VANDERVELDE, Émile (1866-1938) : La Suppression des Communaux (1903).

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Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux : nc) de La Revue socialiste, 19e Année, Numéro 217 - Tome 37, Janvier 1903.
 
La Suppression des Communaux (1)
par
Émile Vandervelde

~ * ~

Sans méconnaître les inconvénients que présentent, au point de vue de l'exploitation rationnelle du sol, les « communaux », les droits d'usage, de parcours, de vaine-pâture, dans les forêts, les bruyères, les terres incultes, il n'est pas douteux que ces survivances médiévales contribuent puissamment à la stabilité des populations rurales.

Aussi longtemps qu'ils se maintiennent, les pauvres gens des campagnes conservent des intérêts dans la communauté villageoise et ne connaissent pas le dénuement absolu (2).

« Avant la Révolution — dit Macaulay dans son Histoire d'Angleterre — des milliers de milles carrés, maintenant enclos et cultivés, n'étaient que marais, forêts et bruyères. Une grande partie de ces terres incultes, était, de par la loi, terrain communal, et la partie qui ne l'était pas avait si peu de valeur, que les propriétaires permettaient qu'elle le fût de fait. Le nombre des pauvres qui y butinaient et y glanaient pour y trouver leur subsistance semblerait incroyable aujourd'hui. Le paysan qui s'y établissait, pouvait, à peu de frais, et même sans frais aucun, se procurer, de temps à autre, quelque supplément agréable à sa maigre nourriture et se fournir de bois pour l’hiver. Là où s'étend aujourd'hui un riche verger, il gardait un troupeau d'oies. Il tendait des pièges aux oiseaux sauvages, dans les marais qui ont été depuis desséchés et partagés en champs de blé et de navets ; il coupait l'herbe qui croissait entre les ajoncs des landes, aujourd'hui prairies remplies de trèfles et renommées par la saveur que leurs fourrages donnent au beurre et aux fromages. Le progrès de l'agriculture et l'accroissement de la population l'ont nécessairement privé de ces privilèges... » (3).

Dès l'instant, en effet, où le développement des villes, l'accroissement des centres industriels, augmentent le nombre des bouches à nourrir — en un temps où l'importation des céréales étrangères était encore entravée par des corn laws ou par l'élévation des frais de transport — le prix des produits agricoles s'élève, la rente foncière hausse, la mise en valeur des terres incultes apparaît comme une opération éminemment avantageuse et les derniers vestiges de l'ancienne communauté rurale achèvent de disparaître, dans le morcellement des partages, ou la brutalité des usurpations.

Tantôt, en effet, ce sont les paysans eux-mêmes qui se partagent les communaux.

Tantôt, ce sont des spéculateurs avides, des grands propriétaires peu scrupuleux, qui achètent à vil prix, ou s'emparent, soit violemment, soit frauduleusement, des « champs communs ».
Mais, dans l’un comme dans l'autre cas, le résultat final est identique : la minorité s'enrichit, au détriment des plus pauvres, détachés de la glèbe, mûrs pour l'exode rural.

En France, par exemple, au lendemain de la Révolution française, le 20 thermidor an III, le député Baraillon déclarait que la loi du 10 juin 1793, sur le partage des communaux, « était destructive de l'agriculture, en distribuant des terres incultes à ceux qui, faute de bestiaux et de bêtes de labour, n'avaient aucun moyen de les défricher, et en réduisant ceux qui avaient des bestiaux à les laisser mourir, faute de pacage » (4).
 
En Allemagne, Rodbertus rapporte que les ouvriers agricoles, en Poméranie, avaient fait passer en-proverbe le dicton suivant : « Par le partage des communautés, les gros paysans sont devenus des seigneurs et nous sommes devenus des mendiants.» (5).

En Angleterre, tout le monde sait que les usurpations des terres communes (inclosures of commons) ont été l'une des principales causes de la disparition presque complète des paysans propriétaires, de cette yeomanry, qui formait le noyau des armées puritaines, la force principale de la République de Cromwell.

Vers le milieu du dix-huitième siècle — au témoignage d'Ashley et de John Rae — les yeoman formaient encore la majeure partie de la population rurale et malgré les usurpations du temps des Tudors, les champs communs occupaient une vaste étendue du territoire (6).

Mais, à partir de 1760 — c'est-à-dire au moment, où s'inaugure le règne de la fabrique et où se développent les grandes agglomérations industrielles du Lancashire — l'économie rurale, sous l'influence des villes, se transforme ; les bills de clôture redeviennent aussi nombreux qu'au seizième siècle ; jusque vers 1830, l'expropriation des communaux s'achève dans des conditions telles, qu'on a pu la caractériser comme suit : « Malheur à celui qui vole une poule sur le communal, mais honneur à celui qui vole le communal tout entier ! ». Bref, le résultat dernier de ces usurpations — coïncidant avec la ruine des industries, domestiques qui fournissaient, aux cultivateurs des suppléments de ressources — c'est, dans toute l'Angleterre, la destruction de la propriété paysanne, la concentration des fermes et, par voie de conséquence, la dépopulation des campagnes.

Karl Marx fournit à cet égard, dans le premier volume du Capital, tout un appareil de preuves (7). 

Bornons-nous à rappeler ce passage, qu'il emprunte à un ouvrage du Rév. Addington, publié en 1792 :

« Dans le Northamptonshire et le Lincolnshire il a été procédé, en grand, à la clôture des terrains communaux et la plupart des nouvelles seigneuries issues de cette opération ont été converties en pâturages, si bien que là où on labourait 1.500 acres de terre on n'en laboure plus, que 50... Des ruines de maisons, de granges, d'étables, etc., voilà les seules traces laissées par les anciens habitants. En maint endroit, des centaines de demeures et des familles ont été réduites à huit ou dix. Dans la plupart des paroisses où les clôtures ne datent que des quinze ou vingt dernières années, il n'y a qu'un petit nombre, de propriétaires, comparé à celui qui cultivait le sol, alors que les champs étaient ouverts. Il n'est pas rare de voir quatre ou cinq riches éleveurs de bétail usurper des domaines, naguère enclos, qui se trouvaient auparavant entre les mains de vingt ou trente fermiers et d'un grand nombre de petits propriétaires et de manants. Tous ces derniers et leurs familles sont expulsés de leurs possessions, avec nombre d'autres familles qu'ils occupaient et entretenaient. »

C'est ainsi que, par suite de la disparition de la propriété paysanne et communale, la grande majorité du peuple anglais s'est concentrée dans les villes, tandis que les campagnes ne sont plus habitées que par un nombre relativement faible de fermiers et de salariés agricoles (8).

Sur le continent, l'influence de la suppression des communaux sur l'exode rural, n'apparaît pas, en général, d'une manière aussi nette.

Certes, leur aliénation ou leur usurpation ont eu pour effet de ruiner l'un des fondements de la propriété paysanne, de contribuer, par conséquent, à faire naître dans les campagnes un prolétariat disposé à l'exode ; mais, dans la majorité des cas, leur disparition a été bien plutôt la conséquence d'un accroissement de la population, qui poussait au défrichement des terres incultes, que la cause immédiate de l'émigration d'une partie des habitants vers les centres industriels et urbains.

Il n'en reste pas moins vrai que, partout où l'ancien domaine communal subsiste, les avantages qu'il procure aux familles pauvres constituent un motif puissant pour les détourner de l'exode rural.

C'est le cas, par exemple, dans un grand nombre de villages des Ardennes belges, et, notamment, dans la plupart des communes de l'arrondissement de Neufchâteau.

Nulle part en Belgique, le nombre des habitants par kilomètre carré n'est aussi faible que dans cette région, couverte de bois et dépourvue de localités importantes (9) ; mais nulle part, aussi l'équilibre n'est aussi parfait entre la population et les subsistances : le climat est rude ; la terre, revêche ; les gens doivent travailler dur pour gagner leur pain ; mais l'extrême misère est aussi inconnue que l'extrême richesse.

Tous ceux qui connaissent l'Ardenne — ou des pays de constitution analogue — ont fait maintes fois cette constatation, devenue banale ; mais il est intéressant de noter que les habitants de ces régions eux-mêmes se rendent compte de ce que leur situation a de relativement favorable.

Un jour que nous faisions route, à travers la forêt de Saint-Remacle, avec un bûcheron de Hautfays, qui s'en allait au travail, accompagné de son fils, la conversation tomba sur les conditions d'existence de la classe ouvrière locale, et notre interlocuteur, après avoir cité des faits et des chiffres, conclut de la manière suivante :

« Ce pays vaut mieux pour l'ouvrier que le pays bas. J'ai pu m'en convaincre du temps où j'étais soldat. Dans les villes, les riches sont très riches, mais les pauvres sont très pauvres. Ici, toutes les familles ont au moins une vache et tout le monde fait, un peu de culture, plante du grain et des pommes de terre.... »

Pour compléter cette appréciation, il faut ajouter que, généralement, les communaux sont assez étendus pour fournir à chaque ménage, à chaque « feu » — comme on dit là-bas — des avantages dont il ne sera pas inutile de faire l'énumération détaillée.

Prenons pour type de ces communes forestières, le village même de notre bûcheron, Hautfays, dans le canton de Wellin, au cœur de la Haute-Ardenne.'
Hautfays est une commune de 800 habitants (799 au 31 décembre 1900), d'une étendue cadastrale de 2.301 hect. 16, dont 1.543 hect. 79 sont occupés par des bois et 70 hect. 5.6 par des jachères et des terrains incultes.

La population se compose exclusivement de cultivateurs et de bûcherons. Presque tout le territoire est exploité en faire valoir direct, mais les hypothèques sont assez nombreuses. Il n'y a, dans les communes, qu'une seule ferme de quelque importance.

Les « communaux », plus étendus que dans  la généralité des communes voisines, forment un ensemble de 1.225 hectares, qui se décompose comme suit :


hectares ares centiares
Haute futaie
311
40
0
Taillis
686
31
45
Résineux
213
88
02
Terres vagues
10
11
0
TOTAL
1.221
70
47

Ce domaine est exploité de la manière suivante :

1° Affectation des terres vagues au parcours du bétail ;
2° Mise à blanc des bois résineux, après un laps de temps qui varie avec l'usage que l'on fait des produits : bois de houillères, poteaux pour télégraphes, planches ;
3° Coupes annuelles, avec rotation de vingt et un ans, pour les taillis, qui forment, au point de vue des habitants, l'aménagement le plus fructueux, celui qui contribue, dans la plus large mesure, à enrayer l'exode rural.

Aussi constituent-ils, malgré les efforts de l'administration forestière pour favoriser l'accroissement de la haute futaie, la fraction la plus importante des bois communaux.
Cette partie du domaine se divise en vingt et une coupes (virées), plantées de chênes et de bouleaux. La commune vend l’écorce des chênes, que l'on utilise dans les tanneries ; le surplus des produits se partage entre tous ceux, qui, domiciliés depuis un an et un jour, possèdent un foyer séparé (10).

Chaque année, au commencement de l'hiver, le collège échevinal dresse la liste des affouagers, qui reste affichée pendant un certain nombre de jours, avant d'être adoptée définitivement par le conseil communal. Immédiatement après, généralement au mois de décembre — quand l'état des neiges ne rend pas l'opération impossible — on allotit et on tire au sort, les parts d'affouage, classées, d'après la valeur du bois, en première, deuxième et troisième parts, chaque titulaire ayant dans son lot, trois parts de qualité différente. Enfin, dans le courant du mois de janvier ou de février, on procède à la vente des écorces, qui se fait à la maison communale, soit aux enchères, soit — pour éviter les collusions entre marchands — au rabais (11).

Les opérations de l’écorçage se font à l'époque où la sève monte, c'est-à-dire vers la fin de mai ou le commencement de juin. C'est un moment de fièvre pour la population des communes forestières. Presque tous les habitants, riches et pauvres, s'en vont au bois, pour « peler ». La coutume veut que les marchands emploient exclusivement, sur la coupe d'une commune, les gens domiciliés dans cette commune. Ce travail, qui rapporte, pendant deux ou trois semaines, de 7 à 8 francs par jour, se fait aux pièces : à Hautfays, où des influences socialistes récentes se mêlent curieusement aux survivances du collectivisme archaïque, le conseil communal a inscrit, dans les cahiers de charge des ventes d'écorces, un minimum de salaire de 1 fr. 20, par botte de 25 kilos (12).

Quand le « pelage » est terminé et les écorces suffisamment « fanées » (séchées), le marchand en prend livraison. D'ordinaire, pour fixer le poids des bottes, alignées sur la coupe, il en pèse une, qu'il désigne à l'avance : par exemple, la quatrième botte du premier rang. Nous n'insisterons pas ici sur les procédés que certains marchands mettent en œuvre pour voler, sur le poids, les ouvriers employés à l'écorçage ; il est juste d'ajouter, au surplus, que certains ouvriers ne laissent pas d'en pratiquer d'autres pour tromper les marchands.

Avant que l'on ne se mette à « peler », les titulaires des parts d'affouages sont obligés, par les règlements forestiers, d'abattre les bouleaux, qui ne repoussent plus aussi bien après une certaine époque (première quinzaine de mai). D'autre part, une fois que les « peleux » ont fait place nette, on abat les chêneaux dépouillés de leur enveloppe — comme des couleuvres de leur peau — et chacun emporte sa part de bois, pour le chauffage d'hiver.
 
Puis, sur l'emplacement de la virée, mise à blanc, commencent les travaux de l'essartage (13) qui se prolongent jusqu'au mois d'août.

Beaucoup d'habitants n'utilisent pas leur part et la cèdent, ou la vendent, pour 1 franc ou 1 fr. 50, par exemple, à des ouvriers qui essartent jusque sept ou huit parts, chaque année (14).

L'ensemble de ces parts, — dont un petit nombre restant ne sont pas mises en culture — forment la virée à seigle (dans d'autres localités on plante de l'avoine) ; chacun travaille et récolté séparément, mais, en apparence, le tout ne forme qu'un seul champ. Au mois de juin, par exemple, pendant les travaux de l'écorçage, la coupe de l'année précédente est couverte d'une vaste nappe, d'un vert glauque, dont les épis ondulent, comme une mer et d'où émergent, d'un vert plus vif, les pousses d'un an, qui reconstituent le taillis et, d'un blanc pur, les tiges grêles de quelques bouleaux, laissés debout, pour la semence.

A peu près en même temps, et sur la même virée que l'ensemencement du seigle, se fait l'ensemencement des genêts, que l'on récolte, au bout de deux ou trois ans, pour la litière du bétail. C'est la commune qui fournit les semences, et, contrairement à ce qui est la règle dans d'autres localités, ceux même qui n'essartent pas ont droit à leur part de genêts.
 
En somme, les avantages que le domaine communal procure, aux habitants consistent dans les droits d'usage qu'ils exercent ut singuli et dans les revenus communaux, qui réduisent d'autant leurs charges fiscales.

La commune, d'une part, vend les écorces et le produit des coupes faites dans les bois de haute futaie ou de résineux ; de plus, elle loue le droit de chasse (un millier de francs par an) et les tenderies à grives (4 à 500 francs).
 
D'autre part, les affouagers jouissent des avantages suivants :

1° Lorsque le produit des ventes annuelles est supérieur aux dépenses communales — telles qu'elles résultent du budget, affiché au préalable — le surplus est partagé entre les habitants. Jusqu'en ces dernières années, on partageait en nature une partie des coupes de haute futaie et, il y a vingt ou vingt-cinq ans, ces parts annuelles - valaient de 80 francs (minimum) à 125 francs (maximum).

2° Chaque famille reçoit la quantité de bois nécessaire à son chauffage ; il arrive assez fréquemment, au surplus, que les pauvres vendent leur part et s'occupent, en hiver, à ramasser du bois mort pour leur usage personnel.

3° Chaque « feu » a droit à une part d'essartage, dont la valeur vénale est, comme nous l'avons vu, à peu près-nulle, mais qui présente, cet avantage considérable de fournir aux travailleurs le moyen d'appliquer, fructueusement, leur force de travail.

4° Dans les coupes de plus de douze ans, chaque habitant a le droit de faire paître son bétail (15). Il peut également couper la litière et l'on tolère — à tort selon nous — que, dans les bois de haute futaie il prenne les feuilles mortes, dans le même but (16).

5° Les habitants ont droit à la ramille des bouleaux, que l'on emploie pour la confection des balais — des « balais de luxe ! » — et qui se vendent, généralement, pour être écoulés à Louvain ou à Bruxelles, soit à des négociants, soit à la coopérative socialiste de Hautfays. Le prix de vente habituel est de 55 centimes la botte, mais le paiement se fait toujours en marchandises, et beaucoup de marchands en profitent pour se débarrasser de leurs « rossignols ».

6° La récolte des faînes, dans les bois de hêtres, peut rapporter parfois aux femmes qui s'y livrent, des salaires de 2 fr. 50 à 4 francs par jour, pendant plusieurs semaines (17). Seulement, cette récolte  n'est productive qu'à certaines années. Les vieillards du pays ont coutume de dire que la faîne ne donne que tous les sept ans ; périodicité d'ailleurs très approximative. Ce sont, en général, des marchands, venus d'Allemagne, qui achètent les faînes, dont on fait de l'huile.
 
7° Ajoutons, pour être complet, la récolte des glands, que l'on n'utilise pas sur place, pour la nourriture des porcs, — comme dans les villages de la Semoys — mais que l'on vend à des marchands, pour en faire des semis.

Jusqu'à présent, la commune n'a pris aucune mesure pour écarter les afforains de l'exercice de ces droits d'usage. Quiconque s'établit à Hautfays est inscrit sur la liste des affouagers, au bout d'un an et un jour, d'où qu'il vienne, et, même, quelle que soit sa nationalité.

En parcourant la virée où se faisait l'écorçage, nous y avons trouvé, par exemple, un ouvrier autrichien qui était venu dans le pays pour les travaux du chemin de fer de Beauring à Paliseul, et qui, ces travaux terminés, avait pris son domicile à Hautfays, où il jouit des mêmes droits que les autochtones.
 
Ce n'est point-là, d'ailleurs, un fait isolé. Jadis, quand les parts affouagères avaient une valeur plus considérable, plusieurs familles — une quinzaine, paraît-il, — vinrent se fixer à Hautfays, attirées par le profit des communaux.

Aujourd'hui la valeur des parts s'est amoindrie : nous avons dit que les coupes de haute futaie ne se partagent plus en nature ; d'autre part, le prix des écorces a diminué de 40 p. 100, par suite de l'invention des procédés de tannage rapide, qui permettent de préparer les peaux en quelques heures.

Ce progrès industriel a donné pour résultat de réduire, dans des proportions considérables, le revenu d'un grand nombre de communes ardennaises, et, par contre-coup, les avantages que les habitants retirent du domaine communal.

Néanmoins, ces avantages restent assez appréciables pour assurer, tout au moins, la stabilité de la population, dans les localités où ils subsistent.

Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer les résultats, des recensements de 1890 et 1900, pour les-communes situées dans les cantons de Wellin ou de Saint-Hubert, qui se trouvent, au point de l'exploitation de leurs bois, dans des conditions plus ou moins analogues à celles de Hautfays.

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Soit, pour l'ensemble de ces communes, une légère augmentation.

Dans certaines d'entre elles, cependant, on constate, depuis quelques années, un mouvement d'émigration vers le Canada, dont les agents recruteurs manifestent une préférence pour les gens de l'Ardenne belge, puisqu'ils sont plus fervents catholiques que la généralité des émigrants français (19).

D'autre part, nous verrons que dans plusieurs de ces localités, les bûcherons ne trouvant plus assez de travail sur place, ont pris l'habitude d'émigrer, pendant une partie de l'année, vers les forêts de l'Ardenne française.

Mais, à Hautfays — où le domaine communal paraît s'être mieux conservé que partout ailleurs — ce double mouvement d'émigration reste fort peu considérable : quelques petits cultivateurs, dont la situation était obérée, sont partis pour l'Amérique ; environ vingt-cinq ouvriers travaillent en France, et, comme partout en Ardenne — cette pépinière du fonctionnarisme belge —- une vingtaine de personnes ont quitté définitivement la commune, pour entrer dans l'administration.

Malgré ces départs, au surplus, la population augmente plus rapidement que dans les localités voisines, et la grande majorité des travailleurs n'a pas besoin de recourir à l'émigration, même temporaire, parce que les bois communaux leur donnent la possibilité d'avoir une ou deux vaches, de gagner des salaires rémunérateurs à l'époque de l'écorçage, de travailler, même en hiver, dans les coupes de haute futaie et, surtout, de suppléer, par l'essartage, aux terres à champs (20) qui leur manquent, ou qui ne suffisent pas à les occuper entièrement.

Ce dernier avantage est d'une importance telle qu'en un mois de travail, un homme peut produire assez de seigle pour la consommation de pain annuelle d'une famille de cinq personnes. De plus, la vente de la paille équivaut, en moyenne, à un salaire de deux francs pendant toute la durée de l'essartage.

Supprimer cette pratique, ce serait donc enlever aux habitants pauvres une ressource précieuse.

L'administration forestière s'efforce d'y arriver, cependant, ou tout au moins de limiter autant que possible le droit d'essartage, parce qu'elle prétend que son exercice nuit considérablement au taillis. En effet, si l'essarteur ne prend pas de grandes précautions, il supprime les « glands », c'est-à-dire les brins isolés de la souche des chênes ou des bouleaux. Cet inconvénient est incontestable, mais, depuis que les paysans recourent aux engrais chimiques, même pour les sarts, ces engrais favorisent la croissance du taillis et, somme toute, compensent le mal qui résulte de la suppression des brins isolés.

Aussi, l'hostilité de l'administration forestière tend-elle à décroître et, d'une manière générale, l'on peut espérer que l'exploitation, de plus en plus rationnelle, des communaux, fera disparaître les nuisances qu'on leur reproche, tout en conservant les mérites que personne, aujourd'hui, ne songe plus à leur contester.


ÉMILE VANDERVELDE.


NOTES :
(1) Extrait de l'Exode rural et le retour aux champs, qui paraîtra prochainement chez l'éditeur Félix Alcan, dans la Bibliothèque générale des sciences sociales.
(2) Sur les avantages, et les inconvénients des communaux, voy. von Philippovich, Grundriss der Politischen Oekonmie. Zweiter Band, p. 229 et suiv. Freiburg. i. B. 1899.
(3) Macaulay, Histoire d'Angleterre. Trad. Pichot, I, p. 462.
(4) Cauchez, De la propriété communale et de la mise en culture des communaux, p. 58.
(5) « Durch die Gemeinheitseilungen sind die Banern zu Edelleuten geworden und wir zü Bettlern ». H. Sohnrey Der Zug vom Lande, p. 24. Leipzig Reinhold Werther 1894.
(6) John Rae. Why have the yeomanry perished ? Contemporary Review, octobre 1883, p. 546 et s. Ashley, Histoire et doctrine économique de l’Angleterre, II, p. 338.
(7) Le Capital, vol. I., chap. XXVII.
(8) D'après Gregory King, il y avait, en 1868, en Angleterre, 40.000 familles de grands paysans propriétaires, soit 280.000 personnes, avec 330.000 livres de revenu ; 140.000 familles de propriétaires moins importants, avec 700.000 personnes et 7.000.000 livres de revenu. D'après le New Domesday Book, il y avait au commencement de la septième décade, du dix-neuvième siècle, sur 414.000 exploitations, 20.000 propriétaires seulement ; les deux tiers de l'Angleterre et du pays de Galles appartenant à 10.207 personnes ; les deux tiers de l'Ecosse à 330 personnes. Brentano, Gesammelle Aufsaetze, I. p. 211.
(9) Dans les cantons forestiers de Wellin et de Saint-Hubert (arrondissement de Neufchâteau), il n'y a que 35 habitants par kilomètre carré, tandis que la moyenne du royaume est de 229 habitants par kilomètre carré.
(10) Depuis quelques années, les nouveaux mariés ont droit à leur part d'affouage, s'ils appartiennent à la commune, alors même qu'ils ne sont pas domiciliés, à feu séparé, depuis un an et un jour.
(11) La commune, naturellement, met des gardes forestiers à la disposition des acheteurs d'écorces, pour visiter la coupe, avant la vente.
(12) L'établissement de ce minimum de salaire a eu pour résultat de relever le taux de la rémunération dans toutes les communes voisines. Il est vrai que, d'autre part, la réduction du profit des marchands, obligés de payer des salaires plus forts, a eu son contrecoup sur le prix d'achat des écorces. Les recettes des communes en ont été légèrement affectées et d'aucunes s'en plaignaient ; mais la masse de la population qui gagne beaucoup plus au relèvement du prix de la main-d’œuvre, qu'elle ne perd au fléchissement des recettes communales, est très satisfaite du résultat obtenu.
(13) On sait que l'essartage consiste à couper en larges mottes la superficie d'une coupe ou d'une lande, qui, recouverte de plantes et remplie de racines, forme une espèce de tourbe maigre et légère. On expose ces mottes au soleil afin de les rendre inflammables, puis on les dispose eu tas, auxquels on met le feu. Les cendres éparpillées donnent un engrais, puis permettent d'obtenir une récolte de seigle ou d'avoine, sans avoir recours au fumier ou aux engrais chimiques. Depuis quelque temps, néanmoins, on emploie ces derniers, même pour les terres essartées.
(14) Dans beaucoup de communes du canton de Gedinne (arrondissement de Dinant), on vend l'essartage (appelé aussi gazonnage), au lieu de le partager entre les habitants. A Hautfays même, lorsqu'une partie de haute futaie est mise à blanc, l'essartage est également vendu. Le prix de vente est de 80 francs l'hectare, en moyenne, tandis que la valeur de l'essartage pour un hectare de taillis ne dépasse pas 15 francs (la couche végétale n'ayant eu que vingt ans pour se reformer, tandis que dans les bois de haute futaie elle est beaucoup plus ancienne, partant plus riche).
(15) D'après les règlements forestiers, le pâturage dans les virées, ne peut se faire que sous la conduite du pâtre de la commune, nommé par les propriétaires des voûtes qui forment la herde commune. En fait, ces règlements ne sont pas observés et, moyennant une redevance payée au pâtre communal, de 50 francs par tête de bétail, certains propriétaires font paître séparément leur bétail.
(16) L'enlèvement des feuilles mortes empêche la formation du terreau de l’humus produit par leurs détritus. « Point n'est besoin de rappeler que cet humus joue un rôle essentiel dans la bienvenue des peuplements et que son enlèvement par le soutrage constitue un crime de lèse-forêt... » Voy. Marchal, Formation et rôle de l'humus dans les forêts. Bulletin de la société centrale forestière de Belgique, mai 1897, p. 302 et suiv.
(17) Cette récolte se fait par l'un ou l'autre des procédés suivants : 1° on forme avec un balai, des tas de feuilles et de faines, que l'on sépare en les mettant dans un crible spécial ; puis on débarrasse les fruits de leur gaine, à la main ; c'est le procédé le plus ordinaire ; 2° lorsqu'il gèle, on place des draps de lit sous les arbres ; un homme grimpe dans les branches, les secoue et — les feuilles étant déjà tombées — fait tomber les faînes.
(18) La section de Smuid a été érigée en commune distincte après 1890.
(19)La pratique du culte catholique est si générale dans cette partie du Luxembourg, que — pour ne pas perdre une grande partie de leur clientèle — les coopératives socialistes de Hautfays ou de Rienne, ont, parmi leurs articles de vente des chapelets et des livres de prières.
(20) On appelle terres à champs, par opposition aux terres essartées, les terres soumises à une culture régulière.


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