PRAVIEL, Armand (1875-1944) :  L'Affaire Urbain Grandier, Variété historique inédite (1940).
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-224) du numéro 224 (mars 1940)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



L'Affaire Urbain Grandier


Variété historique inédite

PAR

ARMAND PRAVIEL

~ * ~



...Dans ce siècle encore désordonné, le clergé, pareil à une grande nation, eut sa populace, comme il eut sa noblesse ; ses ignorants et ses criminels, comme ses savants et vertueux prélats. Depuis ce temps, ce qui lui restait de barbarie fut poli par le long règne de Louis XIV et ce qu'il eut de corruption fut lavé dans le sang des martyrs qu'il offrit à la Révolution de 1793.

(VIGNY, Cinq-Mars, II.)


I.
LA TRAGÉDIE DE LOUDUN.

Le 23 juin 1634, la ville de Loudun, qui était alors une importante cité du Poitou, à la fois ancienne place forte et capitale provinciale, fut le théâtre d'un des plus extraordinaires spectacles qui se puisse imaginer.

Le romantisme a voulu, suivant sa coutume, en forcer les effets. Tentative bien vaine, puisqu'il suffit simplement de mettre en ordre et de reproduire des documents indiscutables.

A travers une foule compacte, — la cité comptait alors 14.000 habitants, et ce chiffre était largement doublé par l'afflux des campagnes environnantes — une étonnante procession défilait à grand'peine. Dans les ruelles tortueuses, où les maisons à encorbellement semblaient vouloir se rejoindre par en haut, et où fenêtres et balcons supportaient les curieux par grappes, des archers à barbe pointue, armés de longues hallebardes, se frayaient très difficilement un passage. On en jugera quand on saura que, pour se rendre du couvent des Ursulines, rue du Pâquin, jusqu'à l'église Sainte-Croix, c'est-à-dire pour parcourir quelques centaines de toises, le cortège qu'ils précédaient mit près d'une heure.

Les soldats avançaient deux par deux, fendant les rangs serrés, où se confondaient toutes les classes et tous les âges ; puis, se partageant en files, de chaque côté de la chaussée dégagée, ils encadraient une série de personnages, objet de la plus intense curiosité.

En tête, une religieuse ursuline, dont la démarche un peu saccadée et la taille irrégulière n'empêchaient point qu'elle n'apparût d'une singulière beauté. Grande, ne portant sur sa robe d'autre signe distinctif qu'un immense rosaire à grains noirs, tombant de son cou à ses pieds et se terminant par une croix d'or, elle joignait de belles mains pâles, comme celles d'une orante de marbre. Son voile relevé, contre la coutume, laissait voir son visage, dont la blancheur éclatante ressortait encore davantage sur la couleur brune du capuchon, ses traits fins et contractés, ses yeux noirs étincelants d'une profonde passion. C'était sœur Jeanne-des-Anges, supérieure de son couvent, bien qu'elle accusât encore une grande jeunesse.

Elle était suivie immédiatement par huit de ses filles, que l'on reconnaissait aisément, leurs figures étant aussi découvertes. On les nommait au passage : Claire de Saint-Jean, Louise de Jésus, Catherine de la Présentation, Agnès de Saint-Jean, Jeanne du Saint-Esprit, Monique de Sainte-Marthe et Séraphique Archer, appartenant toutes, sauf la dernière, aux plus illustres maisons.

Les gardes éprouvaient toutes les peines du monde à protéger contre l'indiscrétion de la foule ces religieuses brutalement dévoilées, et que, depuis plus d'un an, entourait une légende démoniaque.

De l'aveu de l'Eglise et des pouvoirs publics, elles étaient, en effet, « possédées » de tous les diables de l'enfer.

Cette étrange et sinistre renommée leur communiquait une assurance, une dureté de regards, une contraction de traits, en violente opposition avec la cohorte pudique et pieuse de leurs sœurs, qui les suivaient en priant et en pleurant.

Après un assez large intervalle, parut une silhouette solennelle et bénissante : Mgr Henry-Louis Chasteignier de La Rocheposay, évêque de Poitiers, mitre en tête, crosse en main, couvert des ornements épiscopaux et d'une lourde chape d'or, s'avançait lentement, au milieu des agenouillements et des hommages empressés. Sa figure, large et paisible, n'exprimait que l'ennui d'avoir quitté sa somptueuse résidence de Dissay, près de sa ville métropolitaine, pour présider à une pareille manifestation. Derrière lui, piétinait un nombreux clergé séculier et régulier, chanoines, curés, moines de tout ordre, eux aussi en costume de chœur, avec aubes et étoles.

On attendit un instant. Entre les files serrées des archers, vint un homme de grande taille, vêtu d'une imposante robe rouge : Jehan de Martin, baron de Laubardemont, premier président à la cour des Aides de Guyenne, commissaire royal. Maigre, brun, le nez long et aquilin séparant deux yeux enfoncés dans leurs orbites, sous un front haut et chauve, que dissimulait une ample calotte noire. « Il avait la figure d'un Basile et le regard d'un Néron », a dit Vigny. Il passa, entre MM. de Dreux, lieutenant général à Chinon, et de La Barre, lieutenant particulier au même lieu. Il précédait la troupe laïque des gens du Roi.

Le cortège se terminait, avant une dernière escouade, par le groupe qu'attendaient, entre tous les autres, les milliers de spectateurs haletants : un prêtre quadragénaire, vêtu de noir, aux traits nobles et beaux, portant moustache et barbe en pointe à la mode de l'époque, et cheminant gravement, sans honte ni forfanterie entre le geôlier Bontemps et le greffier Nosay. C'était M. Urbain Grandier, curé de Saint-Pierre du Marché, chanoine prébende de la collégiale Sainte-Croix : le plus haut personnage ecclésiastique de Loudun, accusé comme magicien d'avoir lâché les démons sur le couvent des Ursulines. On l'amenait à l'église, pour le confronter avec ses victimes.

Au-dessus de ce tableau stupéfiant, toutes les cloches de la ville bombaient furieusement.

Vers trois heures après-midi, le tribunal, à la fois ecclésiastique et civil, avait réussi à s'installer dans le chœur, dont la pénombre, contrastant avec l'éclat du dehors, s'augmentait des tentures noires, qui recouvraient les sièges, les tapis, les degrés. On alluma quelques cierges. Mgr de La Rocheposay monta à son trône, entouré de sa suite. Les juges s'assirent dans le sanctuaire. Laubardemont fit signe qu'on plaçât Urbain Grandier sur un escabeau, non loin de lui. Et, pour calmer le tumulte de la foule qui remplissait les nefs, malgré les barrages des archers, on récita force prières. Les Ursulines avaient été conduites à la sacristie.

Les oraisons étant dites, la séance commença.

Tout d'abord, on présenta à l'abbé Grandier divers objets hétéroclites, qu'il aurait magiquement expédiés dans le couvent, tout chargés de sortilèges ; des cendres, des vers, des poils, des rognures d'ongles, des matières indécises, des pépins d'orange, des marques sanglantes et desséchées, un tuyau de plume, un petit faisceau de cinq pailles... Contradictoirement, le curé demanda ce que cela voulait dire, et une troupe de médecins-légistes affirmèrent que c'était le signe de Satan. Inutile d'insister. M. de Laubardemont ordonna d'apporter et d'allumer un réchaud ; il y brûla gravement ces bizarres pièces à conviction.

— Veuillez amener les possédées, ajouta-t-il. Ici, Mgr de la Rocheposay s'étant agenouillé de nouveau, on récita le Confiteor.

Adjutorium nostrum in nomine Domini, psalmodia solennellement le prélat.

Il donna la bénédiction pontificale, et se rassit. Alors s'avança dans le chœur un père récollet, nommé Lactance. C'était lui qui dirigeait les exorcismes. Il avait inventé une nouvelle manière de confronter le curé Grandier et celles que l'on disait possédées par sa faute. Puisqu'il était prêtre et niait être magicien, qu'il exorcisât lui-même les Ursulines ! Il demanda au tribunal d'autoriser cette épreuve.

M. de Laubardemont se récusa, disant que ces matières se trouvaient hors de sa compétence. Seul, Mgr de La Rocheposay avait le pouvoir de décider. Ce que fit Sa Grandeur avec quelque ennui.

Le R. P. Lactance s'approcha de l'accusé et lui tendit une étole, que celui-ci, après en avoir obtenu la permission, passa à son cou ; ayant ensuite pris un rituel, il vint s'agenouiller devant l'évêque, qui lui octroya une bénédiction de plus. Et toute l'assemblée, prosternée, chanta le Veni, Creator.

Pour mesurer l'illogisme tragique de cette scène, il faut retranscrire ici le dialogue qui s'engagea dès après l’amen.

— Monseigneur, qui dois-je exorciser ?

— Ces filles.

— Quelles filles ?

— Ces filles possédées.

— Tellement, Monseigneur, que je suis obligé de croire à la possession ; l'Eglise la croit, je la crois donc aussi ; quoique j'estime qu'un magicien ne peut faire posséder un chrétien sans le consentement de celui-ci.

Opinion particulière, qu'il était hardi de soulever en un pareil moment, et qui excita un tumulte où se croisaient les arguments ; il fut bientôt arrêté par l'arrivée des étranges Ursulines.

Le R. P. Lactance alla chercher d'abord la sœur Catherine de la Présentation ; mais ses compagnes, à peine eurent-elles aperçu le chanoine Grandier qui les attendait, poussèrent des cris épouvantables qui glacèrent d'effroi l'assistance. La vue de cet homme semblait les galvaniser. Elles ne tenaient plus en place. On ne put les arrêter.

La supérieure et la sœur Claire de Saint-Jean échappèrent aux moines qui les entouraient, bondirent jusqu'à l'accusé, et, sans lui laisser le temps de proférer une parole, le couvrirent d'insultes grossières, lui reprochèrent son aveuglement, son opiniâtreté, avec une véhémence et une volubilité inouïes.

Cependant, il fallut bien qu'elles s'arrêtassent. Le curé en profita pour demander à interroger ces malheureuses en grec. C'était le seul moyen pour lui de montrer qu'il n'y avait là que comédie.

Il était admis que les démons, s'exprimant par la bouche des possédés, pouvaient s'exprimer dans toutes les langues ; mais si l'inculpé n'avait devant lui que des simulatrices, auxquelles l'usage quotidien des offices permettait de s'assimiler un peu de latin d'église et de cuisine, il n'en était pas de même pour le grec, où elles ne connaissaient que Kyrie eleison.

Aussi, d'abord, protestèrent-elles.

— Ah ! tu es fin ! s'écria sœur Jeanne-des-Anges. Tu sais bien que c'est une des conditions du pacte fait entre toi et nous — sous-entendu les démons — de ne répondre point en grec.

Cependant, Mgr de La Rocheposay autorisait l'usage de l'idiome d'Homère, à la condition toutefois que Grandier écrivît d'avance ce qu'il voudrait demander aux Ursulines, afin que chacun pût suivre facilement l'épreuve.

Malgré une telle atténuation, les religieuses redoublèrent de cris et d'extravagances. Certaines, tombant en convulsions, se roulaient par terre, rebondissaient en arc de cercle, ne reposant plus sur le sol qu'avec le crâne et les talons ; d'autres, tirant une langue noire et tuméfiée, agitaient la tête en tous sens ou se frappaient le front avec leur orteil ; d'autres se tordaient dans des poses obscènes, mimant, quoique vierges, les plus lubriques transports ; mais, surtout, elles hurlaient, l'écume à la bouche, qu'elles voulaient étrangler leur exorciste improvise et lui rompre le cou.

— Eh bien, Monseigneur, dit-il en s'adressant à l’évêque toujours impassible, si vraiment ce sont les démons qui se déchaînent contre moi, je consens à ce qu'ils m'étouffent, tout au moins qu'ils me marquent d'un signe indélébile... Mais à une condition : c'est que nulle de ces pauvres filles ne puisse m'approcher.

Ce défi, qui méritait une discussion sérieuse, l'avait à peine amorcée, que le sabbat, un instant interrompu, recommençait de plus belle. La fureur érotique des malheureuses énergumènes ne connaissait plus de bornes, à l'effroi, à la stupéfaction ou à la joie grossière de la foule, qui grondait sourdement et moutonnait dans l'enfilade des nefs. Beaucoup cédèrent à de nouvelles crises nerveuses, qui affectaient les formes les plus diverses ; on en voyait qui par derrière se frappaient l'occiput à coups de talons, ou qui rampaient sur le dos, les jambes ouvertes, comme écartelées, en se livrant aux spasmes les plus violents ; il y en eut, qui, poussant des aboiements de chiennes, déchirèrent leurs vêtements, montrèrent leurs seins érigés et frémissants, et se labourèrent la poitrine avec leurs ongles ; mais les enragées voulaient toujours égorger Urbain Grandier. Comme on les maintenait loin de lui, elles se déchaussaient, et lui lançaient leurs pantoufles à la tête.

— Allons, voilà les diables qui se déferrent, dit-il avec un grand calme ironique.

Car, au milieu de cette orgie sacrilège, il demeurait impassible, les yeux en haut, récitant des prières.

A un moment, il entonna d'une voix forte le Miserere, et, une partie de l'assistance le reprenant avec lui, la douloureuse mélopée liturgique étouffa les clameurs de la folie. Alors, se voyant submergées, les neuf Ursulines bondirent comme des ménades. Juges, exorcistes, moines, ecclésiastiques de tout rang, s'interposèrent, et, sur un geste de l'évêque de Poitiers, les archers s'avancèrent, emmenèrent rudement les démentes à la sacristie, où, seules enfin, elles s'écroulèrent, épuisées.

Voilà, d'après les récits des témoins oculaires et les documents de procédure, ce qui se passait à Loudun, bonne ville policée, le 23 juin 1634, en la vingt-quatrième année du règne de S. M. Louis XIII, dit le Juste, au moment où Pierre Corneille faisait jouer la Suivante et méditait le Cid.

Il y a là, dans cette histoire célèbre, un drame tellement mystérieux, tellement extravagant qu'il ne nous a point semblé inutile de le résumer une fois encore, le plus simplement et le plus clairement possible, et d'en essayer une explication acceptable et humaine.

Et d'abord, en le dégageant de toutes les imaginations, rêveries, apologies ou accusations outrées, quel était ce personnage étrange d'Urbain Grandier, dont la famille existe encore, fort honorablement représentée, et qui vient de nous apparaître sous des aspects si troublants et si contradictoires ? Voilà ce que nous allons nous efforcer d'exposer.


II.
HISTOIRE D'URBAIN GRANDIER

C'est à Bouère, près de Sablé, dans le diocèse du Mans, terre paisible, s'il en fut, et sans mysticisme exagéré, que naquit le jeune Urbain, en 1590, des justes noces d'un excellent notaire royal et de demoiselle Jeanne-Renée Estièvre, dans un milieu de bonne bourgeoisie cossue, où la vie s'écoulait régulière et facile. Trois frères, François, René et Jean, deux sœurs, Jeanne et Françoise, lui succédèrent et peuplèrent le foyer. Si bien que pour le décongestionner un peu, l'oncle Claude, chanoine de Saintes, étonné de la précoce intelligence de l'aîné de ses neveux, le prit avec lui, dans la glorieuse ville de Saint-Eutrope, lourde de si beaux souvenirs, et commença son éducation ; puis, il le confia aux jésuites de Bordeaux, qui s'intéressèrent spécialement à lui, comme à l'un de leurs meilleurs élèves. A vingt-cinq ans, âge normal, Urbain fut ordonné prêtre.

Quoique ses anciens maîtres l'eussent laissé libre de rester dans leur compagnie, il manifesta quelque vocation et entra au noviciat. Cependant, il ne devait pas faire profession. Au bout de deux ans, il rentra dans le clergé séculier, mais sans s'aliéner en aucune façon les sympathies et l'affection des Révérends Pères, qui, dès 1617, lui firent attribuer la cure importante de Saint-Pierre-du-Marché, à Loudun, et, quelque temps après, le camail de chanoine prébende de la collégiale Sainte-Croix.

Il atteignait à peine sa vingt-huitième année, et l'on pensera peut-être que cette nomination fut hasardeuse ; elle prouve seulement en quelle haute estime le tenaient des hommes d'expérience pour l'envoyer occuper, dès ses débuts, un poste aussi difficile, dans une cité hier encore presque entièrement protestante.

Urbain Grandier n'était donc pas un mince personnage. Appartenant à une lignée, où l'on avait remarqué le théologien Nicolas Gautier et l'historien provincial Gilles Ménage, remarquablement instruit et disert, pourvu de bons bénéfices, favorisé d'illustres amitiés, il ne tarderait pas à devenir l'homme le plus en vue de la région. Il était arrivé, en août 1617, en compagnie de sa mère récemment veuve, de ses frères, dont il devait faire, de l'un, François, son vicaire, de l'autre, René, un conseiller au bailliage, du troisième, Jean, un prêtre libre, et de ses sœurs, dont il marierait bientôt l'aînée. Tout lui souriait. Les huguenots eux-mêmes se pressaient autour de sa chaire. Salons et châteaux s'ouvraient pour l'accueillir. Il était jeune, beau, éloquent, charitable, d'un esprit libre et informé... Comment cette insolente fortune n'eût-elle pas soulevé la jalousie-dans le milieu provincial ?

Cela d'autant plus que le curé de Saint-Pierre du Marché n'était pas sans défauts. « Il avait de grandes vertus, a écrit son compatriote Ismaël Boulliau à Gassendi, mais accompagnées de grands vices, humains néanmoins et habituels à l'homme. Il était docte, bon prédicateur, bien disant, mais il avait un orgueil et une gloire si grands, que ce vice lui a fait pour ennemis la plupart de ses paroissiens, et ses vertus lui ont attiré l'envie de ceux qui ne peuvent paraître vertueux, si les séculiers ne sont diffamés parmi le peuple ».

Cette dernière phrase souligne que, ses premiers adversaires, le chanoine les rencontra parmi les réguliers et notamment les carmes, qu’il s'amusait à critiquer fort inconsidérément. Il appartenait à ce genre d'ecclésiastiques qui, très spirituels, n'ont pas le courage de taire un bon mot. Ce défaut est dangereux quand on appartient à un corps organisé et hiérarchisé ; dans l'Eglise, il devient impardonnable.

Et puis, Urbain Grandier n'était pas de mœurs irréprochables. Il l'a avoué lui-même. Mais que d'excuses ! Il tombait en un pays où courent sur les dames force proverbes irrévérencieux. N'oublions pas que Rabelais, peu de temps auparavant, avait écrit que « le diable, montrant au fils de Dieu tous les royaumes du monde, s'était réservé pour domaine Chatellerault, Chinon, Domfront, et surtout Loudun... »

Fin, distingué, aimable, cherchant à plaire, le jeune curé ne compta plus ses succès féminins ; les plus retentissants commencèrent à lui attirer de graves ennuis.

Il y eut d'abord l'aînée des deux filles du procureur du roi, Louis Trincant. Le procureur du roi !... Vraiment, on pourrait être plus circonspect.

Cette jeune demoiselle se nommait Philippe et était fort jolie. Ses relations avec Urbain Grandier ne furent un mystère que pour son père, veuf ; mais enfin le scandale éclata. On parla d'un accouchement clandestin, dont le magistrat essaya de faire supporter les conséquences par une amie de sa fille, jusqu'au jour où il pourrait la marier avec son successeur, Louis Moussaut du Fresne, la charge tenant lieu de dot.

Il y eut ensuite Mlle Madeleine de Brou, troisième enfant du sieur de Ligueil, conseiller du roi. Celle-ci, plus vertueuse, semble bien, par sa résistance, avoir pesé davantage sur la destinée du brillant curé ; car, pour vaincre ses scrupules, il composa à son usage un traité, savamment argumenté, contre le Célibat des Prêtres, où il démontrait que promettre une chose impossible n'a aucune valeur ; et il se lia avec elle par un mariage secret, contracté nuitamment dans sa propre église.

On devine si tout cela pouvait demeurer absolument caché, dans une ville comme Loudun, où les murs ont des yeux toujours ouverts. Caquets et médisances firent rage. Les lettres anonymes tombèrent en pluie, et les libelles... Alors, commencèrent les altercations et les procès.

Madeleine de Brou poursuit en justice l'apothicaire Adam comme diffamateur, sur l'instigation du curé, et le fait si durement condamner qu'il sort de l'affaire ruiné complètement. Condamné aussi, le lieutenant criminel René Hervé, qui avait insulté Grandier dans une cérémonie publique à Notre-Dame du Château, à cause de sa gentille cousine qu'il accusait le chanoine de serrer de trop près, car son union morganatique et passablement irrégulière avec Madeleine de Brou ne l'empêchait pas de nouer toutes sortes d'intrigues diverses. Si bien que les uns, comme le sieur Moussaut du Fresne, futur beau-père de Philippe Trincant, s'ils le rencontraient de nuit dans leur rue, l'attaquaient à coups d'épée ainsi qu'un vulgaire larron d'amour, et que les autres, comme MM. Louis et Charles Chauvet, convaincus que leurs femmes étaient ses maîtresses, adressaient des suppliques à l'évêque de Poitiers pour être dispensés de recevoir les sacrements, dans leur paroisse, des mains d'un pareil débauché.

Bref, un prêtre assez indésirable dans le diocèse, malgré ses éminentes qualités. Cependant, s'il avait déjà soulevé, parmi le clergé et les dévots, de solides haines, il les bravait d'un cœur indomptable, s'étant assuré d'illustres amitiés.

Il avait conquis d'emblée celle du vieux poète et historien Scévole de Sainte-Marthe, qui, octogénaire, était venu se retirer dans cette ville de Loudun, qu'il sauva jadis du pillage au temps des guerres de religion, et à laquelle il devait le beau titre de « Père de la Patrie ». Auprès de cet homme vénéré, il avait rencontré Théophraste Renaudot, dont la Gazette lui était acquise (1), l'astronome Ismaël Boulliau, le bailli Guillaume de Cerizay de la Guérinière, le conseiller au bailliage Charles Rogier et son frère Daniel, médecin estimé, l'admirable de Thou, le prince de Galles, et surtout les fils du maître du logis, continuateurs de la Gallia Christiana.

On voit en quel Olympe vivait le curé de Saint-pierre ; il croyait pouvoir y mépriser impunément la haine, la jalousie, l'indignation de quelques vagues humanités.

Malheureusement, en 1623, le 29 mars, il recueillait le dernier soupir de son grand protecteur. Ce fut pour lui un coup tellement sensible que, le jour des obsèques, il ne put prendre la parole ; il était suffoqué par les larmes. Six mois après seulement, au cours d'un service solennel, qu'il célébra en présence de délégations venues de Poitiers, de Chinon, de Châtellerault, il laissa parler son cœur » dans une magistrale oraison funèbre, dont un chroniqueur disait :

Ce n'est pas sans grande raison
Qu'on a choisi ce personnage
Pour entreprendre l'oraison
Du plus grand homme de son âge ;
Il fallait véritablement
Une éloquence sans faconde
Pour louer celui dignement
Qui n'eut point de second au monde.

C'était une sorte de chant du cygne. L'heure des belles réunions intellectuelles, où avait prospéré à Loudun une véritable académie, était finie. On essaya vainement de la prolonger en des salons vulgaires, où Grandier ne trouvait plus à faire apprécier que son esprit mordant et incisif, et son pouvoir de séduction : de quoi multiplier encore ses ennemis.

Ce qui le sauva alors, c'est qu'il rencontra un puissant appui en la personne du nouveau gouverneur de Loudun, le comte Jean d'Armagnac, chef de la branche cadette de cette célèbre famille. Celui-ci séjournait peu dans l'imposante demeure que lui offrait le vieux château fort de la ville ; il vivait plus souvent à la cour, où l'attachait sa charge de premier valet de chambre du Roi, mais la comtesse y restait davantage et prolongeait sur le curé de Saint-Pierre la protection de son mari. Grandier en vint à être une sorte de gouverneur in partibus, maître des faveurs royales. Il en usait sans beaucoup de discrétion.

M. le docteur Gabriel Légué a conté tout du long et avec beaucoup de détails nouveaux les querelles et les procès acharnés qui remplirent la vie d'Urbain, jusqu'au coup de tonnerre qui la termina. Il faut tout de même les résumer ici, pour expliquer les folies de haine que cet homme de grande valeur, mais d'orgueil invincible avait amassées contre lui. Encore ne peut-on les comprendre vraiment si l'on ne réussit à imaginer ce que pouvaient être les passions aigries, heurtées, exaspérées, dans une petite ville de ce genre, à cette époque où le clergé sortait à peine des tourmentes religieuses, et où la grande réforme que devaient mener à bien le Père de Bérulle, M. Olier, saint Vincent de Paul était à peine commencée.

En premier lieu, l'affaire Le Mousnier.

Ce Le Mousnier était un chanoine irascible de Saint-Léger-du-Château, qui s'en était pris à M. Maurat, le vieux doyen du chapitre de Sainte-Croix. Le curé de Saint-Pierre, ouvertement, se déclara en sa faveur, et, sachant le bon droit de son côté, n'hésita point à porter le litige en chaire, devant ses paroissiens, qu'il fit juges de sa conduite. L'autre ne voulut point se déclarer vaincu ; il vint dans l'église, apostropha le prédicateur, qui, non content de lui répondre de foudroyante manière, descendit à sa rencontre. Urbain n'était pas seulement un orateur fougueux et un dialecticien redoutable : il ne craignait personne au pugilat. Une bataille épique s'engagea, en pleine nef, sous les yeux des fidèles épouvantés, mais vite rassurés, car Le Mousnier fut obligé de s'enfuir en troussant sa soutane et de laisser le champ libre au vainqueur. Ce dernier ne se contenta pas d'un triomphe aussi peu ecclésiastique ; il tint à obtenir gain de cause sur toute la ligne ; poursuivant son adversaire devant le présidial de Poitiers, il le fit durement condamner, le 21 avril 1620.

La bataille n'allait pas se terminer là. Un neveu de Le Mousnier, l'abbé René Bernier, curé de la paroisse des Trois Moutiers, prit fait et cause pour son oncle et vint, à la sacristie de Saint-Pierre, provoquer son confrère en combat singulier. Grandier, nous l'avons déjà dit, ne reculait en aucune occasion. Retroussant ses manches, il administra à son agresseur une volée tellement magistrale que celui-ci le vit désormais dans tout ce qui lui advenait de fâcheux. A quelque temps de là, ayant été attaqué, blessé grièvement et dépouillé par des malandrins, alors qu'il regagnait nuitamment son presbytère, il accusa son ennemi de Loudun, d'avoir cherché à le faire assassiner. Et il intenta contre lui une action judiciaire, soutenu par René Hervé, ce lieutenant criminel, dont nous connaissons déjà l'animosité pour d'autres raisons. Peines perdues ! En pleine faveur alors, le défendeur se disculpa victorieusement et les fit renvoyer déboutés, battus et fort mécontents.

Car — et ceci est un autre trait distinctif essentiel de son caractère — Urbain était chicaneur en diable. Très habile, très actif, il gagnait ses causes avec maestria, discernant fort bien à quelles juridictions il lui était plus favorable de s'adresser et quels moyens il devait de préférence employer.

C'est ainsi que, au cours des années suivantes, nous le voyons avoir raison du marquis de La Motte Chandenier, qui, ne voulant pas compromettre sa dignité en justice, lui avait lancé aux trousses son portier Jacques Caillé. Il se débarrasse victorieusement du chanoine Jehan Mignon, que nous retrouverons bientôt, et qui avait suscité contre lui son oncle Barot, président aux Elus de Loudun, et l'avocat Pierre Menuau, ancien soupirant éconduit de la belle Madeleine de Brou.

Procédurier, le chanoine Grandier était doué aussi d'un esprit de taquinerie les plus dangereux. On en trouve la preuve la plus éclatante dans l'incident du baptême Moussaut.

On se rappelle que le procureur Louis Trincant, désireux de réhabiliter sa fille Philippe, après sa scandaleuse liaison avec l'abbé Grandier, l'avait mariée à son successeur dans sa charge. Quand il naquit un enfant légitime à ce nouveau ménage, et qu'il s'agit de le baptiser à Saint-Pierre du Marché, le curé, qui aurait eu tous les motifs du monde de s'effacer, prétendit s'imposer et revendiqua ses droits à cette fonction, malgré le refus formel de la famille. Comme d'habitude, on en arriva rapidement à des heurts pénibles. Dès que le cortège aperçut l'officiant auprès des fonts baptismaux, il rebroussa chemin avec éclat.

D'où encore un procès, qui alla fort loin, puisqu'il s'agissait de l'enfant d'un magistrat ; grâce à Jean d'Armagnac, le terrible Grandier fit encore condamner ses adversaires. La bagarre judiciaire allait toujours s'amplifiant. Elle prit de graves proportions avec l'affaire Thibault.

M. Jacques de Thibault, écuyer, seigneur de Chasseignes, un des deux cents chevau-légers du roi, s'était rangé du parti des Trincant-Moussaut, et ne perdait jamais une occasion de critiquer, blâmer ou diffamer le turbulent curé. Tant et si bien que ce dernier, le rencontrant sur la place Sainte-Croix, au moment de l'office canonial, n'hésita pas à l'accoster et à lui reprocher vivement ses attaques. La discussion s'envenima très vite, et le hobereau, furieux, levant sa canne, en frappa cet ensoutané, qui se mêlait de lui adresser des observations.

Urbain Grandier se contint sous l'injure ; ce n'était que pour mieux se venger. Dès le lendemain matin, il se précipitait sur la route de Paris pour aller se plaindre au Roi lui-même.

A Loudun, on décida de parer le coup et de gagner l'adversaire de vitesse. Pour cela, une dénonciation en règle fut signée par deux honnêtes paroissiens, Cherbonneau et Bougreau, et apportée à Poitiers par Louis Trincant et René Hervé. On y reprochait violemment au curé de Saint-Pierre du Marché « d'avoir débauché des femmes et des filles, d'être impie et profane, de ne jamais dire son bréviaire, et même d'avoir abusé d'une femme dans son église ». A force de semer le vent, le chanoine allait récolter la tempête.

Mgr Chasteignier de La Rocheposay séjournait peu dans son palais épiscopal ; il aimait mieux, dans l'admirable décor du Poitou, sa demeure princière de Dissay. Cependant, bien qu'il semblât préférer sa propre tranquillité à tous autres biens, il accueillit les plaignants qui lui furent renvoyés par le promoteur de l'officialité. Il était au courant de tout depuis plusieurs années. Le marquis de La Motte Chandenier, notamment, lui avait tracé un portrait peu flatté de ce curé batailleur, plaideur, coureur de jupons, dont les aventures défrayaient toutes les conversations, et il avait déjà chargé d'enquêter sur son compte deux discrètes personnes, M. le chanoine Gilles Robert, archiprêtre de Saint-Pierre et Saint-Martial du Loudunais, et M. le chanoine Moussaut du Fresne, oncle du procureur du roi et prieur du couvent des Ursulines. Cette fois, la mesure était comble. Il fallait sévir. Il remit aux impétrants un décret de prise de corps contre leur ennemi.

Celui-ci ne perdait pas son temps. A Paris, grâce à la protection vigilante de Jean d'Armagnac, il avait trouvé le moyen d'être introduit au petit lever du Roi. Il se jeta aux pieds de Louis XIII qu'entouraient ses aumôniers, et traça un tableau si pathétique des persécutions dont il se prétendait l’objet, de la fureur des derniers suppôts de la Ligue, des fanatiques, qui empêchaient la réconciliation à laquelle il travaillait, que le monarque fut ému. Il renvoya l'affaire devant le Parlement de Paris, qui assigna Jacques de Thibault.

Celui-ci n'hésita point à accourir, et ce furent de beaux débats. Le chevau-léger n'était pas homme que l'on intimide facilement. D'accusé, il se fit accusateur et exhiba le décret de prise de corps signé par l'évêque.

Que pouvaient faire les magistrats civils ? Puisque le prêtre plaignant était réclamé par l'autorité ecclésiastique, dont il dépendait d'abord, ils devaient s'incliner devant celle-ci. Ils renvoyèrent le curé de Saint-Pierre à Poitiers.

Là, continuait l'enquête, qui contribuait à créer une atmosphère extrêmement défavorable. A part quelques bons vieux chanoines de Sainte-Croix, indulgents à leur jeune confrère, tout le ban et l'arrière-ban des vaincus de la veille s'élançaient à la rescousse. On se fera quelque idée des dépositions recueillies dans le dossier par celle de l'abbé Gervais Meschin, propre vicaire de l'accusé :

« Il a trouvé Grandier couché avec des femmes et filles tout de leur long dans l'église Saint-Pierre, les portes étant fermées, à des heures indues de jour et de nuit ; il a vu des filles et des femmes venir trouver le dit Grandier en sa chambre, et quelques-unes des dites femmes y demeuraient depuis une heure après-midi jusqu'à deux ou trois heures après minuit et y faisaient apporter leur souper par leurs servantes, qui se retiraient incontinent ; il a vu ledit Grandier dans l'église, les portes ouvertes, et, quelques femmes y étant entrées, il les fermait... C'était un impie, qui ne disait jamais son bréviaire. »

Mais voici qui va encore plus loin, et ne craint pas de diffamer une morte. Un curé de Bas-Neuil (ou Nueil ou Noeil) sur Dives, l'abbé Martin Boulliau, prétendait s'être caché, un soir, dans la sacristie de Saint-Pierre pour épier son confrère, dont les allures l'avaient intrigué.

Urbain Grandier déambulait dans son église, attendant de s'y trouver seul ; il s'y verrouillait et regardait par le trou des serrures. Puis, il entrebâilla la porte pour laisser entrer Mlle Madeleine de Dreux, belle-mère de M. de Cerizay de La Guérinière, bailli de Loudun, aujourd'hui décédée... Elle alla jusqu'à son banc familial, s'y agenouilla, et l'accusé vint l'y rejoindre.

Et alors qu'a donc constaté l'espion ?

« Il les avait vus tous les deux debout, et le dit Grandier avait ses deux bras sur ceux de la dite demoiselle, et était dans une action impudique et indigne du dit Grandier et du lieu. »

Ce témoignage parut d'une importance extrême, car l'abbé Boulliau avait occupé longtemps au presbytère une chambre contiguë à celle du curé. Il le connaissait donc très bien.

On essaya de lui faire préciser ce qu'il entendait par « action impudique ». Alors il se troubla, bafouilla, expliqua qu'Urbain avait parlé de loin à Mlle de Dreux, se contentant seulement de lui poser la main sur le bras. Plus tard, poursuivi en diffamation par le bailli lui-même, il affirma que l'accusé n'avait fait aucun geste indécent et qu'il rétractait tout ce qu'on avait pu conclure de ses dires... Il n'en restait pas moins que les enquêteurs, pour couper court à ses bavardages embarrassés, avaient mis carrément dans le procès-verbal, à la place d' « action impudique » les mots « acte vénérique » et que le coup était porté.

Ainsi se constituait un dossier plein d'absurdités (car comment croire qu'un homme aussi intelligent que Grandier, même pour satisfaire les vices les plus monstrueux, eût transformé son église elle-même en lieu de prostitution ?), mais un dossier qui, pourtant, le signalait comme un prêtre oublieux de tous ses devoirs.

Il s'en doutait, et s'en inquiétait. Après le renvoi du Parlement, il courut à Saint-Germain-en-Laye, où se trouvait Jean d'Armagnac.

— Que faire, Monseigneur ?

— Retournez à Poitiers, C'est là qu'il faut vous défendre.

II y courut. Trop tard ! Jacques de Thibault l'avait prévenu. Le 15 novembre 1629, comme le curé sortait de son hôtellerie, rue Marché-Vieil, paroisse de Saint-Porchaire, le sieur Chastry, sergent royal de France, l'arrêta et le fit conduire au secret dans la tour de l'évêché. Après douze ans de lutte, ses ennemis pensaient enfin avoir raison de lui.

La décision de l’officialité de Poitiers ne tarda pas beaucoup. Elle fut sévère. Le 3 janvier 1630, Urbain Grandier fut condamné par pénitence à jeûner au pain et à l'eau tous les vendredis, pendant trois mois. Il était interdit a divinis dans le diocèse pendant cinq ans, et dans la ville de Loudun pour toujours. Il perdait donc à la fois sa charge, ses bénéfices, sa situation morale et matérielle ; d'un coup, il roulait au fond de l'abîme après avoir si longtemps régné sur le faîte.

Un autre se fût abandonné, eût plongé dans l'ombre, ou tout au moins aurait essayé, à quarante ans, d'aller refaire sa fortune ailleurs ; mais nous savons que l'ancien curé de Saint-Pierre était doué d'un tout autre tempérament. Réfugié chez Jean d'Armagnac, il rêvait déjà de faire appel devant son métropolitain, l'archevêque de Bordeaux ; une fois encore, ses adversaires, encore plus acharnés que lui, le prévinrent.

Le promoteur de l'officialité se pourvut a minima devant le Parlement de Paris, que l'on savait implacable en ces matières et qui n'hésitait pas à envoyer au bûcher les prêtres luxurieux. Le procès vint au rôle dès le mois d'août et fut assez rapidement plaidé. On en attendait l'issue avec anxiété, et Loudun ne parlait pas d'autre chose.

Or, c'est juste à ce moment-là qu'à l'occasion du baptême du fils du gouverneur, Louis d'Armagnac, vint à Loudun, pour la première fois, un grand personnage : M. Jehan de Martin, seigneur et baron de Laubardemont, de Saint-Denis de Piles, SaintGeorges de Guesboin et autres places, conseiller du roi en ses conseils d'Etat et premier président en sa cour des Aides de Guyenne : il devait y revenir bientôt en des circonstances moins joyeuses.

...Cependant, le 31 août, la Chambre de La Tournelle, décidément, renonçait à brûler M. Urbain Grandier. Elle se contentait de le renvoyer encore une fois dans sa province, devant le lieutenant criminel de Poitiers.

Il y revint, supporta de nouvelles humiliations d'emprisonnement et d'interrogatoires : il s'en consolait en constatant que, malgré tout, l'ambiance des débats s'était modifiée. Incarcéré en novembre, ii vit se dérouler, le mois suivant, une enquête bien différente de la première : l'un des signataires de la dénonciation initiale, Bougreau, s'était désisté ; son triste vicaire, l'abbé Meschin, vint se rétracter en pleurant :

« Je déclare par les présentes, affirma-t-il, que je n'ai jamais vu ni trouvé le dit Grandier avec des femmes et des filles dans l'église, les portes fermées, ni seul avec seules, mais lorsqu'il a parlé à elles, elles étaient en compagnie, les portes toutes ouvertes, et pour ce qui est de la posture, je crois l'avoir éclairci par ma confrontation qui est que le dit Grandier était assis et les femmes assez éloignées l'une de l'autre. Comme aussi je n'ai jamais vu entrer femmes ni filles dans la chambre du dit Grandier ni de jour ni de nuit », etc..

De même pour les autres témoins à charge, sauf Adam, Trincant et René Hervé. C'était l'écroulement de l'inculpation. Tant et si bien que, le 25 mai 1631, le présidial de Poitiers rendit un jugement par lequel l'ancien curé de Saint-Pierre était renvoyé « quant à présent » de l'accusation portée contre lui.

Le point acquis s'avérait d'une extrême importance ; mais notre enragé plaideur ne s'en tiendrait pas là.

Tout d'abord, il voulait obtenir sa réhabilitation complète. Pour cela, sachant bien qu'il n'arriverait à rien du côté de son évêque, il se tourna vers son métropolitain, le cardinal d'Escoubleau de Sourdis, cet étrange prélat, grand seigneur et guerrier, qui se préoccupait beaucoup plus d'organiser la flotte de Sa Majesté que d'administrer son diocèse.

Au début de sa carrière épiscopale, évêque de Maillezais, il avait connu Grandier, dont l'intelligence, la culture, les manières l'avaient étonné et séduit. Il l'estimait très au-dessus de l'ordinaire clergé de son temps et aurait voulu son succès ; mais, maintenant, il se rendait compte que par les défauts de son caractère, son protégé avait gâché son avenir.

Aussi, tout en lui accordant « absolution pleine et entière » lui conseilla-t-il vivement de quitter le pays, où il s'était attiré tant d'inimitiés. Tôt ou tard, elles se réveilleraient contre lui. En province, les haines sont tenaces ; elles vous poursuivent jusqu'à la mort, — et au delà.

C’était mal connaître Urbain Grandier que de croire qu'il suivrait pareil conseil. Il ne rêvait déjà que de rentrer en triomphateur à Loudun et d'y écraser définitivement ses ennemis.

Dès le 22 novembre, il accomplit la première partie de son programme. Oh le vit arriver à cheval, une branche de laurier à la main, et passer à travers les vieilles rues, où se pressait la foule, jusqu'à Saint-Pierre du Marché, dont les portes s'ouvrirent à deux battants devant lui, au son des orgues. Il se réinstalla dans sa cure et dans sa stalle canoniale, reprit possession de tous ses bénéfices... et intenta une action judiciaire contre la cause première de ses malheurs, l'insolent Jacques de Thibault !

Certes, il n'obtint pas les indemnités et amendes qu'il réclamait avec une frénétique opiniâtreté : 24 livres parisis pour tous dépens et dommages, 12 livres envers les pauvres ; mais enfin le chevau-léger fut mandé et blâmé à Paris, devant la Chambre de la Tournelle. Au début de l'année 1632, le curé de Loudun pouvait se croire sorti avec les plus grands honneurs de la poursuite la plus dangereuse qui eût été intentée contre lui. Il touchait au contraire à la catastrophe.

Durant l'épidémie de peste qui désola sa paroisse et sa ville, tout l'été suivant, il se dépensa sans compter : cela n'apaisa point ses adversaires, qui, pour effacer son dévouement, répandirent le bruit, au contraire, que son inconduite avait attiré le fléau ; et sa vie se serait prolongée au milieu de ces interminables querelles de sacristie, dont nous nous excusons d'avoir évoqué le fastidieux détail, si des faits nouveaux, extraordinaires, et par bien des côtés énigmatiques encore, n'en avaient fait le douloureux héros d'un des drames les plus étranges qui se puissent raconter.


III.
HISTOIRE DES URSULINES.

Depuis cinq à six ans, suivant le mouvement qui tendait à faire submerger la vieille place protestante par un afflux d'ordres religieux, les Ursulines s'étaient installées à Loudun.

Ces moniales étaient de fondation récente. Venant de Brescia, en Italie, elles n'avaient abordé en France qu'au début du siècle. Etablies à Poitiers, on en détacha huit pour essaimer, et dans de bizarres conditions. Elles occupèrent un immeuble vacant, rue du Pâquin, sur la paroisse Saint-Pierre, appartenant au père Moussaut du Fresne, que nous connaissons déjà ; et l'on eût dit que cette demeure avait été choisie pour rendre bientôt ces pauvres religieuses un peu folles, car elle avait la réputation d'être hantée.

Ceux qui veulent voir dans cette histoire une sombre machination ont beau jeu. Notons le choix des huit nouvelles venues, où l'on relève des parentes du cardinal de Richelieu et de M. de Laubardemont. Parmi ces dernières, celle qu'on allait, de manière tout à fait imprévue, leur imposer pour supérieure : la sœur Jeanne-des-Anges, fille de Louis de Belciel, baron de Coze, et de Charlotte de Goumart.

Nous savons très bien qu'il faut se garder de juger selon nos idées actuelles les couvents de cette époque, où tant de filles étaient enfermées sans vocation sérieuse ; mais il suffit de lire les Mémoires de cette personne peu banale, pour constater l'indignité de ses titres à diriger ses compagnes.

Son éducation, comme celle d'Urbain Grandier, ne s'était pas faite dans sa famille ; par une bizarre coïncidence, une de ses tantes l'avait emmenée, elle aussi, à Saintes, dans l'abbaye dont elle était prieure. A quinze ans, la jeune fille entrait aux Ursulines de Poitiers. Elle y passa trois ans, a-t-elle avoué elle-même, « en grand libertinage ». Evidemment, dans le langage du temps, ne s'agit-il que de libertinage d'esprit, c'est-à-dire d'impiété ; mais c'est déjà suffisant pour une future supérieure. « Je n'avais aucune application à la présence de Dieu. Il n'y avait point de temps que je trouvasse si long que celui que la règle nous oblige de passer à l'oraison. C'est pourquoi, lorsque je trouvais quelque prétexte pour m’en exempter, je l'embrassais avec affection. Je m'appliquais à la lecture de toutes sortes de livres, mais ce n'était pas un désir de mon avancement spirituel, mais seulement de me faire paraître fille d'esprit et de bon entretien. J'avais une telle estime de moi-même que je croyais la plupart des autres bien au-dessous de moi. »

Pour cela, mais pour cela seulement, elle se trouvait bien placée à la tête de la petite communauté, qui se débattait avec courage au milieu de multiples difficultés : installation misérable, ambiance inquiétante, pénurie d'élèves, insuffisance de secours spirituels. Les Ursulines avaient pour aumônier le frère de leur propriétaire, le vieil abbé Moussaut, prieur de Chasseignes, qui, à bout de souffle, allait décéder en 1631.

Qui lui succéderait ? Voici encore un des points obscurs et inquiétants de cette affaire. A cette date où Urbain Grandier vient à peine de sortir d'un procès scandaleux, où son évêque lui a marqué la plus grande sévérité, c'est lui, c'est ce curé de Saint-pierre, donc de leur propre paroisse, où certains catholiques demandent à rejeter son magistère, que ces jeunes religieuses désirent pour directeur ! Vraiment, dans cette histoire où l'on parlera tellement du démon, ce choix paraît diabolique ! Il révèle, en tout cas, un piège tellement grossier que l'homme visé n'accepta point. Lui, que l'on avait accusé de faire ses maîtresses de toutes ses pénitentes, il eut le bon sens de s'éloigner du couvent qu'on lui ouvrait.

Notons-le fortement. Quelle que soit l'explication qu'on en fournisse, Urbain Grandier n'a jamais été l'aumônier des Ursulines ; elles ne l'ont pas vu à ce moment ; elles ne le connaissent que de réputation ; il n'a jamais pénétré dans leur clôture.

Et cependant, elles vont l'y introduire.

Comment ? Par des visions. Et, ici, vraiment, on ne peut manquer d'être troublé par l'argumentation des auteurs qui ont voulu voir en tout ceci une infâme comédie.

Jeanne-des-Anges, durant la nuit, croit apercevoir à son chevet le spectre de son ancien directeur, l'abbé Moussaut, qui lui demande des prières ; mais bientôt l'apparition modifia sa forme et son aspect.

« Ce n'était plus la personne de son confesseur défunt, mais le visage et la ressemblance d'Urbain Grandier, qui, changeant de propos aussi bien que de figure, lui parla d'amourettes, la sollicita par des caresses aussi insolentes qu'impudiques et la pressa de lui accorder ce qui n'était plus à sa liberté et que, par ses vœux, elle avait consacré à son saint époux. Aussitôt, elle se débat, personne ne l'assiste, elle se tourmente, rien ne la console, elle appelle, nul ne répond, personne ne vient, elle tremble, elle sue, elle pâme, elle invoque le saint nom de Jésus. »

Si nous admettons l'exactitude de ces hallucinations, il faut accepter l'hypothèse d'une singulière névrose causée par la mauvaise santé, l'anémie, l'estomac malade de la jeune supérieure. Elle avait des cauchemars, qui, dans ce singulier couvent, allaient se préciser bientôt.

Pourquoi par l'image d'Urbain ? Parce que, dans Loudun, et surtout depuis ces trois dernières années, on ne parlait plus que de lui. Les scandales de sa vie privée défrayaient tous les bavardages, et particulièrement ceux des dévotes. Sœur Jeanne-des-Anges, causeuse, intrigante, agitée, passait une bonne partie de son temps au parloir, à cancaner avec les bonnes âmes de la ville. Ce prêtre si séduisant, comment pourrait-elle l'approcher ? Elle le demande pour aumônier ; il refuse. Pourquoi ? On lui persuade que c'est Madeleine de Brou qui n'a pas voulu qu'il acceptât. Par jalousie. Alors elle est prise de haine contre cette femme. Un jour qu'elle venait au couvent voir une pensionnaire, la religieuse l'a toisée, presque insultée... Tout un drame romantique pourrait partir de là (2).

En fait, Madeleine est vite passée au second plan ; c'est Urbain que Jeanne-des-Anges imagine, et auquel, passionnément, elle se livre en imagination.

Après ces nuits épuisantes et folles, elle ne trouve qu'une consolation : celle de les raconter à ses compagnes, en disant qu'elle a résisté, mais à quel prix !

Voilà le couvent qui s'enflamme, multiplie les jeûnes et les prières, les haires et les disciplines, ce qui, naturellement, ne fait que généraliser cette bizarre hantise d'un inconnu. Une sœur laye, Séraphique Archer, et la sœur Claire de Saint-Jean, commencent, les premières, à avoir des visions du même genre. Séraphique, épouvantée d'Un fantôme, éveille une jeune pensionnaire, qui dort dans un lit voisin du sien. La petite, naturellement, ne voit rien : mais on la fait rester en prières, près d'une heure, en prétendant qu'on entend des plaintes mystérieuses, obsédantes...

Mauvaise affaire que de semblables excentricités dans une maison d’éducation ! A peine les élèves en eurent-elles connaissance qu'elles en rajoutèrent. Elles en prirent acte pour des farces d'écolières, qui, dans cette demeure prétendument hantée, et auprès de maîtresses profondément troublées, prenaient une terrifiante importance. Quelques-unes montaient sur les toits, y faisaient dégringoler les ardoises ; d'autres, moins hardies, se contentaient d'aller au grenier, traîner des chaînes ou bousculer des objets lourds, qui tonnaient sur les planchers ; toutes, exagérant leurs terreurs, poussant des cris aigus si le vent agitait un rideau, ouvrait une porte que l'on croyait verrouillée. Une folie collective souffla sur le couvent, car, bientôt, les petites espiègles furent victimes elles-mêmes de leurs propres enfantillages. Elles en arrivèrent, comme les religieuses, à sentir « plusieurs fois, de jour et de nuit, sur soi, des touchements de personnes invisibles, et se trouvèrent cent fois dans l'horreur de ces visions épouvantables ».

Ceci prit une telle importance que l'aumônier en fut avisé.

C'était le chanoine Jehan Mignon, neveu de Louis Trincant, que Grandier avait fait condamner jadis. Un personnage contrefait, surnommé pour cause le Boiteux, doux, sournois, qui n'éprouvait qu'une antipathie aussi robuste que discrète contre le curé de Saint-Pierre du Marché. Il colligea avec soin les premiers aveux de ses pénitentes, et, un beau jour, alla en référer à son oncle, dans sa propriété du Puits d'Ardanne, à une lieue de Loudun ; là se trouvaient aussi, avec M. Paul Grouard, juge à la Prévôté, le lieutenant criminel, le procureur et l'avocat du Roi.

On a voulu découvrir dans ce conciliabule la preuve d'une conspiration. Elle n'est pas nécessaire. Que ces gens qui, tous, avaient de sérieuses raisons de se plaindre de Grandier, de le tenir pour un mauvais prêtre, fussent haineusement satisfaits de le savoir mêlé à un drame aussi inquiétant, cela n'a rien d'étonnant, ni même d'essentiellement répréhensible.

— N'y aurait-il pas là, suggéra doucement le chanoine Mignon, quelque chose qui rappelle, et de manière plus grave encore, l'affaire Gaufridy ?

Il était fort naturel que l'on y pensât. Cela ne se perdait pas dans la nuit des temps. En 1610, on venait de brûler, à Marseille, l'abbé Louis Gaufridy, curé de la paroisse des Accoules, pour avoir ensorcelé une de ses malheureuses pénitentes, Madeleine de La Palud. Qu'était-ce à côté de l'ensorcellement de toute une communauté ?

Avec M. le professeur Lévy-Valensi, auquel nous devons l'étude la plus claire et la plus récente sur la question (3), nous pensons que la sincérité de Mignon et de ses interlocuteurs n'est pas en cause. Que Grandier leur apparût à ce moment, avec ses vices, sa dialectique, sa ténacité, ses rancunes, un être véritablement infernal, qui pourrait en douter ?

Il ne faut pas dire qu'à cette époque on ne croyait plus aux sorciers : c’est, au contraire, le moment où l'on en voit partout. A la fin du siècle précédent, Jean Wier ayant voulu rappeler les esprits à plus de modération, l'illustre jurisconsulte Bodin, avec sa Démonomanie, l'avait presque désigné au bûcher ; Théodore de Bèze, lui-même, accusait les juges d'être trop indulgents en ces matières. Et pourtant ! Depuis le règne d'Henri II on ne cessait de griller de pauvres gens accusés de maléfices. En une seule fois, nous rapporte Michelet, le Parlement de Toulouse en brûla quatre cents.

Ne croyons pas au scepticisme de cette époque : la foi a diminué pendant et après les guerres de religion, mais la superstition a augmenté. C'est la règle. Au seul mot de magie, les cachots s'ouvraient et le bourreau commençait son œuvre par la question, l'estrapade, la mutilation, et la finissait par la potence, la lapidation, la décollation ou le brasier. Les plus heureux étaient les fouettés et les bannis.

« A cette période de notre histoire, a-t-on écrit, la raison humaine n'apparaît que dans une nuit obscure. On croit à tout ce qui la révolte, aux évocations, aux sortilèges, aux possessions, aux enchantements et aux légions de vampires. Le démon est partout, dans l'air, l'eau, les arbres, le vent ou les nuages, dans les bruits du torrent ou les chansons de l'oiseau (4) » ...

Donc, il n'y a rien d'extraordinaire à ce que, en présence des faits singuliers, dont le couvent des Ursulines était le théâtre, le chanoine Mignon commençât des exorcismes, d'abord seul, puis avec le concours de trois carmes, les RR. PP. Eusèbe de Saint-Michel, Pierre Thomas de Saint-Charles, Antonin de la Charité, ensuite avec l'abbé Pierre Rangier, curé de Veniers, qui renseignait exactement Mgr de La Rocheposay, et enfin avec l'abbé Barré, curé de Saint-Jacques de Chinon.

Celui-ci fut trop heureux d'être appelé. C'était un de ces ecclésiastiques un peu illuminés, qui croient que le diable travaille contre lui-même en se manifestant et que le spectacle des exorcismes est essentiellement bienfaisant et apologétique. Il forma donc ses paroissiens en procession et arriva à Loudun, maigre, pâle, exténué et chantant des cantiques. Dès le 5 octobre 1632, il commença à opérer en public, à la stupéfaction de toute la ville.

Les hallucinations des religieuses ne les poursuivaient plus, maintenant, seulement la nuit. Subissant la suggestion inconsciente des exorcistes, elles tombaient dans des crises nerveuses qui ne cessaient d'augmenter, et se traduisaient par des hurlements, des convulsions, des grincements de dents. Les obsessions, par contraste, se traduisaient chez elles par des attitudes, un langage, des violences (5) tellement différents de leurs agissements habituels que l'on croyait pouvoir discerner en elles la présence des démons. L'abbé Barré les répertoriait. Il les nommait : Astaroth, de l'ordre des Séraphins ; Easas, Celsus, Acaos, Cédron, Asmodée, de l'ordre des Trônes ; Alex, Zabulon, Cham, Uriel, Achas, de l'ordre des Principautés...

Comment ces vilains sires avaient-il été lâchés sur ce troupeau de saintes agnelles de Dieu ?

C'est là ce qu'il importait de savoir avant tout.

Les diables peuvent pénétrer dans l'être humain de toutes sortes de manières, mais plus spécialement par des « pactes ». On appelle ainsi des objets matériels, souvent insignifiants, dont on ignore la provenance et qu'on a eu le tort de ne pas rejeter tout de suite.

Or, Jeanne-des-Anges raconta que, « le 1er octobre, étant couchée et ayant près d'elle, à l'entour de son lit, cinq religieuses, une desquelles faisant la lecture dans un livre spirituel, ayant les deux mains sous la couverture, elle sentit que sa main droite fut prise, ouverte et étendue, puis refermée après que quelque chose eût été mis dedans ».

— Mon Dieu ! Que m'a-t-on mis dans la main ? s’'écria-t-elle. Alors, on aperçut trois épines d'aubépin, de la longueur d'une épingle commune et « de a grosseur d'une aiguille à coudre en caneux ».

Après les épines, ce furent les roses. La supérieure, à six heures du matin, les trouva dans l'escalier. Elle les ramassa imprudemment, croyant qu'une de ses sœurs les avait laissées tomber ; elle en mit quelques-unes au crucifix de son oratoire et d'autres à sa ceinture : c'est à partir de ce moment qu'elle se sentit embrasée d'un terrible amour pour ce Grandier, dont on lui avait tant parlé.

C'était lui, sans aucun doute, qui les faisait ainsi tourmenter. « Les religieuses, disent les procès-verbaux, se trouvaient extraordinairement attaquées de toutes sortes de tentations et particulièrement d'un amour violent et enragé pour Grandier, lequel quelques-unes d'entre elles (la plupart) n'avaient jamais vu, à l'exception d'une, laquelle fut exempte de cet amour. » C’est qu'elle était d'âge canonique et à l'abri de certains transports.

Le 11 octobre, les faits parurent suffisamment avérés pour que les exorcistes dussent avertir les laïcs de ce qui se passait : le chirurgien René Mannoury, le bailli et son lieutenant. Ils les conduisirent au couvent et les firent assister à des scènes assez surprenantes. Jeanne-des-Anges, qui était au lit, se livra à des mouvements fort violents et indécents ; puis elle s'enfonça sous les couvertures, en grognant comme un petit pourceau. Malgré sa résistance, l'abbé Mignon lui mit l'index et le pouce dans la bouche, et l'interrogea :

Quis te misit ?

Urbanus, articula-t-elle.

Dic qualitatem.

 -- Sacerdos.

- Cujus ecclesisae ?

Sancti Pétri (6), crut-on distinguer.

C'était une dénonciation en règle. M. de La Guérinière, qui était fort honnête homme, et savait comment Grandier avait été bassement diffamé à propos de sa belle-mère, se hâta de l'avertir. Il n'était que temps de couper court aux agissements de tous ces gens qui le tenaient pour un damné. Aussi, d'accord avec lui, le bailli décida que les exorcismes ne pourraient être continués par les mêmes personnages : ce qui, malgré leurs protestations, écarta l'abbé Barré, qui regagna Chinon, calma les carmes, le chanoine Mignon, et, par contre-coup, les Ursulines. On respira. Et Grandier, avec sa décision ordinaire, partit pour le château de Dissay, en compagnie d'un de ses confrères, l'abbé Jean Buron, pour avertir l'évêque de Poitiers.

Mgr de La Rocheposay continuait à être fort ennuyé. Encore cet ecclésiastique turbulent, libidineux... Voilà maintenant qu'il était sorcier, pardessus le marché ! Quand donc quitterait-il son diocèse ? Ah ! les pères jésuites lui avaient fait un fameux cadeau en sa personne ! Il reconduisit par le moyen de son maître d'hôtel, puis de son aumônier, et lui fit dire :

— Pourvoyez-vous devant les juges royaux ! J'en serai bien aise...

Et il ajoutait in petto : « Et laissez-moi tranquille ! »

Cette attitude allait déclencher, dès lors, jusqu'à la fin de l'année, une lutte pied à pied entre le bailli et les pouvoirs civils de Loudun d'une part, et le clergé de l'autre.

Malgré les injonctions de M. de La Guérinière, le chanoine Mignon reprenait ses exorcismes, rappelait l'abbé Barré, se faisait même adjoindre le chanoine Basile, doyen du chapitre de Champigny, et le chanoine de Morans, doyen du chapitre de Thouars. Une foule d'incidents de procédure se succédaient presque sans interruption : suppliques d'Urbain Grandier, répliques véhémentes du chanoine Mignon, procès-verbaux, requêtes, réunions de tous les officiers du bailliage, etc.

Ce qui est plus intéressant, c'est de savoir ce qui se passait rue du Pâquin. Les crises des Ursulines, un instant apaisées, avaient recommencé.

On s'est beaucoup trop servi, pour les raconter, des relations tendancieuses rédigées après coup par le pasteur Aubin, on devine dans quel esprit. Je crois qu'il ne faut pas beaucoup insister sur les prétendus lavements d'eau bénite, que l'abbé Barré aurait fait administrer à Jeanne-des-Anges pour la débarrasser d'Astaroth, qui aurait élu domicile dans ses entrailles, pas plus qu'aux exorcismes que le même curé de Chinon aurait pratiqués sur le chat noir du couvent. Ce sont là des railleries faciles, sans preuves sérieuses, et qui n'avancent pas l'examen de l'affaire. L'état des religieuses, particulièrement de la supérieure, des sœurs Claire de Saint-Jean, Louise de Jésus et Marthe, n'était nullement une comédie. Il a été parfaitement défini par le docteur Jean Vinchon :

« Si les obsessions durent depuis longtemps, et si les tendances religieuses sont accusées, écrit-il, certains détails peuvent orienter la malade vers une interprétation démoniaque de ses troubles. Ces obsessions, qui surviennent brusquement et s'opposent complètement aux pensées habituelles, ne peuvent provenir que d'une cause diabolique. Elles présentent tous les caractères des tentations : les représentations imaginatives qui les accompagnent sont particulièrement vives ; une véritable vision reproduit les actes dont la malade a horreur — un dialogue s'engage entre la force qui semble la pousser et la malade. La force commande et la malade se défend. Les tendances érotiques et sadiques du subconscient n'étant pas dérivées par une activité sexuelle normale réclament leur satisfaction et amènent la malade à s'attarder à ces représentations et à ce dialogue intérieur. La crainte du sacrilège, la difficulté de la prière et de la pratique religieuse confirment la croyance de la malade pour qui la possession ne fait plus de doute (7). »

C'est pourquoi, malgré l'opinion du bailli et de ses principaux officiers, celle des docteurs Gaspard Joubert et Charles Auger, appelés en consultation, et qui jugèrent les Ursulines « transportées ès leur sang en émotion », mais non possédées, les exorcistes et leurs pénitentes pouvaient se tenir sur leurs positions, et résister même à l'enquête de l'abbé Marescot, aumônier d'Anne d'Autriche, que la reine, sur une intervention de Jean d'Armagnac, avait envoyé à Loudun pour éclaircir l'affaire !

Alors, pour la seconde fois, intervint providentiellement le cardinal de Sourdis.

Bien que l'on fût au mois de décembre, il était venu passer quelque temps à son abbaye de Saint-Jouin les Marnes, et Grandier, averti, s'empressa d'aller se jeter à ses pieds.

L'archevêque le reçut avec bonté, mais en le blâmant vivement de son obstination à demeurer dans un pays où il avait soulevé contre lui de pareilles haines. Jusqu'où n'irait-on pas pour le perdre ? Les derniers événements ne le laissaient que trop prévoir.

Evidemment, l'accusation de sorcellerie lancée contre ce malheureux curé s'avérait absurde. Avait-il besoin de conclure des pactes avec le démon pour que les femmes de Loudun tombassent dans ses bras ? Ses moyens naturels lui suffisaient. S'il eût convoité d'entrer dans le couvent des Ursulines, la chose lui aurait été facile, sans qu'il fût besoin de recourir à des incantations diaboliques ! Tout cela ne tenait pas debout. Et le grand amiral, homme d'un robuste bon sens et d'une vie fort libre d'aristocrate et de militaire, en haussait les épaules. Mais il connaissait aussi les moines, et le clergé, et les dévots ; il n'ignorait rien des querelles, des procès, des luttes acharnées qui avaient rempli la vie d'Urbain Grandier, et il ne pouvait s'empêcher de craindre pour lui.

— Vous allez me rédiger une requête détaillée sur toute cette affaire, lui dit-il. J'espère arriver à calmer tant d'effervescence. Et, de votre côté, plus d'irrégularités ni de provocations. Ainsi tout sera fini et bien fini.

Le 27 décembre, Son Eminence manifesta donc souverainement sa volonté. Elle priait le lieutenant criminel de mettre un frein à son zèle, défendait au chanoine Mignon de continuer ses exorcismes : ceux-ci seraient confiés à l'abbé Barré, mais assisté de deux religieux impartiaux et éclairés : le R. P. Escaye, jésuite en résidence à Poitiers, et le R. P. Gau, oratorien, de Tours ; et les Ursulines se prétendant possédées seraient enlevées de leur couvent, isolées dans des maisons particulières, où elles seraient examinées en secret.

De telles décisions ne tardèrent pas à porter leur fruit. Chacun se tut. Les religieuses s'apaisèrent, et il ne resta sur leur couvent qu'une grande déconsidération. On put croire terminée à tout jamais l'affaire Grandier.

Elle allait brusquement renaître et se transporter sur le plan politique, par suite de la rentrée en scène de l'homme rouge que nous n'avons fait qu'entrevoir, et qui portait le nom, destiné à la plus sinistre célébrité, de Laubardemont.


IV.
HISTOIRE DE M. DE LAUBARDEMONT

C'était un Bordelais, exactement du même âge que Grandier. Troisième fils de Jean de Martin, trésorier général de France en Guyenne, il avait eu, chez les jésuites, les mêmes maîtres ; mais sa carrière s'était tout de suite développée avec beaucoup plus d'éclat. Conseiller au Parlement, président aux enquêtes, marié avec demoiselle Thérèse-Eléonore Fouré de Dampierre, dont les deux sœurs devaient entrer dans la maison des Ursulines de Poitiers, il était, avant la trentaine, un des magistrats les plus en vue du royaume. Science juridique, connaissance parfaite des procédures, esprit de décision, dureté de cœur, il avait tout pour réussir.

— Donnez-moi deux lignes de l'écriture d'un homme et je le ferai pendre, disait-il.

Ainsi fut-il délégué en Béarn, où sévissait une véritable épidémie de sorcellerie. Il se chargea de la guérir par la manière forte. Des gens se voyaient-ils accusés par la rumeur publique de « jeter des sorts » à leurs voisins, de parler aux démons au clair de lune ou de se rendre au sabbat sur un bâton blanc cerclé de noir, ou encore de faire pleuvoir la grêle sur les champs en frappant l'eau des mares avec leurs baguettes, le procureur du roi s'emparait d'eux, fouillait leurs maisons, les mettait à nu pour découvrir sur eux la marque du démon, et les renvoyait devant le Parlement.

Souvent la torture arrachait l'aveu de maléfices imaginaires aux hommes et aux femmes trop faibles pour en supporter les cruelles douleurs ; les supplices finis, ils les rétractaient comme d'abominables mensonges, mais de nouvelles estrapades avaient raison de leurs dénégations, et le dénouement était fatal : c'était le bûcher. M. de Laubardemont y envoya cent vingt misérables de cette espèce.

Du coup, on le nomma premier président à la cour des Aides de Guyenne, à Agen. Le cardinal de Richelieu l'appela à Paris en qualité de conseiller d'Etat, et le chargea de la démolition de la forteresse de Royan. L'Eminence avait jugé tout de suite son homme ; on pouvait lui confier les tâches les plus rudes : il les accomplirait sans se préoccuper d'autre chose que de sa consigne. Ce personnage myope, mielleux et d'une extrême politesse, révélait une énergie indomptable.

Le démantèlement des places fortes, qui hérissaient encore la vieille France féodale, constituait une des graves préoccupations du ministre. Il achevait ainsi d'abattre les derniers points d'appui des résistances aristocratiques et huguenotes, à travers de lourdes difficultés. M. de Laubardemont savait les lui alléger. Après Royan, il l'envoya à Loudun.

Là, le combat fut sévère. Le château était magnifique, régnant de haut sur la contrée, avec ses dix-huit tours, sa double enceinte, son donjon, et, au centre, le palais, où les comtes d'Anjou, de Touraine, de Poitou, naguère, rendaient hommage au roi... Les Loudunais en étaient fiers ; et, parmi eux, les religionnaires, auxquels il avait été concédé comme place de sûreté au moment de l'Edit de Nantes ; et puis aussi, le comte d'Armagnac, qui en faisait sa résidence, et surtout celle de sa femme. On bataillait administrativement au pied de ces murailles depuis 1622 ; et nul ne s'étonnera que le chanoine Urbain Grandier se fût rangé, depuis toujours, parmi leurs défenseurs.

Un message royal du 28 décembre 1628 décréta la démolition ; ce ne fut que le 15 novembre 1631, trois ans après, que Laubardemont reparut à Loudun pour le faire exécuter.

Il était trop avisé pour ne pas se rendre compte de la violence de l'opposition. Il n'essaya pas de la briser de front. Il vit de près les défenseurs du château, les invita à sa table, et notamment le curé de Saint-Pierre, dont il savait les accointances avec les Armagnacs et les relations à la cour ; il revint à Agen avant la fin de l'année, laissant doucement mûrir l'affaire.

Nous n'avons pas ici à en suivre les péripéties compliquées. Il suffit de savoir que, en février 1633, le gouverneur renonçait définitivement à la lutte, ralliait Saint-Germain-en-Laye, sans aucun désir de retour. On pouvait achever la ruine du château, malgré les efforts désespérés de Grandier, qui se croyait alors débarrassé de la meute de ses ennemis, et ne pouvait se résoudre à demeurer tranquille.

C'est pendant l'été, pour hâter les choses, que Laubardemont revint. Descendu à l'hostellerie du Cygne de la Croix, il voulut se renseigner à fond sur ce curé encombrant, qui semblait, dans cette ville, le seul opposant sérieux à la politique du cardinal. Aussitôt lui en apprit-on de belles ! Il alla rue du Pâquin voir Jeanne-des-Anges et les sœurs de Dampierre, ses cousines ; mais, à la fois, son intelligence et son scepticisme le maintenaient dans une prudente expectative. Cette attitude ne se modifia même pas, lorsque, durant la messe célébrée aux Ursulines, il vit, au moment de la communion, la supérieure, sœur Claire de Saint-Jean et sœur Agnès de Saint-Jean, tomber dans ces convulsions étranges dont on lui avait déjà beaucoup parlé.

Qu'y avait-il là-dessous ? Il hésitait. Il connaissait Grandier, qui ne présentait aucun rapport avec les pauvres Béarnais qu'il avait fait griller jadis. Lui, un sorcier, cet humaniste, ce juriste, ce lettré, ce cavalier ? Allons donc !

Il apprit alors autre chose. Si le curé de Saint-pierre n'était pas un magicien, c'était, en tout état de cause, un personnage dangereux, et un ennemi du cardinal.

Cette inimitié, il l'avait manifestée de bonne heure, avec l'esprit taquin qui le caractérisait. Alors que, en disgrâce, Richelieu avait accompagné Marie de Médicis à Blois, il lui advint de participer en qualité de prieur de l'abbaye de Coussay, avec tous les dignitaires ecclésiastiques du Loudunais, à une grande fêle religieuse sur la paroisse de Sainte-Croix. Urbain Grandier, invoquant son titre de chanoine prébende de cette collégiale, refusa obstinément de céder le pas à l'évêque de Luçon.

Vieux souvenir peut être oublié, quoique le personnage possédât une redoutable mémoire ; mais voici qui était plus récent. Parmi la nuée de libelles injurieux, orduriers, féroces, qui ne cessaient de pleuvoir sur le premier Ministre, il en avait paru un, qui se rattachait à Loudun ; il était ainsi intitulé : Lettre de la Cordonnière de la Reine Mère à M. de Baradas. Allusion à une certaine Catherine Hammon, cordonnière et confidente de Marie de Médicis, qui vivait à la cour en qualité de maîtresse de M. François de Baradat, ennemi juré de Riehelieu.

Or, cette femme était originaire de Loudun ; elle y était même revenue plus tard, y avait passé deux ans, et avait figuré, elle aussi, parmi les conquêtes du curé de Saint-Pierre. Ils étaient demeurés en relations. On savait qu'il gardait chez lui un exemplaire de ce pamphlet, paru en 1627. De là, on soupçonnait et l'on chuchotait qu'il en était l'auteur. Quoi de plus plausible ? Cela commençait ainsi :

« Je voudrois que vous voulussiez venir en notre Lodunois, vous en apprendriez bien d'autres. J'en feray recueil pour vous envoyer par la première rencontre ».

Que si l'on objectait que ce factum était vraiment trop grossier et indigne de Grandier, on signalait qu'il en avait paru un second sous le même titre, et celui-là contenait des passages bien dignes de notre fougueux orateur :

« Les gardes qui veillent nuit et jour autour du Louvre ne servent qu'au faste et à la parade. L'amour des peuples est ce qui garde la personnalité du roi, et celui-là, quoi qu'on vous die, il ne se peut acquérir qu'en les aimant et réciproquement. Traitez-les comme vos enfants, et, indubitablement, ils vous aimeront comme leur père, et surtout souvenez-vous que vous n'êtes pas roi seulement des courtisans, mais des millions d'hommes que Dieu a mis sous votre garde ! »

Depuis plusieurs années, on cherchait l'auteur du libelle. On en avait arrêté l'imprimeur, un certain Jacques Rondin, sieur de La Hoguelière, natif de Bayeux ; après l'avoir condamné à être « pendu et estranglé » on l'avait expédié aux galères... Mais le véritable coupable, maintenant, on pourrait le saisir. Le Cardinal ne lui pardonnerait pas.

M. de Laubardemont vit, d'un coup d'œil rapide, le profit qu'il retirerait de celte affaire. Il repartit fin octobre, muni de tous documents nécessaires, y compris les procès-verbaux d'exorcismes de l'abbé Barré, qui, à Chinon, continuait ses exploits.

A Rueil, l'affaire ne traîna pas beaucoup. Le P. Joseph, éclairé par les capucins de Loudun, avait prévenu Richelieu. Comment eût-il pris la défense d'un mauvais prêtre, rejeté par son évêque, déconsidéré auprès de ses paroissiens, toujours prêt à s'opposer aux décisions du pouvoir et à les critiquer ? Les pièces que Laubardemont lui apportait en faisaient un suppôt du diable, et ce n'était pas à lui à rire des possessions démoniaques. Louis XIII en rirait encore moins. Dès le 30 novembre, au conseil du roi, le premier président de la cour des Aides d'Agen fut spécialement chargé, à l'exception de toute autre juridiction, de reprendre et terminer l'affaire. On pouvait être assuré qu'avec lui elle ne traînerait pas en longueur.

Le.6 décembre au soir, M. de Laubardemont est de retour à Loudun ; il mande secrètement M. Guillaume Aubin, sieur de La Grange, lieutenant en la maréchaussée, et lui donne ses instructions. Le lendemain même, de grand matin, comme le chanoine sort de chez lui pour aller chanter matines à Sainte-Croix, on l'arrête, et le sergent des archers, Jean Poucquet, le conduit d'une traite dans les sombres cachots du château du roi René, à Angers, où il est mis au secret le plus absolu.

Pendant ce temps, sans surseoir, on perquisitionne à la cure, malgré les vaines protestations de la mère Grandier : on saisit l'argent liquide, les titres et sentences ecclésiastiques de Bordeaux et de Poitiers, le pamphlet de la Belle Cordonnière, le traité du Célibat des Prêtres, un cahier contenant des vers obscènes, des documents et des reçus venant de Madeleine de Brou et établissant la communauté d'intérêt des deux amants, etc.

Dès le 12 décembre, l'information commença par un monitoire de Mgr de La Rocheposay, enjoignant à ses diocésains, sous peine de péché, de collaborer à l'action judiciaire. Le 17, les Ursulines, soutenues par deux séculières, Elisabeth Blanchard et Suzanne Hammon, sœur de la Cordonnière, déclarèrent que « Grandier s'était introduit dans leur maison à toute heure du jour et de la nuit, pendant quatre mois, sans qu'elles puissent s'expliquer comment il pouvait y entrer ; qu'il se présentait à elles, lorsqu'elles étaient debout et vaquaient à l'oraison ; qu'il les sollicitait au mal ; qu'elles ont été frappées par quelque chose qu'elles ne voyaient pas, et que tous ces accidents ont commencé par l'apparition du prieur Moussaut et finalement par celle de Grandier ».

Muni de ces premiers renseignements, Laubardemont courut à Angers, en compagnie du chanoine de Morans, de l'avocat Pierre Fournier et du greffier, Jacques Nosay ; mais, là, il se heurta aux dénégations formelles de l'accusé, qui ne voulait et ne pouvait reconnaître qu'une chose : ses opinions et sa manière d'agir contre le célibat des prêtres.

Plus l'affaire s'avérait difficile et obscure, plus le premier président tenait à la débrouiller jusqu'au bout. Avant de rentrer à Loudun, il vint donc à Paris et obtint un arrêt du Conseil d'Etat, le confirmant dans le procès, « nonobstant toutes les oppositions, appellations ou récusations faites ou à faire ». Désormais sa victime ne lui échapperait pas.

Au début d'avril, s'ouvrit l'enquête contradictoire. Urbain Grandier est ramené d'Angers, emprisonné solidement dans une maison appartenant au chanoine Mignon et louée au sergent Bontemps, ancien clerc de Trincant : fenêtres murées, cheminée obstruée de barres de fer. Les religieuses sont séquestrées par deux ou trois dans des habilitations bourgeoises. Une troupe de médecins sont requis ; on y voit, à côté de Mannoury et de l'apothicaire Adam, des praticiens de petite ville, Brion, Grolleau, Crosnier, Duclos, Jacquet, Pibon. Les exorcistes sont changés. Par affectation d'impartialité, on écarte Mignon et Barré, mais aussi les RR. PP. Escaye et Gau. Furent désignés : le chanoine Guilloteau, théologal de l'évêque de Poitiers, le P. Gabriel Lactance, récollet du couvent de Limoges, quatre capucins : un autre P. Lactance, les PP. Tranquille, Protais et Elizée, et trois carmes. Tous ces religieux, extrêmement exaltés, convaincus que la démonstration du pouvoir diabolique travaillerait de façon éclatante à la gloire de Dieu et au bien des âmes, s'efforcèrent de créer une ambiance favorable, en prêchant la démonomanie non seulement à Loudun, mais à Poitiers, à Chinon, dans tout le pays. Croire à la possession des Ursulines devenait article de foi ; ne pas y croire constituait un péché mortel, et, aux yeux de la loi humaine, un crime de lèse-majesté, puisque le roi y croyait.

Dans ses interrogatoires, Grandier essayait de remonter le courant, de faire briller une lueur de logique et de sens commun.

— Mais enfin, demandait-il à la sœur Claire de Saint-Jean, comment pouvez-vous me reconnaître, puisque vous ne m'avez jamais vu que la nuit ?

— On m'a dit que vous étiez un grand homme, ayant le poil noir, la barbe pointue, un grand visage, un grand nez.

— Ce ne sont pas là des qualités par lesquelles je suis reconnaissable, car elles sont communes à beaucoup de monde.

— Oui, mais je vous ai connu à l'affection que j'avais pour vous, et ce n'était pas naturel.

Or, l'heure n'était plus à des discussions de ce genre. On allait nager en pleine folie. Les exorcismes se déroulaient à la fois dans quatre églises, à Sainte-Croix, aux Ursulines, à Saint-Pierre du Marché, à Notre-Dame du Château, et la foule s'y précipitait, ahurie, secouée de mouvements divers, mais toujours passionnément intéressée.

Le 26 avril, Laubardemont eut recours à une épreuve qu'il avait appliquée avec succès dans ses enquêtes du Béarn. Il ordonna aux chirurgiens de rechercher les marques insensibles que Grandier, comme tout bon sorcier, devait avoir sur le corps. Jeanne-des-Anges avait déclaré, avec une crudité de termes qu'il faut voiler d'un latin secourable, qu'il portait ces marques in duabus natibus circa anum et in duobus testiculis, ce qui indique suffisamment vers quelles régions vagabondait l'esprit déséquilibré de cette pauvre fille.

On déshabilla Urbain entièrement, on lui banda les yeux, on retendit sur une table et on lui rasa de près tout le corps ; puis Mannoury se mit en demeure de le sonder et piquer jusqu'aux os en divers endroits, ce qui arrachait au patient de véritables hurlements. On les entendait de la rue. Cependant, pour reconnaître les empreintes démoniaques, le praticien changeait de tactique et attaquait avec la partie mousse de l'instrument. Silence de l'accusé. Il était donc insensible en ces endroits-là ! Procès-verbal en fut dressé, malgré les protestations d'un brave homme, le sieur Carré, apothicaire à Poitiers, qui démontra que Grandier ressentait partout l'acuité des mêmes piqûres.

Le grand jeu se déroulait. Personne ne doutait plus, ou du moins le feignait. On ne se contentait plus du langage muet des « pactes ». Les diables correspondaient avec les exorcistes ! Le 28 avril, Jeanne-des-Anges remit une pièce extravagante, un contrat écrit avec du sang, et qui venait du « cabinet de travail » des enfers ! Ne riez pas. Ce document existe encore à la Bibliothèque Nationale :

« Monseigneur et Maistre, je vous recognois pour mon Dieu et je vous promets de vous servir pendant que je viveray et des à présent je renonce à tous autres et à Jésus-Christ, et à Marie, et tous les sainctz du Ciel et à l'église catolique et apostolique et romaine et à tous les suffrages d icelle et auraisons qui pourraient faire pour moi, prometz vous adorer et faire hômage au moings trois fois le jour et faire le plus de mal que je pourray et attirer à mal faire autant de personnes qui me sera possible et de bon cœur je renonce à cresme et à batesme et à tous les mérites de Jésus-Christ et au cas que je vouleuse convertir je vous donne mon corps, mon âme et ma vie comme la tenant de vous, l'aiant cédée à jamais sans me vouloir repentir.

« Ainsi signé URBAIN GRANDIER de son sang. »

Etait-ce possible ? — Comment donc ! On voyait encore l'entaille que l'inculpé portait au pouce...

Aussi, la correspondance diabolique continua. Le 18 mai, le démon Béhérit annonce par écrit qu'il enlèvera la calotte de M. de Laubardemont, pendant l'espace d'un Te Deum ; puis il y renonça. Le lendemain, Asmodée promet, par écrit encore, qu'il sortira du cœur de Jeanne-des-Anges par une fente sanglante, de la longueur d'une épingle, pratiquée au-dessous du cœur, et reproduite exactement à sa chemise et à sa robe. Le 20 mai, l'événement se produit, mais sans aucune garantie sérieuse, et un gentilhomme déclare qu'il a vu, pendant que la supérieure se tortillait par terre, le petit couteau dont elle se serait blessée.

On a beaucoup daubé depuis trois siècles sur toutes ces diableries imbéciles. Il est inutile d'y revenir après Alfred de Vigny et Alexandre Dumas. Elles étaient l'œuvre de fanatiques, qui, se sentant hautement protégés, croyaient de leur devoir de frapper l'imagination populaire par de grossiers prestiges.

Seulement, ces prestiges rencontraient, pour l'honneur du grand siècle, quelques incrédules : les pasteurs protestants, que l'on prétendait convertir ainsi, et qui en faisaient des gorges chaudes, un Ecossais, Marc Duncan, professeur de philosophie à Saumur, quelques médecins comme le docteur Claude Quillet, de Chinon, qui devait, plus tard, entrer dans les ordres ; plusieurs ecclésiastiques... Mais il ne faisait pas bon s'inscrire en faux contre les opérations insensées des enquêteurs, ou, alors, il fallait s'enfuir vite, le plus loin possible. René et Jean Grandier, ayant voulu se plaindre au Parlement de Paris, furent immédiatement incarcérés. Seul, François, toujours vicaire, fut laissé tranquille grâce à son silence, les possédées ayant affirmé que celui-là n'était ni magicien ni sorcier, qu'il aimait simplement « les femmes et le bon vin ! » Belle recommandation auprès de ses ouailles !

D'autre part, on perquisitionnait chez Madeleine de Brou, et celle-ci ne dut son salut qu'à sa fuite et aux relations influentes de sa famille.

C'est ainsi que se poursuivit durant tout ce beau printemps de l'an 1634 cette enquête extraordinaire, sous la direction intransigeante et autoritaire du magistrat qu'elle a rendu célèbre.

Les séances, publiques, se déroulaient dans les églises, qui servaient ainsi de cadre aux exhibitions les plus indécentes, à des fureurs grossières, à des aveux obscènes. La sœur Claire de Saint-Jean reconnut qu'un jour, avant de communier, elle fui prise de si violents désirs, en pensant à Urbain, qu'elle quitta la chapelle précipitamment, remonta dans sa chambre, où ses sœurs l'arrêtèrent, les jupes troussées et son crucifix à la main. Bavardages d'hystérique, ou, comme dirait Freud, de « refoulées, chez lesquelles la possession démoniaque vint en compensation d'une autre qui leur manqua » (8). Laissons de côté les supercheries vulgaires, les solécismes et barbarismes de ces malheureuses, leur ignorance du grec et des autres langues, que cependant les démons auraient dû connaître et parler... Il reste cette sombre folie, dont l'apothéose fut la cérémonie insensée du 23 juin, que nous avons décrite en détail au commencement de cette étude. Arrivé là, on ne pouvait aller plus loin. Laubardemont le comprit.


V.
LE JUGEMENT ET LE SUPPLICE

Un tribunal extraordinaire fut rapidement constitué, comme le Conseil d'Etat l'avait permis. Il comprit un certain nombre de magistrats désireux de faire leur cour : trois lieutenants généraux, MM. de Dreux, à Chinon, Texier, à Saint-Maixent, et Rivrain, à Beaufort ; trois lieutenants particuliers, MM. de Brisé, à Chinon, de La Picherie, à Châtellerault, et Pequineau, à Tours ; M. Houmain, lieutenant criminel d'Orléans ; MM. Cottereau, président, et Burges, conseiller au présidial de Tours ; Jacques Denyau, conseiller au présidial de La Flèche ; de Jorigriy, Richard, de Tessec, conseillers au présidial de Poitiers. Ainsi, sous prétexte de haute partialité, cette troupe de chats fourrés accouraient-ils de partout, excepté de Loudun : mais on peut être sûr qu'ils n'avaient pas été désignés au hasard.

Le 26 juillet, ils choisirent parmi eux Houmain, comme rapporteur, et Denyau, comme procureur. C'étaient ceux qui paraissaient les plus sûrs.

Le 31, ils se rendirent en procession de l'église Saint-Pierre du Marché au couvent des Carmes, où eut lieu une grande cérémonie religieuse : messe chantée solennellement, sermon véhément du P. Lactance, récollet, communion générale de tous ces juges, décidés à sauver la religion et l'Etat par n'importe quels moyens. Chaque journée du procès commencerait par les mêmes prières.

Le bailli et ses conseillers essayèrent de protester, tinrent une réunion courageuse au palais de justice. En conséquence, M. de La Guérinière partit pour Paris pour implorer le Roi et lui présenter une supplique éloquente d'Urbain Grandier. Louis XIII refusa de le recevoir.

Chacun trembla. Madeleine de Brou fut arrêtée de nouveau en pleine église ; d'autres femmes, qui plaignaient l'accusé, furent rudement molestées ; deux prêtres, les abbés Jean Buron et René Frogier, qu'une des religieuses désignait maintenant comme ayant tenté de la violer, eurent grand'peine à se disculper. Et il faut admirer les cordeliers de Loudun, qui refusèrent de s'associer au haro et se tinrent formellement à l'écart d'un procès qui leur semblait injuste et cruel.

Rien n'arrêtait l'implacable machine judiciaire : d'après les pièces que nous avons vu établir par Laubardemont, Mgr de La Rocheposay, le 10 août, rendit, en son château de Dissay, un décret déclarant que les Ursulines étaient véritablement « travaillées des démons et possédées des malins esprits ». Ce qui, d'ailleurs, pouvait se soutenir, mais n'établissait nullement la culpabilité de Grandier.

La Sorbonne se prononça dans le même sens, par la voix de MM. Antoine Duval, Nicolas Imbert, Antoine Martin et Jacques Forton. Il fallait bien que tout le monde trempât dans ce procès monstrueux, pour lequel se passionnait la France entière. Trente mille personnes se pressaient à Loudun et aux alentours.

Les débats durèrent trois jours. Dès le mardi 15 août, l'accusé fut amené au couvent des Carmes, aujourd'hui Saint-Hilaire du Marlray, où la commission siégeait dans la salle capitulaire. Le malheureux curé était bien déchu de son ancienne superbe. Dès le matin, le sergent aux gardes Grisard l'avait averti de son prochain supplice, et un excellent augustin, le P. Ambroise, au péril de sa vie, était venu le consoler, le confesser et le communier. Aussi comparut-il fort calme et résigné. Ce que voyant, Jeanne-des-Anges, Claire et Agnès de Saint-Jean — celle qu'on appelait « le beau petit diable » — essayèrent un commencement de rétractation. Trop tard ! On les fit taire, et Houmain déclara que c'était le démon, qui, incontestablement, les faisait parler ainsi pour sauver son fidèle suppôt.

Le lendemain 16, Urbain Grandier ne put revoir son confesseur ; Laubardemont l'avait expulsé avec fureur, et remplacé par un des exorcistes, le P. Archange, qui lui annonça brutalement sa mort. On allait, en effet, de toutes manières peser sur lui pour obtenir ses aveux, C’était le jeu ordinaire. On condamnait d'abord : et, au moyen de l’abattement, du désespoir ainsi déclenché, on établissait, si possible, les vrais motifs de cette condamnation.

Le 17, l'avocat Moreau lut un important mémoire rédigé par le curé pour sa défense, et des délibérations secrètes suivirent cette lecture.

Le vendredi 18, dès cinq heures du matin, le jugement fut prononcé : « Maistre Urbain Grandier, prestre curé de l'église Saint-Pierre du Marché de Loudun et l'un des chanoines de l'églize Sainte-Croix du dit lieu », était déclaré « atteint et convaincu du crime de magie, maléfice et possession arrivé par son faict es personnes d'aulcunes religieuses Ursulines de cette ville de Loudun et autres séculières mentionnées au procez.

« Ensemble des autres cas et crimes résultant d'iceluy pour réparations desquels l'avons condamné et condamnons à faire amende honnorable teste nue et en chemise, la corde au col, tenant en ses mains une torche du poids de deux livres devant les principales portes des églizes de Saint-Pierre du Marché et Sainte-Ursule de cette ville de Loudun et là dévotement à genoux demander pardon à Dieu, au Roy et à la Justice, et ce faict, estre conduict à la Place publicque de Sainte-Croix de cette ville pour y estre attaché à un pouteau sur un buscher, qui pour cet effect sera dressé au dict lieu et y estre son corps bruslé vif avec les pactes et caractères magiques, ensemble le livre manuscrit par luy composé contre le célibat des prestres et ses cendres jettées au vent...

« Auparavant que d'estre procédé à l'exécution du dit arrest, ordonnons que le dit Grandier sera appliqué à la question ordinaire et extraordinaire sur la vérité de ses complices (9). »

Y avait-il dans cette torture simple raffinement de cruauté ? Non, mais par la raison que nous avons donnée plus haut, on estimait que l'accusé, une fois condamné à mort, n'aurait plus aucune raison de se refuser aux aveux qui tranquilliseraient, malgré tout, la conscience des juges. Avant, il aurait pu résister peut-être à la douleur ; mais après ?

Cela seul, maintenant, inquiétait Laubardemont, ses subordonnés et les exorcistes : car, de complices, on savait bien que le curé n'en avait pas, n'en pouvait avoir.

A neuf heures donc, ils se préparèrent à ce dernier effort. Dans la prison du condamné, un chirurgien nommé Fourneau avait été requis, en place de Mannoury décidément brûlé ; ce fut heureux, car ce nouveau praticien, s'il rasa soigneusement et visita tout le corps de Grandier, afin de s'assurer qu'il ne gardait aucun talisman diabolique contre la douleur et la mort, refusa néanmoins de lui arracher les sourcils et les ongles, ce qu'aurait voulu le premier président. On le revêtit ensuite d'une longue chemise de toile, et de vêtements sordides, on le chaussa de vieilles pantoufles, et on lui lia les mains.

A partir de ce moment, tous les documents s'accordent pour reconnaître que l'ancien curé de Saint-Pierre n'eut que paroles édifiantes et fit un trépas qui racheta ce que sa vie pouvait avoir eu de scandaleux.

— Voyez, dit-il aux Bontemps, comme mes ennemis triomphent de moi ! Cependant je leur pardonne tout le mal qu'ils m'ont fait.

A la porte, attendait le carrosse de Laubardemont, entouré d'archers. Il y monta, accompagné de deux officiers judiciaires, et fut rapidement conduit au Palais de Justice.

La grande salle en était comble, particulièrement de femmes cruellement surexcitées. A l'entrée se tenaient les RR. PP. Lactance et Tranquille, qui débutèrent par de longs exorcismes, ayant pour but de purifier « l'air, la terre et autres éléments », et aussi d'empêcher Grandier d'exercer son pouvoir magique sur l'assemblée. Puis, on l'amena devant le tribunal, on lui ordonna de se mettre à genoux, et le greffier Nosay, qui faisait du zèle, lui arracha son chapeau et sa calotte, en grognant :

— Tourne-toi, malheureux, et adore le crucifix qui est au-dessus du juge.

L'ancien curé ne bougea pas. Il écouta la lecture de la sentence de mort. Quand ce fut fini seulement, il prit la parole.

— Messeigneurs, dit-il de cette belle voix grave qui avait tant impressionné ses paroissiennes, j'atteste Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et la Vierge mon unique avocate, que je n'ai jamais été magicien, ni commis de sacrilèges, ni connu autre magie que celle de la Sainte-Ecriture, que j'ai toujours prêchée. J'avoue mon Sauveur et le prie que le sang de sa Passion me soit méritoire.

Ensuite, avec un pathétique mesuré, mais poignant, il conjura ses juges de modérer leurs rigueurs, de crainte que son âme ne se portât à quelque pensée de désespoir. Il ajouta qu'il désirait de tout son cœur racheter par sa constance les fautes de sa vie passée.

L'émotion fut considérable. Les Loudunois reconnaissaient le pasteur, le prédicateur qui, si longtemps, les évangélisa avec tant d'éloquence. Vraiment avait-il pu choir si bas que de se livrer à Satan ? L'eût-il fait, il s'en était repenti. Un tel mouvement se dessina, que Laubardemont, habitué à dominer les assemblées, sentit le danger. Immédiatement, il ordonna d'évacuer la salle.

Urbain Grandier se trouva seul devant les magistrats et les exorcistes. Le duel suprême allait s'engager.

— Allons, avoue tes crimes, disait Laubardemont.

Il avait même préparé une formule. Il n'y avait qu'à la signer.

— Avoue ! Avoue ! répétait-il, et répétaient les juges et les moines. Nous connaissons ta culpabilité. Elle ne fait aucun doute pour personne. Mais, en la reconnaissant, tu l'acquiers du moins quelques titres à la miséricorde de Dieu.

L'autre demeura inébranlable.

— Que voulez-vous donc que j'avoue ? Non, Je ne signerai rien.

— Hé bien, dit Laubardemont, emmenez-le à la chambre de la question.

On l'y conduisit. Il réclama le P. Ambroise, son bon augustin, ou le P. Grillau, gardien des Cordeliers. On les lui refusa.

— Ah ! s'écria-t-il, vous voulez faire de moi un désespéré... Vous en rendrez compte, un jour, à mon Rédempteur. Au moins, supplia-t-il, donnez-moi une demi-heure pour que je me confesse à Dieu !

On le laissa tout juste un quart d'heure, pendant lequel il improvisa une prière, que le lieutenant du prévôt, le sieur de La Grange Aubin nota et retranscrivit plus tard. Nous la reproduirions ici avec plaisir, si elle ne nous semblait avoir été enjolivée, ou même fabriquée après coup, dans une intention de littérature.

Chacun s'est étendu ensuite à qui mieux mieux dans la description du supplice horrible des brodequins qui fut infligé à ce malheureux. Nous nous contenterons d'en dresser le procès-verbal exact. Il suffit à secouer les imaginations et les sensibilités.

Dépouillé entièrement de ses vêtements, couché nu sur le carreau, les bras liés, les jambes allongées dans des planches soigneusement liées entre elles, Grandier fut à la merci de ses bourreaux. Inutile d'ajouter que les coins, les ais, les maillets, les cordes avaient été exorcisés pour qu'ils pussent accomplir leur office.

Aux premiers coups, qui lui brisèrent les os des genoux et des pieds, le condamné poussa un grand cri et s'évanouit. On le ramena à lui, et le P. Lactance cria à l'exécuteur :

— Cogne ! Cogne !...

— Ah ! mon Père, soupira le pauvre curé, où est la charité de saint François ?

Les autres coins ne tirèrent de lui aucun aveu.

Dicas ! Dicas (10) ! ordonnait vainement le P. Lactance.

Il le répéta si souvent qu'on lui donna le surnom de P. Dicas.

Si tu es innoxius, infunde lacrymas (11) ! ajoutait-il.

Mais les yeux du supplicié, dilatés par l'horreur de la souffrance physique, n'avaient plus de larmes. Il fallut se contenter de cette sorte de preuve par l'absurde, car Urbain Grandier ne voulut reconnaître qu'une seule chose : oui, il avait été homme comme les autres, il avait aimé les femmes... toutefois, depuis la sentence de Poitiers, voici quatre ans, il s'en était retiré et n'avait plus scandalisé personne.

Au bout de trois quarts d'heure, les juges eux-mêmes furent vaincus. On délivra le malheureux, que ses jambes ne pouvaient plus porter, on le transféra dans une chambre haute, où on essaya de le ranimer avec un peu de vin.

Pendant ce temps, sa pauvre mère, qui n'était sortie de ses tribulations personnelles que pour voir périr son fils, priait devant la statue de Notre-Dame de la Pitié, dans l'église des Cordeliers. A bout de forces, elle s'écroula, évanouie. Un religieux accourut pour la relever, la consoler : ce P. Grillau que Grandier avait vainement réclamé.

— Je vous promets, dit-il, d'assister Urbain sur le chemin de l’échafaud.

Dans les tristes histoires de ce genre, n'oublions jamais de rendre justice aux belles âmes.

Vers midi, Laubardemont et les juges reparurent au Palais. Ils étaient soucieux. La fermeté du curé de Saint-Pierre déjouait leurs calculs. Cet acharnement à ne pas confirmer d'un aveu leur infaillible jugement les irritait comme une chose incompréhensible. Déjà, le P. Archange racontait en ville que le démon avait rendu le condamné insensible à la question... Cette explication tiendrait-elle devant l'apparition de la loque humaine qu'on allait traîner au bûcher ?

Il y eut alors une torture plus effroyable encore que celle de la matinée. Devant cet agonisant, étendu sur une botte de paille, un peu ranimé par la nourriture et la boisson, les magistrats se livrèrent pendant deux heures d'horloge à toutes les plus infâmes comédies pour l'obliger à parler dans leur sens, pour lui faire reconnaître les crimes qu'ils lui avaient attribué, pour extorquer une signature à ses mains exsangues et meurtries. Laubardemont, plus que tous les autres, s'épuisa en efforts de dialectique et d'éloquence. Il cria, maudit, supplia, s'attendrit... II versa même des larmes, ce monstre ! Rien n'y fit. Grandier, immobile, la face cireuse, les yeux fermés, serrait les lèvres pour ne pas parler. Enfin, à quatre heures, dans les clochers de toutes les églises, de tous les couvents, les cloches sonnèrent la délivrance. On revêtit le condamné de sa chemise soufrée, on lui passa la corde au cou, on le hissa dans le tombereau que traînaient six mules noires. Les hommes rouges suivaient derrière, avec les archers.

Une foule énorme et muette encombrait les rues. Près de l'église Saint-Pierre, à une fenêtre, Me Moreau, avocat de Grandier, lui cria d'une voix grave :

— Monsieur le curé, ayez toujours Dieu devant les yeux, ne murmurez point contre Lui : c'est ainsi qu'il éprouve ses enfants.

— Monsieur, répondit le pauvre homme, j'ai espérance en Dieu. Il ne me délaissera point.

On le descendit devant le porche de la paroisse qu'il avait administrée pendant près de dix-sept ans. Et comme on négligeait de le soutenir, il chut la face contre terre.

Alors le Père Grillau s'élança et le prit dans ses bras.

— Ah ! mon Père, gémit le condamné, priez pour moi ! Je me recommande à vos prières et à celles de vos saints religieux.

— Monsieur le curé, c'est en cette extrémité qu'il faut faire paraître que vous aimez Dieu. Souvenez-vous qu'autrefois vous avez consolé les affligés et les vacillants. Servez-vous des lumières que Dieu vous a données ! Votre mère, qui prie Dieu pour votre consolation, vous conjure de vous unir intimement à Jésus-Christ, sans plus penser à autre chose, afin que vous mouriez en homme de bien... Elle vous dit adieu par ma bouche et vous envoie sa bénédiction.

— Mon Père, je vous remercie de votre charité et vous prie, pour l'amour de Dieu, d'avoir pitié de ma mère et de la consoler...

C'en était assez. On écarta le bon cordelier ; après l'amende honorable, on remonta Grandier dans sa charrette et on le porta rue du Pâquin.

— Allons, monsieur, lui enjoignit Nosay, demandez pardon aux Ursulines.

— Je ne les ai jamais offensées, répondit-il, mais je prie Dieu de leur pardonner.

Le sinistre voyage allait se terminer. Sous le soleil écrasant de cette chaude journée d'août, la place Sainte-Croix apparut, entourée d'estrades en amphithéâtre comme pour un spectacle. Un bûcher de trois pieds carrés en forme de gril, avec fagots, bûches et paille, était préparé à gauche de l'église, dont on allait brûler un des chanoines prébendes. Au milieu, se dressait un poteau de quinze pieds auquel était accrochée une sellette de fer.

Tandis que l'on traînait le condamné devant le porche pour une dernière amende honorable, un prêtre en surplis et barrette, très pâle et troublé, s'avança. C'était René Bernier, curé des Trois-Moutiers, neveu du chanoine Le Mousnier, qui avait eu maille à partir, jadis, avec Urbain.

— Monsieur, lui dit-il, j'ai témoigné contre vous. Je vous demande votre pardon. Ne me l'accorderez-vous pas comme à tous les autres ?

— Oui, monsieur, et d'aussi bon cœur que je crois fermement que mon Dieu me fera grâce et me recevra aujourd'hui en paradis.

— Vous plaît-il que je prie Dieu pour vous et que je dise la Sainte Messe à votre intention ?

— Je vous en prie, répondit Grandier, en lui baisant les mains.

L'heure était venue. Le bourreau Duchesne, une sorte de colosse, souleva le condamné comme une plume et l'attacha sur la sellette, face à la foule, qui frissonna longuement. Seuls, à une fenêtre toute proche, Trincant, Jacques de Thibault, le chanoine Mignon considéraient le spectacle avec une froide férocité.

Cependant les exorcistes, poursuivant leur office jusqu'au bout, bénissaient les instruments du supplice et pressaient encore le misérable d'avouer ses pratiques démoniaques. Certains, a-t-on dit, allaient jusqu’à le frapper de leurs crucifix ; et, comme il détournait la tête instinctivement, ils s'écriaient :

— Voyez, quelle impiété !

— Malheureux ! criait le P. Lactance en brandissant une torche de paille enflammée près de son visage, ne veux-tu pas te reconnaître et renoncer au diable ?

— Mon Père, je m'en vais devant mon Dieu, qui m'est témoin que je vous ai dit la vérité !

— Il est temps que tu confesses ton crime... Tu n'as plus qu'un moment à vivre !

— Mon Père, je le répète, j'ai dit la vérité... Je m'en vais devant mon Dieu au juste et épouvantable jugement duquel je vous appelle dans un mois !

Il fallait en finir, car cette scène atroce commençait à irriter la foule. Il y eut quelque confusion. Les moines s'empressèrent eux-mêmes de mettre le feu au bûcher, ce qui fait que M. de La Grange Aubin, qui avait promis à Grandier de le faire étrangler, ne put y parvenir. Le bourreau prétendit qu'on avait emmêle ses cordes. La fumée montait déjà. Les exorcistes l'augmentaient, en jetant de l'eau bénite dans le brasier. On entendit le supplicié qui murmurait ces oraisons jaculatoires :

Deus meus, ad te de luce vigilo !

Miserere mei, Deus...

- Mon Dieu, pardonnez à mes ennemis...

A ce moment, les liens consumés se rompirent, et il tomba au milieu des flammes. La foule poussa un grand cri d'horreur.

Et un vol de pigeons blancs, qui n'avait cessé de tournoyer au-dessus du cortège depuis sa halte à l'église Saint-Pierre, s'envola brusquement, battant des ailes, fuyant dans le ciel bleu.

— Voilà les démons qui battent enfin en retraite, dit le P. Tranquille.

— Ces colombes emportent au ciel l'âme de notre curé, pensaient les braves gens.

Quand le bourreau, éteignant le brasier, eut jeté, selon l'arrêt, quelques pelletées de cendre aux quatre vents, beaucoup de Loudunois se précipitèrent, bousculant les archers, écartant les charbons et les braises, pour se procurer des reliques du martyr.


VI.
EPILOGUE.

Cependant, après cette horrible scène, ceux qui en furent les auteurs n'abandonnèrent pas la partie. Ils continuaient à interroger les Ursulines, qui déclarèrent que Grandier était en enfer et décrivirent minutieusement les divers supplices qu'il y subissait. Il fallait, pour ces gens-là, qu'il souffrît éternellement. Le bûcher qu’ils avaient allumé ne leur suffisait pas.

Au vrai, dans cette lugubre affaire, il est difficilement contestable que les puissances infernales aient joué un rôle important : c'était dans l'âme de tous ces personnages haineux, de ces moines illuminés, de ces nonnes exaspérées par un célibat forcé, de ces juges rongés d'ambition... Et ce drame traîna longtemps après lui des conséquences maléfiques, autrement saisissantes que les visions lubriques et les transports solitaires de Jeanne-des-Anges.

Longtemps, à Loudun, plana une singulière malédiction sur les artisans du procès. Un mois après Urbain Grandier, jour pour jour, le 18 septembre, le P. Lactance mourut dans des accès de fièvre chaude, répétant : « Dieu me punit », et repoussant le crucifix.

— Bon, disait Laubardemont que rien n'embarrassait. C'est une vengeance de Satan.

Et il ordonna de faire au récollet de splendides funérailles.

Le chirurgien Mannoury ne tarda pas à le suivre. Celui-là avait des hallucinations. Il voyait partout le spectre de sa victime, et expira fournie un damné. Louis Chauvet fut, lui aussi, atteint de folie, et le P. Tranquille lui-même commença à donner de sérieuses inquiétudes, car il devait succomber à d'horribles crises d'aliénation mentale. Le bailli s'écroula frappé d'apoplexie, et, au printemps de 1635, on apprit que Jean d'Armagnac, l'ancien gouverneur, qui avait renoncé à défendre Urbain Grandier, avait été poignardé par son ancien valet de chambre, Jean Duluc, qui périt sur la roue, le 3 mai.

Une mystérieuse épouvante pesait sur la ville. On ne l'a pas oubliée à travers les âges, et l'on ne manque pas de remarquer que, par exemple, les derniers descendants de M. de Brisé, lieutenant particulier de Chinon, sont morts, l'un au bagne et l'autre suicidé.

Seul, impavide, M. de Laubardemont continua à faire face au destin (12). Il haussait les épaules, quand on lui montrait, au greffe, trois gouttes de sang indélébiles sur le parchemin de sa sentence du 18 août. Il menaçait de poursuites ceux qui osaient plaindre Grandier. Il fit arrêter encore une fois Madeleine de Brou, chez son beau-frère, Louis du Mothey, à Montrcuil-Bellay. Quand elle s'échappa de ses griffes, lasse de tant de persécutions, ce fut pour s'enfermer dans un cloître jusqu'à sa mort.

Lorsque le commissaire royal eut reçu, en récompense de son zèle, l'intendance des provinces du Maine, d'Anjou, de Touraine et du pays de « Lodunais », il s'en servit pour maintenir contre quiconque l'autorité de la chose jugée. Or, ce qui s'imposait, maintenant que le magicien avait été puni, c'était de terminer la possession des Ursulines.

Pour cela, il s'adressa aux pères jésuites de Poitiers, qu'il considérait avec raison comme « les maîtres des sciences ». Arrivèrent des hommes fort doctes, les RR. PP. Kousseau, Anginot, Bachellerie, et surtout Surin, dont la haute renommée mystique est arrivée jusqu'à nos jours.

Ces bons religieux avaient affaire à forte partie, car les Ursulines continuèrent à dérailler durant plusieurs années. Elles essayèrent d'abord de perdre René Grandier, qui, emprisonné, eut la chance de pouvoir s'évader et de disparaître ; puis elles poursuivirent leurs crises, qui intéressèrent nombre de personnes de qualité : Gaston d'Orléans, le comte de Lude, lord Montaigu, Mlle de Rambouillet, Ménage, l'abbé d'Aubignac, la duchesse d'Aiguillon, Voiture, la marquise de Sablé... On cite même un certain M. de Kériolet, gentilhomme breton, de mœurs assez dissolues, qui se convertit, de peur du diable, en les voyant. A la longue, cependant, ces étranges séances affaiblissaient leur violence, tournaient à la farce ; et l'on fut obligé d'éloigner MM. les officiers d'un régiment de dragons auxquels elles n'inspiraient aucune idée d'austérité. Le P. Surin lui-même se découragea et fut remplacé par le P. Ressés. Jeanne-des-Anges, seule, persista à délirer.

De la funeste crise où elle avait sombré, lui demeurait la passion de jouer un rôle public. C'est ainsi qu'elle prétendit avoir été guérie miraculeusement d'une pleurésie par l'intervention nocturne de saint Joseph, qui avait appliqué sur son côté un baume merveilleux : la chemise de la malade en portait encore la trace !

Alors la supérieure — qui n'était plus possédée — devint thaumaturge : non point par le remède inconnu, qui avait dû regagner la pharmacie du ciel, non point par elle-même, mais... par sa chemise ! On la passait aux malades. Elle leur procurait un soulagement merveilleux. Anne d'Autriche le sut, voulut l'enfiler pour mettre au monde celui qui serait Louis XIV... Ainsi, par quelque côté, ce fut à celte redoutable folle que la France a dû le Grand Roi !

Elle vint à Paris — la clôture n'avait jamais été gênante pour elle — alla à Rueil, voir Richelieu, qui lui donna cinq cents écus, chemina jusqu'à Annecy pour visiter le tombeau de saint François de Sales ; partout on la reçut avec honneur, et, de retour à Loudun, tout en écrivant ses Mémoires, elle ne manquait pas d'avoir, aux grandes fêtes, quelques apparitions. Cela dura jusqu'à son décès, qui ne survint que trente ans après, le 29 janvier 1665.

Si insensé que cela paraisse, cette personne notoirement détraquée mourut en odeur de sainteté. On se remémorait les prétendus miracles qu'elle avait opérés à l'aide de son vêtement de nuit. Aussi conserva-t-on son crâne, qui avait abrité tant de phantasmes, dans un superbe reliquaire, exposé à la vénération des fidèles, et il se trouva de pauvres gens qui imploraient son intercession ! Ce n'est que vers la fin du XVIIIe siècle, que, pour l'honneur de l'Eglise, deux évêques de Poitiers, NN. SS. de Caussade de La Marthonie et de Beaupoil de Saint-Aulaire arrêtèrent cette singulière dévotion ; le second, même, prit, en 1772, un moyen radical : il supprima la communauté des Ursulines de Loudun, dont le nom, malgré tout, demeure tristement célèbre, et il attribua leur couvent de la rue du Pâquin aux Dames de l'Union Chrétienne et de la Visitation. Déjà la Révolution était aux portes, et devait tout balayer.

Cependant, Loudun demeure, groupé en amphithéâtre sur sa colline, autour du clocher de Saint-Pierre et des restes de son donjon carré. Il a gardé quelques-unes de ses ruelles obscures et tortueuses, où défilèrent les invraisemblables processions d'il y a trois siècles ; on peut rêver encore sous les nefs romanes de Sainte-Croix, où le chanoine Urbain Grandier, de sa belle voix, chantait l'office ; et devant cette église, devenue le marché aux grains, rechercher l'emplacement exact de son bûcher. Le décor de la tragédie reste debout, et les textes eux-mêmes, avec tous leurs détails... Mais, malgré les efforts les plus divergents des historiens, des psychiatres, des théologiens, des freudistes ou des simples sceptiques, un irritant problème subsiste que nous ne pensons pas avoir résolu, car, comme l'a dit depuis longtemps Shakespeare « il y a dans le ciel et sur la terre plus de choses mystérieuses que notre philosophie n'en a rêvées... »

ARMAND PRAVIEL.


NOTES :
(1) Elle n'hésita pas à publier son éloge en 1634.
(2) Il en est un, fort beau, d'Alexandre Dumas, où Urbain Grandier apparaît comme un magnétiseur.
(3) Urbain Grandier et les Possédées de Loudun, par .T. Lévy-Valensi. La Semaine des Hôpitaux de Paris, 15 octobre 1933.
(4) J. DUBÉDAT, Histoire du Parlement de Toulouse, ch. XVIIÏ.
(5) Sœur Louise de Jésus notamment et sœur Claire de Saint-Jean disaient « blasphèmes, sacrilèges, impiétés et toutes saletés très horribles ».
(6) « Qui t'a envoyé ? — Urbain. — Dis sa qualité. — Prêtre. — De quelle église ? — De Saint-Pierre. »
(7) Les obsessions par contraste et les états démoniaques, par J. Vinchon. — Semaine des Hôpitaux.
(8) Dr LÉVY-VALENSI, loc. cit.
(9) Archives Nationales. Reproduit par le docteur Gabriel Légué, dans son livre : Urbain Grandier et les Possédées de Loudun, 1884.
(10) Parle ! Parle !
(11) Si tu es innocent, verse des larmes !
(12) Il devait finir cependant fort tristement, veuf et seul, son fils ayant été mystérieusement assassiné.


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