ZOLA, Emile (1840-1902) : Eloges d'écrivains, discours prononcés aux obsèques de Gonzalès, Cladel, Maupassant, Houssaye, Goncourt, Daudet, Alexis (1891-1901).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.VI.2002)
Texte relu par : A. Guézou
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Mélanges, préfaces et discours avec notes et commentaires de Maurice Le Blond, volume 50 des oeuvres complètes d’Emile Zola publiées par la Typographie François Bernouard à Paris en 1929 .
 
Inauguration du buste d’Emmanuel Gonzalès
(25 octobre 1891)
 

MESSIEURS,

Au nom de la Société des Gens de Lettres, je viens apporter un suprême hommage à Emmanuel Gonzalès qui, après avoir été un des fondateurs de cette Société, consacra à sa prospérité et à sa grandeur vingt-quatre ans de sa vie.

Je ne veux point éluder un devoir que je suis heureux de remplir comme président actuel du Comité, en passant rapidement sur l’œuvre littéraire d’Emmanuel Gonzalès. Certes, le champ du roman s’est élargi, de nouvelles formules sont venues, la postérité a remis chacun à son rang. Mais, ce qu’il faut louer toujours, ce qui reste quand même honorable, c’est l’effort, c’est le travail, c’est la production, lorsqu’elle est saine et digne ; et je m’étonne parfois qu’en nos temps de démocratie l’écrivain producteur n’ait pas au moins l’estime de ceux qui exaltent l’ouvrier. D’ailleurs, n’est-ce donc rien que d’avoir amusé toute une époque? Gonzalès appartient à l’âge héroïque des conteurs, à ces temps déjà fabuleux de la création du roman-feuilleton, lorsqu’il se distribua, sous les fenêtres des héroïnes, tant de coups d’épée. Ces belles imaginations ont passionné nos mères, et nous sommes certainement un peu faits de ces contes dont elles tournaient si fiévreusement les pages.

Je me risquerai, messieurs, à un souvenir personnel. J’avais quatorze ans, et c’était pendant le choléra de 1854, au fond d’un bastidon perdu de la Provence, où ma famille s’était réfugiée. Là, pendant les trois mois de ces vacances forcées, j’ai dévoré tout un cabinet de lecture, que ma grand-mère, femme courageuse, allait me chercher à la ville, par paquets de quinze et vingt volumes. Tous les grands conteurs, les Dumas, les Eugène Sue, les Féval, les Elie Berthet, y passèrent. Eh bien! messieurs, de tant d’œuvres englouties goulûment, une surnage encore dans ma mémoire en traits ineffaçables : Les Frères de la Côte d’Emmanuel Gonzalès. Ah! Les Frères de la Côte, avec leurs aventures extraordinaires et poignantes, leur envolée folle au pays de l’imagination! ils m’ont accompagné dans la vie, aussi vivants en moi que Le Petit Poucet et que Le Robinson Suisse. C’est beaucoup vraiment, que cette impression si vive, cette hantise laissée à toute une génération. Il y a là une force.

Plus tard, j’ai connu Gonzalès, et je me souviendrai toujours de notre première rencontre chez un ami commun, le peintre Edouard Manet. Et quoi? l’auteur des Frères de la Côte n’était pas un mythe! il vivait, il descendait pour moi de sa légende. Et je trouvais l’homme le meilleur de la terre, d’une grande simplicité, d’une grande bonté. Il venait là avec ses deux filles, alors dans tout l’éclat de leur jeunesse et de leur beauté. Il devait mourir de la mort de l’aînée, entre les bras de la cadette en larmes. Mais alors, quelles bonnes causeries, dans l’atelier de la rue Saint-Pétersbourg, et comme ce romancier de cape et d’épée, au nom castillan, était d’une jolie humeur française, et comme il était plein de sens, de grâce et de bonhomie! Permettrez-vous, messieurs, à l’incorrigible que je suis, de dire que la réalité vaut toujours mieux que ce qu’on imagine?

Mais, en dehors des opinions littéraires, il est une œuvre de Gonzalès dont nous lui sommes tous, sans distinction d’écoles, profondément reconnaissants ; et, cette œuvre, c’est notre Société elle-même ; car il en a été, pendant un quart de siècle, l’ouvrier le plus actif et le plus dévoué. Il avait fini par lui tout donner de son temps et de son intelligence, renonçant à produire, ne travaillant qu’à assurer la vie libre et heureuse des autres producteurs, ses confrères. Et, quoi qu’on en dise, l’œuvre est grande, qui sauvegarde les intérêts des écrivains et qui les groupe en une association de justice et de charité.

Si Gonzalès et les autres fondateurs de la Société des Gens de Lettres revenaient, quelle stupeur serait la leur, de voir que l’on nous dispute encore le droit de vivre de nos œuvres! Au temps de la fondation, il y avait beaucoup de pirates, les œuvres étaient volées, reproduites dans les journaux, sans que l’on consultât même les auteurs ; et ce fut alors que les écrivains, cédant au grand mouvement d’association qui est en train de transformer les peuples, eurent l’idée de se syndiquer pour se défendre, taxant les journaux, ne tolérant plus qu’on les volât. Eh! oui, messieurs, en dehors de notre bonne confraternité, de nos avances et de nos dons, nous ne sommes qu’un syndicat d’intérêts. On nous reproche de ne songer qu’aux gros sous. Mon Dieu! il ne faut pas avoir peur des mots, et c’est bien vrai : nous défendons les gros sous de nos membres, les gros sous que la femme et les enfants attendent parfois avec angoisse, les gros sous qui souvent ont empêché un homme de déchoir. Si l’écrivain est aujourd’hui un citoyen libre, indépendant, pouvant tout dire, c’est qu’il vit de sa plume. Et il est stupéfiant, lorsque le plus petit corps de métier est loué de se constituer en syndicat pour résister aux patrons, qu’on s’étonne de voir les écrivains s’associer, mettre en commun leur effort, tirer légitimement de leurs œuvres tout ce qu’elles peuvent donner.

Messieurs, ceci n’est point une digression et je n’ai pas hésité à dire ces choses devant la tombe de Gonzalès, car s’il les entendait, elles le réjouiraient certainement. Ce que nous venons honorer en lui, c’est justement cet inépuisable dévoûment qu’il a montré aux intérêts des écrivains, c’est le grand amour avec lequel il a travaillé pendant de si longues années à l’œuvre que nous continuons. Nous avons voulu que son image revécût dans ce beau buste de M. Marquès de Vasselot, et nous sommes heureux de saluer en lui, un de nos aînés, le plus laborieux et le plus loyal, un de ceux qui ont sûrement le plus fait pour la vraie dignité des lettres. Il restera comme une figure charmante et bonne, l’aimable romancier qui a amusé toute une génération, et l’infatigable administrateur qui a souvent assuré le pain de ses confrères.

 
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Obsèques de Léon Cladel
(23 juillet 1892)
 

Au nom de la Société des Gens de Lettres, au nom de la littérature française, je viens dire un dernier adieu à Léon Cladel. Et, ce que je regrette, c’est que, averti trop tard, loin de Paris, je ne puis le louer ici comme il le mérite.

Pendant les trente années de son dur et glorieux labeur il est resté fidèle à la terre d’où il était sorti, il a aimé les humbles et les souffrants qu’il avait coudoyés dans sa jeunesse. Ses héros préférés, ce sont les va-nu-pieds des champs et des villes, tous ceux que la vie sociale écrase ; ce sont aussi les simples, les grands et les tendres, dont chaque heure, dans la bataille de l’existence, est un héroïsme. Il les prenait parmi le peuple, il leur soufflait l’âme naïve et forte des foules, il les faisait à son image ; car, même sous l’usure de notre terrible Paris, il avait gardé la simplicité et une tranquille grandeur. Il s’était mis véritablement à part, dans notre monde littéraire. On a parlé de sa petite maison de Sèvres, où il vivait au milieu des siens, comme un patriarche, de cette maison si accueillante aux jeunes débutants, toute pleine de bonne affection et de travail. Les enfants poussaient là au grand air. Des bêtes domestiques, libres et caressées l’envahissaient. N’était-ce pas le milieu naturel du poëte puissant qui à dressé les fières figures du Bouscassié, d’Ompdrailles et de l’Homme-de-la-Croix-aux-Bœufs?

Il était mon aîné à peine de quelques années ; je l’ai connu à l’époque de nos débuts, lorsqu’il venait de publier son premier livre, Les Martyres ridicules. Et, si j’évoque le Cladel de cette époque déjà lointaine, je revois un jeune homme à la mise correcte, à la chevelure émondée et contenue. Je veux dire qu’il n’est point débarqué à Paris en paysan du Danube, mais que, plutôt, la libre insouciance, la bonhomie rurale l’y ont repris à mesure qu’il a vieilli. C’est là un phénomène typique et charmant, tout à son honneur. Il ne faut pas oublier qu’il a eu des amitiés illustres. Il tutoyait Gambetta ; il aurait pu, comme tant d’autres, au lendemain de la conquête, réclamer sa part. Mais, en maladroit qui tenait surtout à ses convictions, il choisit justement pour se fâcher le jour où son tout puissant ami fut le maître. Jamais il ne s’est mis du côté du manche, jamais il n’a été là quand la douce pluie des récompenses et des sinécures commençait. Il demeurait d’une intransigeance. Il demeurait d’une intransigeance farouche, sans concessions aucunes, ni politiques, ni littéraires. Et c’est pourquoi, lorsque nous en avons vu tant d’autres mettre des pans à leurs vareuses et changer leurs foulards rouges en cravates blanches, lui, doucement, avec son fin sourire, retournait au chapeau de feutre et à la grosse houppelande, qu’il trouvait commodes et qui lui tenaient chaud.

Cela est très beau, une existence entière donnée à un idéal, dans le désintéressement de tout le reste. Cladel n’a voulu être et n’a été qu’un écrivain. Seulement être un écrivain, pour lui, exigeait une somme d’efforts surhumains, demandait une vie de conscience et de travail acharné, car il s’était fait du style une idée de haute perfection, hérissée de telles difficultés à vaincre, qu’il agonisait à la peine. On raconte qu’il a recommencé, qu’il a récrit des manuscrits jusqu’à trois fois. La poursuite du mot juste le jetait dans des angoisses infinies. Tout devenait un sujet de scrupules, la ponctuation, le rythme des phrases et des alinéas. J’ai connu chez Flaubert, ce tourment de la belle prose sonore, parfaite et définitive. Il n’en est pas de plus torturant ni de plus délicieux. Et cela devient d’un grand et superbe exemple, en nos temps de prose bâclée, de journalisme hâtif, d’articles fabriqués à la grosse sur des coins de tables.

Le pis est qu’un si noble labeur n’est presque jamais récompensé du vivant de l’écrivain. Ces œuvres si soignées, si voulues, ne se laissent point aisément pénétrer par la foule. Leur beauté a besoin d’une sorte d’initiation, elle demeurent le culte d’une élite. C’est ce qui fait que Cladel n’a point rencontré les succès retentissants, les acclamations de ce Paris si prompt à s’engouer parfois. Je ne crois pas qu’il en ait souffert, car il avait le cœur solide et haut. Il devait se rendre compte de la vanité de certaines gloires fragiles. Mais nous en avons souffert pour lui, nous autres qui connaissions sa rare valeur, qui savions aussi, hélas!, que le succès, c’est aussi l’aisance, parfois la santé, la maison heureuse, égayée de soleil.

Oui, à chacune de ces belles œuvres impeccables qu’il lançait, ouvragées comme des joyaux de haut prix, nous aurions voulu les forts tirages qui hantent les impatients d’aujourd'hui, le fracas des journaux, le livre courant dans des milliers de mains. N’était-ce point un spectacle fait pour étonner, ces œuvres où il ne glorifiait que les petits et les misérables, et qui n’allaient point à la foule, à l’immense peuple illettré? Seuls, les poëtes, les artistes, en sentaient le fin et puissant travail, les difficultés vaincues, la hautaine réussite. Il était un maître, il tenait tout un coin de notre littérature, il avait sa griffe de lion qui marquait chacune de ses pages. Dans cette petite maison de Sèvres, si simple, vivait à l’écart du grand public, adoré des seuls fidèles de la parfaite littérature, un des écrivains les plus personnels et les plus probes de la seconde moitié de ce siècle.

Et, d’ailleurs, n’est-ce pas un destin heureux que d’avoir trouvé de son vivant le succès rétif, quand on a tout fait pour bâtir son œuvre sur des bases indestructibles? Ce qui les dévore, ces ouvriers acharnés remettant sans cesse leurs phrases au feu de la forge, c’est l’impérieux besoin de les forger si solides, si définitives, qu’elles vivent ensuite éternelles dans les siècles. Flaubert les voulait d’airain, toutes droites comme des tables de bronze, debout à jamais. Et leur récompense est là, à ces vaillants, dans la certitude qu’ils peuvent mourir, que leurs livres vivront. Le miracle de la vie s’accomplit, ces livres résistent et grandissent de jour en jour, quand tant d’autres, acclamés à leur apparition, disparaissent rapidement dans la banalité même de leur succès. La solidité du style, la conscience, le désir de perfection, tout ce qui a rebuté d’abord, travaille à la conquête de l’immortalité. Les lecteurs viennent, ne s’en vont plus, le roman se classe parmi les œuvres résumant une intelligence et une époque. C’est ainsi que les jours et les nuits passés sur une page par un écrivain original, soufflent à cette page une âme, une vie que rien n’étouffe, qui se développe à son heure et qui monte à la gloire.

Cladel a été le bon et génial ouvrier qui, la journée finie, peut se reposer en paix dans la tombe, satisfait et fier de son labeur. Il a laissé l’œuvre qui survit, l’œuvre vivante qui gagne en force, à chaque lever nouveau du soleil. Elle fait partie désormais de l’éternelle nature, elle portera ses fleurs, aux printemps sans fin qui se succéderont.

Et cette gloire de demain, cette moisson de palmes poussant de la mort, c’est le suprême hommage, c’est la grande consolation que je veux déposer aux pieds de la veuve de l’écrivain, de l’admirable compagne qui a été le charme et le courage de son existence. Oui, dans l’affreux deuil qui les frappe, s’il est une consolation possible, que la veuve, que les enfants se disent qu’il n’est point parti, celui dont les œuvres grandiront et vivront à jamais dans la mémoire des hommes.

 
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Obsèques de Guy de Maupassant
(7 juillet 1893)
 

MESSIEURS,

C’est au nom de la Société des Gens de Lettres et de la Société des Auteurs dramatiques que je dois parler. Mais qu’il me soit permis de parler au nom de la littérature française, et que ce ne soit pas le confrère, mais le frère d’armes, l’aîné, l’ami qui vienne ici rendre un suprême hommage à Guy de Maupassant.

J’ai connu Maupassant, il y a dix-huit à vingt ans déjà, chez Gustave Flaubert. Je le revois encore, tout jeune, avec ses yeux clairs et rieurs, se taisant, d’un air de modestie filiale, devant le maître. Il nous écoutait pendant l’après-midi entière, risquait à peine un mot de loin en loin ; mais de ce garçon solide, à la physionomie ouverte et franche, sortait un air de gaîté si heureuse, de vie si brave, que nous l’aimions tous, pour cette bonne odeur de santé qu’il nous apportait. Il adorait les exercices violents ; des légendes de prouesses surprenantes couraient déjà sur lui. L’idée ne nous venait pas qu’il pût avoir un jour du talent.

Et puis éclata Boule-de-Suif, ce chef-d’œuvre, cette œuvre parfaite de tendresse, d’ironie et de vaillance. Du premier coup, il donnait l’œuvre décisive, il se classait parmi les maîtres. Ce fut une de nos grandes joies ; car il devint notre frère, à nous tous qui l’avions vu grandir sans soupçonner son génie. Et, à partir de ce jour, il ne cessa plus de produire, avec une abondance, une sécurité, une force magistrale, qui nous émerveillaient. Il collaborait à plusieurs journaux. Les contes, les nouvelles se succédaient, d’une variété infinie, tous d’une perfection admirable, apportant chacun une petite comédie, un petit drame complet, ouvrant une brusque fenêtre sur la vie. On riait et l’on pleurait, et l’on pensait, à le lire. Je pourrais citer tels de ces courts récits qui contiennent, en quelques pages, la mœlle même de ces gros livres que d’autres romanciers auraient écrits certainement. Mais il me faudrait tous les citer, et certains ne sont-ils pas déjà classiques, comme une fable de La Fontaine ou un conte de Voltaire?

Maupassant voulut élargir son cadre, pour répondre à ceux qui le spécialisaient, en l’enfermant dans la nouvelle ; et, avec cette énergie tranquille, cette aisance de belle santé qui le caractérisait, il écrivit des romans superbes, où toutes les qualités du conteur se retrouvaient comme agrandies, affinées par la passion de la vie. Le souffle lui était venu, ce grand souffle humain qui fait les œuvres passionnantes et vivantes. Depuis Une vie jusqu’à Notre Cœur, en passant par Bel-Ami, par La Maison Tellier et Fort comme la Mort, c’est toujours la même vision forte et simple de l’existence, une analyse impeccable, une façon tranquille de tout dire, une sorte de franchise saine et généreuse qui conquiert tous les cœurs. Et je veux même faire une place à part à Pierre et Jean, qui est, selon moi, la merveille, le joyau rare, l’œuvre de vérité et de grandeur qui ne peut être dépassée.

Ce qui nous frappait, nous qui suivions Maupassant de toute notre sympathie, c’est cette conquête si prompte des cœurs. Il n’avait eu qu’à conter ses histoires, les tendresses du grand public étaient aussitôt allées vers lui. Célèbre du jour au lendemain, il ne fut même pas discuté ; le bonheur souriant semblait l'avoir pris par la main pour le conduire aussi haut qu'il lui plairait de monter. Je ne connais certainement pas un autre exemple de début si heureux, de succès plus rapides et plus unanimes. On acceptait tout de lui ; ce qui aurait choqué sous la plume d'un autre passait dans un sourire. Il satisfaisait toutes les intelligences, il touchait toutes les sensibilités, et nous avions ce spectacle extraordinaire d'un talent robuste et franc, sans concession aucune, qui s'imposait d'un coup à l'admiration, à l'affection même de ce public lettré, de ce public moyen qui, d'ordinaire, fait payer si chèrement aux artistes originaux le droit de grandir à part.

Tout le génie propre de Maupassant est dans l'explication de ce phénomène. S'il a été, dès la première heure, compris et aimé, c'était qu'il apportait l'âme française, les dons et les qualités qui ont fait le meilleur de la race. On le comprenait parce qu'il était la clarté, la simplicité, la mesure et la force. On l'aimait parce qu'il avait la bonté rieuse, la satire profonde qui, par un miracle, n'est point méchante, la gaîté brave qui persiste quand même sous les larmes. Il était de la grande lignée que l'on peut suivre depuis les balbutiements de notre langue jusqu'à nos jours ; il avait pour aïeux Rabelais, Montaigne, La Fontaine, les forts et les clairs, ceux qui sont la raison et la lumière de notre littérature. Les lecteurs, les admirateurs, ne s'y trompaient pas ; ils allaient d'instinct à cette source limpide et jaillissante, à cette belle humeur de la pensée et du style, qui contentait leur besoin. Et ils étaient reconnaissants à un écrivain même pessimiste de leur donner cette heureuse sensation d'équilibre et de vigueur dans la parfaite clarté des œuvres.

Ah! la clarté, quelle fontaine de grâce où je voudrais voir toutes les générations se désaltérer! J’ai beaucoup aimé Maupassant parce qu’il était vraiment, celui-là, de notre sang latin, et qu’il appartenait à la famille des grandes honnêtetés littéraires. Certes, il ne faut point borner l’art : il faut accepter les compliqués, les raffinés et les obscurs ; mais il me semble que ceux-ci ne sont que la débauche ou, s’il on veut, que le régal d’un moment, et qu’il faut bien en revenir toujours aux simples et aux clairs, comme on revient au pain quotidien qui nourrit sans lasser jamais. La santé est là, dans ce bain de soleil, dans cette onde qui nous enveloppe de toutes parts. Peut-être la page de Maupassant que nous admirons, lui a-t-elle coûté un effort. Qu’importe, si cette fatigue n’apparaît pas, si nous sommes réconfortés par le naturel parfait, la tranquille vigueur qui en déborde ! On sort de cette page comme ragaillardi soi-même, avec l’allégresse morale et physique que donne une promenade sous la pleine lumière du jour.

Des années de continuelle production se passaient et Maupassant allait en évoluant peu à peu, vers d’autres terres d’observation. Il avait eu toujours la curiosité des cieux nouveaux, des contrées inconnues. Il voyageait beaucoup, rapportait une vision intense des pays qu’il avait traversés. Son goût de la clarté et de la simplicité lui donnait l’horreur du métier littéraire. Jamais homme n’a senti l’encre moins que lui et il arrivait même à l’affectation de ne jamais parler littérature, de vivre à l’écart du monde des lettres, travaillant par nécessité, disait-il, et non dans un but de gloire. Cela nous étonnait un peu, nous autres, dont l’idée de littérature a mangé l’existence. Pourtant, aujourd’hui, je crois bien qu’il avait raison, et que la vie mérite d’être vécue pour elle-même, en dehors du travail. Il faut aussi la vivre pour la connaître, et il est certain que Maupassant, dans les dernières années, avait singulièrement élargi son monde de paysans et de bourgeois, qu’il avait acquis un sentiment plus délicat et plus profond de la femme, qu’il marchait à des œuvres plus fouillées et plus souples.

Je sais bien que quelques-uns commençaient à regretter le Maupassant des débuts, et moi-même je ne le voyais pas sans inquiétude perdre de son bel équilibre. Mais ce n’est point ici le lieu de juger encore l’ensemble de son œuvre, et, ce qu’on peut dire, c’est que jusqu’au dernier jour, ce prétendu indifférent de la littérature a aimé passionnément son art et qu’il cherchait toujours, qu’il s’efforçait de progresser toujours, avec le sens le plus aiguisé de la vérité humaine.

Il fut comblé de tous les bonheurs, et j’insiste, car la grandeur de la figure qu’il laissera dans la mémoire des hommes est sans doute ici. Je veux le revoir avec son visage riant, certain du triomphe, quand il venait me serrer la main, aux heures joyeuses de la jeunesse. Je veux le revoir plus tard dans son succès, si aisé et si franc, accueilli de tous, fêté, acclamé, porté à la gloire comme un envolement naturel. Il avait toutes les chances, même celle de ne pas faire de jaloux, au milieu d’une victoire si prompte, car il gardait les cœurs qu’il avait conquis ; pas un de ses amis de la première heure ne souffrait de sa fortune, tellement il était resté un sincère et cordial compagnon. Cela paraissait tout naturel qu’il fût comblé par le sort : on ne sentait marcher devant lui que les fées bienfaitrices qui sèment de fleurs la route, jusqu’à quelque couronnement d’apothéose, dans une vieillesse avancée. Surtout on se félicitait de sa santé, qui semblait inébranlable, on le proclamait avec justice le tempérament le mieux pondéré de notre littérature, l’esprit le plus net, la raison la plus saine. Et ce fut alors que l’effroyable coup de foudre le détruisit.

Lui, grand Dieu! lui frappé de démence! Tout ce bonheur, toute cette santé coulant d’un coup dans cette abomination! Il y avait là un tournant de vie si brusque, un abîme si inattendu, que les cœurs qui l’ont aimé, ses milliers de lecteurs, en ont gardé une sorte de fraternité douloureuse, une tendresse décuplée et toute saignante. Je ne veux pas dire que sa gloire avait besoin de cette fin tragique, d’un retentissement si profond dans les intelligences ; mais son souvenir, depuis qu’il a souffert cette passion affreuse de la douleur et de la mort, a pris en nous je ne sais quelle majesté souverainement triste qui le hausse à la légende des martyrs de la pensée. En dehors de sa gloire d’écrivain, il restera comme un des hommes qui ont été les plus heureux et les plus malheureux de la terre, celui où nous sentons le mieux notre humanité espérer et se briser, le frère adoré, gâté, puis disparu, au milieu des larmes.

Et, d’ailleurs, qui peut dire si la douleur et la mort ne savent pas ce qu’elles font ? Certes, Maupassant, qui en quinze années avait publié près de vingt volumes, pouvait vivre et tripler ce nombre et emplir à lui seul tout un rayon de bibliothèque. Mais le dirais-je ? Je suis parfois pris d’une inquiétude mélancolique devant les grosses productions de notre époque. Oui, ce sont de longues et consciencieuses besognes, beaucoup de livres accumulés, un bel exemple d’obstination au travail. Seulement, ce sont là aussi des bagages bien lourds pour la gloire, et la mémoire des hommes n’aime pas à se charger d’un pareil poids. De ces grandes œuvres cycliques il n’est jamais resté que quelques pages. Qui sait si l’immortalité n’est pas plutôt une nouvelle en trois cents lignes, la fable ou le conte que les écoliers des siècles futurs se transmettront, comme l’exemple inattaquable de la perfection classique ?

Et, messieurs, ce serait là la gloire de Maupassant, que ce serait encore la plus certaine et la plus solide des gloires. Qu’il dorme donc son bon sommeil, si chèrement acheté, confiant dans la santé triomphante de l’œuvre qu’il laisse! Elle vivra, elle le fera vivre. Nous qui l’avons connu, nous resterons le cœur plein de sa robuste et douloureuse image. Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par ses œuvres l’aimeront pour l’éternel chant d’amour qu’il a chanté à la vie.

 
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Inauguration du monument de Guy de Maupassant au Parc Monceau
(24 octobre 1897)
 

Je ne suis qu'un ami, je parle simplement au nom des amis de Maupassant, non pas des amis inconnus et innombrables que lui valurent ses œuvres, mais des amis de la première heure qui l’ont connu, aimé, suivi dans sa marche vers la gloire.

C’est près d’ici que je le rencontrai pour la première fois, il y a déjà plus d’un quart de siècle, chez notre bon et grand Flaubert, dans ce petit appartement de la rue Murillo, dont les fenêtres donnaient sur les verdures de ce parc. Je me revois, penché là-haut, coude à coude avec lui, regardant tous deux les beaux ombrages, apercevant un coin luisant de la nappe d’eau qui est là, causant de ce portique dont les colonnes s’y reflètent. Et quelle étrange chose, après plus de vingt-cinq ans, que ce jeune homme, alors inconnu, revive même dans le marbre, et que ce soit moi qui aie la joie d’y saluer son immortalité.

Lors de notre première rencontre, là-haut, dans le cabinet de travail du bon et grand Flaubert, tout retentissant, tout brûlant de la passion des lettres, Maupassant n’était guère qu’un écolier à peine échappé des bancs du collège. Il y avait là Goncourt, Daudet, Tourgueneff, ses aînés, et il se faisait devant eux si modeste avec son tranquille sourire, qu’aucun de nous ne prévoyait alors son éclatante et rapide fortune. On l’aimait pour sa gaîté sonnante, pour sa belle santé, pour ce charme de la force qui émanait de lui. C’était l’enfant bien portant et rieur de la maison, à qui tous les cœurs s’étaient donnés.

Puis vinrent les années de début. Alors, Maupassant noua d’autres amitiés, partit à la conquête du monde avec Huysmans, Céard, Hennique, Alexis et Mirbeau, et Bourget, et d’autres encore. Quelle belle fête de jeunesse! comme les cerveaux flambaient! et combien ces liens de sympathies premières restèrent solides! Car, si la vie fit plus tard son œuvre, si elle emporta chacun à son destin, il faut dire hautement que Maupassant resta toujours un ami fidèle, eut toujours pour ses anciens frères d’armes la main tendue et le cœur chaud.

Le succès vint, la célébrité éclata en coup de foudre. Maupassant fut un homme heureux, si un tel mot peut se dire après l’effroyable fin où il sombra. Maintenant qu’il a fait son œuvre, maintenant que le voici immortalisé parmi ces ombrages, j’ose même penser que cette fin terrible ajoute à sa figure, l’élève à une hauteur tragique et souveraine dans la mémoire des hommes. Dès ses débuts, il fut acclamé, les quelques amis que je nommais tout à l’heure devinrent légion ; il conquit les salons aristocratiques, après avoir conquis les salons bourgeois. Ce fut vers lui une ruée de toutes les admirations, de toutes les tendresses. Et, jusqu’après le tombeau, vous voyez bien que la gloire lui réussit, puisque voici sa mémoire qui s’éternise dans ce gracieux monument, symbole du don que la femme lui avait fait de son âme, et puis que nous fêtons ici son buste, lorsque tant d’autres de ses aînés, et des plus illustres, attendent encore le leur!

C’est que Maupassant est la santé, la force même de la race. Ah! quelles délices de glorifier enfin un des nôtres, un Latin à la bonne tête limpide et solide, un constructeur de belles phrases, éclatantes comme de l’or, pures comme du diamant! Si une telle acclamation a constamment retenti sur son passage, c’est que tous reconnaissaient en lui un frère, un petit-fils des grands écrivains de notre France, un rayon du bon soleil qui féconde notre sol, mûrit nos vignes et nos blés. On l’aimait parce qu’il était de la famille et qu’il n’avait pas honte d’en être, et qu’il montrait l’orgueil d’avoir le bon sens, la logique, l’équilibre, la puissance et la clarté du vieux sang français.

Cher Maupassant, mon cadet que j’ai aimé, que j’ai vu grandir avec une joie de frère, j’apporte à votre entrée dans la gloire l’applaudissement de tous les fidèles amis d’autrefois. Si notre bon et grand Flaubert pouvait de-là-haut, de sa table d’acharné travail, assister à votre glorification, de quelle fierté son cœur ne serait-il pas gonflé, en nous voyant rendre cet hommage à celui qu’il nommait son fils en littérature! Et son ombre y est du moins et, par ma voix, nous sommes tous là, nous vous admirons, nous vous aimons, nous saluons votre immortalité.

 
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Obsèques d’Arsène Houssaye
(29 février 1896)
 

Au nom de la Société des Gens de Lettres, je viens rendre un suprême hommage à la mémoire d’Arsène Houssaye. Nous perdons en lui un de nos sociétaires les plus éminents et les plus anciens. Il était des nôtres depuis un demi-siècle, il avait fait partie de notre Comité à de nombreuses reprises, et, après l’avoir présidé avec toute sa bonne grâce et toute son active science des hommes, il était devenu un de nos présidents honoraires les plus respectés, les plus aimés. Je ne trouve pas de mot plus juste : on l’aimait dans notre Société qui n’est qu’une grande famille, on l’aimait comme un aïeul très doux, très accueillant, parfaitement bon pour les petits, toujours prêt à rendre service aux confrères dans la peine. Et c’est cet amour de notre famille que je veux avant tout apporter sur sa tombe, ainsi qu’un pur témoignage de tendresse à un homme qui, dans sa longue vie, au milieu de nos querelles littéraires, a su ne blesser personne et mériter la gratitude de tous.

Je n’ai mission, je crois, que de dire notre deuil et celui de toute la littérature. La seule pensée de juger ici une existence remplie d’un si prodigieux travail, un nombre si considérable d’œuvres infiniment variées, me donnerait la crainte de n’être ni assez juste, ni assez complet. Tout cela se classera, se jugera, lorsque l’heure sera venue. Mais, si l’on écarte les détails, qu’elle admirable vie d’homme de lettres, quelle profusion continue de choses heureuses, quel éternel succès dans la grâce et dans le charme! Chez nous, ceux qui vivent longtemps sont aimés des dieux. Il aura été un des derniers grands chênes de la forêt romantique, mais un chêne où les vignes folles avaient grimpé, où les roses d’une jeunesse sans fin montaient en guirlandes. Au milieu des plus hauts, il était resté debout, bien à part dans son originalité séductrice, tenant la place qu’il avait voulue ; et, si deux ou trois générations avaient passé, si tout s’était transformé autour de lui, il n’en demeurait pas moins une des expressions du génie français, la plus vive et la plus aimable sûrement, la joie de l’esprit et l’amour de la femme.

Qu’on ouvre les volumes qu’il a publiés, de quoi emplir une bibliothèque, depuis Les Galantes Aventures de Mlle Margot jusqu’à ses Grandes Dames, jusqu’à ses Comédiennes : tous célèbrent le bonheur d’aimer, le bonheur d’être beau, de vivre au clair soleil, de chanter la chanson de l’espérance, même en face de la vie mauvaise. Et, s’il s’est passionné pour l’Histoire, il ne l’a fait que pour y retrouver la femme, tout ce XVIIIe siècle amoureux, qu’un des premiers il a aimé d’amour. Et, s’il s’est occupé aussi de critique d’art, ce n’a été encore que pour retrouver chez les maîtres la fête des yeux, le régal des belles couleurs, les splendeurs de la lumière parmi les étoffes riches et les chairs opulentes. Cela ne suffirait-il pas? Qu’il soit aimé et qu’il soit honoré pour son optimisme, pour sa croyance entêtée à la vie joyeuse et bonne, et qu’on lui élève donc un tombeau de clarté et d’allégresse, comme à un des vaillants de la race, qui n’a jamais désespéré de l’amour ni de l’esprit, dans notre France embrumée et désenchantée!

Il a touché à tout avec une égale légèreté, simplement heureux de ses promenades au travers de tous les sujets, cachant le plus possible sa science et son labeur sous l’insouciance voulue de son charme. Poëte, il a laissé les plus jolis vers du monde. Romancier, il a écrit tant d’aimables histoires, que je fatiguerais l’attention rien qu’à en énumérer les titres. Historien, il a tout un petit Versailles, des galeries sans fin de portraits, une société entière qu’il a exhumée de sa poudre, dans la plus vivante des résurrections. Auteur dramatique, il a voulu l’être et il l’a été, aussi bien que beaucoup d’autres. Journaliste, il a tellement produit qu’on ne peut ouvrir les anciennes revues sans rencontrer partout sa signature. Et cette infatigable production littéraire, lui laissant quand même des années libre, on le retrouve administrateur de la Comédie-Française, aux temps héroïques de Rachel, directeur de L’Artiste, où il accueillait si largement les talents nouveaux, sans parler de cet emploi d’inspecteur général des musées de province, qui le promenait au milieu de nos richesses artistiques. Et il trouvait encore le temps de donner des fêtes royales, d’être l’ami de tous les écrivains qui se sont succédés en France, depuis cette mansarde de la rue du Doyenné, où il fraternisait avec Gérard de Nerval, Théophile Gautier et Jules Sandeau, jusqu’à son hôtel de l’avenue Friedland où nous avons tous été ses hôtes enchantés et reconnaissants. Il peut dormir en paix, certain de vivre dans la mémoire des hommes, car, si tant de titres ne suffisaient pas, il est un de ses livres, éternel comme l’ambition humaine, son Histoire du quarante et unième fauteuil, qui durera autant que nos vanités d’écrivains et que nos luttes pour l’immortalité.

Me permettra-t-on, en finissant d’exprimer ma gratitude personnelle? J’étais un bien petit débutant lorsqu’il régnait depuis longtemps déjà. Il y a de cela près de trente ans. Et je me souviens avec quelle vaillance charmante il vint alors, comme directeur de L’Artiste, me visiter dans ma petite chambre pour me demander une étude sur Edouard Manet, le peintre qui triompha plus tard, mais qu’on traitait alors en réprouvé, indigne d’une attention sérieuse. Je lui en ai toujours gardé un souvenir affectueux, une sorte de tendresse filiale, que je suis heureux de témoigner à cette heure auguste, car rien n’est plus beau pour moi que la bravoure de l’esprit quand elle se donne le rôle de faciliter la lutte aux combattants de l’art et des lettres. Et c’est pourquoi, devant la tombe de cet écrivain si joliment français, si aisé, si tendre et si vaillant à la fois, je suis très honoré et très touché, dans l’émotion de mon cœur, d’avoir été chargé de dire l’adieu de nous tous ses cadets, qui l’avons aimé pour sa parfaite bonté, pour ses longues années de joyeux et de glorieux travail.

 
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Obsèques d’Edmond de Goncourt
(21 juillet 1896)
 

Au nom des amis littéraires, de la famille qui est née de lui et qui a grandi autour de lui, j’apporte ici à Edmond de Goncourt le suprême adieu. Voici seize ans déjà que Gustave Flaubert s’est endormi en pleine gloire, et, du groupe fraternel que nous formions dans les lettres françaises, il ne reste plus qu’Alphonse Daudet et moi. Ce serait Daudet sûrement qui prendrait la parole à cette place, donnant à notre maître, à notre grand frère, l’éternel adieu, si la souffrance et la douleur ne le retenaient dans la maison d’affection et de deuil où le cher mort est allé s’éteindre. Et, si je parle, c’est au nom de Daudet, autant qu’au mien, car nos deux cœurs n’en font qu’un et battent ensemble, dans l’affreux regret de l’ami disparu.

Si je parle, c’est aussi que, de tous les amis littéraires, me voici le plus ancien ; c’est que j’ai derrière moi trente années de tendresse et d’admiration pour les frères Goncourt et pour leurs œuvres. Il y a plus de trente ans que j’ai écrit mon premier article d’enthousiasme sur Germinie Lacerteux, cet absolu chef-d’œuvre de vérité, d’émotion et de justice, tombé dans l’indifférence et dans l’imbécillité publiques. Et, depuis, je n’ai jamais cessé de les aimer et de combattre pour eux. Je puis avoir la joie de rappeler aujourd’hui ma longue fidélité, l’amour et le respect de mes débuts qui n’ont fait que grandir chez l’écrivain mûri, et de les déposer sur cette tombe comme des fleurs belles et rares, en nos temps de polémiques fratricides.

D’autres jeunes écrivains sont venus après nous, qui ont aimé aussi le vieux maître, à demi foudroyé par la mort de son frère, qui ont aussi combattu pour ses œuvres, dont le magnifique sort a été d’être attaquées sans cesse ; et il est juste de dire combien cette jeunesse qui l’entourait, combien ces sympathies nouvelles et incessantes ont adouci ses amertumes d’artiste discuté, en l’aidant à rester ferme et debout au milieu de la lutte, jusqu’au dernier jour. Mais n’est-ce pas à un aîné de reconnaître ce que nous devons tous aux frères de Goncourt ? Ils se sont montrés par excellence des initiateurs en tout ce qu’ils ont touché ; ils ont donné particulièrement au roman un sens nouveau, une langue, un frisson d’art et d’humanité, une âme que personne encore n’y avait mis. Avec Stendhal, avec Balzac, avec Flaubert, ils ont créé le roman moderne, tel que nous l’avons trouvé pour le transmettre nous-mêmes à nos cadets, modifié par ce que nous avons pu, à notre tour, y apporter de personnel.

Ils ont été un des chaînons de l’immortelle chaîne d’or, la chaîne des maîtres, des créateurs et des évocateurs, qui va d’un bout à l’autre d’une littérature.

Et, quel que soit le jugement de l’avenir sur les quarante et quelques volumes qu’ils laissent, ils resteront des maîtres, car leur descendance est partout dans les œuvres de ces trente dernières années.

Enumérer ici les œuvres des deux frères, parler de leurs livres d’histoire, de leurs romans, de leur théâtre, faire la part de Jules et celle d’Edmond, répéter le jugement littéraire qui se trouve dans les pages sans nombre que je leur ai consacrées déjà ? Non, je n’apporte ici que mon cœur, je n’ai mission que de dire notre affreuse peine, celle des jeunes comme celle des vieux, à nous tous qui perdons dans le dernier des Goncourt un chef incontesté, un aïeul qui représentait superbement ce que nous admirons surtout dans les lettres. Et c’est ce que je veux dire encore, car ma fidélité, mon inaltérable tendresse pour lui est venue de ce qu’il est resté un vaillant d’une indépendance farouche. Ah! la bravoure intellectuelle, dire ce qu’on croit être la vérité, même au prix de la paix de son existence, ne transiger avec aucune convention, aller quand même jusqu’au bout de sa pensée, rien n’est plus rare, rien n’est plus beau, rien n’est plus grand! Il a aimé la littérature au point de lui donner sa vie entière, il n’a joui et il n’a souffert que par elle ; il laisse l’exemple du plus noble et du plus fier écrivain, dont les fautes, s’il en a commis, ne sont que les fautes de son ardente passion littéraire. Un jour, dans son Journal, ce document si mal compris et d’un intérêt si poignant, il a jeté le cri de détresse que la terre, un jour, croulera et que ses œuvres ne seront plus lues. On a pu sourire, il n’en est pas moins vrai que je ne connais pas de cri plus admirable et que, ce jour-là, je l’ai aimé davantage pour son orgueil, le puissant et divin orgueil qui est notre foi à nous autres, dans l’amer enfantement des œuvres.

Cher et grand ami, « notre » vieux Goncourt, c’est le jeune homme de 1865 qui vous dit adieu ; et c’est aussi le romancier que vous avez vu grandir, qui est resté votre élève, tout en devenant votre émule, et c’est encore l’homme, à cette heure vieillissant, qui a mis, ainsi que vous, à votre exemple, toute sa consolation dans le travail.

Aujourd’hui, enfin, vous voilà au repos, vous venez vous endormir à côté de votre frère Jules. Et, comme notre ami Daudet, comme Daudet éperdu et sanglotant vous l’a crié dans votre agonie, je vous le crie aussi : « Va, va, pauvre grand travailleur douloureux, va le retrouver dans sa tombe et dans la gloire! »

 
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Obsèques d’Alphonse Daudet
(20 décembre 1897)
 

Mes mains sont pleines de couronnes, et j’ai des fleurs sans nombre à déposer sur ce tombeau où va dormir Alphonse Daudet, l’ami tendrement aimé, le grand écrivain, le grand romancier que pleure la patrie française.

Ces fleurs-ci, les premières, ce sont celles de tous ceux qui l’ont connu, approché, qui ont vécu dans son intimité fraternelle. Et il en est qui viennent de loin, de plus de trente années d’amitié sans un nuage, sans une brouille ; il en est de moins lointaines, il en est de récentes, car il est allé sans cesse en conquérant les cœurs ; le flot de ceux qui l’ont aimé n’a fait que grossir, d’un bout à l’autre de son existence, comme pour lui faire jusqu’ici un royal cortège.

Ces autres fleurs, ce sont ses lecteurs innombrables qui m’ont chargé de les donner. La gerbe en est immense, elle vient de l’admiration des hommes, de l’enthousiasme des adolescents dont l’intelligence s’ouvre à la vie, de la passion des femmes qui ont frissonné, qui ont pleuré sur tant de pages de pitié et de tendresse.

Tout un peuple ravi est là, derrière moi, apportant son émotion, le remercîment de son âme élargie et enchantée.

Et ces palmes, enfin, ces fleurs et ces verdures d’immortalité, ce sont ses pairs, les écrivains, qui les envoient, ce sont aussi tous ceux qui distribuent les récompenses en ce monde, les maîtres et les puissants, dont la charge est d’honorer la nation en rendant hommage aux grands hommes. Le talent, le génie n’a pas à être grandi ni par les honneurs ni par les académiciens. Le fêter même dans la mort n’est faire qu’une œuvre saine pour la gloire du peuple où il a brûlé comme un phare.

Daudet a été ce qu’il y a de plus rare, de plus charmant, de plus immortel dans une littérature : une originalité exquise et forte, le don même de la vie, de sentir et de rendre, avec une telle intensité personnelle que les moindres pages écrites par lui garderont la vibration de son âme jusqu’à la fin de notre langue.

Et c’est pourquoi il a été un créateur d’êtres, parce qu’il leur donnait le souffle, parce qu’il en faisait des vivants, s’agitant dans une atmosphère vivante. Il existe, par le monde, des enfants de lui, de vrais enfants de chair et d’os, nés de sa toute-puissance littéraire, que nous coudoyons sur les trottoirs, que nous reconnaissons en les appelant par leurs noms. Et il n’est pas, pour un romancier, de gloire plus grande, de triomphe plus éclatant et plus durable!

Si j’ai été choisi pour rendre ici à Daudet un hommage que je voudrais absolu, définitif, dans un cri unique où je me donnerais tout entier, ce n’est pas seulement parce que je suis le compagnon, l’ami de tant d’années vécues côte à côte, c’est surtout parce que je suis un témoin, le dernier qui reste, celui qui peut dire ce que nous pensions de son œuvre, nous tous dont les œuvres ont grandi près de la sienne. Des rivaux, ah! oui, car nous n’avions pas tous les mêmes idées, nous n’avons jamais été enrégimentés, mais de bons frères d’armes pourtant, voyant clair, faisant à chacun de nous sa part légitime de gloire. Et Daudet a toujours été pour nous l’esprit le plus libre, le plus dégagé des formules, le plus honnête devant les faits. Je l’ai déjà dit ailleurs, il a été le réaliste respectueux de la vérité moyenne, qu’il se contentait de vivifier du flot intarissable de sa pitié et de son ironie, lorsque nous étions, nous autres, des lyriques plus ou moins déguisés, issus du romantisme. Ce sera son éternel mérite, cet amour apitoyé des humbles, ce rire moqueur poursuivant les sots et les méchants, tant de bonté et tant de juste satire qui trempent chacun de ses livres d’une humanité frémissante.

Dire ici sa vie, est-ce que chacun ne la connaît pas? Parler de ses œuvres nombreuses, est-ce qu’elles ne sont pas dans toutes les mémoires? Il a écrit vingt chefs-d’œuvre ; il y a dans Sapho une plainte de l’inextinguible passion qui clamera l’amour aussi longtemps que Le Cantique des Cantiques et que Manon Lescaut. Les pages du Nabab, de Numa Roumestan, des Rois en exil, sont d’admirables tableaux, des créations intenses, désormais impérissables dans notre littérature. Certains de ses contes surtout resteront d’absolues merveilles, d’une délicatesse de bijoux, d’une solidité de métal précieux, qui sûrement deviendront classiques, au sens de parfaits modèles. Et il arrive ce fait, lorsque la tombe s’ouvre, c’est que l’admiration a beau avoir été grande pour l’écrivain vivant, on s’aperçoit qu’on ne l’a point assez admiré ; on sent le besoin d’exalter l’écrivain mort. La perte est si grande, le vide tout d’un coup si béant, qu’aucun écrivain à naître ne semble devoir le combler.

S’il me fallait assigner une place définitive à Daudet, je dirais qu’il a été au premier rang de la phalange sacrée qui a combattu le bon combat de la vérité dans cette seconde moitié du siècle. Ce sera la gloire de ce siècle d’avoir marché à la vérité par le labeur le plus colossal que jamais siècle ait accompli. Et Daudet a été avec nous tous parmi les plus braves et les plus hardi, car il ne faut pas s’y tromper, son œuvre, dans son charme, dans sa douceur, est une de celles qui ont jeté le plus haut le cri de pitié, le cri de justice. Elle fait partie, désormais, de la vaste enquête continuée par notre génération, elle restera comme un témoignage décisif, la suite solide et logique des documents sociaux que Stendhal et Balzac, que Flaubert et les Goncourt ont laissés.

Et, puisque j‘ai nommé ces grands aînés, me permettez-vous, mon cher Léon, vous que j’ai vu presque au berceau, vous, si jeune encore et déjà glorieux, me permettez-vous de rappeler un souvenir de votre petite enfance? Votre imagination passionnée, s’éveillait déjà, et, lorsque le grand Flaubert, le noble Goncourt, de taille haute, d’allure conquérante, allaient s’asseoir chez vous à l’amicale et si douce table de famille, vous les regardiez de vos yeux d’enfant extasié, vous demandiez tout bas à votre père : « Ceux-là sont-ils donc des géants? » Comme si des héros étaient débarqués là de quelque contrée lointaine et merveilleuse. Et c’étaient, en effet, des géants, de bons géants, ouvriers de vérité et de beauté, et ce sont ces géants que votre père est allé retrouver dans la tombe, aussi grand qu’eux, de même taille par la besogne accomplie, couché dans la même fraternité, dans la même gloire. Nous étions quatre frères, trois sont partis déjà et je reste seul.

C’est vous que j’embrasse, mon cher Léon, pour moi et pour ceux qui ne sont plus ; c’est vous que je charge d’embrasser votre frère Lucien, votre sœur Edmée, de dire à votre admirable mère, la conseillère et l’inspiratrice, que ses larmes sont les nôtres, que toute cette immense foule accourue pleure ses larmes. Il n’y a, ici, que des cœurs serrés par l’angoisse. La patrie française a perdu une de ses gloires, et qu’il dorme donc enfin son bon sommeil d’immortalité, sous ses couronnes et sous les palmes, l’écrivain qui a tant travaillé, l’homme qui a tant souffert, mon frère deux fois sacré par le génie et par la douleur!

 
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Obsèques de Paul Alexis
(cimetière de Triel, Seine et Oise, 31 juillet 1901)
 

Messieurs, ce n’est pas un discours que je veux prononcer, mais un adieu ému que je viens adresser à l’ami qui s’en va.

Pendant près de trente ans, sa vie a été mêlée à la mienne et sa collaboration m’a été bien précieuse…

Avec Alexis disparaît un des derniers survivants des soirées de Médan. Disparu Flaubert! Morts : Goncourt, Maupassant, Daudet! C’était ton tour Alexis!

Ecrivain lent, parce que consciencieux, Paul Alexis a peu produit, mais son goût était sûr. Alexis avait du talent. Il avait surtout un noble caractère. Son souvenir ne s’effacera pas de sitôt de mon cœur. Je reporterai sur ses deux fillettes l’affection que je lui ai vouée. Au revoir, ami, de tout mon cœur.


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