RUGIÈRE, Paul (18..-19..) : La Psychologie du sous-marin (1919).

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Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux : nc) du Mercure de France. N°500 - T. CXXXII, 16 avril 1919.
 

LA PSYCHOLOGIE DU SOUS-MARIN
Par
PAUL RUGIÈRE.

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A ceux qui recherchent jusqu'où peut remonter leur vocation maritime, il ne peut échapper qu'elle puisa en partie ses premières illusions dans l'élégance et la coquetterie de l'ancienne marine ; enfants, ils s'extasiaient devant d'éclatants pompons, de grands cols bleus qui battaient de l'aile au souffle du mistral ; leur plus grande joie était de passer,dans l'ombre humide de poupes à galeries, et leurs rêves étaient traversés de blanches embarcations venant égoutter l'eau de leurs avirons au long d'escaliers monumentaux, aux lourdes boucles d'airain.

Et parfois leur déception fut grande, tant l'évolution technique manqua d'égards envers les soucis artistiques du bon temps jadis.

N'en serait-il pas de même pour qui a pu admirer, en aval du pont de la Concorde, les cuivres reluisants du Montgolfier, le jour où il lui faudrait vivre dans la rude réalité de la vie sous-marine ?

Et cependant, dans un cas comme dans l'autre, loin d'être déçues, de solides vocations se sont renforcées ; vers quelles sources allaient-elles donc plonger leurs racines ?... Loin de ces futiles apparences ; vers des vérités à la fois moins élégantes et plus belles, car ce qui les enchaîne à tout jamais à ces coques d'acier, c'est leur connaissance profonde de l'âme étrange et complexe du bateau.

L'âme du sous-marin! non point celle du commandant ; pas davantage celle de l'équipage... Il s'agit bien d'un tout unique, indivisible, quoique intégrant de multiples éléments : éléments humains et éléments matériels ; car c'est bien là qu'est la particularité du cas : quand on torture la matière jusqu'à lui arracher ses plus profonds secrets, ne réagit-elle pas, elle aussi ? Dans cet ensemble de mécanismes qui sont comme autant de défis de l'homme à la passivité matérielle, chaque appareil n'a-t-il pas son caractère, ses caprices, ses révoltes ? Est-ce bien tout-à-fait la vie de l'homme qui les anime? Non !... pas encore... Ne sont-ce pas, parfois, tout au contraire, les singularités de l'appareil qui font l'homme ?

Pour approfondir l'histoire de tel ou tel événement sous-marin il faut faire œuvre de romancier naturaliste... Les lois s'enchaînent inéluctables ; le détail d'aujourd'hui fera le grand geste de demain.

Telle physionomie vous attire parce qu'expressive : ainsi de l'aspect du sous-marin ; ses hommes ont dans les yeux la douceur vague des horizons marins, mais aussi la gravité qui naît de la conscience des responsabilités, et, dans la complexe apparence de ses mécanismes, ne peut-on pressentir qu'ils ont à triompher de difficultés telles que la science de l'homme a dû aller pour eux jusqu'à son extrême limite ?

C'est avec un étonnement un peu épouvanté qu'on contemple, au long des quais, ces formes étranges et qu'on rapproche de l'obstacle à vaincre la faiblesse et aussi l'habileté des moyens. Cependant, dans la navigation sous-marine, rien qui puisse, de prime abord, vous étonner... L'appréhension mène à la déception. J'en prends à témoin ce journaliste, qui, installé dans la chambre d'un commandant, exprima timidement le désir d'être prévenu au moment de la plongée : le bateau était depuis une heure à vingt mètres. Et aussi certain officier aviateur que l'on trouva, après dix minutes de plongée, absorbé par la lecture d'un précis de philosophie !

Il ne lui était même pas apparu, dans l'ennui de la manœuvre, que, pas plus que l'avion, le sous-marin n'est un « rampant», ayant, lui aussi, sa liberté de mouvements dans les trois plans ; que, comme lui, il a ses réflexes, plus lents, il est vrai, mais non moins réels, et que, si son léger rival aérien peut avoir son caractère fantasque d'insecte capricieux, il a, lui, le monstre d'acier, son âme pesante et grave, en laquelle mûrissent les froids calculs qui président aux implacables décisions.

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En dehors de toute influence du personnel, chaque sous-marin a son caractère propre ; il est de bons plongeurs, il en est de déplorables ; celui-ci ne s'enfonce volontiers que quand la mer vient du travers ; cet autre, bon bateau de surface, plonge comme un canard qui patouille : son arrière sort de l'eau, situation critique si un chasseur se trouve à portée.

On voit des bateaux refuser obstinément de plonger par gros temps ; mieux leur va, semble-t-il, de rouler et tanguer sur la lame ! L'instabilité de la position d'équilibre entre deux eaux fait que le sous-marin a toujours l'une ou l'autre de ces deux tendances fâcheuses : remonter et recevoir les coups de l'ennemi, ou encore couler... ce qui ne vaut guère mieux.

Au commandant de connaître ces tendances, aux équipes de barre de les combattre.

De même, chaque organe du bord a ses singularités ; leur connaissance et plus encore leur prévision sont mieux qu'une science, presque un art... assez obscur parfois. Voici un moteur électrique dont le collecteur s'entête à cracher des étincelles ; les praticiens l'entourent, consternés ; ils ont tout tenté ; les plus modestes se taisent, tandis que les savants se perdent en de stériles bavardages ; l'officier spécialiste arrive : il tâte telle ou telle pièce, examine d'un air convaincu, ne dit mot, met en marche... tout va bien! Pourquoi? qu'a-t-il fait ? le sait-il lui-même ? Secret professionnel !... Ainsi de certains médecins ; ils vous soignent et Dieu vous guérit...

Ainsi les fonctions se répartissent tout naturellement ; le marin soigne dans ses détails l'appareil qui lui est confié ; l'officier en second dirige cet entretien et les visites qui en découlent ; le commandant, dont les connaissances ont pris la valeur d'idées générales solidement établies, intervient dans les cas graves, et il lui faut, pour son prestige, réussir d'un mot... ou tout au moins en avoir l'air.

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Un trait domine la physionomie de l'équipage du sous-marin : il fait corps avec son bateau ; du commandant au matelot de pont, chacun sait que toute inattention peut être fatale ; chacun à bord a le'sort du bateau entre ses mains ; de là cette gravité dans l'accomplissement de la tâche quotidienne.

Rien ne rebute davantage qu'un travail sans but apparent ; mais, jusque dans le calme du port, ils travaillent, eux, pour défendre leur propre existence ; cette pompe qui ne refoule pas les empêchera de tenir la plongée ; une émersion du bateau trahira sa présence et causera sa perte sous les bombes ou les grenades ; cette perte électrique allumera un incendie en plongée ; le mauvais fonctionnement de ce compas provoquera l'échouage sur la côte ennemie. Ils savent tout cela.

Et ce qu'ils savent aussi — et qu'ils espèrent, — c'est qu'un jour viendra, dans un mois, dans un an... où, brusquement, l'ennemi passera ; en quelques minutes, toute cette énergie tendue depuis toujours, toute la synthèse de ces rudes labeurs va atteindre ses fins ; le mécanisme, tout entier tendu jusqu'à l'extrême limite de ses moyens, va s'ébranler frémissant vers la formidable destruction, sa raison d'être. Qu'un rouage, si minime soit-il, faiblisse un instant et tout cela aura été vain, tout !  les années de labeur et les milliers d'heures de veille et les dangers courus.

Or, combien d'équations faut-il résoudre pour solutionner ce problème : couler un ennemi ?

Que le commandant chasse dans de bonnes conditions ; le matériel résistera-t-il aux épreuves limites ? les équipes de barre tiendront-elles l'immersion, quel que soit le temps ? Que le lancement des torpilles soit bon : mais elles-mêmes, organismes délicats, répondront-elles aux espoirs du chef ? Des années d'entretien, tous les patients et constants efforts du réglage auront-ils suffi ? Que la torpille, si elle touche le but, explose dans de bonnes conditions : l'étanchéité de sa charge aura-t-elle résisté aux traversées prolongées et aux plongées profondes ?
Problème quasi insoluble que d'aucuns, filleuls de la Fortune, solutionnent du premier coup, sur lequel tant d'autres se sont penchés vainement malgré d'incroyables efforts !
Je sais des commandants, qui, ayant approché l'ennemi à trois cents mètres, en bonne position de lancement, ont vu leur bateau et leur périscope s'enfoncer dans l'eau et ont perdu ainsi à tout jamais la radieuse vision de la Victoire! Leur cœur était-il moins broyé que celui de tel autre qui, ayant lancé deux torpilles sur un sous-marin ennemi, vit l'une passer sous sa quille et l'autre bondir rageusement par-dessus son pont ?

Ingrate et paradoxale tâche! défi à la mer, défi à la matière, défi à l'homme !

L'aviateur qui se bat — en de gracieuses et légères arabesques — respire et voit ; dans la lente éclosion des drames sous-marins, l'homme étouffe et ne sait rien ; il pressent que, force cachée parmi tant d'autres dans le ventre magnifique de la mère des mondes, il doit, suivant l'inéluctable loi, préparer la mort et aussi s'y soumettre. Avant de la chanter comme bienfaisante Michelet s'est effrayé de la puissance de la mer, de ses colères, de ses haines ; mais chez le marin qui n'analyse pas, la résignation, fille de sa vocation, est immédiate.

C'est dans cette résignation que je vois l'origine de l'étonnante simplicité de cet être étrange : le marin, le sous-marin, il est, lui aussi, un grand enfant... un grand enfant très assagi.

Il a ses naïvetés, il a ses manies ; il n'écrit aux siens que dans tel coin sombre ; il croche son hamac dans d'inconfortables recoins, parce que, là, tout près, il y a son sac et, dans ce sac, le coffret aux vieilles lettres fanées ; il prend ses repas sous la pluie, mais sur son bateau ; son chef peut être dur parfois, — quoique paternel toujours, — mais c'est Son commandant.

Et nous négligerions un facteur essentiel de son existence en ne parlant point de son chien, le chien du bord ; non pas un toutou de luxe, mais un bon gros cabot « de gouttière », hideux souvent, sale toujours : Kaiser, l'horrible bull ; Pétrole, qui, après cinquante heures de plongée, fut promu quartier-maître ; Youyou, qui plongea avec la Circée devant Cattaro, traversa l'Adriatique en hydravion, si calme qu'on ne sut jamais qui ,du moteur ou de lui avait ronflé davantage ; et Benjamin qui, sur ses vieux jours, reçut une niche d'honneur : la villa Benjamin, munie d'une antenne de TSF ! Grands enfants touchants de naïveté que nos marins ! Et l'on comprend la jolie dédicace d'une de nos plus charmantes actrices, marraine de sous-marin : « A mes chers enfants héroïques... »

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De la connaissance approfondie de ce matériel avec tous ses caprices, de ces hommes avec leurs particularités naissent le mérite et la valeur de l'officier en second. Ombre du chef, éminence grise aux cent yeux, le « lieutenant », suivant des directives bien déterminées, règle en tous ses détails la vie précise du bateau : entretien, réparations, traditionnelle propreté, popote des mathurins. Reflet de son commandant, il en est le principal moyen d'action. Les marins demandent à être commandés ils apprécient l'ordre, pourvu que ne suive pas un contre-ordre ; le système D ne peut s'épanouir là où tout est complexité ; il leur faut la claire vision et l'organisation méthodique qui doivent caractériser leur lieutenant.

Et celui-ci, fier de l'universalité de son rôle, devient jaloux de ses fonctions ; il a des regards obliques quand le commandant s'occupe des détails ; il dit, plus encore quelles hommes :  Mes Diésel, Mes accumulateurs ; seulement si Ses Diésel et Ses accumulateurs ne marchent pas, il sait ce que son commandant en pensera.

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Car celui-ci, bien souvent, se contentera de penser... et de ne rien dire. Il représente à bord la personnification du Devoir et de la Connaissance, je ne dis pas de l'Autorité, car elle en découle et ne saurait s'imposer seule. Plus que ses paroles qui doivent être rares et pesées, — sa présence, ses regards sont à bord les régulateurs de toutes choses.

Le rôle du chef est plus psychologique que matériel.

Cet homme qui passe sans mot dire, avec parfois une tape amicale sur un dos voûté, de quelle puissance formidable ne jouit-il pas ? Et d'où la tire- t-il, cette autorité qui rend austères les visages les plus jeunes, calmes les tempéraments les plus exaltés ? Oui ! ce jeune homme, que vous avez rencontré insouciant, gai, étourdi peut-être, c'est ce même homme que vous voyez à bord grandi d'une surprenante grandeur I Commander ! oh ! l'insigne honneur et la redoutable charge. Partout où dans cette étude nous avons essayé d'isoler une influence, partout nous en avons été empêché par ce reflet qui est en toutes de la volonté du chef...

Synthèse du bord, hommes et choses ; vibrant de toutes leurs vibrations et les dirigeant aussi ; connaissant son bateau comme on se connaît soi-même, avec la crainte de ses défauts.
C'est cet homme qui leur dira : « Nous irons là ! » et ils iront. Pour eux il veillera, tandis que dans la nuit sinistre ils mettront en œuvre l'Usine monstrueuse ; pour eux il verra et seul il saura... et il verra et il vivra des heures de tragique angoisse... tandis qu'Eux, à ses pieds, accroupis en leurs passives attitudes, asservis à l'Unique Volonté, ils agiront avec le calme, qui naît de la confiance.

Commander ! c'est avoir entre les mains un merveilleux outil dont on sent le moindre battement de cœur ; c'est être le père de ces grands enfants qui ne vivent que de vous, esprit et chair... et c'est les mener au grand combat glorieux avec la certitude qu'ils ne vaudront que par vous ; que la Victoire ou la Défaite, c'est vous !

Heureux celui qui, dans l'angoisse des navigations périlleuses, entre les mines qui guettent, dans l'étau des puissances aveugles, a pu relever la tête et dire: « Mon bateau 1 Mes hommes ! »

Mais leur âme, leur âme à tous, hommes et machines, qu'est-ce donc, sinon leur chef ?

L'avoir compris, c'est commencer à pénétrer ce mystère, troublant parce que tellement surhumain, qu'est la Mort glorieuse de ceux qui ont voulu s'engloutir avec leur bateau. Parfois, au coin du feu, dans de lourds fauteuils, des bourgeois posés ont osé le discuter avec calme ; ils ne comprenaient pas que pas plus dans leurs crânes épais que sous le manteau de leur cheminée, les tempêtes du large n'avaient soufflé leurs ferments d'héroïsme. A l'école de la mer, l'arithmétique n'a point sa place ; pour ceux qui savent jusqu'à quelles couches profondes la tradition maritime va plonger ses racines, devant les héroïques victimes de l'Immense Sacrifice, il n'est qu'un geste possible : ployer le genou.

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Par un jour gris, sous un ciel pleurant d'ennui, j'ai vu une étrange coque que, des remorqueurs entraînaient ; plus un homme sur son pont ; plus un panneau ouvert ; plus aucun de ces mille détails par lesquels se manifeste la vie. Comme d'un sang coagulé, un rouge minium tachait de-ci de-là la coque sombre qui se raidissait, cadavérique, dans la pureté de ses lignes ; ainsi s'en allait à tout jamais ce qui avait été un glorieux sous-marin.

Les eaux glauques de l'Adriatique n'avaient pour lui aucun mystère ; sous les bombes des avions, au long des filets de Cattaro, dans les champs de mines de Raguse, longtemps il avait promené son insouciante témérité...

Et maintenant plus rien que cette masse d'acier et de bronze L'âme du sous-marin s'en était allée...

Et dans les yeux des marins, furtives, des larmes glissaient...

PAUL RUGIÈRE.



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