RAIGNIAC, Achille de (18..-18..) :  Notice sur les cultures maraîchères de Roscoff (1853).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.I.2017)
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : Deville Notices diverses 2020) du Tome VI - Année 1853 du Recueil des Travaux de la Société d'Agriculture, Sciences et Arts d'Agen, pp. 264-279.



NOTICE
sur
LES CULTURES MARAICHÈRES

DE ROSCOFF

PAR
M. ACHILLE DE RAIGNIAC
Membre résidant


~ * ~

Le jardinage et surtout la culture maraîchère ne sont pas d'une aussi petite importance qu'on pourrait le croire au premier aperçu ; les produits alimentaires que cette industrie fournit aux nations civilisées s’élèvent à des valeurs immenses. Ils sont d'ailleurs devenus dans l'hygiène de ces nations d'une nécessité indispensable ; leur production a fait naître et entretient dans une honorable aisance une population très nombreuse. D'un autre côté, les méthodes jardinières offrent à la grande culture des modèles dont elle ne peut, il est vrai, que bien rarement approcher, mais qui n’en doivent pas moins être pour elle le sujet d'une étude sérieuse et approfondie. La nature, en effet, toujours semblable à elle-même, n'a pas deux procédés différents pour faire croître les plantes dans les champs et dans les jardins. Duhamel, à qui l'on demandait quelle était la meilleure culture, répondit que c’était celle qui se rapprochait le plus de la culture d'un jardin. Olivier de Serres, dans son style figuré, appelle le jardinage l’orfèvrerie de l'agriculture et enseigne avec détail tout ce que l’on savait à la fin du seizième siècle sur la formation des jardins d'agrément, la culture des légumes et des fleurs. Il veut que sa maison de campagne soit munie de tout ce qui peut être utile et ornée de tout ce qui peut la rendre agréable. En Belgique, où la culture des champs est portée au plus haut point de perfection, on trouve aussi l'horticulture également en honneur. Un bon fermier ne se distingue pas moins par la bonne tenue de son potager, toujours décoré de belles fleurs, que par le bon état de ses bestiaux, la propreté et la luxuriance de ses récoltes. Enfin plusieurs économistes ont regardé l'abondance de beaux et bons légumes sur les marchés comme un signe certain du degré d'aisance et d’intelligence des populations rurales. La culture des jardins étant ainsi intimement liée à celle des champs, dans l’esprit des hommes célèbres qui nous ont tracé les règles de l’une et de l'autre, comme dans les habitudes des populations qui ont porté le plus loin le grand art de la production végétale, s'occuper de la première, c'est également travailler aux progrès de la seconde.

Mais par ces considérations puissantes, les écrivains agricoles qui depuis le commencement de ce siècle s'efforcent de tourner nos regards vers le sol et de nous exciter à le féconder, ont recherché avec soin et offert à nos méditations les exemples les plus remarquables de culture maraîchère. Ainsi, les marais de Paris, les jardins d'Amiens connus sous le nom d'Hatillons, ceux de Cavaillon dans le département de Vaucluse, de Honfleur à l’embouchure de la Seine et de Roscoff en Bretagne, ont été successivement décrits. Ces derniers ne sont certainement pas les moins curieux ; ce qui me fait penser que des renseignements sur leur culture, recueillis par moi-même sur les lieux, pourraient avoir quelque intérêt. Il serait même fort possible que je fusse le premier qui ait visité cette localité dans le but de l'étudier ; car il y a déjà dix ans de cela , et ce n’est que depuis cette époque que j'ai trouvé dans les journaux d'horticulture quelques mentions relatives à ce coin de terre qui a acquis aujourd'hui une certaine célébrité.

Pendant un séjour de dix-huit mois que j’ai fait dans le département d'Ile-et-Vilaine, j'avais souvent entendu parler des jardiniers maraîchers de Roscoff. J'avais appris qu’ils étaient en possession de fournir la Bretagne entière des plus précieux légumes tels qu’artichauts, asperges, choufleurs. J'avais vu au marché de Rennes, au mois de janvier, des artichauts fraîchement cueillis venant de Roscoff. Cette découverte n'avait pas médiocrement excité ma curiosité ; il me paraissait assez singulier que les primeurs vinssent des rivages de la mer du Nord.

Avant de quitter une contrée si différente de la nôtre et si intéressante sous tous les rapports, je formai le projet d'en voir les villes et les lieux les plus remarquables et je ne manquai pas de mettre Roscoff sur mon itinéraire. Je pris les informations nécessaires pour y obtenir les renseignements que je pouvais souhaiter et je fus adressé à François-Marie Tangui, qui était le plus considérable et comme le chef de cette colonie de jardiniers.

Roscoff est un gros bourg de douze à quinze cents habitants, situé au bord de la mer, à cinq kilomètres de Saint-Pol-de-Léon, dans le département du Finistère. L'aspect général du pays est presque plane, n'offrant que de légères ondulations suffisantes seulement à l'écoulement des eaux pluviales.

Le sol est assez consistant et repose sur le granit et le schiste. Il n'a pas beaucoup de profondeur et l'on rencontre assez souvent la roche inférieure dans les travaux de défoncement; il m'a paru retenir un peu l'humidité, ce n’est point un sol sec. Il est divisé en une infinité de petits enclos, ainsi que presque tout le pays depuis Morlaix et même depuis Brest : mais ici ils m’ont paru encore plus petits. Je n'en ai pas vu un seul d’un hectare d’étendue. La plupart n'ont pas au-delà de 30 ou 40 ares. Ces petits champs sont parfaitement clos, et voici en quoi consistent les clôtures. On élève d’abord sur la limite, et en pierre sèche, un petit mur de 30 à 50 centimètres de hauteur et même quelquefois davantage, que l’on continue en briques de gazon posées de champ et presque verticalement jusqu’à la hauteur de un mètre vingt, trente ou cinquante centimètres. Du côté intérieur on construit un mur semblable, tout en gazon et un peu plus incliné. L’intervalle des deux murs est rempli de terre, et la plate-forme qui le couronne est légèrement inclinée de l’extérieur à l’intérieur. Elle a généralement plus d'un mètre et souvent deux mètres de largeur. Elle est semée de graine d'ajonc qui lève facilement et forme bientôt, sur ce retranchement, une haie impénétrable. Ces haies qui se coupent tous les trois ou quatre ans servent au chauffage des cultivateurs, sans les dispenser de recourir à d'autres ressources fort inusitées, comme nous le verrons bientôt. Ces clôtures forment de très-bons abris contre les vents d’ouest et de nord très fréquents dans ces parages, et doivent, vu leur multiplicité, être d'une grande utilité sous ce rapport. C'est dans ces champs, ainsi disposés, que croissent ces beaux et excellents légumes qui vont jusqu’à Paris, en Angleterre et en Hollande.

 La culture est exécutée en grande partie à bras et à la bêche ; on y emploie, cependant, aussi la charrue. Les plus forts maraîchers ne cultivent pas au-delà de trois à quatre hectares ; mais beaucoup n'ont que cinquante ares. Les plantes cultivées sont très variées. Ainsi, ces petits champs offrent en même temps, et souvent dans un seul, du froment, du seigle, du méteil, du trèfle rouge, des pommes de terre en immense quantité, des asperges, des artichauts, des oignons, des choux pommés, des choufleurs, des brocolis et des petits pois. En fait de légumes, ce sont les asperges, les artichauts et les oignons qui occupent le plus d'espace. Toutes ces cultures sont tenues parfaitement nettes de mauvaises herbes et sarclées très souvent. Les asperges le sont plusieurs fois dans le printemps, pour faciliter leur sortie et ne pas y laisser une mauvaise herbe. On se sert pour cette opération d'un petit croc à deux branches recourbées que les ouvriers manient avec une grande dextérité. On sarcle les oignons de la même manière. Les pommes de terre sont bêchées plus profondément avec une petite houe à manche court qui se manie avec une seule main, l'autre étant uniquement occupée à enlever les mauvaises herbes. Cet instrument, dont le fer peut avoir de 20 à 28 centimètres de longueur sur 10 de largeur, pénètre à seize centimètres de profondeur. Il sert aussi à butter les pommes de terre, ce qui a lieu à la seconde façon. Tout ce travail se fait à genoux. J'ai vu un grand nombre de travailleurs dans les champs, le temps et l’état du sol étant très favorables, et tous apportaient à leur ouvrage, une grande attention et une admirable activité. Hommes, femmes, enfants et vieillards y étaient occupés. C'était le 13 juin.

On récolte sur le même terrain plusieurs espèces de légumes dans la même année. Ainsi, pour citer un exemple, on sème en février des oignons qu’on repique en avril pour les récolter à la fin d’août : dans les intervalles, on sème des panais qu’on arrache en octobre et qu'on remplace par du plan de brocolis qui a été semé en mars. Ces brocolis fleuriront en janvier et seront récoltés les premiers en février. Voilà trois récoltes en douze mois.

L'établissement d'un carré d’artichauts est basé sur les mêmes principes. On les plante généralement au printemps, en même temps que l’oignon. Le sol est préparé à la bêche, défoncé à 40 centimètres de profondeur, et fortement fumé soit avec du fumier d'étable, soit avec du goémon. On place les œilletons à un mètre en carré, et l'on remplit le terrain d’oignon. Les artichauts et les oignons croissent, ensemble sans se nuire. Ceux-ci sont enlevés au mois d’août. On donne une façon, et dès-lors la croissance des artichauts est telle, qu’ils donnent souvent des têtes en automne ou même en hiver. Car, à Roscoff, on en récolte pendant tout l’hiver lorsqu'il n'est pas très rude. Quelquefois les gelées les endommagent et détruisent les feuilles ; mais ils repoussent du tronc. Les carrés d'artichauts durent longtemps ; seulement après les premières années ils ne sont plus, aussi précoces. On les fume à l'entrée de l'hiver avec du goémon qu'on met simplement sur la terre autour du pied sans le butter. Au printemps, on mêle l’engrais au sol en donnant la première façon. On ne multiplie les artichauts que d'œilletons et jamais de graine.

Voici comment on opère pour les asperges. On les plante dans des fosses de 35 à 40 centimètres de profondeur sur un mètre de largeur et séparées par des intervalles un peu moins larges. La terre de la fosse s'amoncelle sur ces intervalles. On fume tant qu'on peut, mais non pas avec du goémon. On plante les griffes à un pied de distance environ, les deux rangées latérales tenues très près de la paroi de la fosse. Lorsque la plantation est terminée, il reste à peu près 20 centimètres de vide. Ce vide se remplit peu à peu chaque année au moyen de la terre mise en réserve sur les intervalles des fosses, et au bout de trois ou quatre ans le sol est complètement nivelé. Les années suivantes on creuse les intervalles pour recharger les asperges qui bientôt se trouvent sur des planches très bombées. Elles gagnent un peu de chaque côté, en sorte, qu’il ne reste bientôt plus entre les planches qu’un sentier indispensable au passage des ouvriers et à la cueillette. Ce rechargement ne peut, cependant, pas avoir lieu indéfiniment, car il faudrait creuser les sentiers plus qu'il n'est possible. Mais on peut toujours y remettre la terre que la pluie et les cultures en font descendre. On fume de temps en temps avant ou pendant l’hiver autant qu'on peut. Une aspergerie dure trente ans lorsqu'elle est bien entretenue.

Les Cultivateurs de Roscoff font un grand usage de goémon pour fumer leurs terres. Ils y emploient aussi le fumier d'étable et les cendres de leur foyer. Voici d'où proviennent ces cendres. J'ai dit que les fagots ou bourrées d'ajonc que fournissent les clôtures ne suffisaient pas au chauffage des habitants. Ils y suppléent avec la bouse de vache et le crottin de cheval qu'ils pétrissent ensemble et dont ils forment de petits gâteaux qu'ils font sécher au soleil. Pour les rendre plus maniables au moment de la fabrication, Ils y mêlent des menues pailles, des chenevottes de lin ; puis ils les lancent avec force contre les murailles des jardins et des maisons, où Ils se fixent en s'aplatissant et se sèchent peu à peu. On les rentre à couvert lorsqu'ils sont secs. Ils ramassent aussi du goémon pour le même usage. La mer fait ici l’office de forêt, en fournissant au chauffage des habitants de ses bords. La marée porte sur la grève, deux fois par vingt-quatre heures, surtout avec les gros temps, une immense quantité de plantes marines que les habitants ramassent, et dont le partage se fait d'une manière régulière. En outre, les rochers qui bordent la côte à une assez grande distance en mer sont couverts de ces plantes, dont la récolte a lieu périodiquement deux ou trois fois par an, avec défense d'y toucher dans les intervalles. On dessèche au soleil les goémons recueillis et on les renferme pour l'hiver. On dessèche aussi quelquefois ceux qu'on destine à l’engrais des terres pour économiser les frais de transport lorsqu'ils doivent être voiturés un peu loin. Les cendres provenant de ces plantes doivent contenir en grande quantité des sels de soude et agir avec énergie sur la végétation, comme stimulants.

On emploie comme amendement le sable très fin que la mer jette sans cesse sur la côte et qui est mêlé de débris de coquillages. On en fait surtout un grand usage dans les jardins murés, plus particulièrement destinés à la culture des fleurs et des racines, telles que la carotte, qui est ici un article considérable. On m’a dit à Morlaix, que les pluies et les limaces ayant détruit tous les semis de carottes, on n'avait plus de ressources que dans les roscovites. Je n'ai cependant pas vu cette racine cultivée dans les champs. Il est possible que les difficultés de sa culture sous cette latitude l’empêchent de dépasser l’enceinte des jardins qui entourent le bourg et qui par leur position sont les mieux abrités.

Roscoff est un exemple très remarquable des ressources que les hommes tirent de la mer. Elle leur fournit l’engrais et l’amendement pour leurs terres, leur chauffage, et une grande partie de leur nourriture par le poisson. Aussi ne faut-il pas s'étonner si l'on trouve partout en Bretagne le littoral plus riche et mieux cultivé que l'intérieur des terres. Sur le littoral on voit peu de seigle, la terre à seigle pouvant, grâce à l’engrais marin, donner du froment. A quelques lieues de la côte, le seigle et l’avoine reparaissent, parce que le goémon manque. Le trèfle rouge ou trèfle de Hollande accompagne aussi le sable calcaire ou marle. Là où cet amendement n'arrive pas, on ne trouve plus de trèfle rouge.

L'étendue de terrain ainsi traité en culture maraîchère peut être d'environ mille hectares, et le nombre des maraîchers de neuf cents ou mille ; car on estime qu'il faut un homme par hectare pour que la terre à légumes soit convenablement travaillée. Le prix de ces terres est actuellement de trois à cinq mille francs l'hectare, et leur valeur locative de deux à trois cents francs. C'est plus du double de ce qu'elles valaient il y a vingt ans.

Ce n'est pas seulement la culture maraîchère qui m'avait attiré à Roscoff ; j’avais aussi à voir l’ancien et magnifique jardin des Capucins, qui possède le figuier le plus remarquable qui soit peut-être en France. Cet arbre couvre une surface d'à peu près trois cents mètres carrés. Il a été planté auprès d'un mur de division du jardin. Les branches sont soutenues en partie par ce mur qui fait un retour à trois ou quatre mètres du tronc, et par une charpente établie sur soixante-deux forts piquets supportant de petits chevrons. On a assez de peine à passer dessous ; mais cette difficulté devient un avantage pour la cueillette des fruits. L’espace couvert a dans un sens 20 mètres de longueur et 17 dans l’autre. Le tronc a 1 mètre 75 centimètres de circonférence, à 1 mètre 50 centimètres de hauteur. C`est la grosse espèce blanche qui mûrit à la fin d'août. Il était alors couvert de fruits. Il souffre quelquefois de la rigueur des hivers, et il se ressentait encore de celui de 1838. Le jardinier s'est chauffé pendant un mois du bois qu'il fallut alors lui ôter par suite des gelées, Les figues, m'a-t-il assuré, sont fort bonnes. Il les vendait vingt centimes la douzaine, et à ce prix il en faisait pour beaucoup d'argent.

Dans le même jardin on voit un laurus nobilis très fort, de 1 mètre 10 centimètres de circonférence à 1 mètre du sol. Il a un peu souffert du même hiver qui fit tort au figuier. Althœa, calla œthiopica monstrueux, au pied d’un mur. Grenadiers, verveine en arbre, cistes, coignassiers du Japon, rosier multiflore, chèvre-feuille de la Chine, myrtes, aloës en pleine terre. Celui-ci a souffert, mais Tangui m'a assuré qu'il en avait vu fleurir un à la même place, qui donna une hampe de six mètres de hauteur. Il cultive en pleine terre et à l'air libre, une belle collection d’ixia, de glaïeuls et plusieurs amaryllis, qu’on ne voit ailleurs qu’en serre tempérée. Lorsque les gelées sont trop fortes, il couvre les ixia. Du reste, il n'a fait aucune observation thermométrique qui puisse servir à comparer la température de Roscoff avec celles d’autres contrées.

Ce jardin, qui appartenait anciennement à un couvent de capucins, est fort beau et renferme de magnifiques espaliers. Son étendue est de deux hectares entourés de murs de quatre mètres d'élévation. La plupart des poiriers étaient couverts de fruits ; les pruniers n'en avaient pas, les pêchers quelque peu, les cerisiers pas du tout. Les pommiers, qui ne sont point palissés et qui sont taillés en entonnoir le long des carreaux, avaient assez de fruits. Le sol est d'une consistance moyenne, assez humide. Les platebandes destinées aux plantes bulbeuses ont été souvent amendées avec du sable de mer. On y voit une belle serre construite presque uniquement pour la culture du chasselas. Elle était tapissée de pampres et de belles grappes dont les grains avaient, déjà la grosseur d'un pois. Le chasselas commence à mûrir dès le mois d’août, et se vend un franc la livre.

Tangui livre au commerce une grande quantité d’anémones, de renoncules et d’autres belles plantes à des prix très modérés.

Les cultures de Roscoff, qui ont pris depuis quelques années un si brillant essor, existent depuis deux siècles. Leur établissement primitif a dû être déterminé par la fertilité naturelle du soi, secondée d'une température plus douce que celle de l'intérieur des terres ainsi que cela se remarque sur les rivages de toutes les mers, et peut-être aussi de quelque autre circonstance qui a échappé aux observateurs. Ce fait que la température des côtes est moins froide en hiver et moins chaude en été que celle des terres adjacentes n'a été bien constaté que depuis peu d'années : mais on n'a pas, du moins à ma connaissance, déterminé jusqu'à quelle distance cette influence se faisait sentir. Nous venons de voir que les jardiniers de Morlaix avaient perdu leurs semis de carottes, alors que ceux de Roscoff avaient conservé les leurs. Ils m’ont dit aussi qu'ils ne pouvaient pas réussir dans la culture des ixia. Or Morlaix est à dix kilomètres de la mer. En passant à Quimper, j’ai été fort étonné de voir chez le Jardinier Pigam une immense couche semée en carottes et d'apprendre de lui que la culture de cette racine réussissait trop rarement en pleine terre pour qu'on put y compter. Quimper est à 14 kilomètres de la mer. D'après ces faits, trop peu nombreux sans doute, pour en tirer des conséquences générales, on serait autorisé à penser que l'influence de la mer sur la température des terres adjacentes ne s’étend pas d'une manière bien sensible au delà de cinq ou six mille mètres.

Dans cette notice, très incomplète sans doute, j’ai tâché de mettre sous les yeux du lecteur les cultures de Roscoff, l’intelligence de sa population maraîchère, les obstacles qu'elle a eus à vaincre et les avantages qu’elle a su tirer de sa position. Je ne puis mieux la terminer qu’en faisant connaître les moyens employés pour placer une masse aussi considérable de produits et réaliser enfin le fruit d’un si généreux labeur.

Depuis longtemps, les légumes de Roscoff étaient connus et attendus, à leur saison, dans toutes les villes de la Bretagne. Successivement, les Roscovites ont poussé leurs voyages plus loin. Aujourd'hui, Ils vont faire concurrence aux maraîchers de Paris. Les transports ont lieu par terre et par eau. Un bateau à vapeur partant deux fois par semaine de Morlaix pour le Havre, facilite beaucoup leur débit. Mais le roulage n'est pas pour cela abandonné. Souvent, un jardinier charge de légumes une charrette attelée d'un fort cheval. Il se dirige par Rennes, Angers, Le Mans, Chartres et d'autres villes, vendant sa charge d’abord et puis achetant d’autres articles tels que ail, échalotes, dont il sait avoir le débit à Paris. Après avoir achevé de placer sa cargaison dans la capitale, il s'informe aux bureaux de roulage et s'arrange de manière à ne pas retourner à vide.

La mer aussi est aux ordres des Roscovites. Ils sont très bons marins. L'Angleterre est tout près. Plusieurs maraîchers se réunissent pour charger une forte barque qu'ils conduisent eux-mêmes et les voilà à Plymouth, à Douvres, à Londres et jusqu'en Hollande. Une personne digne de foi m'a assuré qu'ils s’occupaient à l'époque où j'étais chez eux, des moyens de faire arriver leurs produits à St-Pétersbourg, débouché que la navigation à la vapeur rend peut-être possible et qui pourrait être très avantageux. Ainsi, ces hommes d'une nature forte, énergique et patiente, sont à la fois jardiniers, rouliers et marins ; développant dans toutes ces professions l'intelligence, l'activité et la persévérance qui sont indispensables au succès, mais qui ne suffiraient pas si l'on n'y joignait l'ordre et l'économie. Ces qualités ne manquent pas plus aux Roscovites que les premières. Ils sont très sobres et il est à noter que les excès de boisson, si fréquents parmi le peuple dans toute la Bretagne, sont pour ainsi dire inconnus à Roscoff.

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