là, sans doute, un pouvoir auquel il serait dur de renoncer tout d'un coup, surtout lorsqu'on l'exerce depuis longtemps. D'autre part, au premier abord, toutes sortes de craintes peuvent naître. Si l'écrivain signait, ce serait lui qui bénéficierait de son talent, du moins en partie, et non plus le journal, qui aujourd'hui a tout le bénéfice. Puis, dès qu'il aurait du succès, l'écrivain ne ferait-il pas la loi, ne profiterait-il pas de ce succès pour exiger une augmentation, ne menacerait-il pas même de passer à un autre journal, emmenant avec lui sa clientèle de lecteurs ? En France, il y a eu des exemples de journaux tués par le départ de rédacteurs aimés du public. Avec des articles non signés, un journal est bien moins exposé aux fluctuations de la vente. Certes, ce sont là des raisonnements d'hommes avisés. J'ignore si les propriétaires des grands journaux anglais les font ; mais, à mon avis, ils se tromperaient pourtant, s'ils mettaient avant tout leur intérêt à effacer la personnalité de leurs rédacteurs ; car il me semble que la vie même d'un journal est dans la variété, dans l'émulation, enfin dans le grand sentiment de la responsabilité qui seul fait les œuvres vivantes. Ce n'est jamais un bon calcul, quand on emploie une force, que de commencer par affaiblir cette force ; et c'est affaiblir un écrivain que de lui enlever son nom, l'identité même de son talent. Je suis convaincu qu'il y a là des nécessités de bonne administration, auxquelles tous les propriétaires de journaux finiront par se rendre.

D'ailleurs, messieurs, si je me suis risqué à vous donner mon opinion sur l'anonymat, c'est que je crois savoir qu'il existe un commencement d'évolution à ce sujet, dans votre presse. Je serais désespéré de venir heurter ici d'anciennes idées très respectables, et cela manquerait tout au moins de courtoisie, puisque j'ai l'honneur d'être votre hôte. Mais on m'a dit que l'anonymat n'est plus chez vous si rigoureux, que peu à peu des signatures apparaissent au bas des articles. Tandis que les anciens organes, ceux que j'appellerai de la vieille école, résistent au mouvement, les organes de la nouvelle école commencent à laisser signer les variétés et même certains articles de critique. Les récits de voyages, les fragments de mémoires, même les grandes informations lorsqu'elles offrent un intérêt littéraire, tout cela se signe couramment. A côté de vos si nombreuses revues où l'on a signé de tout temps, votre grande presse, qui pouvait se considérer comme une presse d'information pure, et, par conséquent, impersonnelle, on arrive à comprendre, que l'écrivain existe, non seulement dans la critique d'un livre, mais encore dans le compte rendu d'une solennité ; et, dès lors, la signature s'impose. C'est, je pense, un mouvement qui continuera de grandir chez vous de, même qu'il s'est produit et a tout emporté chez nous. Vous en êtes au début. Peu à peu, la question se posera, plus nette, et passionnera. Et, si vous avez la sagesse de garder l'anonymat pour la partie politique, dans votre presse, je crois que la partie littéraire, désormais individuelle et responsable, aidera au libre développement de votre littérature.

II me reste, messieurs, à vous remercier de la bienveillance que vous avez mise à m'écouter. Et, de nouveau, je m'excuse d'avoir parlé en étranger, dont les idées ne sont peut-être pas les vôtres. Mais, puisque nous sommes ici pour causer entre nous, vous ne prendrez jamais, dans mes paroles, que ce qu'elles pourraient contenir d'utile à votre point de vue. N'est-ce point déjà admirable qu'un journaliste français vienne s'entretenir de questions professionnelles avec des journalistes anglais ? Cela me frappe à un tel point que je fais en finissant un rêve, un grand rêve, et que je vous demande la permission de vous le conter.

Vous êtes une association déjà puissante, quoique jeune encore. Vous comptez plus de trois mille membres, et vous avez eu l'excellente idée, en vous groupant, de vouloir relever la dignité de la profession de journaliste, de créer une véritable corporation, où les indignes ne puissent pas entrer. Puis, cette année, la pensée vous est venue d'inviter à votre Congrès des membres de toutes les presses étrangères. Eh bien ! imaginez que, dans un avenir prochain, la presse de chaque pays suive votre exemple, se constitue en association, crée ainsi un corps national de tous les journalistes dignes et capables. Imaginez encore que des congrès internationaux soient institués, où la presse de chaque nation enverrait des délégués. Voyez-vous, dès lors, ces confrères de la presse du monde entier, pouvant aborder la discussion de certaines questions d'un intérêt universel ? Par exemple, la presse parlementaire n'a-t-elle pas sur les parlements un pouvoir indiscutable, et, dans des questions communes à tous les peuples, ce que la presse parlementaire du monde voudrait, est-ce que les parlements ne le voudraient pas ? Je ne fais ici qu'indiquer l'action énorme que pourrait avoir un congrès de tous les journaux du globe. Si les puissants, les rois, les empereurs, les maîtres de la terre, ne s'entendent pas, peut-être les libres esprits, les intellectuels, ceux qui ont mission de juger et de parler, s'entendraient-ils. On a dit que la presse était la reine du monde ; elle est en tous cas l'intelligence et la puissance ; et sans doute n'a-t-elle qu'à vouloir pour pouvoir. II y aurait là des assises solennelles, où bien des malentendus seraient dissipés, où bien des liens seraient noués solidement. Puis, au retour, la toute-puissante presse agirait, elle qui fait l'opinion.

Ce n'est qu'un rêve, sans doute. Des années et des années se passeront. Mais ne peut-on pas dire, messieurs, qu'en invitant ici quelques-uns de vos confrères du continent, vous avez fait la première tentative d'un& discussion et d'une entente internationales entre les jour aux du monde entier ? Un jour peut-être en sortiront la paix universelle et la fraternité des peuples.
 

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[Discours]

Au Banquet offert par la Presse Italienne  en son honneur
Rome, 14 novembre 1894

Merci d'abord, messieurs et chers confrères, merci ii tous du si fraternel accueil que vous voulez bien me faire et dont je suis infiniment touché. Merci au président de ce banquet, à M. Bonghi, le vaste esprit dont vous êtes si justement fiers, dont l'incessante activité, la merveilleuse intelligence encyclopédique s'est prodiguée pour les plus nobles causes. Merci à M. Ferraris, le distingué ministre, un des vôtres, un des bons combattants de la plume, qui, même au pouvoir, reste dans vos rangs, pour l'honneur et la puissance de l'idée. Et merci à mes confrères, aux débutants comme aux maîtres, merci aux journalistes, merci aux écrivains qui me font le grand plaisir de me recevoir aujourd'hui à cette table, dans la seule communion de l'universelle littérature.

Messieurs, dans cette grande Rome, l'antique et la papale, dans cette Rome sacrée d'où est sortie toute la civilisation latine, dans votre Rome dont l'histoire recommence, je ne suis qu'un pèlerin de la pensée et de l'art, le dernier venu, un isolé, je voudrais dire un ignoré qui n'a que l'ambition d'y chercher la vérité d'aujourd'hui et de demain. Je ne veux être d'aucun parti, d'aucune opinion. Je n'ai aucun mandat. Je viens pour mon compte, pour mon art et pour ma foi, dans le seul espoir de m'éclairer sur les grands problèmes de croyance et de paix qui agitent le monde moderne. Mon unique désir est de m'ouvrir des jours de toutes parts, de ne parler de rien sans avoir vu et compris. Et, très modestement, je sens que c'est le bon ouvrier que vous voulez bien honorer en moi, l'écrivain indépendant, venu simplement chez vous pour y travailler.

En passant la frontière, messieurs, je me suis juré de ne pas parler politique. Mais ce n'est point parler politique, c'est parler humanité que de faire entre voisins, entre frères, le souhait de la paix du monde, au nom du génie humain. Si nous les poètes, les prophètes peut-être, nous sommes des rêveurs dont on sourit, lorsque nous rêvons de bonté universelle, ce rêve, en tout cas, ne peut que consoler les peuples, adoucir leurs souffrances ; et il est beau de le faire.

Il y a un an, à Londres, j'avais l'honneur de faire partie d'un congrès de journalistes. Et j'y exprimai l'idée que la toute-puissante presse devrait s'entendre, de peuple à peuple, former la Ligue internationale de la pensée humaine, pour aider à l'apaisement des querelles, au règne de la justice et de la vérité. Puisque je me retrouve aujourd'hui, à l'autre bout de l'Europe, parmi la presse italienne, permettez-moi, messieurs et chers confrères, de boire de nouveau au triomphe de l'intelligence, à la fraternité par les arts et par les lettres.


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