MONNIER, Henry (1799-1877) : Une maison du Marais (1831).
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome premier, pp. 333-344 publié à Paris : Chez Ladvocat en 1831.
 
Une maison du Marais
par
Henry Monnier

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Dans toutes les maisons de second et de troisième ordre, la personne la plus influente est sans contredit la portière. Elle a sa cour, ses affections, ses antipathies. Elle tient sous sa domination immédiate les étages supérieurs, donne de son propre mouvement les congés aux gens qui n'ont pas le bonheur de lui plaire, et dont les opinions politiques ne peuvent sympathiser avec les siennes. Puis viennent après elle les commères.

La région la plus élevée d'une maison du Marais est d'ordinaire habitée par les cuisinières et les domestiques du second et du premier, et par quelques vieux garçons vivant de leurs rentes sur l'État, ou d'anciens expéditionnaires admis à la retraite ; vous reconnaîtrez facilement leur unique croisée aux capucines formant guirlande et à leurs giroflées prenant naissance dans de vieilles marmites mises au rebut.

Depuis trente ou quarante ans la même chambre recèle ce vieux rentier à perruque blonde râpée, qui vient de mettre au soleil sur sa fenêtre à la seule petite place que lui laissent ses fleurs, son bocal de cerises à l'eau-de-vie. C'est de cette même petite chambre qu'il est parti pour accompagner successivement tous ses amis à leur dernière demeure, et c'est de là que, selon toute apparence, il ira les rejoindre, car la maison, qu'il habite n'est pas située dans un quartier qui puisse lui faire craindre les embellissements, d'ailleurs elle se trouve placée dans l'alignement.

Il y a plus de vingt-cinq ans qu'il n'a eu affaire à son propriétaire ; il sait cependant que plusieurs fois il en changea, mais il s'en inquiéta fort peu. La portière est la seule personne au monde avec laquelle il lui importe d'être bien. Aussi jamais le moindre retard ne fut apporté dans l'accomplissement de ses engagements. Tous les trois mois, le 8, à midi sonnant, le terme est remis exactement entre les mains de madame Desbrosses.

Depuis le jour où il prit possession de sa chambre, on ne put jamais lui adresser le moindre reproche. Jamais il ne renversa une goutte d'eau dans l'escalier ; jamais il ne se mêla dans les propos ; rarement il se coucha après la retraite, même du temps où, employé, il dînait, les jours de gratifications, avec ses amis du bureau. Si parfois il lui arrivait de rentrer à dix heures moins un quart, une sueur froide, un serrement de coeur le saisissaient en prenant le marteau de la porte, et il cherchait avec inquiétude sur la physionomie de la portière s'il ne découvrait pas un peu d'humeur. Jamais il n'eut de chien, de chat, ni d'oiseau, et il resta brouillé cinq ans avec un camarade dont le carlin se permit, dans le corridor, quelques inconséquences que cependant lui seul découvrit, mais qui auraient pu le compromettre, encore ne fit-il pas les premières avances ; lorsqu'ils se raccommodèrent, ce ne fut qu'après la mort de l'animal, causée par une attaque d'apoplexie foudroyante, qu'il consentit à revoir son ancien ami.

Cet homme type, d'ordre, et de bienséance, fut cependant un jour, troublé clans sa douce quiétude. Une brouille survenue entre la laitière et les dames du carré, faillit compromettre à tout jamais la tranquillité dont il jouissait depuis tant d'années ; on trouva qu'il devait faire cause commune avec la maison qui avait à se plaindre de ses mauvais procédés, et surtout de la notable diminution de marchandise dans les tasses ; il fut donc décidé que, dans une circonstance aussi grave, M. Lasserre devait se mettre de la partie. Il eut beau alléguer pour raison qu'il ne pouvait pas d'un jour à l'autre changer ses habitudes, parce qu'on était en querelle avec une femme qui toujours s'était conduite fort décemment avec lui ; ces motifs, bien que fort plausibles, ne prévalurent pas, ils ne furent point appréciés, il devint la victime du corridor. En butte à toutes les méchancetés des voisines, il fut contraint de rentrer dans sa chambre son fourneau, toléré depuis quinze ans à sa porte, mais qui dès lors encombra le carré, et à supprimer sur sa croisée, par un décret émané de la loge, son jardin qui fatigua le toit.

Cette mesure lui parut arbitraire, il s'obstina, mais son fourneau, qu'il avait été forcé de mettre sur sa commode, et qui le privait d'une grande partie du jour qu'il recevait de sa croisée, ses giroflées et ses capucines, auxquelles il fallait renoncer, l'obligèrent à capituler ; après avoir mûrement pesé tontes ces considérations dans sa sagesse, il capitula ; tout le temps que dura la guerre, il en fut quitte pour aller chercher son déjeuner deux rues plus loin.

Dans toute saison, il est levé à six heures, fait son lit, présente, en allant chercher son déjeuner, ses respectueux hommages à la portière, bat ses habits, purifie ses chaussures, et passe la majeure partie de la matinée à visiter les travaux publics ; à trois heures il rentre dîner, va faire sa digestion à la Place-royale et se couche à la brune. L'hiver, il passe ses soirées assis autour du billard du café Turc, ne parle à personne, déteste les enfants, mange seul, boit seul, et le lendemain, recommence sa vie de la veille.

A gauche, sur son même carré, à la porte en face l'escalier, demeure une dame d'une cinquantaine d'années, madame Potain, le bel-esrit de la maison. Bavarde, intrigante, dévote, et ennemie jurée du vieux célibataire ; c'est cette même dame qui, dans le temps, fit rentrer son fourneau dans sa chambre, et qui proposa la suppression du jardin sur la fenêtre ; elle fut autrefois, dit-elle, élevée dans une grande maison, chez les Montigny, où elle avait les clefs de tout, où elle était traitée comme égards, attentions et tout enfin ... Sans jamais avoir dérogé en rien de ses principes, elle épousa, en sortant de la maison, à la mort de M. de Montigny le père, un perruquier, M. Potain, qu'elle éleva jusqu'à elle, mais qui ne la comprit pas ; elle le perdit, ce fut à cette époque qu'elle vint avec les débris de sa fortune se fixer dans la maison. Elle s'exprime avec emphase, prétend qu'il faut dire donnez moi z'en parce qu'on dit Moïse. Elle n'a jamais écrit, mais elle a beaucoup lu, et l'on pourrait faire de gros livres de tout ce qu'elle a vu. Elle exerce un grand empire sur l'esprit de la loge, qui cependant trouve parfois les gens d'esprit bêtes, mais qui ne peut se défendre d'une très-grande admiration pour elle.

Deux portes plus loin, madame Chervet : c'est une bonne grosse maman réjouie qui, dit-on, a gagné les huit cents livres de rentes qu'elle possède à la Révolution ; une sans éducation, dit madame Potain, mais qu'elle est forcée de voir pour faire comme tout le monde et ne pas se singulariser ; c'est elle qui, plus encore que la portière, professe pour l'élève de la maison des Montigny la plus grande vénération. Elle ne dit pas un mot sans la citer ; elle lui épargne la peine d'aller au lait le matin, prépare son déjeuner avec le sien, et le lui porte l'hiver dans son lit ; elle eut une demoiselle qui, selon la veuve du perruquier, a fort mal tourné.

Entre la croisée et le plomb qui les sépare se trouve la chambre de mademoiselle Félicité, la gouvernante du Monsieur du troisième. Elle passe huit mois de l'année à la campagne avec Monsieur, où elle a aussi, comme jadis madame Potain chez les Montigny, les clefs de tout. Elle entretient Azor de croquignoles ; la loge, de bois, de chandelle, et M. et madame Desbrosses, de tabac pour leurs nez, à la charge par cette dernière de laisser passer, sans le voir, de temps en temps, un cousin de mademoiselle, sergent de voltigeurs au 3e léger, et les bouteilles entamées de Bordeaux, les cuisses de poulet, et les petits pots de beurre de Bretagne qu'emporte sous son tablier, trois ou quatre fois par semaine, sa respectable mère.

Aux deux dernières pièces de cet étage deux demoiselles nouvellement emménagées avec leur mère infirme, et que madame Potain soupçonne avoir des allures.

Au quatrième, un employé au Mont-de-piété, à 2,400 francs, habitant avec sa femme la maison depuis une douzaine d'années ; gens fort rangés, fort tranquilles : ils ont une femme de ménage, et un enfant placé depuis un an dans un des premiers pensionnats de la capitale. Quelquefois, le soir, madame Traversier va faire sa partie de boston chez une ancienne amie de sa mère, dans le quartier, et son mari va la prendre en sortant de la maison de roulage où il tient les livres le soir, depuis la mise en pension du petit bonhomme. Le dimanche, on va le chercher, puis on le ramène en revenant de la promenade, la mère l'embrasse à la porte en pleurant, et lui glisse dans la main, à l'insu du papa, quelques sous pour ses déjeuners. Rarement ils ont du monde à dîner. Ce sont des crasseux, dit-on dans la loge ; ils ne donnent que cinq francs aux étrennes, et la femme porte une pelisse.

En face, une vieille demoiselle aveugle qui perdit toute sa fortune dans l'émigration, et sa gouvernante, à peu près du même âge, depuis quarante ans à son service. Pauvre fille, tu soutins long-temps, de tes épargnes, ta malheureuse maîtresse, à une époque où elle ne pouvait même pas jouir de ses faibles revenus. Tu passas auprès d'elle tes plus belles années, et tu n'auras d'autre ressource, à sa mort, que celle de tendre la main ou de mourir à l'hôpital. Ces deux excellentes femmes n'excitèrent jamais les bavardages des extrémités supérieures et inférieures de la maison, tant elles inspirent d'estime, de respect et de vénération.

Au troisième, un ancien avocat en Cour de Parlement, vieux garçon, égoïste comme ils le deviennent tous ; mangeant rarement chez lui. Choyé, caressé, adulé par des collatéraux qui désireraient ne pas être oubliés dans son testament ; gourmand et libertin, il se repose entièrement du soin de sa maison sur mademoiselle Félicité qui déjà lui a donné quatre filleuls, et qui se propose bien de n'en pas rester là.

Le second et le premier sont occupés par des vieillards fort insignifiants, passant la plus grande partie de l'année à la campagne, voyant fort peu de monde, et rentrant de bonne heure ; dînant à deux heures, et jouant encore le wisk et le reversi.

Au rez de chaussée les chevaux du premier, deux ou trois vieux serviteurs qui, à l'instar de leurs maîtres, attendent paisiblement la fin de leur carrière, une vieille berline et la loge du portier. Plus heureux que ceux des autres quartiers de la capitale, les portiers du Marais ne sont pas exposés à se coucher tard, à supporter les mauvaises plaisanteries des polissons frappant aux portes à toute heure de la nuit, à subir les vengeances des jeunes gens qui ont eu à se plaindre des rapports faits à leurs parents sur l'heure avancée ou souvent oubliée de leur rentrée au logis, ou bien encore des détails circonstanciés sur les personnes auxquelles ils auraient donné l'hospitalité. Ils peuvent du moins lire leur roman sans être interrompus vingt fois dans une page par la demande du cordon ou par le bruit du marteau.

Dans cette loge enfumée, à la lueur d'une modeste chandelle, madame Desbrosses, perchée sur son vaste fauteuil, règne en souveraine ; elle a survécu à tous les propriétaires qui se sont succédé. Jamais elle n'éprouva dans ses états la moindre contradiction. Son mari est tout-à-fait sous sa domination, ainsi qu'Azor (le carlin aux tristes exhalaisons et aux mauvaises habitudes). A huit heures du soir, été comme hiver, M. Desbrosses se livre aux douceurs du sommeil, c'est un homme essentiellement personnel, grossier et suffisant avec les femmes, aimant la bonne chère, étranger comme un épicier aux beaux-arts et à la littérature.

C'est dans cet espace de douze pieds sur cinq que se trouvent une commode, un poêle en fonte, un grand fauteuil, cinq petits cochons d'Inde avec leur maman, deux serins, une batterie de cuisine, sept à huit commères, leurs chaufferettes, un chien et un portier. La susdite pièce est coupée en deux sur toute sa hauteur par une soupente qui sert de chambre à coucher et de cabinet de toilette. Là, tous les soirs, depuis six heures jusqu'à dix, siège le tribunal présidé par la portière. Là sont jugées toutes les actions des locataires, les questions de haute politique, et les productions littéraires.

Vous voyez arriver tour à tour chaque membre de la société. Le journal est lu le matin d'abord par madame Desbrosses, puis ensuite par toutes ces dames avant le lever des abonnés, et le soir commenté à leur manière. Si quelques émeutes ont eu lieu dans la journée, « c'est l'Angleterre », dit madame Chervet ; le pain subit-il quelque augmentation, c'est encore l'Angleterre. C'est aussi, grâce à l'Angleterre, que le prix des locations est maintenu à un taux aussi élevé, et que les propriétaires sont la plupart du temps insolents, arrogants, et fiers. « C'est une chose tout de même bien extraordinaire, reprend la judicieuse madame Potain, qu'un pays si peu conséquent autant comme ce pays-là (puisque c'est une île), fasse autant de mal qu'il en procure, car on n'aurait qu'à s'entendre, ils ne nous feraient pas long-temps la loi, ce qu'il y a d'Anglais au monde. » Puis à la nouvelle du départ de Charles X pour Vienne, « C'est bien drôle, dit madame Desbrosses, que voilà le duc de Bordeaux qui va faire connaissance avec le petit à l'Empereur, qu'ils joueront ensemble, ils sont de la même âge, car il avait la sienne, le petit à l'Empereur, quand il a quitté les Tuileries. » Le sort du clergé occupe aussi ces profonds politiques ; qu'est-ce que madame Potain demande de religion, elle sait bien à quoi s'en tenir là-dessus, mais c'est pour le peuple, car il faut être juste et de bon compte, ça le retient, et pourvu que le peuple soye heureux, ça lui est bien égal, elle ne demande rien à personne, dieu merci ! Mais voilà quelles ont été sur cette matière les opinions de défunt M. de Montigny.

Cette dame, de bonne heure, fut imbue de préjugés aristocratiques chez la noble famille qui prit soin de son enfance. Jamais elle ne voulut reconnaître Bonaparte pour son souverain ; il lui a fallu tout son esprit et toute son influence pour conserver l'estime de madame Desbrosses et celle de ses voisines qui toutes sont très-portées pour l'Empereur et son illustre rejeton ; et c'est certainement dans les loges du Marais qu'il existe encore le plus de doutes sur la mort de Napoléon.

HENRY MONNIER


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