NADAUD, Marcel & PELLETIER, Maurice Le pigeonnier du vieux flamand, Strimelle, (1926).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.VIII.2007)
Texte relu par : A. Guézou
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire de la médiathèque (BM Lisieux : nc) , coupures de presse extraites du Petit Journal du 5 mars 1926. Série "Nos enquêtes : les grandes erreurs judiciaires".
 
Le pigeonnier du vieux flamand, 
(Strimelle)
par
Marcel Nadaud, & Maurice Pelletier

~ *~

Facétieux et sournois, l’oeil allumé de convoitise sur les bouteilles de gnôle qu’ils entrevoyaient au fond de l’estaminet par la grande glace piquetée et poussiéreuse de la devanture, les trois territoriaux s’étaient arrêtés devant la façade de briques sombres, groupant un débit et une forge.

L’un d’eux passa la tête par la haute porte étroite.

- Salut, la compagnie…

Rien ne répondit. La salle, aux senteurs aigres de bière moisie, puait l’abandon. L’homme se retourna vers ses compagnons.

- On peut y aller, les potes. N’y a personne.

Ils jetèrent un dernier coup d’oeil, de droite et de gauche, dans la grande rue déserte de Boussois, puis se glissèrent dans le débit abandonné.

- Chouette ! du vermouth… Et du genièvre… de Wambrechies, encore… Et du pinard… trois… quatre… Oh ! vieux, six litrons !... Hop ! embarqué !

L’une après l’autre, les bouteilles s’engouffraient dans les capotes quand une voix furieuse jaillit sous leurs pieds.

Faillis quiens d’voleux… Hondendief ! smeerlap !... sales crapules !…

Un tourbillon d’injures incompréhensibles jaillit d’une trappe entrouverte donnant sur une cave. Une tête sortit du trou sombre, longue figure maigre barrée d’une moustache grisonnante, aux yeux étroits.

Prestes, les trois soldats avaient gagné la porte.

- Eh ! ta… bouche, mal poli !... Ben quoi, pour quelques gouttes de pinard…

- De quoi !... C’est pour ta sale baraque qu’on se fait casser la g…

- Si c’est pas malheureux tout de même de voir ça ! En voilà un affreux !... Pire qu’un Boche… Oui, Boche… Espion…

Sur cette flèche du Parthe, dernier argument du militaire en lutte avec l’élément civil, les trois chapardeurs gagnèrent le large. Mais arrivés au coin d’une venelle, ils avisèrent un gamin errant.

- Quéque tu f… là, le môme ? Tu devrais être dans les caves. Ah ! dis donc ! tu sais qui habite là ?

Un doigt désignait la maison.

- Oui, c’est le père Strimelle, le forgeron. C’est un Belge.

- Tiens, tiens !... Ça expliquerait tout. Faudra le tenir à l’oeil cet oiseau-la. Et file, toi, le gosse, si tu ne veux pas recevoir une marmite sur la cafetière ! »

Un envol de pigeons

Depuis quarante-huit heures, la tempête avait éclaté. Ramenés de Liège et de Namur, les 420 d’Essen et leurs frères monstrueux, les obusiers de Skoda, inondaient de gerbes de flammes et de tonnes d’acier les défenses de Maubeuge, dont le fort de Boussois, le seul moderne, qui commandait, par Jeumont, la bifurcation ferrée de Bruxelles et de Charleroi. Toutefois, le 1er septembre, vers 3 heures, la tempête se calma quelque peu, de quoi la population civile, réfugiée dans les caves de la Compagnie des glaces et verres spéciaux, profita pour aller constater les dégâts et, au besoin, sauver le peu qui pouvait encore l’être.

Strimelle se précipita des premiers. Il n’était pas arrivé chez lui qu’un dernier obus s’abattait dans son jardinet.

L’âcre fumée de l’explosion l’avait pris à la gorge. Il s’appuya un instant contre la muraille, puis, saisi de panique, bondit dans la rue pour regagner l’abri.

Clac ! une balle lui siffla aux oreilles. Un vol de plumes le frôle, quelques gouttes de sang le cinglent au visage.

- Ah ! bandit ! on te tient. Tu as des pigeons voyageurs chez toi, espion ! Tu corresponds avec les Boches ! attends un peu !

Cinq minutes après, ils reviennent avec un officier.

- Mon lieutenant, c’est le Boche, l’espion. On le tenait à l’oeil depuis trois, quatre jours. On vient de le pincer pendant qu’il lançait des pigeons voyageurs. Il le cachait dans sa blouse. A preuve…

Et le territorial exhibe fièrement le volatile que le lieutenant ne regarde même pas.

- Ça va ! Emballez-moi ça ! Et à Maubeuge en vitesse !

Deux civils survinrent : MM. Clause et Bertiaux, cultivateurs.

- Mais, mon lieutenant, ce n’est pas possible. Ce ne sont pas des pigeons voyageurs. C’est un pigeon « de pied ». C’est même le grand Léon qui lui en a donné un couple, au mois de mai, pour un petit travail de forge.

- Ah ! oui ! vu ! vous êtes dans le coup et vous voulez sauver votre complice. Parfait ! Joli lot de fripouilles ! Nous allons vous conduire à Maubeuge, mes gaillards ! Et vous allez voir ce que vous allez voir. »

De Boussois à Maubeuge, par Assevent, il y a cinq kilomètres. A raison d’un coup de crosse ou d’un coup de poing tous les dix pas, auxquels les habitants d’Assevant qui font cortège joignent leurs petits sévices personnels, on voit l’état dans lequel les malheureux arrivèrent à la Place.

Par instants, les territoriaux font jouer la culasse de leur fusil. A la hauteur de la Butte de Tir, on fait mine de vouloir exécuter le trio sur place. Arrivée à la porte Allard, la petite troupe croise un colonel qui s’informe.

- Il ne fallait pas les amener si loin. Il fallait leur flanquer une balle dans la peau. Pour l’exemple.

Enfin on arrive devant le capitaine Bousquet, major de la garnison.

- Lieutenant van Sevendonck, du 1er territorial, mon capitaine. Avec le sergent Bondois, j’ai arrêté ces trois individus suspects d’espionnage et de recel de pigeons voyageurs. Celui-là surtout, ce Strimelle, un Belge, parait-il…

- Ou qui se dit tel. Et que faites-vous dans le camp retranché ?

L’oeil droit pendant hors de l’orbite, défiguré, les vêtements en lambeaux, le malheureux peut à peine parler. Il tend ses papiers.

- Strimelle, Jules, sujet belge, né en 1864, forgeron, réquisitionné par le maire de Boussois, le 9 août, pour être mis à la disposition du génie…

L’homme acquiesçait de la tête.

- Bien, je vous garde à ma disposition…

- Pardon, interrompit M. Clause, et nous ?

- Vous ? Quoi, vous ? Vous marchez avec lui…

- Et où ça, mon capitaine ?

- Où ça ? Mais, parbleu, au conseil de guerre ! »

Ce fut, quarante-huit heures après, le jeudi 3 septembre, qu’ils comparurent devant le conseil de guerre présidé par le colonel Bloch pour intelligences avec l’ennemi. Un avocat d’Avesnes, le lieutenant Herbecq, était au banc du commissaire du gouvernement. Un industriel de Hautmont, le lieutenant Gilliart, s’était vu confier d’office la défense des trois accusés.

La logique semblerait exiger que ce fut à l’avocat de profession qu’eût été attribuée cette défense. Le spectacle lamentable aurait été évité d’un défenseur demeurant silencieux « parce qu’il n’était pas avocat de métier », comme il le déclara lui-même après la guerre, tandis que l’avocat promu ministère public déploya les foudres de son éloquence contre le forgeron, abruti de coups et hébété de stupeur.

D’enquête, néant. Est-ce qu’on a le temps d’enquêter lorsque les bombes ennemies pleuvent jusque dans la ville ?

De témoins, trois, pas davantage : les trois territoriaux chapardeurs qui chargèrent Strimelle à fond sans que le conseil songeât à se renseigner sur leur moralité. Ni le lieutenant Van Sevendonck, ni le sergent Bondois, ni le journalier Leroy, qui avaient assisté à l’arrestation, n’avaient été entendus.

Quant à la charge initiale, envol de pigeons voyageurs, elle ne fut pas retenue. On accusa les trois hommes d’avoir fait des signaux derrière une batterie, Strimelle dissimulé par Clause et Bertiaux.

Ce qui influença le Conseil, ce fut la possession par les trois accusés de menue monnaie allemande, qui, d’ailleurs, depuis l’invasion de la Belgique, circulait couramment dans la région du Nord.

Et cependant un doute planait, assez fort, pour que MM. Clause et Bertiaux fussent acquittés, « la preuve des charges relevées contre eux n’ayant pas été faite ».

Pour Strimelle, qui avait contre lui d’être sourd et d’ignorer le français, son compte était bon. Il fut condamné à mort et, sans savoir où il était, ce qu’il avait fait, ni ce qu’on lui voulait, fut fusillé quatre jours après, le 7 septembre au matin, sur les remparts de Maubeuge.

Une innocence qui s’impose

La paix venue, Mme veuve Strimelle, qui, dans la première quinzaine d’août, avait été séparée de son mari et évacuée sur Saint-Valéry-sur-Somme, reprit l’affaire en mains. Elle recueillit des témoignages, celui du curé de Boussois, M. L’abbé Alvin, et celui de la femme du maire, Mme Wallerand, des attestations d’amis ou d’habitants du village. Cette femme courageuse établit les faits suivants :

1° Les territoriaux survenus de façon si opportune pour servir de témoins étaient en mauvais termes avec Strimelle qui, le 31 août, leur avait reproché de lui avoir volé quelques bouteilles d’alcool pendant qu’il était dans sa cave ;

2° Les pigeons suspects étaient non des pigeons voyageurs mais des pigeons ramiers ou « de pied » donnés par M. Léon Bertiaux, à Strimelle dans la première quinzaine de mai en rémunération d’un petit travail exécuté par celui-ci. Ils s’étaient échappés d’une volière détruite  par un obus, mais non de la blouse de Strimelle.

3° Le loyalisme de Strimelle ne pouvait être suspecté, non plus que sa présence à Boussois. Il n’avait pas l’intelligence même normale que l’on est en droit d’exiger d’un espion. Il n’avait aucun autre moyen de défense que de protester de son innocence. « Je suis innocent ». Ce fut et ne pouvait être que sa seule réponse au conseil de guerre.

4° Les ressources de Strimelle étaient modestes. On lui avait reproché en conseil de guerre d’avoir pu devenir propriétaire de sa forge grâce aux subventions venues de l’Allemagne. Or, sa maison lui avait coûté 7.000 francs, dont 4.000 avancés par sa mère et 3.000 prêtés sur hypothèques par un conseiller municipal de Boussois.

C’en était assez pour justifier une enquête en revision. La Ligue des Droits de l’Homme s’en chargea le 25 mars 1922. En vertu de l’article 20 de la loi du 29 avril 1921, le procureur général près la cour d’appel de Douai fut invité à soumettre l’affaire Strimelle à l’examen de la chambre des mises en accusation de la cour, laquelle, le 30 juin 1924, répondit qu’il n’y avait lieu d’admettre sa requête.

Cette attitude timorée ne trouva pas que des approbations. De nouvelles démarches déterminèrent le garde des Sceaux, sur avis du ministère de la Guerre, en date du 23 mars 1925, à déférer, le 20 avril, à la Cour de cassation, toutes chambres réunies, l’arrêt du conseil de guerre de Maubeuge, en vertu de l’article 16 § 4, de la loi du 23 mars 1925.

Par une curieuse dérogation aux usages et qui mettait la défense en état d’infériorité, M. le procureur général Lescouvé prit la parole après Me Maurice Hersant, qui, au nom de la famille Strimelle, soutenait la révision. Le ministère public, à la surprise générale, s’éleva contre la cassation. Son argument principal,  et assez inattendu, fut que d’autres charges existaient que celles reprises par le conseil de guerre. A quoi la Cour répondit, fait extrêmement rare en Cassation, en se refusant à suivre les conclusions du Procureur général.

Le 28 janvier 1926, la plus haute juridiction nationale décidait de réformer l’unique arrêt. Et la mémoire de Strimelle reste lavée de tout soupçon.

Peut-être un petit pigeon, oiseau tendre et timide, cher aux gars de ch’Nord, va-t-il se poser parfois sur une tombe perdue du cimetière de Maubeuge. Et le battement de ses ailes miroitantes jette une humble auréole sur les herbes menues où respire, après dix ans de repos, l’âme du pauvre forgeron calomnié.

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