LUGNÉ-POË, Aurélien François Marie Lugné, pseud. (1869-1940) :  Avec Éléonora Duse (1932).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.IX.2017)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-137) du numéro 137 (novembre 1932)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



Avec Éléonora Duse
(1)

Choses vues

PAR

LUGNÉ-POË

~ * ~


ÉLÉONORA DUSE ET « L’ŒUVRE ».


« … Surnaturelle pour le bien comme pour le mal ! »

A l’instant, et toute la journée, cette phrase hallucinante s’inscrit dans mon esprit…

Lorsque j’essaie de retracer une physionomie ou de revivre certains faits, et avant de jeter ces petites notes sur le papier, j’ai pris l’habitude de rechercher quels furent mes collaborateurs au moment où les faits se déroulèrent, pareillement lorsque cette figure a traversé la vie de l’Œuvre, je tiens à connaître les impressions conservées par les uns et les autres. Très peu me répondent, mais qu’une seule réponse survienne et elle éclaire un passé d’un reflet souvent très effacé.

M’étant adressé parmi tant d’autres à un ancien régisseur qui débuta, adolescent, à l’Œuvre et qui ensuite abandonna le théâtre, il m’écrivit d’assez loin :

« … Physionomie surnaturelle pour le bien comme pour le mal… »

Lorsque cet ancien collaborateur se trouva en face d’elle, il ne savait rien de la vie, il avait environ dix-huit ou dix-neuf ans, il croyait que sa destinée serait au théâtre et, pendant plus d’un an, il a vécu dans le sillage de  l’Œuvre et de la grande Eléonora Duse… C’est lui qui, à mon sentiment, fixe le mieux l’impression laissée :

« Surnaturelle pour le bien comme pour le mal. »

Quelle audace d’expression !... Tout de suite, écartons l’idée du mal stupide du mal tel que l’entend le commun des mortels ; celui auquel fait allusion mon correspondant de jadis est celui dont il a souffert, dont nous avons tous soufferts ; le mal d’un instant cruel, féroce, qui naît chez certains êtres de l’impétuosité soudaine de leur tempérament, qui brise le cœur, la pensée, et qui tout de même est fécond bien qu’il fasse beaucoup souffrir !

Figure très grande, immense, stupéfiante… Déjà elle est entrée dans la légende, et il est presque irrévérencieux de s’attaquer à la légende, de la discuter même, de l’approcher !... Que les malins s’efforcent de modifier le mythe de « la Belle au bois dormant » ou du « Petit Chaperon Rouge », ils n’y parviendront pas… Oui, la vie de cette magnifique femme se déroulait au milieu de nous et déjà elle était inscrite dans la légende !

Eléonora Duse eut l’absolue prévision qu’elle aurait sa légende ; pour cette raison, elle voulut vivre « théâtralement », ce qui, dans le respect d’un humble admirateur qui l’approcha longtemps, ne veut pas dire qu’elle voulut vivre la légende par le théâtre, puisqu’à la vingtième ligne de ces notes, il se permet d’avancer qu’au théâtre, sur la scène, Eléonora Duse fut presque toujours inférieure à elle-même, à la très grande femme qu’elle fut.

Le théâtre, cependant, me conduisit vers Eléonora Duse, le théâtre m’en éloigna lorsqu’elle cessa de jouer… Béni soit le cher théâtre !

Très peu ont connu Eléonora Duse qui fréquentèrent l’actrice, et ceux-là qui furent dans la vraie intimité de l’extraordinaire femme se taisent aujourd’hui, ou se sont tus par noblesse d’esprit, par pudeur, ou simplement par crainte d’être qualifiés de sacrilèges, d’ingrats, d’iconoclastes ; il ne s’agit pas cependant de briser une statue, bien au contraire ; la fable reste si belle qu’on hésite seulement, à en tirer une moralité et cela se conçoit.

Nous, les intimes, nous avons peut-être été quelque peu mystifiés par Eléonora Duse, et nous l’en aimons davantage dans la pensée et le merveilleux souvenir, car elle a accompli le miracle de faire entrer le théâtre dans sa vie et sur la scène à la fois. Pour quelques intimes, lorsqu’elle jouait, le théâtre disparaissait.

Je voudrais la retrouver avec mon émotion, avec les transes dans lesquelles son souvenir me jette, telle que je l’ai connue, si supérieure à tant d’héroïnes de la scène, plus rayonnante que bien des grandes femmes ; je voudrais apporter mon tribut à sa glorification, au respect qu’on lui doit, mais sans toutefois rien dissimuler. En vérité, peut-on dissimuler quoi que ce soit lorsqu’on tient à élever un autel à une demi-déesse que l’on voudrait faire aimer telle qu’on la vit et à qui l’on garde une infinie reconnaissance. Et comment se fait-il qu’elle ait pu demeurer grande, aussi vivante et en même temps aussi faible, si ce n’est parce qu’elle fut réellement une demi-déesse ?

Cette terre frôlée par elle et qui ne pouvait exactement la porter, cette existence, elle blasphémait lorsqu’elle en parlait, elle les injuriait, les vouait aux Enfers ni plus ni moins, elle eût voulu être une déesse intégrale, une déesse souveraine ; qui sait si ce n’est pas pour ces raisons qu’elle est morte trop tôt, beaucoup trop tôt ; ayant joué avec le feu, injurié les Dieux, ses parents, il advint qu’elle ne put suspendre leur arrêt, retarder la seconde fatale, l’échéance. L’orgueil qui l’avait saisie, le méchant orgueil, la soumit, la terrassa, la prit à la gorge comme par représailles, et cela… à Pittsburg (U. S. A.). Quelle horreur !...

Des êtres si exceptionnels ne peuvent pas être jugés sous l’angle de nos tempéraments ; ajoutons que ce ne sont pas les esprits tournés vers les Arts et les Lettres qui gardent le mieux la liberté de savoir parler de telles individualités. Puissent les lignes qui vont s’égrener les unes après les autres dans ce petit livre, puissent ces lignes très déférentes d’un tel souvenir rester les dernières écrites, par un serviteur de la « Maison » théâtrale qui s’efforça aussi de rester son bon camarade.

Combien il serait sage de se contenter de lire les récits maladroits, naïfs d’une femme de chambre, d’une habilleuse, d’une servante, d’un domestique anonyme !

Comment un du bâtiment serait-il à même de chercher, de trouver le mobile des actes de pareilles individualités ?

Les derniers jours d’Eléonora Duse ont été souvent rapportés.

Les dernières heures ? non pas !...

Elle disparut ?... Elle est disparue !... Elle n’est morte pour aucun de ceux qui l’ont approchée, sa fin fut trop irréelle, absurde et nord-américaine !

Tous ceux qui voyaient de près Eléonora Duse, qui l’entouraient, amis, agents, impresarii, dès qu’ils la connaissaient, mettaient tout en œuvre pour conjurer le mauvais sort devant ses pas, alors qu’elle-même, par un esprit contraire, semblait vouloir le provoquer.

Plus elle narguait l’adversité, plus on prenait de précautions pour elle, sans qu’elle puisse s’en douter.

Il n’en fut pas autrement pendant sa dernière tournée aux Etats-Unis.

« L’exercice du devoir de la protéger…, me dit un brave homme qui la suivit pas à pas dans ce dernier raid, fut pour moi un véritable chemin de croix. »

Une de ces ultimes étapes, avant Pittsburg, fut San Francisco, elle y demeura au moins une vingtaine de jours, et le chauffeur de l’automobile qui la promena a raconté plus tard qu’il dut séjourner un mois à l’hôpital lorsqu’elle le quitta, « tant elle l’avait accablé de propos cruels, de surmenages ». Voyez, même un malheureux wattman, dont le travail auprès d’elle aurait dû rester bien limité !

Son impresario américain multiplia les attentions, redoubla chaque jour de sollicitude afin que non seulement les déplacements d’Eléonora Duse lui soient agréables, mais luxueux et toujours somptueux et confortables.

Grâce à la légende, maintes complaisances furent obtenues, mille règlements d’ordre public furent négligés ; les compagnies de chemins de fer détournèrent l’itinéraire de son train afin de lui éviter le passage des altitudes dans la montagne qui aurait pu fatiguer la célèbre artiste. Personne ne prit garde aux frais. Un train spécial la transportait : un Pullmann de luxe, neuf, tout en acier, lui était réservé, à elle seule, et personne d’autre qu’elle ou ses intimes n’y avait accès. A l’extrémité de ce wagon était un compartiment à deux lits, un pour elle et l’autre pour sa dame de compagnie ; les parois du coupé étaient entièrement tendues de toile blanche, renouvelée chaque jour, afin de maintenir une sensation de fraîcheur et de propreté parfaites.

L’ensoleillée Californie qu’Eléonora Duse quittait sur un caprice avait été un séjour enchanteur, mais elle avait tenu à brusquer les choses et exigé de retourner à New-York, par Pittsburg.

Par Pittsburg !... Pourquoi cette route ?

Elle avait été informée par les journalistes, par des amis, que le climat de Pittsburg était considéré comme très dangereux, le pire séjour aux Etats-Unis ; une ville industrielle, à neige, à brouillards. En vain on avait conjuré Eléonora Duse de rester en Californie ; farouche, obstinée, elle n’avait rien voulu entendre.

« Eh via !... » elle s’était encore une fois mise en route, se bouchant les oreilles aux recommandations.

Elle débarque à Pittsburg et la première chose qu’elle juge opportune de déclarer aux reporters, venus à la gare, à la stupeur de chacun alors que le temps est affreux, c’est que le climat « lui rappelle celui de la Riviera italienne… » D’ordinaire, Eléonora Duse fuyait les journalistes et les renvoyait.

Non !... cette fois, elle voulut décocher ce trait inconcevable, cette imposture de défi !

L’heure fatale de la tragédie sonna.

Après le séjour printanier, le ciel toujours bleu de Los Angelès, elle rencontrait le rude hiver, pénétrant, humide, froid, si redoutable, pour sa santé comme pour tous d’ailleurs.

La répétition était fixée à quatre heures de l’après-midi, le jour de son spectacle. La salle du théâtre était celle de la loge maçonnique. (Il n’est pas rare, aux Etats-Unis, comme dans bien des pays d’ailleurs, que les francs-maçons, dans un immeuble qui leur appartient, possèdent une très belle salle ; c’était le cas à Pittsburg, où le théâtre de la loge, très moderne, est toujours réservé aux troupes de passage, les propriétaires n’étant liés à aucun trust théâtral.)

Dans ce très beau théâtre de Pittsburg, qui s’élève au centre d’un parc de la ville haute, la chaleur est amenée par des appareils perfectionnés de caléfaction depuis une usine de force électrique qui se trouve dans la ville basse. Tous les jours, distribuée et réglée par ordre, la chaleur pénètre dans la salle vers les trois heures de l’après-midi.

L’heure de la répétition avait été prise pour quatre heures, selon le désir d’Eléonora Duse et la bonne coutume ; le matin, l’immeuble reste fermé et désert.

Que se passa-t-il ? Ce matin-là, Eléonora Duse, à onze heures exactement, fit mander son administrateur et déclara qu’elle voulait répéter immédiatement. On eût beau lui faire remarquer que la salle était glaciale – on avait obtenu de la municipalité que le chauffage parviendrait dans le théâtre bien avant l’heure de la répétition, c’est-à-dire dès trois heures de l’après-midi, – rien n’y fit… Elle s’obstina.

On la supplie, elle n’en démord pas ! On insiste, elle feint de se soumettre et de se résigner, mais à peine son administrateur est-il parti qu’avec une servante, elle monte dans une voiture de place, court au théâtre, paie sa voiture qu’elle quitte à la porte, et la voilà faisant le siège du bâtiment. Elle est dehors, il fait très froid, il pleut, un véritable déluge ! Une heure durant, elle tourne autour du théâtre, cherchant en vain à y pénétrer. Aucune voiture ne passe par là, et, je le répète, le théâtre est au milieu d’un parc.

Enfin, un taxi !... Elle rentre à l’hôtel ; le soir suivant, elle finit difficilement la représentation de la Porte close, elle tousse à fendre l’âme… et pas dix jours après… pas dix jours !... Ce fut… la nuit !...

Et ce fut là peut-être le millième des incidents qu’avec une sorte de diabolique folie, elle chercha toute sa vie ; elle fonçait vers eux, tête baissée, résolue à aller contre tout… contre tous !...

Cette fois, le destin fut impitoyable. Nous ne devions plus la voir ! Si souvent, elle avait injurié et tenté la Camarde !

Magnifique audace, généreuse cruauté d’un être buté devant cette idée : transporter toutes les injures que lui faisaient subir ses interprétations de théâtre dans le jeu quotidien de la fragilité de sa propre existence à elle – il fallait bien que ça finisse ainsi !

Quels faits la précipitèrent vers cette bataille de chaque heure, de chaque seconde, du théâtre contre la vie contre et la mort ? Je dis bien « du théâtre contre la vie », car elle avait débuté et vécu du théâtre.

Un petit détail éclairerait peut-être cette mystérieuse légende ; son imagination formidable lui permit toujours de broder dans des textes inférieurs et d’y paraître invraisemblablement supérieure d’inventions, mais lui interdit par contre d’être seulement à son aise dans les textes écrits ou les œuvres de poètes qu’elle voulut réaliser. Cela détermina en elle une double et atroce souffrance.

Certains critiques ont remarqué comme elle « arrangeait » ces œuvres, qu’elle avait jouées dès sa première jeunesse ; à ce sujet, j’en sais bien davantage !

Parce que Vénitienne, elle avait hérité d’un je ne sais quoi de nomade et ne pouvait tenir en place, rien ne la fixait. Combien de fois lui ai-je entendu parler de ses ancêtres qui « faisaient les diables sur la mer », et avec fureur, lorsqu’elle était en colère, s’écrier : « Il y a peut-être du turc en nous ! »

Arrivés ensemble le matin dans une ville, j’entrais souvent chez elle, estimant que nous nous trouvions logés sous un ciel qui pouvait lui plaire, dans un site réconfortant pour sa santé, et je la rencontrais rayonnante, au seuil de l’antichambre, habillée, chapeau sur la tête, prête à partir, balançant les bras, les jetant tous deux en avant, au-dessus de sa tête illuminée d’un rire d’enfant et me lançant : « … Eh via !... » En route, partons ! Ah !... ces pêcheurs de l’Adriatique ! Qu’est-ce qu’elles ont versé dans mon sang fou, mes grand’mères !... » Et elle voulait galoper, atteindre l’horizon, et s’en prenait alors aux premiers plans qu’elle détestait.

Les premiers plans… à ces heures-là, c’étaient nous, ses confidents, ses intimes, les acteurs – ses acteurs, « ses émigrants », comme elle les appelait –, ses auteurs, voire même son public du soir, mais surtout les amis intimes dont elle ne supportait pas la présence et qui parvenaient à la raccrocher, à la retenir, la fixer quelques heures dans une ville… un mois au grand maximum.

Elle nous détestait lorsqu’elle estimait que nous détruisions sa véritable santé, qui n’était pas celle que nous défendions, mais celle que les dieux lui avaient léguée.

Pour elle, posséder… jouir… et s’enfuir… voilà quelle fut longtemps sa vérité.

Impossible de lui faire attendre une demi-minute un ami qu’elle a convoqué, sa devise demeure – et elle la répète en riant – : « Trompe-moi… mais ne me fais pas attendre… »

Longtemps elle rêva, parla d’un voyage en dahabieh, elle le fit dans une intense folie de vivre ; ce furent ses jours de bonheur.

Quand elle connut l’auto, elle ne rêva que de routes plates, que de vitesse !

Lorsqu’elle se fut battue avec tant d’amitiés, de dévouements rencontrés dans tous les mondes, elle se prit à répéter à satiété : « Je veux connaître l’Himalaya et son ciel !... » A plus de vingt reprises dans ses lettres, elle me parle de l’« Himalaya et… des yeux malins des éléphants ! »

Elle réclama et souhaita les longs parcours de l’Amérique du Nord avec des étapes de trois ou quatre jours… mais, la pauvre, elle n’eut pas l’Himalaya ! Le destin ne le voulut pas ! Et c’est en Pensylvanie que sonna l’heure dernière.

Elle avait annoté en marge, d’interjections allègres d’espérances, un voyage au Thibet du colonel Perceval.

Que voulez-vous que, dans notre monde, fît une pareille créature ? Elle se sentait en cage, tel un oiseau qu’on aurait prétendu faire travailler. Elle qui n’aimait pas le travail, qui n’en appréciait que quelques minutes d’ivresse ! Elle y apportait à la minute nécessaire une sorte de volonté dominatrice très orientale (l’intrigue lui eût plu bien davantage), mais son père, son entourage, lorsqu’elle était jeune, avaient décidé : « Tu seras comédienne ! »

Elle vécut dans des chambres d’hôtel au point qu’elle en était arrivée à penser que ces chambres étaient pour elle comme de la route, un compartiment de wagon. Un directeur d’hôtel n’était-il pas quelque peu, pour elle, un commandant de paquebot ? Le garçon de l’ascenseur, un cheminot accompagnant un train ? Et ainsi, quelques heures par jour, elle admettait la contrainte de ne pas changer d’hôtel.

Mais aussi bien qu’en wagon, souvent elle changeait de compartiment, dans les mêmes hôtels, et pendant le même séjour, il lui arrivait d’occuper deux, trois, quatre chambres différentes.

Au Continental, à Paris, je lui connus jusqu’à cinq chambres le même jour. Ce n’était presque jamais dans celle où on la croyait couchée qu’on pouvait la découvrir !

Ici, bien entendu, je parle d’Eléonora Duse à son apogée de notoriété, et point de celle des heures de restriction relative qu’elle put connaître.

Pour lutter contre sa soif de mouvement, de déplacements, elle prit des bains chauds prolongés et pendant des semaines, elle ne se leva de son lit que pour aller à sa salle de bains. Elle s’imbiba de vapeurs de Pinol, elle absorba flacons sur flacons de valérianate et, en dépit de tout, sa tête travaillait, sa cervelle était en feu ; de temps à autre, nous arrivions, nous, ses aides, à la persuader d’entrer en scène, d’y dépenser tout ce qui lui restait de nerfs et d’imagination.

Dans des chambres surchauffées, elle demeurait emmitoufflée de flanelle blanche.

Quelle comédienne a atteint une réputation aussi fabuleuse et qui, cependant, monta aussi peu de fois en scène ? Car Eléonora Duse a donné un nombre très limité de représentations. Je puis même déclarer que le mythe de la Duse sur la scène est, pour un grand nombre de spectateurs, aussi réel que s’ils l’avaient vue alors qu’ils ne l’ont cependant jamais applaudie, mais ils en sont arrivés à se la figurer réellement.

J’ai vécu auprès d’elle près de cinq ans, et pendant l’époque laborieuse de sa vie, elle ne fut pas affichée chaque année plus de quatre-vingts fois, ou mettons cent au maximum. (Et j’écris « affichée ».)

Oui, quand elle était petite, enfant de la balle, ou bien dans la troupe de Pezzana, elle dut jouer tous les soirs – elle me l’a dit –, son habileté du métier le prouvait, mais sa vie fabuleuse s’est déroulée sur très peu de spectacles.

Elle-même a édifié sa légende et s’y est plue.

Par contre, Eléonora Duse a, en quelque sorte, suscité une longue, une très longue représentation, une véritable vie romancée, celle de ses joies et de ses douleurs, oui… de ses douleurs aussi, et quant au théâtre, au nôtre, les spectacles qu’elle y donna ne furent que des anecdotes dans son existence. Elle parvint à renverser le problème. Sa vie a été son rôle, elle fut là une demi-déesse, une grande héroïne ; les soirées sur la scène furent de petites parades !...

Cela me coupa bras et jambes lorsque j’en eus le révélation ; moi qui croyais adorer le théâtre, je compris que je n’étais qu’un pauvre médiocre, incapable de faire aussi bien qu’elle et de l’aimer autant qu’elle l’aimait, c’est-à-dire dans la vie, jusque dans la vie profonde : cela me rendit très humble de m’apercevoir que le comédien qui atteint au paroxysme de son magnétisme professionnel reste toujours, tout le temps, en état de sacrifice et que cet état peut s’étendre bien en dehors de la scène. L’heure de la scène n’est qu’un à-peu-près, une concession, un instant de chiqué…

Attendez ! Suivons Eléonora Duse, pas à pas. Je vous répète que, jours et nuits, nous ne nous sommes pas quittés, sauf les instants de vacances de-ci de-là, lorsque j’ai pu venir improviser des spectacles parisiens pour l’Œuvre. Que diable ! à vivre ainsi, on doit se connaître ! Oui ! jours et nuits, je dus, dans les hôtels où elle descendait, prendre une chambre peu distante de la sienne ; comme elle n’avait pas de sommeil, qu’il n’y avait pour elle ni jours ni nuits, le travail était pénible ! De temps à autre, dans la journée le plus souvent, elle s’endormait une heure ; tous, nous espérions profiter de cette minute de répit, encore fallait-il demeurer très proches et rester alertés.

Vingt fois, elle nous appelait, moi, ses serviteurs, ses administrateurs, ses régisseurs.

Elle ne quittait jamais son lit, sinon pour se rendre au théâtre ou bien pour une accidentelle visite, un achat, une petite promenade.

On a répété que lorsqu’elle marchait en scène, elle semblait avoir des ailes. Quoi de plus vrai ? – et ce que je vais rapporter est rigoureusement exact – ses jambes, ses pieds surtout, s’étaient amenuisés à un point extraordinaire ; elle-même me le fit souvent remarquer : ils paraissaient, tant ils étaient grêles, ne pas pouvoir la supporter lorsqu’elle se tenait debout ; ses talons étaient devenus minuscules, et lorsqu’elle voulait faire quelques pas, elle était obligée, forcée… je dis bien, de porter le poids de son corps sur la pointe des pieds et jamais sur les talons. Delà, en scène, sur certaines répliques, cette attitude d’élancement qu’on lui remarquait, et qui « l’aérait ».

Un jour qu’elle se plaignait de sa fragilité, de son anémie, devant nous, excédés, exaspérés, éreintés, je lui dis : « Fiche-nous la paix, tu es plus forte que nous tous !... » Oui, ce jour-là, je l’ai tutoyée, et cela m’est arrivé depuis. Elle-même me donna la manie de ce tutoiement dont elle usait dans les minutes de véhémence et de violence. J’ajoutai : « Tu en tuerais vingt comme nous !... » Terrifié de ma hardiesse, déjà je craignais de la voir se révolter de mon manque de respect… elle partit d’un éclat de rire d’enfant comme je lui en connus rarement, mais lorsqu’elle riait, sa joie communicative nous transportait et elle s’écria : « Il a raison, mourez tous !... »

Avec Suzanne, elle riait souvent de ce même rire ; la gravité farouche, fermée de Suzanne lui procurait de longues sautes d’hilarité ; malheureusement, lorsqu’elle avait semé la douleur autour d’elle, elle paraissait sereine et mieux disposée toute la journée ; le surprenant, l’inouï des séances où nous étions amenés à toucher le fond de nos douleurs personnelles les uns et les autres, à nous tordre de souffrance, c’est qu’il en surgissait toujours, quelques heures plus tard, un bien, – pas un apaisement, – non, une acquisition cérébrale, morale dont on se sentait plus riche.

Avant de jouer la Femme de Claude, créer du drame lui était une véritable nourriture professionnelle, cependant que ses amis ne pouvaient pas s’écarter d’elle tant elle était attachante. Par contre, lorsqu’elle devait interpréter la Locandiera, elle devenait détendue et apaisée ; son monde respirait !

Des couples très unis d’amis l’approchaient ; de ses mains agiles, elle caressait la tête, les cheveux de l’amie, et, la cherchant au fond des yeux, elle feignait de lui verser toute sa tendresse en lui murmurant comme par hasard :

- Si une fois, ton amant ou ton mari, je l’avais possédé… une fois… une seule fois… tu ne m’en voudrais pas, n’est-ce pas ?... C’est là le clou d’or de l’amitié !...

J’aurai l’occasion de revenir sur ce phénomène exceptionnel du génie de la grande comédienne Eléonora Duse qui parut peu en scène, mais chez qui la femme s’identifiait si prodigieusement à l’artiste que, lorsqu’elle séjournait dans une ville, les spectacles commençaient à la seconde où Eléonora Duse descendait du wagon ou franchissait la passerelle du paquebot qui l’avaient amenée.

Sa puissance d’attraction était inimaginable, peut-être même parce que satanique.

Voyez plutôt comment elle embaucha Tony Lamberg, une naïve couturière, employée d’un grand commerçant de Vienne, qui a noté des paroles, des gestes avec une précision imperturbable. Lisons ces quelques lignes :

« … La Princesse A Windisgratz se trouvait là, dans les salons de la Maison de modes L..., en compagnie d’une dame distinguée, vêtue de toilette sombre… C’était Madame Duse… » Eléonora Duse la fait venir chez elle, à Budapesth, la reçoit au lit et, deux heures durant lui parle de ses toilettes. « J’étais toute fiévreuse et ne voulais oublier aucune de ses paroles. A dater de ce jour, je me trouvai sous le charme de cette femme, je sentis que je devais l’aimer, la vénérer. Non seulement l’artiste, mais la femme même forçait mon admiration, et ce sentiment qui devait aller s’accentuant devait, par la suite, m’être d’un grand secours pour traverser les moments pénibles de mon existence !... »

« … A Vienne, il me fallait être auprès d’elle et passer tout le temps dont je pouvais disposer en sa compagnie. Madame Duse n’habitant jamais le même hôtel que sa troupe. Elle recevait peu, et il me fallait souvent beaucoup de peine pour évincer les visiteurs. »

Eléonora Duse alla voir le patron de Tony Lamberg.

« - J’avais un contrat, dit cette dernière.

« - J’irai le voir, lui demandant votre liberté quelque temps, il ne pourra pas me refuser… »

- Elle lui expliqua :

« - Je vais dans un pays un peu farouche, laissez-moi partir en toute tranquillité !... »

« … On me posa souvent cette question : quel rôle jouez-vous, en définitive, auprès de Madame Duse ? Sa secrétaire ? Une amie ?

« - Non, non, rien, je suis seulement heureuse de pouvoir vivre quelque temps auprès de cette femme. Je voudrais passer mon temps à écarter d’elle tous les petits désagréments de la vie, l’aider, voilà ce que je voudrais pouvoir faire. Sa nature aimante, exceptionnelle, la confiance qu’elle m’a accordée, sont pour moi une source de grande joie… »

J’ai lu, je crois, à peu près tout ce qui a été écrit au sujet d’Eléonora Duse, et en aucun écrit je n’ai trouvé un récit aussi fidèle que le décousu des notes de cette pauvre Tony Lamberg à qui Duse « a aimé se confier et à qui elle n’a confié que ce qu’elle voulait ». Je ne crois pas que Tony Lamberg ait essayé de comprendre Eléonora Duse, elle était trop la sujette de cette splendide et paresseuse femme chez qui le cerveau travaillait avec une aussi diverse fantaisie.

Née dans un pays de sieste, ayant lu tous les livres de son cœur, et dont elle en était arrivée à pasticher les écrits à son profit, elle souffrait de la contrainte du travail à telle enseigne qu’un directeur italien (Paradossi) dit un jour devant moi :

- Je sais… vous haïssez ceux que vous avez près de vous pour vous faire gagner de l’argent !...

A cause de cela, de quelle façon insatisfaite mais féroce, elle étreignait son travail lorsqu’elle se trouvait contrainte d’accomplir sa tâche !

Voyons une de ses journées normales.

Vers sept heures du matin – jamais plus tard – à l’heure où tous les autres confidents, vaincus par le sommeil, la fatigue, ne peuvent plus paraître – je ne l’ai découvert qu’après deux ans de travail en commun – Duse recevait un secrétaire (2) attaché à la troupe venant comme au rapport et déjà en smoking ! – je n’ai jamais compris pourquoi il avait l’ordre de se présenter ainsi affublé ! Il lui apportait les journaux, ceux des potins de théâtre, ceux de la ville, ceux de Paris, les plus mesquines histoires de coulisse ; elle les lisait, ainsi que celles de l’Arte dramatica de Milan, publié par un certain Polèse, aussi bien que toutes les autres. De suite, quelques journaux étaient détruits ; elle n’en gardait dans sa chambre que deux ou trois qu’elle estimait pouvoir garder ostensiblement : le Figaro, El Corriere de la Sera, aussi El Marzocco de Florence – publié par son ami Orvieto.

Elle prenait soin d’adresser – sans jamais rien en dire à qui que ce soit dans la journée – des petites sommes à tous ceux qui, dans le monde théâtral ou le monde social, lui paraissaient disposés à de petits chantages vis-à-vis d’elle. Elle tenait à ménager les « maffias » des théâtres italiens – elle me le confia un jour –, car elle les redoutait. Ensuite, elle dictait une série de dépêches à toutes ses belles amies des grandes capitales, dépêches de relations sociales au ton confiant, émouvant, à lady de Grey de Londres, à Juliette Mendelsohn-Gordigiani à Berlin, à la duchesse de Palmela à Lisbonne, etc…

Il y en avait d’autres… mais toujours adressées à des femmes actives, répandues dans le monde des grandes villes. La sélection était composée avec soin ; comme elle le disait, elle « gardait un fil avec une telle personne », elle le tordait tous les jours, elle connaissait l’heure de provoquer les confidences intimes, elle poursuivait le jeu, et ses dépêches étaient toujours des complicités tendres ou affolées, jamais elles ne paraissaient relever d’affaires théâtrales ; sauf cependant d’une manière « à côté », lorsque le hasard du travail pouvait la rapprocher du pays d’une de ses amies.

Quand le secrétaire s’éloignait, il emportait aussi les répliques, les ripostes, qu’il fallait en quelque sorte, dans la journée, distribuer pour les petites, confessions qu’elle avait arrachées sur les petites histoires de sa propre troupe ; travail très particulier qui ne peut s’exercer que dans une compagnie italienne.

Machiavel !... Machiavel !...

Vers huit heures et demie, arrivée de la femme de chambre, ignorante de toute ce qui s’était passé auparavant – ou feignant de l’ignorer. Sa vieille Nina, qui lui était dévouée comme un toutou et qu’elle garda longtemps, fut peut-être seule au courant.

A cet instant, dans sa tête, Eléonora Duse avait décidé, sans en avoir rien dit, si elle jouerait ou non le soir !

Par son secrétaire privé, par les journaux, elle avait jugé de l’état fébrile de la ville, le pouls était tâté, elle avait fait adresser des fleurs à Mme X… fait porter une lettre au Critique Y…, elle n’ignorait rien de l’aspect de la presse à son égard.

Elle tissait ainsi les péripéties du drame dont elle jouait le personnage central. Elle ne jouerait que si le public venait, dans la salle, en état de grâce pour y collaborer. Elle devinait exactement ce qui se passait. Elle savait si le public subissait déjà son joug, sa légende qu’elle aimait, ses terreurs et ses joies. La représentation ne commencerait que si tout était au point. L’épilogue serait seulement le spectacle.

Les appelés, les survenants de la journée, les invités, les artistes, y compris sa camariera de huit heures du matin, y compris le portier ou le directeur du Grand Hôtel, serviraient de contrôle, agenceraient l’extravagante pièce commencée, les coups de théâtre, les rebondissements, l’importance des lettres reçues ou expédiées ; les télégrammes reçus, envoyés, prépareraient l’action, et si, à cinq heures de l’après-midi, quelque effort qu’elle ait fait, la pièce, le spectacle du soir, ne lui semblaient pas au point par l’ »ambiance » coûte que coûte au directeur ou à elle – plutôt au directeur ! – elle se porterait malade et remettrait tout au lendemain !...

Ah !... il faut du génie pour assumer un tel travail, et j’ignore encore aujourd’hui s’il fut conscient, parfaitement conscient et mathématique… Le certain c’est qu’il fut !...

D’ailleurs, dans ce travail, chacun a sa partie qui lui est réservée comme dans un orchestre, et la minute de l’entrée de la cameriera, le matin, est le signal que le rideau d’avant-scène est levé !

Lugné, ou un autre, peut venir – et il y en eut d’autres, – elle prend la main de Lugné et reste couchée :

- Mon ami… donnez-moi votre main, aidez-moi, je vous en conjure, aidez-moi à traverser le fleuve, voulez-vous ?...

La chambre aux vapeurs de pin est sombre, la plupart des meubles ont été transportés ailleurs, si elle a changé de chambre, depuis la veille, c’est toujours le même ordonnancement. Le lit a été retourné de telle sorte qu’en l’occupant, elle devra toujours tourner le dos à la lumière. Des photographies volantes de tableaux célèbres (Rembrandt, Velasquez) sont posées çà et là, ou bien celle d’un monument grec. Parfois, l’une est simplement accrochée à un rideau avec une épingle anglaise ; un masque de Beethoven en plâtre est dans un petit coffre de voyage qui a été ouvert.

De sa grande écriture, Duse a écrit, sur un papier fixé à la muraille, une ou deux phrases de Machiavel – parfois une de Nietsche. Une boîte d’argent émaillée recouverte de petits pavillons de signaux marins flottants, sur une petite table. Elle a tenu à ce que la signification des pavillons soit celle qu’elle désire pour sa journée, car Duse se plaît à déchiffrer le langage des pavillons de mer.

Sur l’élément du calorifère sèchent des serviettes imprégnées d’eau et d’aromates.

Une serviette-buvard de quelque bonne maison anglaise est jetée sur le pied du lit, gonflée de lettres et de télégrammes.

C’est tout ?... Non ! parfois une chaise volante pour l’hôte. Voilà la chambre…

Pourquoi donc l’ami ne ferait-il pas comme il y est invité ? Ne l’aiderait-il pas « à traverser le fleuve » ? Assis là, au pied du lit, il se sent ému et responsable. Il est déjà dans le rôle de Lebonnard dans la Visite de noce qu’elle lui distribue.

- Merci, vous êtes bon !...

Eléonora Duse est touchante ainsi, implorante ; déjà elle raconte qu’elle a reçu une lettre où on l’appelle ailleurs, dans un autre pays, dans une autre ville, qu’elle n’a confiance qu’en Lugné, etc. Et dès cette minute, lui, il se sent écrasé par plus de devoirs !

Le problème devient difficile de l’accompagner encore. Elle poursuit, personne ne lui procurera jamais une heure de paix, de vrai bonheur. M. l’administrateur de la troupe – que ce soit Mazzanti ou Mazzi – est un « guelfe », une brute, et maintenant, elle unit le fil « existence » avec le fil « théâtre ». L’exposé en est fait avec toute sa science.

Mais comment reproduire le travail, minute par minute, pierre à pierre, celui de la journée ? Elle dégage un tel dynamisme qu’elle force chacun, du plus petit au plus grand, à lui donner... donner son électricité, elle s’en imprègne et de la sorte elle parvient à soulever un public !

Si Un tel ne lui suffit pas, si elle le trouve incolore, et même sans confidences qui puissent être utilisées pour la grande bouilloire de sa cervelle, elle en envoie chercher d’autres, elle les interpelle par télégramme, elle leur enjoint de venir :

- Accourez… je suis à bout…

Ou bien, si elle suppose que ses ressources sont fléchissantes :

- Engage ta montre au Mont-de-Piété et rejoins-moi à Munich, hôtel des Quatre-Saisons, tu m’es nécessaire !...

Tout est utilisé, malaxé, employé ; ses mains méphistophéliques retiennent, s’imprègnent de tout ce qu’elles approchent ; que de fois, entrant dans sa chambre, j’ai trouvé au pied du lit un ami inconnu, nouvelle figure arrivant du fond de la Russie ou de l’Ecosse, déjà en larmes, à peine débarqué. Alors, Eléonora Duse, grâce au nouvel arrivant, se grise… la situation est créée… elle jouera, féroce si c’est la Femme de Claude, ardente, aimante, mignarde, chantante, sacrifiée si c’est la Dame aux camélias ; le théâtre est enclos entre ces deux pôles ; on rame pour elle ; il n’y eut jamais que la pièce de vieux patois La Locandiera qui la rafraîchissait, la reposait, et nous reposait !

A ce jeu, que pouvaient conserver les intimes qui soit à eux ?... Leur plus secrète existence était exploitée, reprise, évoquée, romancée, souillée s’il le fallait, mise en drame ; des couples pouvaient sortir désunis, troublés à jamais… ça, c’est le théâtre ! Eléonora Duse devenait chaque jour plus experte.

Naïf celui qui croyait être son vrai confident !...

Tous les jours se passaient ainsi, il était impossible d’échapper ou de fuir, on jouait son petit rôle dans la pièce, alors même qu’on eût supposé n’être venu que pour lui rendre visite.

Tout pouvait lui servir de matériel offensif pour sa guerre théâtrale. Au lendemain d’une grande fête qui lui avait été offerte à Paris et à laquelle divers ministres avaient assisté, quelqu’un d’officiel lui vantait l’admiration unanime de Paris, de la France pour son art… elle l’interrompit :

« - Alors, vous allez nous faire rendre Nice et la Savoie ? » dit-elle.

Autre anecdote, ceci se passait en 1906, ou en 1905.

Elle jouait à Londres, au Waldorf, et était descendue à l’hôtel de Savoy. Appelés de toute urgence, Suzanne et moi, selon l’ordinaire, pour la réconforter et aider à ses affaires qui allaient mal, nous étions accourus, nous habitions le Charing Cross Hôtel, qui se trouve dans la gare même.

Mon concours était nécessaire, m’avait-elle télégraphié, un certain R…. ne savait pas conduire sa barque, sa femme était une de ses amies et Eléonora donnait des coups de poignard dans l’amour de R…. pour sa femme tout en les adorant tous les deux ; mais ce qui est vrai, c’est que R…., manager de chanteurs, ignorait le métier d’impresario dramatique ; il fallut le remonter ; je m’en occupai. Je n’étais rien, en réalité, qu’un conseiller bénévole, aussi mes petites réserves de budget ne me permettaient pas un séjour prolongé à Londres, quelque prudence que je misse dans mes dépenses.

Chaque jour, mêmes séances, mêmes agitations stériles ; quand une affaire de théâtre va mal, les difficultés sont à engrenages, et cependant une équipe d’intimes se multipliaient pour conjurer le mauvais sort, sa fille elle-même.

Enfin, un après-midi, Eléonora Duse se sentit mieux dans ses affaires et elle pouvait jouer avec de bonnes chances de son côté. Suzanne et moi, nous nous retrouvâmes dans l’escalier de son hôtel, épuisés, éreintés, presque sans forces. Sans forces ?... Peut-être pas tout à fait, puisque, par la logique du jeu quotidien de notre amie, nous nous sentions aussi – nous ne savions ni pourquoi ni comment – quelque peu excités l’un contre l’autre. Eléonora Duse, dans cette escrime si singulière de pointes à l’amitié, n’épargnait personne, et, après le départ des plus dévoués, elle sautait de joie quand elle avait touché le fond des plaies si elle estimait les cœurs sensibles.

Suzanne me dit :

- Dis donc… je n’en puis plus, je suis tué…

- Moi aussi…

Silence. Quelques mètres plus loin, dans la rue, mille petites raisons nous firent comprendre l’urgence d’une décision, et nous eûmes ensemble la même inspiration :

- Sais-tu, lui dis-je, on va lui mettre une bonne petite lettre, bien gentille, bien soignée, on lui dira que nous ne lui sommes plus utiles à rien, que tout va bien, que ses affaires sont en ordre, qu’elle a un entourage, la baronne Meyer, etc., sa fille, et on va vite rentrer en France !... J’ai à peine pu lui dire à quel hôtel nous étions descendus, je lui dirai qu’elle n’insiste pas, qu’elle ne nous appelle plus, qu’on est parti, etc.

Nous étions en somme assez lâches, mais nous ne respirions plus !... Ainsi fîmes-nous !

La lettre est écrite, je ne sais où, – peut-être même au seuil du Savoy. Pour la première fois depuis que nous sommes arrivés, il y a quelques jours, à Londres, ouf ! nous flânons dans les rues, regardons les boutiques du Strand, de Saint-Martin’s Lane ; nous n’avons pas loin à aller, le Charing Cross est là, devant nous, capharnaüm désagréable, bruyant, pratique !...

Nous sommes logés, là-haut, au troisième. De notre côté il n’y a pas d’ascenseur, c’est le côté du Hall de la gare, et il nous faut d’abord gravir un sacré premier étage qui n’en finit plus !

- Enfin… allons-y, faisons descendre nos valises et fichons le camp. Justement, il y a un train vers quatre heures…

Je demande ma note, en arrivant, au caissier de l’hôtel.

- Ah ! Monsieur, me dit-il, votre clef est là-haut à l’office, une de vos amies est venue, elle est montée chez vous, elle vient de sortir…

- Quoi… quoi ?...

Effarés… nous montons ! La chambre est ouverte, la clef est restée sur la porte, des pourboires intelligents ont été donnés et la clef, ayant été prêtée, a ouvert la chambre… Sur l’oreiller du lit, attachée avec des épingles de sûreté, une grande lettre dont nous reconnaissons l’écriture ; la voici, textuelle : « Je suis venue au room 276 parce qu’on m’avait dit qu’on ne lirait pas ma réponse écrite, jamais parole plus dure n’a été dite à un cœur qui vous est fidèle, et bien sûr vous avez décidé cette décision ensemble. Je suis donc venue, car je n’ai manqué en rien à notre amitié, mais nous-mêmes, nous n’avons pas su vaincre les imbéciles.

« A vous de cœur.
                                « Eléonora. »

« Je vous attends de suite. »

Ainsi donc, cette femme presque toujours dolente, pantelante, toujours au lit, avait trouvé moyen elle-même – son signalement me fut fourni par la girl de l’étage, et j’en ai eu après la confirmation par Eléonora Duse elle-même ! – de s’habiller, de bondir à l’hôtel, de monter des étages fatigants, de se faire ouvrir la porte et d’écrire au crayon, sur le papier de l’hôtel, une lettre nous ordonnant de rester. Ensuite, elle était repartie. Sa violence, sa rapidité, son agilité dans de tels cas ne connaissaient pas de limites.

Que pouvions-nous faire ?...

Nous sommes restés !...

Eléonora Duse ignore le temps ; elle n’est pas gourmande et les repas n’existent pas pour elle ; une « pape », un fruit, un peu de poulet, rien… cela à n’importe quelle heure, n’importe quand !

Partant de là, il est midi, une heure, deux heures, tout l’état-major reste autour d’elle, personne n’ose partir, chacun attend d’être congédié.

Il lui arrive de temps en temps de faire une répétition l’après-midi, chose rare. Auparavant, elle a envoyé chercher des drogues pharmaceutiques ou une photo d’un tableau célèbre, ou un bon livre qu’elle annote quand elle lit, car elle n’est point de celles qui ne lisent pas.

La troupe jouant le plus souvent les mêmes pièces, tout va bien si ce sont de vieux chefs d’emplois ; elle en a gardé des années qui d’ordinaire feignaient des attitudes d’exagérée courtoisie, mais qui, tout à coup, se déchaînaient avec elle dans des altercations d’une violence inouïe. Là, elle révélait une autre Duse ; elle avait préparé ces bagarres et elle trouvait le moyen de crier plus fort.

- Ah ! mais… ah ! mais… criait-elle.

Que ce soit : « Ah ! mais… » ou « ah ! Mai !... (3) », c’était toujours aussi violent.

« Tant que j’aurai dents en bouche !... »

Et ça revenait… ça revenait… avec Mazzanti, Rosaspina, Galvani, Galliani, Orlandini, Alfredo Robert, etc.

Si on répétait, c’était pour une pièce jouée rarement à laquelle un raccord était nécessaire ou pour un nouvel artiste. Ces répétitions se passaient dans l’hôtel, dans son salon : elles n’étaient indispensables que pour les pièces qu’elle aurait voulu pouvoir jouer et qu’elle ne pouvait pas jouer. Là, elle ne pardonne pas, elle ne pardonne à personne le sort qui lui échoit ! Les minutes sont tragiques, elles me le dit souvent : « L’esprit mange le corps… » Elle avait connu des êtres illustres qui avaient levé les voiles et lui avaient fait aimer les belles œuvres… trop tard.

Dès son enfance, la facilité du cabotinage l’étreignit, elle n’en sortit pas… Je veux dire la maladie d’avoir joué toutes sortes d’œuvres répandues dans le public, avec ses parents ou avec Pezzana. Elle savait qu’elle trahissait souvent de très belles œuvres, elle en souffrit mille morts… Il lui était impossible même de les apprendre… Elle se fouaillait, se donnait des coups de chambrière, faisait traduire par des poètes, et en vers, des œuvres écrites en belle prose dans l’original, c’était en vain… Se sentant incapable de garder le nombre des vers dans sa mémoire, il lui devenait plus fort qu’elle d’improviser !... Elle en enragea et elle ne voulait pas se l’avouer.

Je l’ai dit, la répétition se passait dans un salon qu’elle louait avec sa chambre. Elle s’y préparait avec d’inouïes précautions, s’y rendant à la minute fixée par elle et chez elle, le chapeau sur la tête, gantée, une voilette sur le visage.

- C’est pour imposer de la tenue à tous mes Italiens, disait-elle.

De la tenue… ah ! ouiche !...

Rarement, elle dit son texte elle-même. Le plus souvent, c’était le souffleur qui lisait son texte à elle, tout haut ; elle, elle plaçait, elle dirigeait la mise en scène, elle indiquait aux autres ce qu’elle voulait, comme elle entendait trouver ses partenaires à côté d’elle ou devant elle ; ses indications étaient merveilleuses, ses trouvailles révélatrices, géniales, littéralement, mais peu à peu elle écartait, elle libérait les petites répliques ; celles-là, elle paraissait les négliger jusqu’au moment où elle arrivait en face de celles plus importantes ; alors, se saisissant du texte, elle-même oubliant les « envois » du souffleur, élevant le ton, les lunettes sur le nez, même jusque dans la douleur, elle s’en prenait au sujet de la pièce comme pour s’identifier avec le texte, elle chargeait face à son partenaire ; elle emballait la situation, elle était à la fois Duse et Elle. Elle, le personnage. La foudre éclatait, tonnait ! Cela ne pouvait réussir, je le répète, que dans de vieilles pièces ; avec des pièces modernes, des pièces écrites, le procédé ne valait rien, car alors Duse s’embarbouillait. Mais dans des drames tels que Magda, Odette, la Femme de Claude, la Seconde Madame Tanqueray, elle retrouvait sa fulgurante frénésie, indéfiniment, comme un procédé. L’identification devenait telle qu’on s’interrogeait si elle ne faisait pas injure à la vie, en n’étant plus elle simplement, en étant le personnage, et s’il n’y avait pas là un blasphème qui expliquait tout jusqu’au mécontentement d’un dieu qui n’entendait pas que nous nous abandonnions totalement parce qu’il nous a fait un tel et non pas un autre !...

La voix d’Eléonora Duse s’était élevée, son timbre était haut – pan… pan !... – elle dominait et son âme était terrible. Oui ! quel épouvantable personnage elle jouait !... Quelle divinité invraisemblable l’animait ; jetée, comme mue par une force sur la vie du protagoniste, elle savait bouleverser la sensibilité par des phrases précises, mettant en détresse le plus passif des camarades.

A ces heures-là, Duse était vraiment géniale et surhumaine !

Ruisselants de sueur, en larmes sur leur propre cas, ses comédiens sortaient de la répétition n’ayant pas conscience de quel secours ils avaient été au mécanisme de son génie.

Nous, les amis, les intimes, après la répétition, nos maux commençaient ; nous aussi, nous nous sentions broyés…

La répétition finie, elle nous faisait signe d’entrer !

« Ah ! ah !... tant que j’aurai des dents !... etc. »

La voilà, toute rayonnante, les épaules rejetées en arrière comme toujours, la tête haute, le regard au-dessus et au delà d’elle, elle triomphe, un large sourire illumine ses dents, se projette sur toute sa physionomie ; visiblement, elle a arraché, emporté les forces de tout son monde ; Elle rejette voilette, gants, chapeau ; et maintenant, en face de nous, ceux de toutes les heures, maintenant, c’est nous qu’elle va posséder, par raffinement, ayant déjà meurtri, tué les forces de tout son personnel de seconde zone.

Jouera-t-elle ce soir ? Ceci, elle nous le dira vers cinq heures, quand elle connaîtra sa température, et aussi celle de la ville, et aussi, disons-le, celle de la location.

Il y a des capitales qu’elle tient en transes, comme une pythonisse, Vienne par exemple ; là plus rarement, il lui arrivera de refuser de jouer comme elle le fit à Turin, ou à Stockholm (février 1906).

Une bêtise !... Un manuscrit, remis par un auteur, peut lui servir de prétexte pour prendre la décision de jouer ou de ne pas jouer.

Rien n’est dicté, ordonné, un dieu l’inspire ; quatre-vingt-dix neuf fois sur cent, elle rejette le manuscrit qu’elle lit, même si elle l’a commandé à un écrivain illustre, et cela pour telle ou telle raison qu’elle est seule à connaître, même si elle a avancé une somme assez rondelette en garantie, ayant voulu prouver qu’elle a la ferme intention de le jouer, mais… Elle ! Elle ne jouera pas ; elle a commandé les décors et elle ne jouera pas ; les costumes seront payés et elle a gardé la volonté de ne pas jouer. Elle recherchera plutôt longtemps sans en rien dire une œuvre déjà jouée, car elle déteste les risques de l’essai (4).

Elle est consciente de la double, de la triple souffrance que crée sa propre cruauté calculée, et elle ne néglige pas de jeter ses intimes les uns contre les autres, soupçons… passions déchaînées… elle en a besoin et elle ne peut pas paraître en scène si elle ne l’a pas fait.

Si ceux qui l’entourent ne souffrent pas tous les réflexes de leurs misères, elle attend ; elle ne jouera pas. Elle adresse télégrammes sur télégrammes aux amis éloignés pour rien, pour faire naître l’imprévu qui la soutiendra. Un télégramme part régulièrement tous les trois, quatre jours, qui doit secouer un nouvel ami :

- Fichue existence de papier mâché que la mienne !...

Ah ! six heures du soir !... là, on recherche dare-dare Lugné-Poe, Mazzanti, le directeur du théâtre. C’est Lugné-Poe et Mazzanti qui diront dans l’anti-chambre :

- La Signora a la fièvre, elle ne peut pas jouer, elle jouera demain !

Et inutile de parler, de parlementer… elle a la fièvre ! Et c’est vrai, elle l’a !...

Elle ne recevra pas de médecin.

- Ce sont tous des ânes… dit-elle.

Et elle les domine toujours.

Alors, Mazzanti et Lugné-Poe déploient toute leur retorserie, leur argutie, pour reporter la soirée et ne devoir aucune indemnité.

Mais c’est là un métier supérieur où il doit se glisser une part de fausse bonne foi, sinon de mauvaise foi. Métier lassant.

Au résumé, il est nécessaire d’attendre que – bien plus encore qu’Eléonora Duse elle-même – par contagion, ou par imbibition, le public soit apte et au point ; quand il y sera, elle le sera aussi, et le public qui l’aura si ardemment désirée la subira et n’y verra que du feu. Parbleu !...

Quel supplice ce fut pour elle de travailler du Shakespeare, du d’Annunzio, suivant son procédé !

Elle me l’a dit et le poète italien a dû en souffrir, comme d’autres en ont souffert, comme j’en ai souffert moi-même lorsque je la vis travailler Ibsen ou Maeterlinck.

Quels reproches amers faisait-elle quand une artiste étrangère, française, anglaise, avait joué dans une place avant elle certaines œuvres telles que la Gioconda ou Monna Vanna ! Ces jours de répétitions-là, la pauvre Nina, la tête dans ses mains, savait que nous serons tous à la torture. Thérèse, – une Thérèse qui fut longtemps auprès d’elle – interrogeait :

- Qu’est-ce qu’elle a ?... qu’est-ce qu’elle a ?...

Nina le sait, elle a que, ce soir ou demain, elle devra jouer une pièce qu’elle aime, « donc qu’elle hait… », puisqu’elle n’en sort pas !...

- Comment X… a-t-elle pu jouer la Gioconda avec succès ici, avant moi ?... me dit-elle un jour ; moi je ne la joue pas, j’essaie de faire de l’amble comme sur un cheval !...

Sans doute, elle retrouve quelques points de repère où elle essaie de glisser ses anciennes audaces, mais elle en a honte, il s’ensuit une relative paralysie. Ainsi certaines suggestions qui lui viennent dans les gestes, dans l’attitude, lorsqu’elle est avec Loevborg buvant du punch (Hedda Gabler) et qu’elle reporte de la Femme de Claude ou de Fedora. Mais prenons Hedda ; elle ne voulut jamais admettre qu’Hedda était enceinte. Eléonora Duse alors coupait, elle coupait, ainsi que dans d’autres œuvres, et répétait les phrases deux ou trois fois pour masquer les coupures…

… Je l’entends me dire :

Sacramento !... tu es un assassin, arrête-toi là !...

Nous verrons tout à l’heure comme elle l’entendait !


ÉLÉONORA DUSE A PARIS.

                            Braeck Doelen. Amsterdam.

                        La speranza prolungata fa languire,
                        fa languire il cuore, ma il desiderio
                        adempiuto a su uno alberto di vita (5).
                                    Eléonora Duse.


Je retrouve ces lignes qu’Eléonora Duse a cursivement dessinées, de son impressionnante écriture sur une feuille de papier en 1905, alors qu’elle était en route vers les pays du Nord. Elle avait été fêtée à Paris, comme une souveraine de la scène. Après ses représentations à l’Œuvre, elle avait attendu quelques mois, et nous mettions le cap sur la Norvège.

Telle était Eléonora Duse dans sa joie de conquête. Toujours, elle aimait à résumer ses aspirations par des formules lapidaires qu’elle puisait dans ses lectures.

Au cours de ces quelques minutes de souvenirs, il pourra m’en survenir d’autres, selon les caprices de la mémoire et avec l’anxiété d’un ami ensorcelé par sa figure, souvent aussi ils ressurgiront par l’insolente cruauté des premiers souvenirs. Qu’ils font mal !... Ils tordent le cœur et l’esprit quand on veut les reprendre, les revoir, les fixer, mais des êtres tels qu’Eléonora Duse, croyez-le, ont gardé toujours et au delà d’eux des droits souverains sur tous ceux qui se sont attachés à elle.

Comment Eléonora Duse vint-elle à l’Œuvre ? D’abord, elle y est venue… elle fut de l’Œuvre totalement, elle a même tenu à signer souvent sur du papier de l’Œuvre. Elle dépensa une incroyable énergie à réclamer sa place !...

J’ai sous les yeux des feuilles de l’Œuvre où auprès de la petite vignette de Pierre Bonnard dans l’angle, en haut, à gauche, Duse a signé : Sociétaire de l’Œuvre…

Elle a monté souvent notre misérable escalier de la rue Turgot.

Enfin, un soir, elle a voulu jouer les Bas-fonds de Gorki, seule Italienne au milieu de tous nos camarades.

Elle fut tout de même assez belle, cette spontanée et volontaire fraternité de travail qu’elle s’imposa. Traçons-en les étapes glorieuses et n’oublions pas que, lorsque l’Œuvre lui fut retirée en quelque sorte de dessous ses pieds, elle se risque d’aller jusqu’à dire qu’elle ne travaillerait plus, ce qu’elle fit pendant tout un temps… Mais lorsque les rigueurs de la vie l’y contraignirent, elle poursuivit le souvenir, pour une grande part, dans le sillon que nous nous étions tracés ensemble.

Avant sa campagne de Paris à la Renaissance, chez Sarah Bernhardt (1897), c’est à la Haye que je l’avais aperçue pour la première fois, au Palais des arts et des sciences, en 1896 je crois.

Tout ce que le théâtre ne m’avait pas donné, tout ce que j’avais espéré quelques années avant, je l’avais rencontré dans cette soirée.

A Oslo, quand j’avais eu la fierté d’être présenté à Henrik Ibsen, en un millième de seconde, je m’étais senti l’esprit bouleversé, humble, un éclair m’avait illuminé l’esprit pour mon travail, mais il était resté encore un peu aride. Lorsque je vis Duse à la Haye, dans la Dame aux camélias, instantanément mon cœur se mit à battre dès le deuxième acte au point qu’à l’entr’acte, par crainte d’un petit peu de ridicule si je me trouvais mal, je n’osais pas sortir de ma place. J’avais le palais sec comme du papier buvard, je ne me soupçonnais pas la force intérieure que je me sentais…  ̶  Nom d’un chien ! faut-il avoir aimé le théâtre !

Tout ce que j’en avais espéré, tout ce que j’avais cru, tout ce qu’aucun comédien ne m’avait donné, dont j’avais pu quelques instants douter : j’éprouvais la sensation que j’avais eu raison. Ibsen, Duse, cœur et esprit, tout se liait, le théâtre pouvait bien être un sacrifice et je me repris à l’adorer… à l’adorer, ce théâtre… au point d’adorer Celle qui me causait cette magnifique révélation.

Dix heures environ, après la soirée, sur le quai de la gare de Den Haag, là, je la revois soudain dans son wagon ; je reste hébété, ne pouvant pas bouger ; son impresario est auprès d’elle, prêt à monter dans le train, l’arrêt était de quelques secondes ; elle me fit cependant l’effet d’une femme très quelconque, tout à fait semblable à celles que j’entrevoyais dans les compartiments.

Lorsque j’eus la fierté de la connaître, mes premiers émois furent absolument différents de ceux-là.

A la Renaissance (1897), j’assistai à tous ses spectacles (6).

A divers instants des soirées de la Renaissance, il se produisit des mouvements de salle dont j’enregistrai alors l’écho d’un plus particulièrement pittoresque dans un article qui fut une des causes de ma stupide histoire avec Mendès. Eléonora Duse en fut-elle jamais avisée ? Connut-elle la violence de mon admiration à son sujet ? l’enthousiaste campagne que j’avais menée ? C’est possible, puisque des amis communs, dès ce moment, cherchèrent à me présenter.

Suzanne, de son côté, partageait à ce point mon emballement – Duse s’en souvint plus tard et s’en amusait – qu’à la matinée de 1897, donnée en son honneur, à la Comédie-Française, dans l’entr’acte, elle s’efforça de toucher la manche du manteau de l’artiste, comme si ce pouvait être un fétiche pour sa carrière, et qu’elle y parvint au point qu’Eléonora Duse – Vénitienne, ne l’oublions pas… – le sentit et se retourna ; Duse se prit à rire, sans la connaître, et lui donna le ruban d’un bouquet qu’elle avait reçu et qu’elle détacha, mais elle ignorait alors que Suzanne Desprès était une jeune comédienne.

Que de fois, en 1902-1903, j’avais rêvé, non seulement de l’approcher, mais aussi de lui faire comprendre mieux que par Nora, que je savais inscrite à son répertoire, tout ce qu’il pouvait y avoir pour elle dans la grande série des héroïnes d’Ibsen. Deux amis s’employèrent à nous rapprocher, l’un était le comte Primoli, l’autre une jeune comédienne dont je m’efforçais de faciliter les débuts, et qui avait eu la chance de parler à Eléonora Duse, Marie Kalff (7).

Eléonora Duse était à ce moment la grande interprète de Gabriele d’Annunzio et songeait assez peu à Ibsen ; mais, en 1904, bien des choses s’étaient passées pour elle et aussi pour nous.

Nous-mêmes ne cherchions-nous pas à monter du d’Annunzio ?

Il n’y a donc rien de surprenant que nous nous soyons rencontrés dans le même jardin, d’autant plus qu’en moi, exaspéré de théâtre, montait et grandissait l’ardente volonté de devenir impresario au profit de l’Œuvre, et de ne le faire qu’avec des étoiles, ou plutôt auprès d’une seule dont je puisse admirer le génie.

Dès mars 1904, Duse me fait dire par Primoli, par Marie Kalff, qu’elle veut me voir. Nous nous manquons d’ailleurs à plusieurs reprises, mais bien certainement elle connaît mes préparatifs de représentations de Gabriele d’Annunzio, et, la première, elle m’écrit et me laisse croire qu’elle m’intéresserait au travail d’une tournée qu’elle désirait entreprendre pendant l’été.

En juin, elle m’invite à l’aller voir à Turin. J’y cours. Ce sera le premier des cinquante ou soixante voyages que j’ai dû faire par la suite, sur son injonction, et pour des buts très peu précis.

Moi, je ne rêvais alors que de la voir venir interpréter de l’Ibsen à Paris. Chacun de nous deux a sa volonté secrète. Elle, elle ne pense qu’à ne pas me laisser jouer Gabriele d’Annunzio avant elle à Paris. Elle souhaite le faire d’abord et elle compte, tout en s’intéressant quelque peu au travail de ce fou-fou de Français, l’amuser sur le tapis en préparant, en catimini, ce qui l’intéresse.

C’est à l’hôtel de l’Europe, à Turin, qu’elle me reçoit pour la première fois. Je suis prévenu, qu’elle désire des représentations dans les villes d’eaux françaises !

Suzanne m’a accompagné et est restée à l’hôtel Suisse, inquiète et souffrant d’une émotion lointaine.

Duse est devant moi, je suis entré dans l’hôtel, j’ai été annoncé, j’ai été introduit sans savoir comment ça s’est passé… Elle est là, devant moi, toute petite !... Oui, elle me fait l’effet d’être petite, effacée !... Sa servante, Nina, qui m’a ouvert la porte avec un bon sourire de vieille Italienne, aux yeux déjà ouverts sur l’extérieur des choses, m’a parue plus grande qu’elle.

Eléonora Duse tout de suite me jette quelques mots sur les difficultés de ses tournées, puis me parle de la gentillesse dévouée de Marie Kalff. Elle sait que Suzanne Desprès doit jouer Gioconda. Tout cela est dit si discrètement, si cordialement, que, lorsqu’elle me déclare qu’elle aurait voulu voir Suzanne, je cours la chercher.

Suzanne, farouche, s’y refuse, je l’excuse d’un mot. Dix minutes après, je reçois celui-ci d’Eléonora Duse :

« Au contraire, c’est moi qui demande pardon, j’aurais dû comprendre et ne pas insister, mais sa personnalité et sa force et sa ferme volonté, tout ce que je sais d’elle me donnait grande envie de lui serrer la main… etc. »

« Hélas ! je voudrais partir aussi, ce soir, tellement le ciel est lourd !... »

Aïe !... décidément, Suzanne a raison de se faire violence. Nous y courons. Le contact est pris. Eléonora Duse joue avec Suzanne, s’amuse de son malaise, l’encourage à jouer Gioconda cet hiver. Nous nous séparons, nous sommes sous le charme ; on travaillera ensemble, mais, à partir de cette minute-là, la vie télégraphique commence (8).

Un mois plus tard, elle me demande de la faire venir à la Porte-Saint-Martin. Je venais justement d’annoncer Gioconda. J’ouvre le journal, un matin, je lis l’information qu’elle jouera la pièce avant moi au Vaudeville !... Elle ne m’en avait rien laissé prévoir (9).

Ma première grillée par celle de Duse et le mois retenu des représentations pour Gioconda en français, selon ma convention avec d’Annunzio, tué d’avance !

Suzanne court s’en entretenir avec elle à Vienne ; on troque ; c’est son impresario, Schurmann, qui l’a poussée dans cette aventure, mais tout de même, « elle aimerait bien jouer Gioconda à Paris avant toute autre ». Elle veut cependant aider l’Œuvre de Lugné-Poe, et Lugné-Poe de nouveau est invité à la voir à Cologne (10 décembre 1904).

En attendant, elle déclare qu’elle me prêtera les décors de Gioconda.

Une nuit, à Cologne, les affaires prennent tournure. J’étais arrivé tard, il faisait très froid sur la place du Dôme. Tout de même, je lui avais vu interpréter Monna Vanna. Il paraît que la pièce était allégée.

A l’hôtel, le portier me remet ce mot :

« Cher monsieur Lugné-Poe,

« Je vous ai télégraphié et je vous répète cette prière : donnez-moi la possibilité de retourner à Paris ; mais à ma manière, c’est-à-dire pour une espérance et pas seulement pour une récompense.

« Je veux du travail et qu’un souvenir m’en reste, j’ai pleine confiance en vous et je crois en Suzanne Desprès.

« P. S. – Je n’ai aucun engagement avec qui que ce soit. Cherchez et trouvez ce qu’il faut. »

Encore un mot :

« Avec vous deux, je demande de marcher. Que Suzanne donne trois soirées par semaine – moi trois aussi. Le répertoire, vous le savez : ceci, hier et demain. L’époque ? L’hiver prochain, deux ou trois mois. Les conditions ? Dites les vôtres. »

Elle a pris tout à fait confiance et elle me charge de liquider toutes les conventions antérieures. Déjà, nous avons pensé à un nouveau répertoire ; nous préparons un Tristan et Yseult d’Arthur Symons et même J.-G. Borkmann. Elle réclame mon retour à Munich pour le 19 décembre, cela uniquement pour m’annoncer qu’elle viendra à Paris le 30.

Je dois désormais être Un tel qui lui trouve du bon travail trois fois la semaine, mais pas en Allemagne !

« Sauvez-moi, m’écrit-elle, de cette existence !... Pardon !... c’est encore l’Art qui appelle la vie et fait trembler le cœur. Otez-moi de cette vie errante !... »

Et de Munich, deux jours après, lui ayant dit que Gioconda en langue française débuterait à Bruxelles, elle m’écrivait :

« Bien !

« Ainsi soit-il.

« Je vous envie. Voilà une vérité.

« Vous et Suzanne, je vous envie.

« Vous avez du bon travail, une belle pièce !

« Une chose latine.

« Vous allez à Bruxelles…

« (Et j’adore Bruxelles.)

« Vous ne dormez pas, vous ne mangez pas pour trouver une chose…

« Qui peut-être s’appelle :

« Art.

« Peut-être vie.

« Peut-être amour.

« Peut-être la seule réalité.

« Peut-être… juste le contraire.

« Enfin !...

« Et je vous déteste tous les deux quand vous m’écrivez : continuez rester en Allemagne », vraiment ?...

« C’est comme dire : « C’est vous le nègre, continuez !... »

Cette dernière parole rappelle toute une face du tempérament d’Eléonora Duse. Cette extraordinaire créature est hilare, souvent allègre, spirituelle, joyeuse, et, aux pires instants, elle fait apparaître le mot d’ironie goguenarde et de joie. Personne ne peut le prévoir. Son visage est anxieux, on attend une exclamation affligée et soudain une idée, une image joyeuses éclatent comme des pétards ou des fusées.

Un soir, dans un grand théâtre de Paris, nous étions ensemble dans une baignoire, avec des amis intimes à elle. Une grande artiste de Paris, très connue, avait déclaré jouer pour elle. Nous suivions l’action sur le visage d’Eléonora Duse, ses traits nous étreignaient. Entre deux scènes, elle se retourne vers nous :

- Hum ! tu imites Mme Duse, misérable !...

Et elle reprend son aspect ; quelques secondes après, du même ton :

- Humm !... tu imites Mme Sarah Bernhardt… Veux-tu choisir !... veux-tu choisir !...

Nous passons ensemble tous les premiers jours de 1905. Elle est venue à Paris, à l’hôtel du Palais, et sur ses indications je prépare sa campagne de mars.

Ici, parmi nous, elle est autre, libérée, heureuse, mais terriblement absorbante. Elle exige d’être entourée. Dès 5 ou 6 heures du matin, « pour être sûre », dit-elle, elle réclame ma visite ou celle de Suzanne, et les chasseurs de son hôtel font la navette sans arrêt, m’apportant des convocations urgentes. Pour les moindres détails, ce sont des appels au bureau, à mon domicile ; s’il le faut, elle accourt, le premier étage de la rue Turgot ne l’effraie pas, celui de mon domicile – qui est aussi dans une vieille maison – l’inquiète. Elle y réclame un ascenseur ; il n’y en a pas, elle attend chez le concierge.

Tous ces mots expédiés sont d’ailleurs joviaux.

Voici une grande enveloppe d’elle :

« La femme qui porte perruque (et prétend regarder dans le crâne des autres) voudrait enfin être apte à vivre.

« Comment faire pour la perfectionner ?

« Apte !

« Tout est là !... »

Voulez-vous son bonjour des étrennes de 1905 ?...

« Les 3.

« Voilà une histoire !... Fichez-moi la paix.

« 1er janvier 1905 !... »

Je la découvre à chaque minute. Un torrent, un monde ! Ne jouant pas pendant ces quelques jours, elle a « sa frénésie », que je l’entendrai si souvent proclamer, et elle parle. J’emporte tout chez moi de ce que j’ai pu lui emprunter, dans l’air, dans ses gestes, dans sa noblesse, dans ses paroles ; de son hôtel à chez moi, lorsque je rentre, je mets certainement sept à huit minutes à pied, en courant, car tous les sous que je possède sont destinés à ne pas paraître avoir besoin d’argent, et à maintenant la bonne forme de notre relation ; et à peine arrivé à la maison, je note… je note : c’est une fortune d’idées, d’émois qui me tombe du ciel !

Elle me livre mille aperçus sur la vie de l’artiste, j’en ai les yeux éblouis, j’en ai la tête farcie. Les gestes de la comédienne, ses abandons, son élasticité m’appartiennent ; la mer, l’océan, la marée montante, en quelques heures, elle donne tout… Je suis subjugué par ce torrent d’images qu’elle évoque.

Mais oui… mais oui !... Je m’occuperai de ses représentations, mais j’ai compris qu’il lui est impossible d’apporter sur la scène tout ce qu’elle verse à ses intimes. Par cela, je pressens qu’elle est malheureuse de ne pas pouvoir le faire en dépit de ses heures de gaieté.

« Je déteste…

« Je… dé… tes… te…

« Et maudis la vie de théâtre chaque jour de ma vie. Quand je me cogne avec la vie de théâtre, la vraie vie perd sa valeur tellement l’autre (celle de théâtre) me gêne, me navre.

« Je n’aime pas ce travail accumulé par les directeurs et arrangé pendant que les nuits sont si douces à la campagne et que la terre et les fleurs parlent ensemble.

« Rester soi sur les planches pour ramasser quatre sous qu’on gagne mal et qu’on dépense pire – textuel.

« L’Art ?

« L’Art n’y a rien à faire dans cette peine ; c’est du métier qu’on souffre, le métier, le métier… »

Elle vomit ce substantif en une nausée.

Je me permets de lui montrer combien certaines pièces du répertoire de son programme peuvent nous gêner.

- Il vecchio soldato sputa nella gamella !... (Amleto) me réplique-t-elle. Basta.

Sa conversation vagabonde ; ce sont des milliers de sources fraîches qui jaillissent de son imagination. La plupart des conversations de femmes fatiguent, elle, elle vous transporte, elle vous anime, colorant tout… ah ! non ! elle n’est pas si souvent en peine, comme tant d’autres me l’ont dépeinte ! J’ai eu maintes preuves du contraire. Il faut l’entendre parler avec Suzanne, et Suzanne non plus n’emporte pas cette impression.

L’amour !...

Attention ! de quelle affection pourrait-elle nous parler ?... Mais d’elle-même, avec sa gaillardise assez grasse, elle m’en entretient :

« L’Amour ? Est-ce que cela importe en Italie, où ça se pratique presque en plein salon ?... » – et elle le souligne d’un geste original et suggestif – « …dans un coin, là, paf !... »

Assaillie de demandes de photographies, elle plaisante sur les dédicaces.

« Ça n’a aucun sens… » dit-elle.

Et, se retournant vers moi :

« Lugné, lorsque vous lirez « reconnaissante » sur une photographie, dites-vous que c’est pour un homme assez bien, mais « très reconnaissante » c’est pour un imbécile … »

Elle juge ses amis si clairement que ça m’inquiète, et elle tient à le faire. Je suis même forcé de l’arrêter.

En repartant pour Vienne (15 janvier 1905), elle emporte une base de contrat, elle le signera à Vienne. J’ai la certitude que nous sommes entièrement d’accord. Je mettrai à son service tout ce que j’ai, tout ce que je n’ai pas… Désormais, pour lui faire la route glorieuse, je suis décidé à faire jaillir des espèces trébuchantes d’entre les pavés. Je n’avais jamais pensé à cela auparavant.

Pendant plus d’un mois, je prépare la besogne. Ses lettres sont moins fréquentes, mais les télés se succèdent de Vienne, de Triste, de toutes ses étapes.

Elle s’installe le 15 mars à Paris, au Continental. Elle débutera le 27. Ce seront quatorze représentations à l’Œuvre. Je m’efface et le programme conservé le manifeste, elle devient « directrice de l’Œuvre » pendant ces représentations.

Selon l’expression de Fémina (10), c’est « sur l’insistance de cette Muse aux tempes de lauriers » que j’ai cédé pour lui laisser la place à l’Œuvre. Depuis douze ans que l’Œuvre est fondée, ai-je rêvé pareille consécration ?...

Sur le quai de la gare, elle m’a tout mis dans les bras, ses artistes en sont suffoqués à un point qu’il va me falloir souvent avec eux prendre des précautions. Le Français imposé administrateur d’une compagnie théâtrale italienne est toujours suspect. Son secrétaire général, administrateur de sa troupe, « le vieux guelfe » Mazzanti, ainsi que le surnomme Eléonora Duse, en est malade ; il le montre. Les deux jeunes premiers, Rosaspina et Ciro Galvani, me font des sourires de biais. Géri, le fameux Géri, son régisseur, sera le seul à me rendre les affaires possibles, et, quatre ans et demi durant, je vais voyager avec ces gaillards-là !... (11).

Il faut aussi que je veille à la presse française, voire même à l’italienne. Je dois tout concilier. Elle ne garde pour s’en occuper que quelques relations très personnelles, tels que les Mendelssohn de Berlin, quelques intimes d’Italie, Orvieto d’El Marzocco, etc. ; je suis contraint d’examiner toutes les lettres qui lui sont adressées ; aux trois quarts je dois des réponses, et comme je ne peux pas imiter son écriture très particulière, à mon tour j’ai la liberté d’user du télégraphe.

Quatre jours après son arrivée, Réjane lui envoie un très joli cadeau, ce sont d’anciens flacons de Venise.

- Répondez !...

J’ai rédigé le télégramme (qu’elle s’est refusée à relire), dans son style. Le lendemain matin, Eléonora Duse me dit :

- Qu’avez-vous répondu à Réjane ?

- Ceci…

Et je lui lis ma réponse.

Elle m’écoute, me regarde, atterrée et heureuse à la fois.

- Assassin !... me jette-t-elle, ensuite.

- Oui, Madame X… la célèbre poétesse roumaine, le télé était de moi !...

- Oui, Mme B…, la grande Sociétaire !

Permettez-moi, aujourd’hui, de sourire à tous ces braves gens !... Beaucoup ont correspondu avec moi…

Oui !... Poétesse notoire, c’était moi qui vous ai dit d’attendre quelques jours après la première !... Oui, tous !... tous… c’est moi, seul ayant le mandat de signer – j’ai signé – et bien des télégrammes d’Eléonora Duse furent de mon encre !...

Je n’étais pas entraîné à ce travail, mais je m’imagine que cela doit être du théâtre. Dans l’intimité, chez elle, j’en suis à jouer les « Eléonora Duse ». Selon son expression : Elle est « mouche-morte » et se contente de faire deux ou trois visites indispensables, un essayage chez Worth et quelques répétitions dans son salon.

Les représentations font fureur. Je m’enrichis à la voir travailler, je suis de ses intimes qu’elle associe à ses dernières heures avant le travail ; que ce soit Thérèse Brière qui fut son habilleuse, ou Désirée de W…, tous, nous subissons le joug de la préparation au spectacle.

Mon zèle dissimule mes pensées d’arrière-plan : notre Ibsen ! Là, il reste à discuter, à lui faire faire ce qu’elle a peu lu : Peer Gynt, qui fut sa grande découverte, l’affole au point que, pendant des mois, elle me signe ses télégrammes : Peer Gynt. Elle en apprend des fragments : « les murmures des feuilles mortes… », au dernier acte… Ensemble, nous travaillons Hedda Gabler. Qui est le démon ? Qui est l’ange ? dans Hedda ?... Car il y a les deux ! Nous lisons et relisons Rosmer ; elle décide de le traduire, elle m’arrache une promesse : celle de lui faire travailler Rébecca pendant l’été…

Que lui importent les visites ? Elle se couche et elle les renvoie, il en est cependant à recevoir… Je suis chez elle, et tous les serviteurs sont éloignés, il est vers l’heure du déjeuner ; les portes de l’appartement ne sont pas fermées, des pas se font entendre depuis sa chambre ; on frappe. – Une carte a même été adressée quelques minutes auparavant par le portier de l’hôtel. L’intrus est là, derrière sa chambre, nous sommes seuls tous deux. Elle me fait signe de me taire. Je la vois écrire un mot sur une feuille de papier :

- Mme Duse est absente…


Sa main passe le mot ; ma main sera reconnue, Fichtre !... ainsi qu’elle dit souvent.

Elle me montre la carte, celle d’un ancien ministre, homme d’une influence internationale considérable… je lui dis :

- Eh bien !... mais Savour est allé chercher la Ristori à la frontière !...

Devant de tels propos, je perds pied…

Ajoutons que si elle a des amis très fortunés qu’elle ne néglige point, qu’elle soigne, cultive, néanmoins elle montre des pensées tendrement révolutionnaires en faveur de pauvres artistes, peintres ou écrivains. Cela tient à son enfance qui fut pauvre et qu’elle aime à rappeler, son père si fier, sa mère morte à l’hôpital…

- Pourquoi voyageons-nous toujours en troisième classe, papa ?... a-t-elle demandé un jour à son père, étant toute petite.

- Parce qu’il n’y a pas de cinquième, mon enfant.

Ce père fut un être extraordinaire. Quelques temps après la mort de sa mère, un oncle, marin, vint à mourir laissant en héritage quelques petites maisons habitées seulement par des veuves et des enfants de marins. Lorsque le père reçut la lettre l’avisant de la petite fortune qui lui arrivait bien tard, il jeta la lettre par terre, la déchira, cracha dessus, laissant les maisonnettes à leurs habitants.

Le succès de Paris fut foudroyant, succès artistique, succès matériel. Elle en apprécia clairement la joie au point de se montrer dehors beaucoup plus fréquemment qu’elle ne l’avait fait auparavant, d’autant que quelques amies lui offrirent des réceptions qui la flattèrent et que tout ce qui pouvait lui être une corvée lui fut épargné. Alors elle eût souhaité s’installer à Paris, elle me demanda même de lui chercher un appartement, puis y renonça… Elle redoutait l’Allemagne pour sa santé, l’Italie pour ce qu’elle y rencontrait de souvenirs qui l’irritaient. D’ailleurs, dans toutes les villes où elle arrivait – et ce fut même le cas à Paris, – elle manifestait une grande peur des représailles, des reportages, des sollicitations des correspondants italiens. Sur leurs lettres qu’elle me transmettait, elle écrivait toujours :

« Contentez-les… recevez-les… arrangez-les !... »

Les 22, 23, 24 et 25 mars 1905, Eléonora Duse aperçoit la fin de sa série parisienne, et son humeur change, ses appels se précipitent ; quatre, cinq fois par jour, elle est chez moi. Elle a encore de la bonne humeur, mais elle maugrée sur son style en français, et ses boutades s’inscrivent dans le coin de ses lettres :

« Mauvais français du diable ! écrit-elle, il faudra que vous appreniez mon italien, car mon français, j’en suis au bout avec tant de dépêches et de lettres !... »

Ou :

« Demain, on campera Ibsen et « affaires », mais en italien ?

« car mon français… pas plus loin…

« (page 62 : fais le tour) (12) ».

Et après une soirée, elle me fait déposer ce simple mot :

« Travail et…

« bêtise…

« Voilà  ma soirée…

« Quand je voulais…

« Ibsen ! »

Le 25, au matin, ce mot :

« 25…

« Elle dit « merci »

« à Lugné pour la peine

« …et pour tout le reste

« Avanti !...

« Elle… Œuvre et pas la mort… »

Une heure après,

« Lugné le Bon,

« J’ai besoin, ce matin, de vous dire « merci ».

« Merci, sans forme ni formule, un « merci » qui ne dit rien et qui dit pourtant :

« Vous m’avez tant aidée à vivre, à travailler. J’avais de la « force » le jour du Palais d’Orsay, mais je ne connaissais plus mon chemin. Je me rappelle si bien que je regardais les bateaux devant ma fenêtre et me demandais :

« Où aller ?...

« Voilà maintenant que je travaille, et avec vous deux, la vie est ainsi,

« demain, je m’en irai travailler ailleurs

« et ce sera juste aussi.

« La bonté de cette force, c’est vous qui me l’avez montrée au fond de mon cœur alors que je l’avais perdue.

« Soyez sûr que je comprends le Bien ! j’aime à vous dire merci.

« La parole est fade et banale, mais elle est seulement pour se comprendre. Eléonora. »

Sur l’enveloppe, elle a écrit :

« Celle qui joue aussi Ibsen ! Sociétaire de l’Œuvre. »

Eléonora Duse aperçoit l’heure du départ, je suis autorisé à lui traiter des représentations à Bruxelles. A la minute de quitter Paris, elle tombe malade, elle a pris un goût insensé au travail en commun, elle veut, elle exige une collaboration. En attendant, elle prétend créer une correspondance ininterrompue, elle adore le mystère, « les combinaziones » associées, elle me le dit. Elle apprécie, elle aime la dissimulation du langage devant les autres :

- La parole a été donnée à l’homme, dit-elle d’après Machiavel, pour dissimuler sa pensée.

Elle s’ingénie à composer, à inventer un langage hermétique, chiffré pour nous seuls. D’ailleurs, elle signe « Trois », puis « 3 » ; cela veut dire exactement qu’à l’Œuvre, nous sommes trois !... Bientôt, elle renforcera le chiffre, il deviendra « 33 ». Je lui apparaîtrais un être infiniment grossier si je ne m’employais pas à m’intéresser à un idiome composé de numéros et de surnoms.

Elle se compare souvent à l’Esope de Velasquez.

Si je puis vraiment m’enorgueillir de ce que j’ai entrepris jusque-là, c’est elle qui me le fait toucher du doigt.

« Vous faites autre chose, le Bon, pour la rampe, et cette seule lumière qui éclaire notre vie ; si vous compreniez combien il est triste à un cœur de n’être considéré que comme un acteur à succès !... »

J’en suis arrivé au point que lorsqu’elle parle théâtre (tellement j’aime suivre les méandres de sa pensée), que l’écouter est pour moi une de ses « feintes » à elle, la femme demeurant bien autrement libérée que la comédienne.

« Mais de quelles culbutes est donc composé le métier de la comédienne, dit-elle, puisque l’on ne veut point admettre que la sérénité et la paix sont nécessaires à certains d’entre nous, tout au moins pour se libérer et s’essayer à la vie de notre art. Si l’on voulait bien admettre une fois pour toutes que l’on doit  nous aider à concentrer nos forces en quelques heures de rêve, d’oubli, plus beaux que la vie, combien l’on s’évertuerait à nous soutenir, au lieu de nous fatiguer et de nous meurtrir à force de misères qui n’ont rien à voir avec le bonheur précaire que peut suggérer le misérable plancher de la scène ! Voilà ce qu’on ne veut pas concevoir ! Bénie soit la vie du peintre ou celle du sculpteur, qui peuvent s’enfermer et s’isoler pour composer une « œuvre »… »

Un instant elle se tait.

« … Et l’on parle de la capricieuse comédienne qui n’est pas prête au soir fixé, et, scrupuleuse d’honnêteté, ne livre pas son travail au hasard !... L’artiste est cependant arrivée un soir au théâtre ; elle s’est « outillée » – le mot doit être à peu près exact et si l’on peut s’exprimer de la sorte – de tout le fatras de costumes, de perruques que la profession aride et exigeante réclame, et quelqu’un, brutalement, est venu lui dire avant la soirée où elle va donner la chair de sa chair à toute une foule, l’intime de sa souffrance quotidienne et de sa joie, et quelqu’un, un camarade… un inconnu… est venu lui dire : « Il y a là des fleurs de M me Une telle. Faut-il vous les offrir après le premier ou le deuxième acte ?... »

« Ah ! au diable ! au diable les fleurs et la « madame » !... Et le travail est proche, où l’on se risque d’abord à tâtons, où les voix intérieures vous parlent et vous soulèvent sur le tremplin, vous arrachent à la matérialité des contingences, des accessoires de pacotille, et où un camarade vous jette entre une scène et l’autre :

- J’ai envie de jouer le dernier acte avec ma redingote du premier ! Mais quel « salto mortale » faut-il donc faire à chaque minute ! Quelle gymnastique pour reprendre possession de soi !... »

« On voudrait prouver, pour se faire prendre au sérieux, pour apeurer, enfin pour laisser comprendre à ces gens qui se sont docilement dérangés, qu’on est venu là, de toute sa bonne volonté, livrer sans vergogne, sans pudeur, une misérable existence comme celle de chacun ; on voudrait ne pas marchander sa passion, sa folie même ; eh bien ! non, c’est défendu ! Tu es comédienne, tu dois recevoir à l’entr’acte cette dame en larmes qui te dit :

- Quelle émotion, madame ! Vous ne me reconnaissez pas ? Je vous ai été présentée l’année dernière par M. X… »

- Si, madame, je vous reconnais, mais le fil que je tenais est rompu, et par quel prodige en retrouverai-je un maintenant ? Et que ferai-je pour tous ceux-là qui me guetteront dans la salle tout à l’heure ? C’est à pleurer ! »

« Liberté du bon travail que l’on veut bien respecter ! Est-il donc des artistes qui peuvent agir autrement et ne pas souffrir de ces entraves ? Comme il faut les admirer, celles-là, combien je les envie !... »

Je me sens très au-dessous des possibilités de transcrire les propos de cette extraordinaire demi-déesse d’autant qu’il me semble bien que je bénéficie merveilleusement pendant deux ou trois ans de ses dernières heures sur terre.

Je m’expliquerai plus tard.

D’autre part, je demeure très étonné souvent des pièges qu’elle peut tendre à la confiance et à l’amitié, alors qu’elle paraît cependant tout leur donner et tout leur offrir ; les uns et les autres qui l’entourons, nous ne saisissons jamais pourquoi elle dépense presque de la ruse dans les choses les plus insignifiantes. Nous en avons eu chagrin à telle enseigne que, parmi ceux qui l’entourent, il y a souvent des larmes versées. Il faut, soi-même, sans cesse se surveiller pour ne pas être en défaut, car on craint de perdre, en cinq minutes, tout ce qu’on a gagné, tout ce dont on a profité en étant son ami, son hôte, celui qui lui est dévoué.

De sa bouche, j’ai entendu à en frémir des reproches fulgurants sur certains de ses amis qui ne les méritaient pas.

Avant de quitter Paris, un matin, Eléonora Duse emmena un de ses amis intimes dans une grande maison d’articles de bureau de la rue de la Paix, et devant lui, tout en le consultant sur le choix des bibelots, elle adressa pour cinq ou six mille francs de souvenir à diverses personnes qui lui étaient indifférentes, mais qu’elle estimait devoir ménager.

Elle fit perdre à cet ami près de deux heures, à cette besogne. Il ne fallait pas la laisser seule, disait-elle, comme ce dernier s’était efficacement employé à son travail et que sa tâche était terminée, tout en l’accompagnant, il recherchait surtout dans son esprit le moyen de s’évader, n’estimant plus sa présence nécessaire. Il ne l’abandonna pas néanmoins. A la minute de sortir du magasin, ayant été aidée au choix des cadeaux, Duse offrit un bibelot-prime de 0. fr. 95 à l’ami l’ayant accompagnée. Il l’accepta avec les apparences d’une joie réelle et il manifesta très sincèrement son plaisir. Elle le regarda, et, de cela, elle parut très heureuse et s’en alla contente.

L’après-midi même, l’ami recevait chez lui une splendide collection de photographies de tableaux de Velasquez encadrées, il y en avait certainement pour cinq ou six mille francs !

La visite du matin était une épreuve : L’ami se montrerait-il content de la misère du petit cadeau autant que d’un souvenir de valeur ?...

L’ami ?... C’était moi !...

On allait de surprise en surprise. Ainsi apparaissait chez elle souvent des éclairs d’une noblesse singulière, toujours masqués par de petites précautions.

Après Paris, Duse alla à Bruxelles, où je l’accompagnai ; pendant l’été de 1905, elle s’enfuit à Londres, mais en octobre l’Œuvre reprit le train-train de son travail avec les Bas-Fonds de Maxime Gorki. Eléonora Duse m’y avait encouragé d’ailleurs par lettre, connaissant la pièce, ayant constaté son succès en Italie ; elle accourut dès la première répétition, entendant me donner un coup de main. Ses conseils furent admirables (13).

J’avais retenu la salle du Nouveau-Théâtre pour un mois, engagé les artistes pour le même temps, j’espérais un triomphe ; Eléonora Duse se prodigua aux répétitions, elle m’envoyait des petits billets pour les recommandations aux artistes. Nous étions dans l’enchantement de ce qu’elle suggérait par ses connaissances, ses ressources, afin de donner à chacun des interprètes toute leur valeur.

Hélas ! la pièce obtint un gros succès critique, mais à la quatrième représentation, les recettes tombèrent à rien, à telle enseigne qu’il me devint préférable de payer et de ne pas jouer ! Lorsqu’Eléonora Duse apprit cela, elle me fit demander à son hôtel ; vingt fois déjà auparavant, elle m’avait proposé de jouer avec elle une pièce d’Ibsen de préférence ; cette fois, elle m’offrit d’intervenir en italien dans une représentation au milieu de nous autres Français. Elle tint à ce que Suzanne Desprès jouât l’autre rôle, le moins bon d’ailleurs des deux rôles, me déclarant net, tout franchement, qu’il était nécessaire qu’elle, Duse, prît le meilleur rôle, le plus en vue, à cause même de sa personnalité et du risque qu’elle courait, etc.

Cela nous apparut très juste.

Elle espérait que cette représentation me vaudrait une belle recette, le snobisme aidant. Nous répétâmes, nous en français, elle en italien. Aux répétitions, Eléonora Duse dans Wassilissa (la femme méchante de la pièce) nous étonnait par ses moyens (ceux de la Femme de Claude) ; elle improvisait, elle était formidable !

La soirée fit salle comble, tant Paris est moutonnier. Mais ce qui nous surprit davantage, nous autres interprètes, dès le premier acte, ce fut Eléonora Duse elle-même. La comédienne abdiqua littéralement, joua, mais se réserva non point par trac, mais par distinction de son âme, et elle laissa gagner la partie à Suzanne Desprès ; qui d’ailleurs fut fort émouvante.

Nous ne pûmes nous empêcher, à l’entr’acte qui suivit la dérobade d’Eléonora Duse, de lui en faire la remarque, elle nous répondit :

- Qu’est-ce que vous voulez… je n’ai plus pensé à la pièce… j’ai vu Suzanne partir, jouer, si belle, si belle dans une telle forme, que je me suis mise à l’admirer en me disant : vas-y !... tu es belle, Suzanne, tu es belle… le public n’avait vraiment pas besoin d’autre chose !...

La recette de cette soirée paya tous les frais que nous avions risqués pour le mois ; j’avais demandé à Eléonora Duse de fixer son cachet, je l’en priai le lendemain, elle me dit :

« Qu’est-ce que vous donnez au petit qui figure si bien le fou du premier acte ? (14)

- Dix francs… lui dis-je.

- Je veux le cachet du fou… et elle n’en voulut pas démordre. C’étaient deux écus que l’on fixa dans un bloc de cristal et qu’elle garda toujours sur son bureau.

Elle avait de ces spontanées, inattendues, inconcevables générosités, et cependant, dans l’aventure, elle savait très bien les risques qu’elle avait couru puisqu’elle n’avait pas obtenu ce jour-là son triomphe ordinaire, mais elle parut si heureuse d’être une associée qu’il me devint de plus en plus impossible de ne pas saisir la plus petite occasion de la servir, de chercher à amener le sourire dans ses yeux…

Dès lors, de ces soirées de Paris naissent de nouvelles pensées, dans son esprit surgit tout un travail nouveau parallèle aux minutes de notre confiance réciproque et qui prend des formes parfois tragiques… Elle me déclare à tous moments qu’elle est absolument décidée à ne plus travailler, qu’elle veut abandonner la scène ; elle me fournit des preuves très nettes du caractère absolu de sa décision ; ce sont des contrats résiliés, des pièces renvoyées, etc. Cependant, je ne dois pas – je le devine – admettre une seconde cette possibilité, c’est une épreuve ; si je l’admettais, sa fureur éclaterait et se tournerait contre moi.

A Lucerne… Mais non !... que j’achève ce chapitre sur un de ses gestes harmonieux, aussi harmonieux que ses fureurs, comme je lui en connus beaucoup !...

Le 25 mai 1906, après bien des tournées, des voyages avec elle, avec Suzanne, Duse traverse Paris un matin. Le soir même, Suzanne Desprès doit jouer Nora de Maison de poupée au Théâtre de Paris. Eléonora Duse venait de Londres, je l’avais mise moi-même en wagon, au Quai d’Orsay, pour Biarritz.

Nous, reprenons le soir notre travail ordinaire, nous jouons Maison de poupée, notre Ibsen !... Au sortir de scène, au dernier acte, un chasseur me remet deux lettres ; l’une pour moi, à l’encre, la voici :

                            « Paris, 7 heures du soir,

« Lebon,

« Ne me grondez pas, c’est moi.

« C’est l’artiste qui a voulu être ici ce soir !

« Trop était injuste me priver, moi, la camarade digne et sûre, la priver d’une chose d’art.

« J’ai besoin de vibrer, d’admirer, de voir, et comprendre les jeunes forces auxquelles…

« (vous me l’avez dit !)

« j’ai quelquefois donné confiance d’une Victoire, donnant moi aussi, une forme d’art.

« pas lointaine…

« pas ennemie de la vôtre…

« C’est le même idéal qui me fait battre le cœur… Ici, ce soir, à une heure de l’heure que j’irai voir les deux. Je souffrais tant, trop, dans ce train !

« qui va vite !

« L’âme se plaignait de la priver d’une chose de son droit

« Vous deux

« vous ne m’auriez jamais permis d’assister, car vous pouvez vous isoler dans le travail.

« (et vous êtes tous les deux si méchants),

« mais moi, j’ai besoin de voir !

« Plus ma vie s’éloigne de la vie ardente de l’art, plus ma vie… s’évanouit (déjà) dans l’oubli des choses.

« et puis, j’ai la soif d’admirer et aimer le même art

« dans une autre personnalité.

« J’ai horreur de l’oubli des choses de l’âme !

« personne ne me verra.

« Et ceci, je vous l’enverrai après le dernier acte.

« Vous ne pouvez pas tuer, vous ne voulez pas étioler l’artiste qui est en moi, n’est-ce pas ? Ne vous fâchez donc pas si j’ai désobéi.

« j’en ai une si bonne fièvre !

« A plus tard…

« Après

« Suis si heureuse d’être là ! »

Une autre au crayon est adressée à Suzanne, celle-là écrite après la soirée :

« Suis dehors en voiture. Demandez ! Marius Palais d’Orsay, je veux vous embrasser, Suzanne, cœur à cœur.

« Venez, ne grondez pas ! »

Que l’on comprenne notre enthousiasme et notre pieuse dévotion devant un tel être… Que s’était-il passé ?...

Duse était bien partie pour Biarritz, mais, rencontrant en gare des Aubrais un train qui rentrait sur Paris, elle s’était précipitée de son wagon dans ce train et avait rebroussé chemin, loué une baignoire, et, dissimulée, elle avait écouté tout le spectacle…

Le lendemain, pour de bon cette fois, elle repartit pour Biarritz. Elle ne nous avait laissé que son costume (15).

Une de ses dernières joies dans la vie de Paris qui, je crois, a été racontée déjà (et d’une façon pathétique), fut certainement sa visite à Rodin. Elle hésitait beaucoup et elle avait, au moins autant que le grand statuaire, envie de le connaître.

« Il y a un guide… m’écrit-elle. Ah !... ce n’est pas un Lugné-Poe !... »

Mais, moi, j’avais l’intime conviction que cette visite lui ferait du bien. Je n’en attendais pas tant !

Dès son retour à l’hôtel, elle me raconte sa joie :

« Oui, oui, oui,

« Contente !

« J’ai dû parler italien chez lui, car j’ai vu des choses, des choses… à la racine de notre être !

« Contente !

Vous êtes Lugné, et le Cicerone est…

« Mais oui… il a de bons yeux et j’irai avec lui mardi.

« Oui, pour voir des Monet.

« des Manet

« et des Degas

« que j’adore…

« Et ce Cicerone

« espère me convertir sur Corot,

« mais Corot est sucré

« et je ne l’aimerai jamais.

« Ah ! ce Rodin !

« Quel coquin !

« Pour ce soir, vous adore.

« Adieu !

« Rodin est un malin bien juste, et vous dites des vérités à une telle qui sait les avaler !

« Oui Rodin !...

« On m’a même photographiée à l’atelier en plein air avec lui !...

« ah !

« Mah !... »

PRIMA-DONA EN ROUTE !...

« Avanti !... fit-elle. Prima-dona en route !... »

Eléonora Duse ne peut tenir en place, il lui faut le mouvement. Personne ne peut dire qu’elle soit atteinte de ce qu’on appelle vulgairement « la bougeotte ». Non ! c’est tout à fait autre chose, pour respirer, vivre, elle veut être en route, en auto, en wagon, se procurer ainsi l’illusion de l’action, autrement des humeurs noires s’emparent de son esprit. Ce qui vaguement semble l’attacher au travail de la scène, c’est cette lointaine volonté dont elle a hérité qui s’est manifestée dès sa jeunesse, dans ses nerfs, ses moelles, de se déplacer constamment, la nécessité de voir, chaque matin, de nouveaux sites, de se promener. Elle le proclame, elle est née vagabonde et subit ce besoin de mouvement constant alors même qu’il n’est pas dans un but professionnel. Sans raison évidente, elle traverse l’Europe du sud au nord, de l’ouest à l’est, au moindre prétexte ; elle se sent une nomade.

Celui qui n’a jamais rencontré Eléonora Duse dans une gare, qui ne l’a point aperçue gagner sa place dans un wagon ne l’a jamais connue !... A ces moments-là, elle apparaissait différente de celle qu’on connaissait. Jamais je n’ai vu Eléonora Duse pénétrer dans un compartiment de train telle une femme mièvre ou fragile, bien loin de là, j’ai assisté à des extraordinaires résurrections de son invraisemblable énergie dans ces instants-là !... J’ajoute qu’elle contraignait ses amis, elle les violentait, afin de les voir participer à une force identique.

A Bruxelles, après son séjour à Paris, en mai 1905, elle fut souffrante des suites d’une piqûre malheureuse – ajoutons qu’elle prenait facilement peur. Les représentations qu’elle devait donner au théâtre de la Monnaie furent reportées. Les grands médecins qui la soignèrent, à la demande du directeur, M. Kufferath (16), l’irritèrent, et sans plus attendre elle partit.

Elle n’était pas guérie, mais elle s’embarqua pour Londres dans l’appréhension d’un mauvais sort à Bruxelles ; Londres, sur lequel elle avait compté, conséquence d’une maladresse d’un impresario américain ayant voulu trop embrasser. A deux ou trois reprises, je fus appelé moi-même pour la tirer d’ennuis…

Un matin de juin, un affreux matin de tempête – je l’avais quittée la veille au Savoy-Hôtel dans une grande détresse d’affaires –, j’allai, à tout hasard, sur une indication qui m’avait été donnée, dépister Marquet, le fameux Marquet inaugurant son principat sur les jeux et théâtres de la saison belge, en créant un Kursaal et un théâtre de grand luxe à Ostende.

Ayant été informé de la mégalomanie de Marquet, je cherchai à éveiller l’orgueil du célèbre tenancier de jeux et à rendre service à Eléonora Duse en la lui faisant engager un mois plus tard, à prix de luxe…

J’esbroufai Marquet, il souscrivit à tout ; il se montra élégant, l’affaire fut conclue au pas de charge. Afin d’obtenir des avantages sonnants, je célébrai l’immense talent d’Eléonora Duse, il m’interrompit :

- Moi, je me fiche de tout ça ! Je ne la connais pas, je l’engage. Sur mes affiches, je mettrai : « La Duse, la reine des tragédiennes », comme j’affiche : « Caruso, le roi des ténors ! »

De fait, un mois plus tard, lorsque j’aperçus de pareils placards sur les murs d’Ostende, je pris peur et je me demandai si la grande Duse ne trouverait pas cette rédaction d’affiches de fort mauvais goût. Bien au contraire, tout se passa fort bien ! Mieux... à ma grande surprise, Eléonora Duse voulut connaître Marquet, et je le lui présentai au Palace, où elle le reçut.

Ce singulier entretien m’est souvent revenu à l’esprit. Ils bavardèrent seuls une heure, tous deux en parfait accord. Je livre aux méditations de ceux qui connurent l’un et l’autre ce que put être cette conversation !... Certainement elle laissa une impression moins profonde à Marquet qu’à Eléonora Duse, qui me déclara souvent depuis qu’elle avait été « sous le charme » !

A ce moment-là, Edmond Picard (qui donnait au théâtre d’Ostende Ambidextre Journaliste), Firmin Gémier lui-même, l’interprète de Picard, qui la rencontrèrent dans le théâtre et la connurent, arrêtèrent beaucoup moins l’esprit d’Eléonora Duse que Marquet n’avait su le faire.

L’été de 1905 s’écoule, et aux représentations du Casino de Vichy, de Lucerne, l’amertume foncière de Duse renaît et s’accroît.

« Le travail sans art me dégoûte, l’art sans une œuvre de beauté – donc de force – me dégoûte aussi.

« L’ivresse du virtuose me dégoûte et la vie me charme si fort, et j’ai encore tant de vie dans ma vie… Comment faire pour mourir !... »

Elle découvre Quand nous nous éveillerons d’entre les morts d’Ibsen, et l’œuvre la bouleverse. Elle veut apprendre le dialogue d’Irène et de Rybeck ; elle entend jouer Irène, et c’est alors qu’elle m’informe de sa volonté arrêtée d’abandonner le théâtre. Je ne m’y fie pas. Plusieurs fois, sa fureur a éclaté lorsque quelqu’un a prêté l’oreille à cette « résolution définitive ». Cette fois, je lui démontre la nécessité d’un pèlerinage auprès d’Ibsen, et tout au moins la lâcheté d’abandonner auparavant.

Attendait-elle ce conseil ?... J’eus lieu de le croire.

A Lucerne, qu’elle aime, au bord du lac, elle m’enferme dans la discussion de son existence de travail.

« J’ai voulu une chose qui était la vie même avec toutes ses peines, ses joies, sa noblesse, sa misère… »

(A Lucerne, elle n‘a plus aucune de ses espiègleries de Paris qui nous faisaient tant de bien !)

« Enfin, j’ai voulu cette chose puisqu’on avait aimé et qui avait fait tant souffrir et qu’on avait tant souffert. Peut-être a-t-on eu tort d’espérer, mais c’est aussi lâcheté de ne pas espérer… »

« L’idée de lâcheté lui revient sans cesse : « Rosmer qui est un lâche, pourquoi, comment prend-il la force de se tuer ?...

« Le fond de l’être dit chaque jour à l’être :

« Tu veux.

« Donc tu peux,

« Et le miracle eût été si beau !...

« On joue au théâtre quelquefois (!), et pas toute l’année ( !), d’accord, mais on respire quand même et on vit chaque jour de i vie.

« Or, pour avoir la force de jouer, il faut avant tout avoir la… possibilité de vivre, et cela justement me manque. Il y a vingt ans que je vis seule, il y a vingt ans que je cherche un cœur, une main. Il faut donc se taire et mourir tranquillement.

« Comment espérer ? Prétendre qu’un être humain (qui n’est pas un lâche) soit capable de ceci : étouffer toute sa vie intérieure et se redresser vers « une chose » apte à la rampe… basta !... et pas plus ?... Manger et jouer, voilà tout. Est-il possible que « moi »… je puisse devenir cela ?... »

L’absolue nécessité du voyage de Scandinavie – ou plutôt du pèlerinage – devient évidente ; elle m’en parle vingt fois chaque jour. D’autre part, j’espère de toutes mes forces, du plus profond de mon cœur, qu’elle y puisera un réconfort…

Je néglige quelque peu Paris ; à son côté, je remets Hedda sur le chantier ; souvent, à certaines heures, elle s’irrite lorsque je lui montre l’impossibilité d’admettre certaines de ses mutilations qu’une pareille œuvre ne peut pas supporter, et en particulier cette allusion qu’elle n’admet pas, très claire et permanente, du cas physiologique de l’héroïne d’Ibsen ; Duse se révolte à la pensée d’une maternité éventuelle – elle se révolte comme Hedda elle-même s’est révoltée –, elle n’admet même pas les indications formelles, écrites de l’auteur. Nous travaillons ensemble Rosmer, et Lucerne lui plaît particulièrement comme lieu de travail pour Rébecca ; elle découvre à Lucerne « des passerelles », et c’est alors qu’elle prend la peine de traduire la pièce, reprenant avec un ami le texte allemand, avec une Suédoise, Mme W…, le texte norvégien, et tirant aussi parti d’incertaines traductions italiennes.

J’informe donc mes amis du Nord de ce raid éventuel et en même temps je prends la précaution d’organiser, pendant la même époque, la première grande tournée de Suzanne Desprès en Europe. Ne m’est-il pas nécessaire de protéger aussi mon existence et celle des miens ?...

Le même jour, l’Œuvre sera à Oslo avec Eléonora Duse, où je l’accompagnerai, et Suzanne jouera à Constantinople Maison de poupée ; là-haut, ce sera Rosmer !

L’exaltation de ce voyage, l’enthousiasme réchauffent le cœur d’Eléonora Duse cinq mois durant. Une fièvre étrange s’empare d’elle, sans doute l’ultime de sa vie si ardente qui aspirait à une évolution totale de son art ramenant dans le domaine du théâtre intrinsèque et de la scène toutes les joies, toutes les forces, toutes les souffrances, qu’elle avait goutte à goutte rejetées vers la vie quotidienne.

La perspective de rendre visite à Ibsen, de s’entretenir quelques instants avec le dieu procure des éclairs de génie et de ferveur à la splendide femme. C’est cela qui l’entraîne vers Paris en octobre et qui nous vaut la soirée des Bas-Fonds de Gorki. Là fut la source de son énergie, de son courage dans son travail d’Italie au début de l’hiver. Tout ce qu’elle entreprend en fin 1905 en est marqué ; elle me télégraphie les premiers vers du chant de Gorki :

« Le soleil se lève et se couche…! »

La bonne humeur lui revient. On devine même que des auteurs et des acteurs nouveaux se rapprochent d’elle. Lisons plutôt ce joyeux télégramme (Milan, le 27 octobre 1905) :

« Ai télégraphié à Mendès vaguement, mais disant avoir une lointaine espérance. Reçois réponse suivante : profondément heureux et fier de votre bonne grâce. J’ai plusieurs projets, Avez-vous à Paris un ami parlant français avec qui je pourrais m’entretenir ? Je suis plein de joyeux orgueil à la pensée d’être interprété par vous. Catulle Mendès. – Dites-moi quoi répondre. Voulez-vous être l’ami qui parle français ? Mademoiselle, parlez français. Prix courants. Répondez. Je suis tout à fait Allioska (17). »

Un autre télégramme de la même époque :

« Je suis tout à fait furibonde, car ai cassé mes lunettes, pourrai plus lire ni télégraphier. Mazzanti m’envoie une lettre de huit pages, nom d’un chien !... comment la lire et répondre à toutes les bêtises qu’il dira ?... Himalaya !... Eléphants !... au revoir… »

Et elle m’enjoint de la retrouver à Florence – ce que je fais – à seule fin de convaincre son administrateur de la nécessité du pèlerinage vers Oslo et de l’urgence de faire répéter Rosmer.

S’imagine-t-on le travail auquel je pus me risquer à Florence avec elle et ses comédiens ? Quel souvenir ! Après mon départ, elle télégraphie à Suzanne Desprès :

« Lugné nous a donné pour les répétitions de Rosmer toute sa lumière, sa folie et sa sagesse, après qui si nous ne jouons pas bien, ce sera que nous serons des crétins ! »

Chaque heure la retrouve auprès d’Ibsen ; sa joyeuse ardeur est telle qu’elle me raille de ma froideur. Elle joue Hedda à Florence, tandis que pendant ce temps, moi-même j’entreprends ma première tournée avec Suzanne en Espagne et en Portugal.

Le débat du pasteur Kroll et de Rosmer, l’arrivée d’Ulrich Brendel demandant à Rosmer s’il possède un idéal ou deux provoquent l’hilarité de la vieille ville toscane. Pauvre Eléonora !... Dès le premier contact avec le public italien, son amour du grand poète norvégien fut déjà pris à partie ; ses amis eux-mêmes se rebellent.

« Hier, on a sifflé Ibsen, me télégraphie-t-elle. Ah ! ce serait justice de leur donner Augier… »

La presse locale l’accuse de procurer des « indigestions ibséniennes ». Elle se dispute avec les directeurs. Elle casse les assiettes, me dit-elle, que Nina ramasse… » Et elle signe : Esope…

Elle fuit vers Bologne pour y trouver un public ibsénien ! A Milan, à Turin, on lui réclame Césarine. Les salles veulent Césarine ou Odette, elle persiste, épuisée. Chaque jour, elle signe ses télégrammes : Rébecca ou Brendel.

A Trieste, elle touche enfin le succès. Trieste, ville maritime, ouverte aux idées du large. De Trieste, elle me dit :

« Ah ! voilà le succès, mais je voudrais être rue Turgot ; quand serai à Paris, irai tous les jours, ma vraie valeur est rue Turgot… »

Elle entend mater sa propre troupe, qui se révolte contre son répertoire ! En voilà assez pour elle, c’est un nouveau calvaire. Elle se rejette vers Paris, puis en route pour Bruxelles, ou elle apparaît trois, quatre ou cinq fois au théâtre du Parc.

Ouf !...

Amsterdam !... La paix est-elle venue dans sa pensée, dans son travail ?... Non pas. Maintenant, en même temps qu’une vision aiguë des dernières lueurs, une anxiété inimaginable l’étreint. Je possède des photographies d’elle à Amsterdam, je n’ose à peine les regarder aujourd’hui, tant son visage reflète d’épouvante sur ce qui se prépare… Je la retrouve là, anxieuse du Nord, du vrai Nord. Amsterdam n’est qu’à mi-chemin ; elle connaît la ville ; c’est à Amsterdam que son ancien impresario hollandais la ramenait toujours aux instants des difficultés (18).

Enfin Oslo se rapproche, sa soif bientôt satisfaite anime Eléonora Duse, la dévore, l’enfièvre ; elle sait qu’elle verra le poète !... Si cette rencontre pouvait être pour elle la vie nouvelle qu’elle désire !... Déjà, je la surprends à rager après les heures qui suivront. Elle comprend que ma collaboration devra cesser après la Scandinavie, que j’ai mon travail à diriger y compris des tournées pour Suzanne Desprès, qu’elle est mieux équipée que quiconque pour travailler dans cette Allemagne qu’elle parcourt chaque hiver, que mes raisons sont excellentes pour la laisser travailler seule ; elle s’en irrite, mais, visiblement, elle espère je ne sais quoi et, à mots couverts, elle me presse de regarder vers l’Amérique du Sud pour elle, où je dois retourner l’année suivante aussi pour moi.

A Amsterdam, le soleil est rare sur les quais, mais son hôtel (Braecke Hôtel), à l’angle du Dam, a de belles fenêtres où elle passe des heures à regarder glisser les grands et lourds chalands des canaux, à suivre des yeux le vol des mouettes glissant sous le vent ; elle mord ses lèvres ; si les pigeons de Venise lui reviennent à l’esprit, elle pleure. Devant sa fenêtre, Eléonora Duse sanglote ! Je la presse de rentrer dans sa chambre. Une promenade à Laren, petit béguinage d’artistes, de peintres, près d’Amsterdam, la repose. Deux femmes peintres lui ont envoyé une automobile afin de l’inviter dans leur thébaïde ; elle jouit là d’une fin de journée de quiétude heureuse.

Enfin, à Amsterdam, V… est là, et c’est bien quelque bonheur pour nous, pour elle…

V…, une des figures les plus parfaites du vieil Hollandais, esprit raffiné, culture encyclopédique, Sybarite et cartésien !...

Jamais, quand je l’ai connu, je n’ai pu démêler son âge ; je crois d’ailleurs qu’il n’en eût jamais. Ses cheveux étaient rasés et devaient être blonds et roux, sur la tête ronde comme une boule ; érudit, fortuné, descendant d’une vieille famille française d’un très grand nom qui avait dû émigrer en Hollande lors de l’Édit de Nantes, V… avait hérité des siens du plus pur esprit français du XVIIe, tout en demeurant bien de son pays, auquel il était extraordinairement attaché.

La maison de sa famille était une vieille demeure datant de deux ou trois siècles que l’on trouvait sur un des vieux quais d’Amsterdam ; maison noire aux fenêtres encadrées de blanc et qui, cependant, sous les cieux pluvieux et brumeux de la mer du Nord, emprunte tous les reflets et tous les tons de la palette et n’est nullement triste, au point qu’aucun artiste n’a jamais pu comprendre ou en expliquer la mystérieuse et harmonieuse raison.

Si je multiplie les détails sur cette petite histoire, c’est qu’elle eut une suite et que le lecteur la connaîtra ultérieurement.

V… sait vivre. Il vit bien, il aime les bons livres, il possède plusieurs langues, plusieurs littératures, mais après la hollandaise, la française est sa délectation.

On reste aussi charmé de l’entendre disserter de Montaigne que d’Anatole France. Son humour spirituel lui vaut le respect de toute la jeunesse hollandaise ; il écrit dans la plus importante des revues. On estime même qu’un tel critique d’art, dont les idées sont si estimées, n’aurait pas besoin de s’occuper d’autre chose que d’esthétisme ou de critique, et quelques-uns vont jusqu’à le blâmer de se mêler d’affaires et d’y maintenir une fort belle situation.

Je lui fus passé en consigne par Mlle de S… dès mon premier voyage en Hollande, six ans auparavant. Ce dilettante extraordinaire, qui parle délicieusement notre langue d’une manière quelque peu archaïque, tel un Louisianais, devait tout de même avoir en 1906 les trente-cinq à quarante ans. Jusque-là, il n’avait jamais voulu franchir les frontières de sa Hollande. Tout au plus, peut-être, s’était-il risqué une fois jusqu’à une exposition à Anvers, – mais je crus bien alors qu’il ne verrait jamais Paris… Pour moi, pour l’Œuvre, à Amsterdam, il était le modèle des amis.

Avant mon voyage avec Mme Duse, je lui avais mis souvent sur les épaules de bien pénibles responsabilités. Plusieurs années durant, il eut la charge, et voulut s’en acquitter affectueusement, d’abonner la société d’Amsterdam à nos spectacles. Avec quel adroit zèle il le fit… Souvent nos spectacles en cette ville furent bien médiocres, bien lâchés ; V… n’eut pas que des compliments à recueillir après que nous avions repris le train pour Paris et qu’il nous avait réglé le montant de nos abonnements… J’en eus par ailleurs l’écho. Toutefois, ses lèvres d’enfant nous souriaient tout de même, et ses reproches restèrent doux et ironiques, alors qu’ils auraient pu avoir des raisons d’être plus amers.

Derrière ses lunettes à branches d’or, ses yeux rieurs me regardaient, malicieux et cordiaux, après les mauvais spectacles, alors qu’il prenait garde à ne pas me rendre trop difficile la conversation aux instants où j’aurais voulu m’excuser auprès de lui. A quoi bon ?... Il me pressait de parler d’autre chose, de Paris, du dernier livre paru, m’invitant toujours, l’ami avisé, à venir partager avec lui un léger souper au Krasnapolsky ou ailleurs ; enfin V… fut toujours assez délicat pour ne jamais m’adresser à Paris, comme les amis le font d’ordinaire, l’article désagréable ou hostile rendant compte de la représentation.

Si, dans la journée, le hasard m’amenait un peu plus tôt à Kalvertrast, V… s’arrangeait pour me cueillir dès l’arrivée du train, et, me conduisant chez son marchand de cigares, lui-même descendait dans la cave fraîche où était soigneusement disposée, parmi les autres, sa bibliothèque de cigares et où certains délicats venaient choisir dans les casiers leur havane de digestion ; il m’en offrait un, en me remerciant de ma visite.

Le voyez-vous, maintenant, petit, trottant, rond, méticuleusement soigné, tenue sévère, correcte, et déambulant à mes côtés ?...

J’étais si sûr de lui, j’avais tellement foi en sa fidélité bienveillante, obligeante, que, sur un minuscule calepin de portefeuille qui ne me quittait jamais, son nom se trouvait inscrit premier de trois ou quatre autres, afin d’être bien sûr que, s’il me tombait une tuile dans quelque coin du monde, à Paris ou ailleurs, ce serait lui, en premier, que je taperais dans ces instants où on a besoin de crier :

- Ne m’abandonne pas, mon vieux, je me noie !...

Ce fut cet homme exquis que je présentais à Duse à Amsterdam. Inutile d’insister ; tout de suite ils se comprirent !

La distinction de V…, la variété de ses connaissances, son amour de la poésie italienne enchantèrent l’artiste… V… n’a rien du journaliste ou du reporter ; il est un amateur qui sait ; il laisse des trésors en réserve dans la causerie. Grâce à lui qui ne nous quitte guère, elle connaît mieux la Hollande, la vraie ; les musées, elle les comprend autrement.

L’étape est exquise et en se séparant, au moment de partir, via Berlin, pour Copenhague, elle luit dit toute sa joie de bon augure de cette rencontre, réclamant de lui une adaptation éventuelle tirée d’une nouvelle suédoise de Gœsta Berling.

Nous traversons Berlin, où nous reçûmes la bénédiction des Mendelssohn, et nous allons retrouver Herman Bang qui, de son côté, avait préparé Copenhague. Depuis des semaines, et des mois, Eléonora Duse m’a dit qu’il fallait aller là-haut, « tonifier la valeur morale » de son travail. Comment les choses vont-elles se présenter ?

Bang vint nous chercher à Korsör ; je le présentai à Eléonora Duse dans son coupé.

Ça ne colla pas ! souvenir malheureux ; la conjonction ne se fit pas, j’en avais espéré beaucoup, mais ça ne colla pas du tout ! – A trois, quatre reprises, pendant mon travail auprès d’Eléonora Duse, j’ai pu remarquer que lorsque le premier contact n’y était pas, il n’y avait rien à faire par la suite, et Dieu sait cependant si Bang se sacrifiait pour la cause de ses amis. Très souvent, j’avais entretenu Eléonora Duse d’Herman Bang ; malheureusement, je n’avais plus pensé qu’Herman Bang était brun et qu’elle l’eût voulu blond et que… rien de blond n’était en Bang ! Dans son imagination, Duse avait marché vers cette impression, elle ne voulut pas la rectifier. L’aspect diable dalmate à la Moissi excessif de Bang, sa figure noire aux yeux enfoncés lui déplurent. Bang voulut l’interroger, lui poser des questions sur l’art, le théâtre, sa vie ; elle prétendit dans l’instant en faire autant. – L’échec de la rencontre ne fut pas long, et les ricochets en furent nombreux, Bang avait auparavant follement travaillé au succès, beaucoup à cause de moi. Hélas ! nous arrivâmes à Copenhague sur un refroidissement et la situation s’y envenima.

A Trieste, déjà, Eléonora Duse avait appris qu’Ibsen était tombé malade, les nouvelles parvenues en route avaient été meilleures, mais Bang parla de paralysie !... Quelque chose n’allait pas dans le royaume du Danemark !

Pis que cela ! Georges Brandès est absent. Edouard Brandès se dérobe. Peter Nansen est à Berlin.

Le théâtre Royal a été refusé à Eléonora Duse par le secrétaire du théâtre, Esnar Kristiansen, et d’une manière peu courtoise. Seul, le vieil et délicieux directeur du Folkteatret (théâtre du peuple), Dorph Petersen, souhaite et a préparé la possibilité d’un gros succès, mais que faire ?

L’air n’est pas bon ! Nous le devinons à l’hôtel d’Angleterre où nous sommes descendus. Le vieux roi est très malade ; déjà, on parle d’ajourner les représentations… les faits vont vite ! Le roi Christian IX meurt, la Cour est en deuil, et patati… et patata ! La fuite vers Oslo avant même d’avoir pu travailler. Si on le peut, une dizaine ou une quinzaine de jours plus tard, on reviendra (19).

Mauvais début scandinave, mauvais départ pour Oslo ! Dans notre métier, les mauvaises heures se rattrapent difficilement.

Oslo est sympathique. Je crois qu’Eléonora Duse est alors la première artiste italienne qui se soit présentée dans la capitale de la Norvège. Oslo, en février 1906, capitale du nouveau royaume, est propice à toutes les espérances (20).

A Oslo, vite, elle oublierait aisément les heures amères de l’hôtel d’Angleterre de Copenhague, où nous attendions à chaque instant les nouvelles du roi, mais une ombre cependant au tableau, et d’avoir vu le fauteuil d’Ibsen au grand hôtel ne suffit pas à Eléonora Duse. Si elle est venue jusqu’à Oslo, si elle a haleté littéralement tout cet hiver après Hedda, Nora, Rébecca, c’est pour être quelques minutes dans la présence réelle du Dieu de l’Œuvre, du Dieu de son travail ! Où est-il ? Quand le rencontrera-t-elle ?

Le Théâtre-National lui plaît ; sur la scène, il règne un excellent esprit de respect, de tenue dans le travail. Mais Björnson, le fils du vieux Björnson, le directeur, n’est pas là pour lui souhaiter la bienvenue. Le directeur des douanes, Jakob Woxen, dirige les comptes du théâtre qu’administre le vieil avocat Helliesen, homme aimable, courtois et déférent. Tout la séduit, cependant, dans la vie du théâtre d’Oslo ; tout lui est cordial. L’air, la lumière, la caresse en dépit du froid, une neige clémente dans l’atmosphère, mais lui ? Où est-il ? Que fait-il ? Ne le verra-t-elle pas ? Elle interroge tout autour d’elle. Dès le premier matin, elle me montre une lettre qu’elle fait porter avec des fleurs à Mme Ibsen. Elle tient à le rencontrer, à l’approcher quelques secondes, c’est une hantise, un désir sacré !

Cette lettre qu’un petit chasseur de l’hôtel porta un matin du début de février 1906 à Drammensvejen ponctue l’apogée de la vie d’Eléonora Duse ; c’est aussi le signal qui, à mon sens, a déterminé le déclic du miracle dusien ; la vie d’Eléonora Duse s’arrêta là.

J’en ai conservé la copie.

« Madame,

« Mon premier salut, l’hommage de ma visite à Christiana vous appartiennent. Je suis venue offrir quelques heures de mon travail et de mon respect au génie qui peut nous laisser croire à la fécondité de nos moyens et qui, à cause de cela même, me donne de la foi dans l’effort et de la lumière dans mes heures d’interprétation et de bonne volonté.

« Croyez, je vous prie, Madame, à la piété de mes sentiments d’admiration dont vous deviez être, dès cette minute, l’intime confidente.
            « Eléonora Duse. »

Hélas ! Fatalité ! Elle reçut des fleurs, mais la réponse ne vint pas, si ce n’est quelques propos qui lui furent rapportés téléphoniquement par le portier du grand hôtel : Henrik Ibsen, lui, ne pouvait plus recevoir ni un hôte ni des vœux. Eléonora Duse en fut affreusement affectée. A ce moment, j’ai éprouvé vraiment une de mes rares visions de détresse au théâtre comme je n’en ressentis jamais. Eléonora Duse n’était déjà plus ! Je me souviens très bien de ce matin-là ; elle venait de recevoir la lamentable communication.

J’entrai chez elle, je la trouvai dans sa grande palandrane blanche qu’elle aimait à revêtir ; elle demeurait épouvantée, défaite, les traits tirés, cireux, comme si la vie lui échappait, et elle me demanda :

« Quoi faire ?... quoi faire ?... quoi faire ? »

Seule je savais ce qu’elle avait bâti et ce qui s’écroulait. Je me sentais les épaules glacées.

Elle venait de me faire porter ce petit mot dans ma chambre sur une enveloppe.

« Bonté

« Bonté
    La vie est aussi patience !

                « Bonté. »

J’avais instantanément compris son déchirement ; tout ce qu’elle avait souhaité, tout ce qu’elle avait voulu, tout ce qui l’avait fait vivre jusque-là. A quel mystère étais-je associé ? Que pouvais-je faire pour elle après cette minute ? J’avais tant espéré moi-même pour elle. Ne me trouvais-je pas devenu l’inconscient, l’imprévoyant complice d’une trahison du sort ?

Mon Dieu ! comme j’aurais voulu disparaître ; combien j’étais encombrant ! Je venais justement d’apprendre que la tournée de Suzanne Desprès que je dirigeais de loin par Vienne, Budapesth, Bucarest, Constantinople, avait réussi au delà de mes prévisions, et j’avais télégraphié à mon administrateur à Constantinople, me demandant des instructions pour le retour, ayant lu la presse de la route : « Refaites les mêmes étapes au retour et vous doublerez votre succès ! »

Là-bas, la foi et la joie du travail ! Ici, j’avais en face de moi la désespérance d’une immense artiste qui n’avait pas trouvé la couronne d’or et de résurrection qu’elle était venue cueillir ; ici, j’étais auprès d’elle. Je ne puis rien faire de mieux, sinon de rester et d’essayer d’échafauder des soirées matériellement réconfortantes. Je crus même voir poindre des lueurs d’une tournée Amérique du Sud organisée avec elle.

La vie d’Oslo était ardente, et m’aida dans une certaine mesure à rendre l’étape moins triste, bien que le coup ait été rude. L’espoir visitait les âmes norvégiennes, et même une certaine gaieté ; la séparation venait de se faire ; sous quel régime exactement étions-nous ? Les braves gens de Christiania frondaient avec la liberté de leur émancipation nouvelle en face de Stockholm. D’autre part, ils ne saisissaient pas très bien l’objet de la venue d’Eléonora Duse parmi eux avec un répertoire norvégien (21).

L’après-midi (cela devait arriver après l’affreuse nouvelle), Eléonora Duse m’avisa qu’elle se sentait malade.

A Oslo, je connaissais le Dr Egeberg, l’ancien médecin du roi. J’eus la lumineuse inspiration de le faire venir. Je ne sais pourquoi, je sentis que je n’avais pas d’instructions à donner à ce médecin, comme je le faisais d’ordinaire. Egeberg était le type le plus parfait du vieux Normand ; ceux qui l’ont connu ne me contrediront pas. Il n’avait rien d’un médecin de Molière, ni de solennel. Avec ses petits favoris roux-blanc, ses yeux bleus bridés, son sourire d’enfant, il offrait à l’esprit l’image d’un joyeux pêcheur de l’ouest ; en outre, il était artiste et très fin ; sa plus grande passion était le violoncelle. Je le prévins seulement d’un mot sur le cas particulier d’Eléonora Duse.

Ah !... il ne s’embarrassa pas de préambules ou de précautions. J’étais dans la chambre lorsqu’il entra ; il frappa à peine à la porte ; il entra, joyeux, s’avançant vers elle en riant comme s’il la connaissait fort bien et comme s’il l’avait vue tous les jours depuis longtemps.

L’expression d’Eléonora Duse changea dans la seconde, ses yeux s’illuminèrent, son visage s’éclaira, elle eut douze ans ! Il vint à elle, lui donnant une énorme tape – une tape de marin – dans la main, il lui dit : « Ça va bien hein ? je suis bien content ! »

Duse, émerveillée, sortant de ses ténèbres, cessa d’être malade. Elle rit, comme elle riait lorsqu’elle s’abandonnait au rêve ! Tout de suite, Egeberg ajouta : « Aimez-vous le violoncelle ? » Elle rit à nouveau et il envoya chercher chez lui son violoncelle. Il resta deux heures en consultation de violoncelle ! Je les avais laissés ensemble, je puis dire que jamais médecin ne lui fit autant de bien, – je n’ai jamais lu une ordonnance du Dr Egeberg, et elle le réclama bien souvent par la suite.

J’ignore encore si Egeberg croyait à la médecine, mais sans aucun doute, il avait foi en Beethoven et en César Franck !

Le lendemain matin, nous nous acheminâmes, Duse et moi, vers midi, jusque vis-à-vis de la demeure d’Henrik Ibsen. Elle avait acheté des bottes norvégiennes, elle voulut faire le chemin à pied. Nous tournâmes du côté du château, à gauche, et à midi nous nous trouvâmes en face de la fenêtre d’angle d’où l’on pouvait voir chaque jour, vers midi, le Dr Ibsen, lui-même, ayant quelquefois auprès de lui un secrétaire ou un assistant.

Malgré le froid, malgré la lumière, Eléonora Duse attendit.

Quel est celui qui ne serait pas profondément troublé, fût-ce trente ans après, se souvenant d’avoir assisté à une pareille entrevue muette et pathétique ? Sur le trottoir, en face de la demeure, Eléonora Duse guettant la silhouette du vieux poète derrière la grande glace.

Le poète, lui, certainement n’en connut rien mais tandis que nous nous en retournions, accablés, silencieux, vers l’hôtel, Eléonora Duse ne desserra pas les lèvres, et je respectais trop sa pensée pour interrompre sa méditation douloureuse. Le chemin n’est pas long, et cependant, en arrivant à l’hôtel, j’avais les jambes coupées ; elle, Eléonora Duse, se raidissait ; contrairement à son habitude, elle ne prit même pas l’ascenseur, elle monta tout droit chez elle, et moi, je m’enfermai dans ma chambre.

Gioconda, Hedda, Rosmer furent donnés dans un rêve. En vain, quelques journalistes, quelques poètes, essayèrent de transformer le caractère qu’elle avait voulu pour ces spectacles, rien n’y fit. Eléonora Duse les donna dans une sorte de frénésie qui rappelait toutes les étapes de travail de sa vie antérieure.

En quelques instant de théâtre, une sorte de fraternité artistique italo-norvégienne se trouva consentie, cimentée de part et d’autre, et aussi bien la troupe italienne qu’Eléonora Duse elle-même, tous furent naturalisés bons Normands.

Edouard Grieg et sa femme, au soir de Rosmer, ne quittèrent la salle qu’après le onzième rappel.

Ce public presque méfiant et silencieux d’Oslo qui n’applaudissait qu’à la fin des actes, avait le don de la séduire. Elle se prit à travailler comme je la vis rarement le faire ; elle voulut acheter, se procurer sur place de pesants meubles de bois pour jouer les pièces d’Ibsen, des meubles du vieil art normand. A son matériel déjà fort lourd, elle ajouta désormais des armoires des canapés pour Rosmer et pour Hedda ; ne sachant jamais rien faire à demi, elle outrepassa même la composition décorative des pièces d’Ibsen. Son régisseur pleura, car ce mobilier était d’une tare fort dispendieuse, mais rien ne l’arrêta !

La dernière matinée de Gioconda qui, en guise de réciprocité, lui fut demandée par le public lui valut une manifestation extraordinaire des femmes de la capitale norvégienne. Elle qui résistait si souvent aux photographes consentit à tout ce qu’on souhaita, des scènes furent prises par des opérateurs sur scène au théâtre National d’Hedda, de  Rosmer ; plus encore, elle posa devant l’objectif ayant auprès d’elle Jakob Woxen, Helliesen et moi-même ; avec une insistance particulière, et que je dus écarter, elle me demanda à deux reprises si elle ne pourrait pas rester à Oslo et y jouer deux fois par semaine, seulement son répertoire.

Si tout le monde était conquis par ce qu’elle apportait de soleil et de lumière toscane en Norvège, elle avait été gagnée, elle, par la joie du travail artistique rencontré dans le pays.

Lorsque nous allâmes de l’hôtel à la gare – et j’eus beaucoup de peine à la décider au départ, – nous rendant à Stockholm, elle s’efforça visiblement de manquer le train ; une foule d’étudiants, d’amis, des jeunes femmes se pressaient devant son wagon. Toutes les fleurs qu’avaient pu trouver nos amis en plein hiver avaient été entassées autour d’elle. Elle tint à paraître sur la plate-forme du train aussi longtemps que le train ne quitta pas la station, narguant l’inclémence de la température, les frimas, la glace, elle prit la parole devant la foule, elle s’adressa aux uns et aux autres, et leur cria : « au revoir ! au revoir ! » Dans aucune autre ville du monde, je ne l’ai vue se comporter de la sorte.

Comment put-elle, ce soir-là, résister à l’air glacial et neigeux ? J’eus quelques heures durant l’impression qu’elle jouissait de poumons d’une solidité extraordinaire, tant il est vrai que chez elle le moral régentait le physique (22).

Oslo s’enfonce dans le songe ; la nuit commence… en route pour Stockholm !... Ah ! sans aucune lueur sur le travail !... Et cependant Stockholm était beau dans la lumière de février 1906 !

Fatalement, elle y tomba malade en arrivant.

L’atmosphère changeait du tout au tout. Les représentations se donnaient au théâtre de l’Opéra Royal. Nous n’avions même pas dû – et cela blessait l’esprit d’Eléonora Duse – inscrire une seule pièce d’Ibsen au répertoire. D’ailleurs, le succès du répertoire à Oslo, la capitale séparée, avait imprimé une relative méfiance à l’opinion qui précéda notre visite. Au contraire, la Dame aux camélias, la Femme de Claude, la Visite de noces, la Locandiera, la Casa paterna (Magda) avaient été choisies par la direction.

L’ambiance était d’étiquette, de roideur et de traditions. Dès l’arrivée, Eléonora Duse devint maussade devant les allures du service au grand hôtel où nous logions. Elle qui à Oslo tenait la tête haute vers le ciel, elle courba le front. Elle prit en horreur la vue de sa fenêtre, qui était magnifique, là, devant le vieux Palais Royal, elle refusa de visiter Stockholm.

J’essayai en vain de réchauffer ses idées, j’avais même amorcé des représentations en Finlande, et comme elle aimait la mer, tous les soirs, je lui montrais le petit bateau qui se frayait un chemin à travers la glace et qui pouvait l’emporter à Helsingfors ; il n’y eut rien à faire ! J’ignore ce qu’elle appréhendait à Stockholm et de l’aspect protocolaire des personnages qui circulaient dans l’hôtel, mais elle était toute à ses souvenirs d’Oslo.

« Curieuse ville où tout rata… », a-t-elle télégraphié un jour à Suzanne Desprès, en rappelant son séjour à Stockholm. Elle y demeura au lit quinze jours sans vouloir donner des spectacles. A tous les arguments que je lui apportais de la part de la direction qui dépensait beaucoup de discrétion à la presser de jouer, elle se défilait et attendait de pied ferme les médecins que la direction pouvait lui envoyer, les médecins du roi bien entendu !

Ce fut le professeur Edgreen qui lui rendit visite ; elle lui répondit de son lit par monosyllabes, maugréant et hostile, ajoutant devant lui : « Demandez au docteur ses honoraires ! »

Le roi la reçut avec infiniment de cordialité, elle resta la même. Je m’appliquai à lier des amitiés, elle s’en divertit.

Entre deux de ses représentations, j’avais réuni à l’hôtel quelques-uns des fonctionnaires qui s’étaient montrés les plus sympathiques, de ceux qui lui avaient valu la présence de la Cour et des grandes personnalités de la Société de Stockholm. Il y avait là le premier maître de la Cour, Prindtzkiöld, le baron Carl Carlson Bonde, l’écrivain Tor Hedberg, le directeur de l’Opéra, Axel Buren, le célèbre collectionneur Thil, etc., et j’obtins d’elle la promesse qu’après un souper où je les avais invités, elle descendrait quelques minutes, puisqu’elle habitait l’hôtel, dans un salon leur serrer la main. Ses admirateurs se réjouissaient de la rencontrer.

Selon les habitudes du Stockholm d’alors, j’observai les règles du jeu et apportai à cette petite soirée l’attitude cordiale et réservée qu’il fallait et qui était de style.

A la minute où Duse était attendue, une lettre m’est apportée et remise à sa demande par le maître d’hôtel. Les admirateurs sont là, se pressant autour de moi. Sur l’enveloppe :

« De la part de Mme Duse à Ligné-Poe.

« Lui remettre de suite. »

J’ouvris l’enveloppe, ces messieurs étaient déjà penchés sur mon épaule et je lus :

« Regrettant… quoi ?

« Zuutt !

« Regret d’un dîner perdu.

« O fantaisie !

« Joli discours…

« Débrouillez-vous, mais moi, regretter

« un dîner perdu… ?

« pas même avec Lugné (ni le roi)

« ni Scandinavie, ou avec…

« Dites que cette lettre est pour regretter

« Zzuutt

« Vous lirez ça à table… ? zzuutt… »

J’eus beaucoup de peine à expliquer et à dissimuler le texte exact de la missive, mais elle fut heureuse du tour qu’elle avait joué !

On termina tant bien que mal les représentations. Nos déboires scandinaves n’étaient point suffisants, il fallut que j’en dissimule au moins un, le dernier, qui lui fut sensible et que je ne lui rapportai ensuite que résumé. Le voici en deux mots :

Eléonora Duse ne comprit jamais rien à la question des droits d’auteur à percevoir sur ses représentations. D’ailleurs, bien des pièces de son répertoire étaient dans le domaine public. Comme nous devions terminer à Copenhague nos représentations qui n’avaient pas pu avoir lieu du fait de la mort du roi, au départ, une note m’avisa, de la part de la direction, que les représentations seraient interdites si toutes les sommes qui n’avaient pas été payées comme droits à la famille Ibsen n’étaient pas restituées à Copenhague.

J’avoue que je fus dans une cruelle alternative, étant à la fois son administrateur et estimant que la famille Ibsen n’avait pas complètement tort, mais avec Duse, ces questions étaient délicates à aborder. D’autre part, si je connaissais déjà sa situation personnelle, sa dilapidation imprévoyante, j’estimais qu’elle imposait à travers le monde un répertoire assez difficile à diffuser.

Allions-nous être interdits à Copenhague ? Je lui en parlai peu, je manœuvrai et je parvins à éviter, grâce à la perspicacité avisée de Sigurd Ibsen lui-même, des difficultés qui auraient mis une ombre noire à ce tableau déjà très noir de notre retour sur Berlin, où nous devions provisoirement, Duse et moi, nous séparer.

…………………………………………………………………………………………………………………….

EGO NOMINOR…

                                Hôtel Continental.

Fat Principe
de Macchiavelli
quando un Principe « acquista »
uno stato nuovo deve
sopprimere tutti
quelli che
lo hanno
ajutato
e tutti quelli che lo hanno
                                 combattuto…
     (A Lugné).
     Elle !

Nous touchons au dernier acte douloureux à poursuivre !...

Où sont les pensées d’illusions, d’espérances qui nous aidaient à avancer ?... La mémoire est-elle honnête ? Les faits, les raisons qui animèrent telle ou telle minute, sont-ils bien ceux que je repérais hier ?... seront-ils les mêmes demain ?... Je me torture l’esprit à me poser cette angoissante question. Quelle audace de prétendre intéresser (peut-être) le lecteur par des impressions, des jugements qui ne prennent jamais les mêmes aspects à travers les réminiscences de la pensée. Une minute, j’accuse moi ou les autres, l’instant suivant j’excuse ! Combien il me serait doux de penser un mois durant, un seul mois, que je ne me suis pas trompé, ni que j’ai abusé de la confiance qui me fut faite. Si je vous rencontre, vous m’interrogerez, voulez-vous ?... Oui ?...

Je vous répondrai ainsi ! mais après ?... Demain ?...

La campagne de Buenos Ayres et de Rosario est pénible pour chacun. Henriette, la fille d’Eléonora Duse, est arrivée à Buenos Ayres. Les fonds régulièrement s’en vont vers la Banque M… à Berlin. De loin comme de près, l’influence de R. M… intervient dans les actes d’Eléonora Duse, qui estime qu’il a le génie des affaires et qu’il saura lui assurer une vieillesse tranquille !...

C’est près de 500 000 francs qui sont partis. Où cela la mènera-t-elle un jour ?... Je frémis d’y penser !

Pour moi, avec une mélancolique lâcheté, je saisirai la première occasion d’achever. Il ne m’est pas possible de poursuivre. J’ai tout accepté, comme enchantement, comme grâce, comme instruction d’artiste et n’ai pas pu donner grand’chose, !...

Ai-je devoir d’aller plus loin ?... et R. M… n’est-il pas le maître du sort plus que n’importe qui ?... Cette confiance en R. M… je l’ai toujours sentie inaltérable ; lorsqu’Eléonora Duse a reçu de lui un câble l’informant que le célèbre virtuose Joachim était mort chez lui d’une crise d’influenza, elle nous a dit :

- C’est la maladie que je redoute le plus mais Joachim est mort chez M… Voilà le véritable ami chez qui on peut se réfugier pour attendre la mort…

Il lui est arrivé aussi de maudire cette perspective, mais le plan arrière de sa pensée n’est-il pas de soumission ?...

L’autre jour, il m’a fallu pendant plusieurs heures lutter comme un beau diable pour lui faire jouer Fedora qu’elle avait jadis donné dans la ville avec son camarade le fameux Ando. Les choses se sont passées ainsi :

Fedora était inscrit au répertoire ; jusque-là, elle s’était toujours refusée à jouer la pièce. Vendredi dernier, elle m’a dit :

- Vous ne me ferez pas jouer Fedora !...

MOI. – Ici, Fedoraest au répertoire ; Dom Faustino da Rosa y tient, pour lui c’est une recette d’abonnements, la plus sûre !... D’ailleurs, vos acteurs répètent la pièce, vous la jouerez mardi, voulez-vous une brochure pour la relire ?...

ELLE. – Basta !... vous me la ferez jouer, vous ne me la ferez pas relire.

Samedi, dimanche, lundi, ses acteurs, répétèrent et elle ne voulut rien savoir. Le mardi matin à huit heures, elle m’a fait demander dans sa chambre.

ELLE. – Vous y êtes arrivé !... Allez donc voir quelques-unes de ces belles dames de la Société que vous connaissez dans la ville, et demandez-leur donc un peu ce que je faisais autrefois dans la pièce, au dernier acte ; je sais bien que je m’empoisonnais, mais je ne sais plus ce que je faisais !...

Et je suis allé chez diverses personnes âgées, entr’autres chez Suzanne Torrès de Castex.

MOI. – Pouvez-vous me dire, chère madame, si vous avez vu jouer Fedora par Mme Duse, il y quelque vingt ans ?...

ELLE. – Oh ! oui, come no !... qu’elle était belle, che linda ! » Au dernier acte, je me souviens derrière une table, etc.

J’ai recueilli ainsi quelques détails et je suis revenu à l’hôtel.

MOI. – Eh bien !... je sais que vous étiez agenouillée à ce moment-là, farouchement appuyée sur les genoux de Ando !...

ELLE. – Assez… assez !...

« Cet Ando, on m’en parle toujours, c’est l’acteur qui portait mes paquets…

Le soir, à l’entr’acte, le souffleur lui lisait la pièce, elle ne l’avait pas relue, et ce fut sa plus belle soirée de Buenos Ayres… Un triomphe !...

Au jour suivant, le domestique de l’hôtel me dit que Mme Duse veut me voir d’urgence. Je la trouve au lit.

- Je n’ai pas dormi, me dit-elle.

Ses traits sont fermés, l’expression est dure ; je vois tout autour d’elle des petites feuilles écrites au crayon, elle me les donne et m’enjoint de lire tout haut, je lis au hasard :

- La vie était tout entière dans la passion de chaque jour. (Gœthe.)

Tenez, et ça… lisez, c’est du Wilde :

« Souffrir est un très long moment…

« On ne nous laisse même pas le clair de lune. Nos enfants mêmes sont emmenés au loin ; nous sommes condamnés à la solitude. On nous refuse l’unique chose qui pourrait nous guérir et nous garder, qui pourrait mettre du baume au cœur meurtri et du calme dans l’âme en peine…

« Je ne fus plus le capitaine de mon âme…

« Un farouche désespoir me posséda, je m’abandonnai à un chagrin qu’il était pitoyable même de croire, à une rage terrible et impuissante, à l’amertume, à l’angoisse qui sanglotait tout haut, à une misère qui ne trouvait aucune voix pour s’exprimer, à une douleur qui était muette…

« La souffrance est permanente, obscure, mystérieuse… elle a la nature de l’infini…

« Ma nature cherche un mode nouveau de réalisation et la première chose que j’ai à faire est de me libérer de tout possible sentiment d’amertume…

« Je suis complètement sans le sou… absolument sans foyer, pourtant il y a pire que cela au monde !...

« Ceux qui ont beaucoup sont souvent arides, ceux qui ont peu partagent toujours…

« Je ne verrais aucun mal à dormir dans l’herbe fraîche en été, et, quand l’hiver viendrait, à me nicher chaudement dans une meule ou à m’abriter sous l’appentis d’une grange pourvu que j’aie de l’amour dans le cœur…

« Les choses extérieures de la vie semblent maintenant n’avoir plus d’importance… mais… s’il en était autrement, s’il ne me restait plus un ami au monde, si aucune maison ne m’était ouverte… je pourrais affronter la vie…

« Et j’ai à sortir tout cela de moi-même.

« Ni la religion, ni la morale, ni la raison, ne peuvent m’être d’aucun secours…

« …Maintenant, d’autres me conseillent d’oublier. Je sais que cela serait également fatal.

« Cela signifie que je serais sans cesse hantée par un intolérable sentiment de disgrâce, et que ces choses qui sont faites autant pour moi que pour les autres : la beauté du soleil et de la lune, le cortège des saisons, la musique de l’aurore et le silence des grandes nuits, la pluie en tombant entre les feuilles, ou la rosée argentant le gazon, tout cela serait terni pour moi ; tout cela perdrait son pouvoir de guérir et de donner de la joie…

« Regretter les expériences qu’on a connues, c’est arrêter son propre développement ; les nier, c’est mettre le mensonge sur les lèvres de sa propre vie, ce n’est rien moins que le reniement de l’âme…

« Les seuls en compagnie desquels j’aimerais à me trouver à présent sont tous ceux qui ont souffert… « Personne n’est digne d’être aimé…

« Peut-être viendra-t-il, dans mon art, non moins que dans ma vie, une note plus profonde encore, une note d’une unité de passion et d’impression plus grande, c’est par l’intensité que nous sommes les bouffons de la douleur, nous sommes des clowns dont les cœurs sont brisés… »

Ici, Duse, qui me surveille, touche une fibre sensible de mes inquiétudes professionnelles… Mes nerfs sont à vif… J’en pleurerais, j’estime qu’elle dit vrai, et comme cette femme a la pratique des instruments de torture les plus douloureux, pour elle comme pour les autres, je vois qu’elle a poursuivi sa copie et elle m’inflige de lire encore :

« …Le 13 novembre, je fus de Londres amené ici ; ce jour-là, de deux heures à deux heures et demie, il me fallut rester sur le quai central de la gare de Charing Cross, en uniforme de prisonnier, et les menottes aux poignets, en spectacle pour le monde. On m’avait sorti de l’infirmerie sans me donner de répit…

« De tous les objets imaginables, j’étais le plus grotesque ; en me voyant, les gens se mettaient à rire, chaque train venait grossir le cercle des curieux. Pendant une demi-heure, je restai sous la pluie grise, entourée d’une foule qui me bafouait… »

Et ensuite, les lignes qui viennent sont deux fois soulignées :

« Pendant un an après qu’on m’eût fait cela, tous les jours, à la même heure, je pleurais pendant le même espace de temps… »

Et Duse a accompagné cette phrase de points d’interjection.

Il me faut poursuivre :

« Mais il voyait que la mer était pour le nageur, et le sable pour le pied du coureur ; il aimait les arbres pour l’ombre qu’ils projetaient et la forêt pour son silence à l’heure de midi…

« Mais la nature, dont la douce pluie tombe aussi bien sur les justes que sur les injustes, aura dans les rochers des fentes où je me cacherai et des vallées secrètes dans le silence desquelles je pleurerai sans être distrait…

« Elle accrochera des étoiles aux parois de la nuit pour que je marche sans trébucher dans les ténèbres, et elle fera souffler le vent sur l’empreinte de mes pas afin que personne ne me pourchasse à mort…

« Elle me rafraîchira dans ses grandes eaux et m’assainira avec ses herbes amères… »

Que ce soit le De Profundis ou de la Ballade de la geôle de Reading, Eléonora Duse a copié… copié… en entremêlant sa copie de cris, d’apostrophes, d’invectives parfois.

Elle poursuit.

« Moi aussi… je me sens dans une telle prison de l’âme et du corps… »

Et Wilde reprend :

« Les gens dont le désir est uniquement d’être eux-mêmes ne savent jamais où ils vont ; ils ne peuvent le savoir, en un sens du terme, il est nécessaire de se connaître soi-même, comme l’a dit l’oracle grec. C’est là le premier pas de la connaissance, mais reconnaître que l’âme d’un homme est inconnaissable, c’est le résultat ultime de la sagesse…

« Quand on a pesé le soleil sur la balance, mesuré les phases de la lune, dessiné la carte des sept ciels, étoile par étoile, il reste encore soi-même ! Qui peut calculer l’orbite de son âme ?...

« Peut-être sortirai-je d’ici avec quelque chose que je n’avais pas, tandis que la résolution d’être un homme meilleur est un acte empirique et hypocrite ; être devenu plus profondément homme est le privilège de ceux qui ont souffert, et je crois l’être devenu… »

Ce matin-là, à Buenos Ayres, les minutes furent terribles… la pluie fouettait, crachait sur les vitres.

Tout ce que dit, tout ce qu’exprime Eléonora Duse est si souvent à double sens, et je sens si bien qu’en voulant l’aider, je ne lui fais que du mal.

« Les secondes sont tragiques, et je me sens faible, je me sens un mal qui va de l’âme au corps… » me dit-elle, c’est vrai ! Dans l’atmosphère de la bagarre théâtrale de cette ville, que ne puis-je lui fournir les secondes d’évasion qui lui feraient tant de bien !

Alors même que je n’existerais pas, que dans mon for intérieur je ne serais pas sensible, Eléonora Duse devine les mots qui invitent aux scrupules, et, sa volonté l’aidant, elle parle, à ces minutes-là, entre les dents.

- Mon bon, me dit-elle… l’esprit et l’âme ont aussi la fièvre, comme notre corps, malheureusement, ici, mon âme est à la fois si ferme et si égarée !...

« Je souffre, je lutte… m’avez-vous comprise ?... Et je ne sors pas de ma prison…

« Et ne me dites pas : dormez ! vous n’êtes capable ce matin que de cela !... »

Je m’enfuis, je me sauve, en couard… pauvre, misérable auprès d’elle ; je ne puis lui offrir aucune aumône de l’esprit ou du cœur.

J’ai fermé doucement la porte de sa chambre, traversé vite son petit salon, plus doucement encore la porte de l’extérieur. Titubant dans le corridor de l’hôtel, je ressasse toutes mes mauvaises humeurs aussi bien que mes railleries de ces derniers jours…

Que faire ?... Son génie a des éclairs de sacrifice… suis-je même à la page devant les escarmouches de son travail ?...

L’affaire de mon Hollandais me revient à l’esprit, il y a quelques heures, avant d’entrer en scène, elle m’avait fait porter ce mot. (Je le sais par cœur.)

« Teatro Odeon. Direccion.

« Pour trouver la force de jouer ce soir, il m’a fallu donner un peu de joie à Suz… et j’ai envoyé cette dépêche.

« Elle vous reconnaîtra en cela ! Elle se rappellera les années de peine et lutte avec vous.

« A l’Œuvre, et encore un lieu d’amour sera réveillé dans son cœur, n’oubliez jamais que, malgré les apparences, je vous aime pour vous, pas pour moi.

« Et je ne sais pas vous en donner une preuve. Hélas !

                                « Elle. »

« P. S. – Ce soir, avec cette dépêche, j’espère trouver le fil de mon travail. Voilà mon égoïsme. »

La dépêche contenait :

« Desprès. 34, rue Condorcet. Paris. Lugné a trouvé place pour ami Hollandais. Lettre expliquera. Lugné si content. Eléonora. »

Combien je la comprends, et combien la scène, les misérables tréteaux l’ont rejetée, l’ont étreinte, ont abîmé sa vie !... Cochonnerie que le théâtre !... Elle me l’a écrit :

« On dit que Nulla piu par mi desiderare l’arte come oblio delle vita Falso !... »

Combien elle a raison sur ces petits papiers que je feuillette encore dans l’escalier de l’hôtel et où elle a copié les derniers murmures du livret de Peer Gynt. »

« Les mousses murmurantes, nous sommes les pensées que tu aurais dû penser… Pourquoi nous repousser de tes faibles pieds, et qui tremblent ?... » A Peer Gynt marchant comme un homme ivre :

« Cessez votre course affolée…

« Et les feuilles sèches qui le suivent, flagellées par le vent…

« Nous sommes les paroles que, sans trêve et sans repos, tu aurais dû répandre… et nous devons pourrir, et nous n’aurons point été tressées en verdoyantes couronnes.

« Au printemps embaumé, nous n’irons pas protéger les fruits d’or ; les vers nous guettent !...

« Des voix dans la tempête.

« Nous sommes les chansons que tu aurais dû chanter.

« Tu nous condamnes au silence, et pourtant nous voulions nous envoler dans l’air.

« Dans l’obscurité de ton cœur, silencieuses, nous attendions et tu nous vis nous endormir, tu nous vis nous évanouir sans un remords, sans un regret ?

« Les gouttes de rosée.

« Nous sommes les larmes que tu aurais dû pleurer… »


Les feuillets s’éparpillent autour de moi ; sur l’un d’eux, elle a écrit simplement :

« On ne peut pas sauver deux existences !... »

Pensée tragique qu’elle m’a répétée souvent.

J’en étais là… avec tous ces feuillets à la main, lorsqu’un chasseur me remit un câble d’H B… J’étais privé de nouvelles et inquiet du silence de Suzanne Desprès déjà depuis quelques jours.

« Suzanne est très malade en France. »

Il n’y a pas à hésiter. Terrifié, il me faut prendre le premier bateau. C’est l’épouvante. Les représentations de Duse peuvent se terminer grâce à un secrétaire intelligent, Plichon. Duse se révèle plus grande encore, elle partage mon anxiété.

Henriette, sa fille, est d’ailleurs là également.

Je m’embarque au plus proche jour, je rentre seul…

- Si je pouvais vous délivrer, mon pauvre le Bon… me dit-elle, et qu’elle ne soit pas malade et vous sans douleur.

Et je fuis… et une quinzaine de jours après, Duse devra partir sur le Cap Arcona, bateau allemand, rentrer en Europe cette fois.

Extraordinaire coïncidence des moindres événements, tout a un sens… Le Cap Arcona sur lequel elle reviendra est un bateau allemand…

Ainsi, un Allemand et un Français eurent, pendant plusieurs années, l’autorité la plus absolue sur les déterminations d’Eléonora Duse. Tous deux, pour des motifs de sollicitude envers elle, auront donc été aussi cruels, aussi égoïstes l’un que l’autre ; l’un prétendit sauvegarder sa vie matérielle, l’autre le métier, son travail ; en face de la Bonté et du Génie, qu’au moins l’un d’eux puisse à cette heure se souvenir et cacher son visage dans ses mains…

Quel retour fut le mien !... coupé de nouvelles avec celle dont j’avais maintenu le travail à bout de bras, et pour qui j’étais parvenu à transmettre de sa part une petite fortune à Berlin, je rentrais dare-dare en Europe, affreusement inquiet de la maladie de Suzanne.

D’aucuns connaissent ce qu’est ce retour du Sud-Amérique, alors qu’on a souffert de l’hiver là-bas pendant notre été (ayant ainsi la perspective de deux hivers consécutifs) puisqu’on traverse, durant quelques heures, les tropiques toujours identiques, c’est-à-dire relativement calmes, et qu’enfin, on se réenfonce dans l’automne d’Europe sur les côtes du Portugal et du golfe de Gascogne !

Un nouvel hiver m’attendait ; j’avais fait de mon mieux dans un idéal de travail, d’amour du théâtre, de l’être qui me restait le plus cher au monde, je le trouvais enfin convalescent après une affreuse maladie, la variole ! C’est mon vieux camarade et ami Pierre Rameil qui lui avait prodigué les premiers soins.

Quelques jours après, je fis un saut pour aller au-devant d’Eléonora Duse à Lisbonne. Plichon avait pour moi réglé toutes ses affaires.

Nous sentions, Eléonora Duse et moi, que nos existences s’étaient séparées ; encore une fois, n’avais-je pas fait tout le nécessaire, l’indispensable, pour que son œuvre soit défendue, pour que sa vieillesse fût à l’abri des difficultés ?

Elle arrive à Paris, elle voit Suzanne.

- Mais… tu es… vivante (23) ! lui dit-elle, et le ton est impossible à transcrire.

Ce fut à cet instant une déchirure ; elle l’admit et me déclara tout net qu’elle ne travaillerait plus, sinon accidentellement, dans son pays, et que, si elle naviguait, elle le ferait sans guide ni gouvernail.

R. M… restait à même de prendre les responsabilités et imposerait désormais son infaillible despotisme.

Ici, une question se pose et ses conséquences furent terribles ; l’amitié avait-elle un droit quelconque d’accaparer un tel être, de l’isoler, comme dans une geôle, de le gouverner, le diriger, le commander, enfin de le réduire ? Dans le raccourci des faits de ces heures-là, j’entrevois dans l’arrière-plan, un conflit d’affections, un débat qui ne s’éclaircit pas, et puis aussi une griffe saisissant la main d’Eléonora Duse dirigeant despotiquement le sort de tous ses actes. Cette autocratique volonté avait-elle la noblesse nécessaire, en face d’une nature si surhumaine ? Cette dernière n’en fut-elle pas quelque peu victime ?

Pour moi, égoïste et veule, peut-être un peu niaisement, « du théâtre », je ne suis trop effacé, je me le reproche, m’étant satisfait pendant de trop longs mois d’embrasser les traces du souvenir ; incapable de reprendre ; mais… pour reprendre… il eût fallu une fortune, je ne l’avais pas. D’ailleurs, l’amour du théâtre dans mon Paris eût-il sollicité encore l’énergie de la grande Duse ? Il eût fallu peut-être lutter pour sauver ce qui pouvait être sauvé : qui sait si Eléonora Duse, très encline aux drames parmi ses amis, ne m’y a pas invité ?

L’Œuvre de Paris était menacée. Il était urgent d’y déployer une vigilance nouvelle. J’avais puisé auprès d’Eléonora Duse mille sensations qui enrichissaient ma confiance artistique ; je me crus le droit de me dérober, l’existence de l’Œuvre ne pouvant être assurée que par le travail associé de Suzanne et de moi.

Cependant, quelque temps après, de Berlin, Duse fit appel à mon initiative pour l’emmener en Russie ; ne le voulant ni ne le pouvant, je lui offris de me séparer de Plichon, qui nous avait suivis souvent de par le monde, et de le lui prêter ; elle en conçut quelque chagrin, et même du ressentiment, mais elle connaissait Plichon, elle appréciait sa finesse avisée ; quelques jours, elle refusa, me déclarant : « Un Plichon n’est pas un Lugné ! » Enfin, elle le fit venir à Saint-Pétersbourg, où il dirigea le magnifique répertoire que je lui avais cependant laissé.

Après Saint-Pétersbourg, elle ne travailla plus guère que par sursauts ; dans le fond, elle aimait encore et toujours le théâtre !

Elle l’aimait trop, puisque dès qu’elle était détendue, apaisée, elle le rejetait, le reportait avec fureur, violence, dans sa vie. Elle l’aimait sans doute plus que nous tous nous ne l’aimions ! Elle l’aimait comme une divinité pouvait l’aimer.

- L’espérance, c’est l’ennemie, me disait-elle, et l’espérance s’est accrochée en moi parce que pour le travail, vous êtes Lugné, et Suzanne est Suzanne, et que moi je veux des sensations de profondeur de racines !

« J’aime de vous devoir… grazie per la mano forte e leale ! m’écrit-elle un soir, cet apaisement de ma volonté même, car si j’avais travaillé sans une main amie dans la mienne, j’aurais été douteuse de mon sort… et je connais mon sort à la fin de ma vie de travail. »

Et longtemps, nous correspondons envers et contre tous de Rome où elle veut, non loin de la porte Ilea dans une sorte de Thébaïde, fonder une bibliothèque des actrices ; de Florence ensuite. Elle suit nos spectacles de loin, entreprend de lire Claudel et nos auteurs ; ce sont des conseils qu’elle me demande, car elle cherche sans cesse à reprendre le travail, et elle n’en a plus la force soutenue. Ni la Russie, ni quelques villes d’Allemagne, ni même certaines reprises d’Ibsen ne lui valent ce qu’elle souhaiterait, ce qu’elle voudrait entreprendre sans se soucier de ses intérêts personnels.

Ses lettres révèlent son désarroi. Elle, dont l’écriture était jadis si large, si grande, elle trace ses mots du bout de son crayon comme sans forces, ou alors dans des caractères amenuisés ; l’écriture montait jadis, elle devient terriblement descendante.

Un soir, elle me rappelle les jours de Buenos Ayres, la dernière représentation (24).

- Ce soir, me dit-elle, où j’ai joué comme un démon ! –

En mars 1915, nous nous retrouvons quelques heures à Florence ; je descendais l’escalier ne l’ayant pas rencontrée, elle se cachait dans un petit logis de la via della Robbia ; elle me rappela elle-même lorsque je m’en allai.

L’Italie allait entrer dans la tourmente, et ses ressources étaient restées à Berlin.

« D’abord, elle eût voulu fuir cette chose atroce qu’on appelle la guerre », mais elle désirait la renaissance de l’Italie, elle la sentait venir, et, dût-elle en souffrir, elle se sacrifia !

Ah !... ces heures de Florence !

En août de la même année, elle m’écrit :

« Je suis en route, mais arrêtée par un vent atroce à moitié chemin entre la belle montagne où j’ai passé six semaines et un tout petit village.

« (Après tant de mal et de bien), après toute une vie, un instant !

« Chaque instant est maintenant pour tous un devant soi, ainsi qu’à l’heure de la mort… une illusion ! une horreur !

« L’illusion ? que la guerre délivre, renouvelle, mais il faut poursuivre, résister et… vivre !... l’horreur !... la guerre même et il faut faire cette guerre ! Il faut accomplir ce crime pour l’interdire aux autres ! »

Elle compte alors rentrer à Florence ou à Rome.

Décembre 1919 la retrouve aux environs de Rome, elle veut encore s’évader, elle espère.

« Égypte, Alger !... Oui… on me le conseille, mais je n’ai pas la force de voyager si loin et je n’aime assez personne pour m’en aller là-bas accompagnée et être obligée de bavarder ! »

Ce « je n’aime assez personne » n’est-il pas tragique ?

« Alors, partir avec une nurse ?... Une diaconesse ?... Irène ?... Ibsen ?... Rubeck en parodie ? Jamais !... Alors, je reste ici. »

Ah ! le travail serait la seule raison de vivre ! Ces sursauts de volonté de travail qui l’assaillent, elle me les rappelle, nos dernières rencontres alors que nous avions ensemble parcouru le magnifique chantier de l’œuvre d’Ibsen… alors qu’elle persuadait Isadora Duncan de me prendre pour guide.

Isadora quelle m’avait transmise et dont j’avais dû aussi conduire la barque, Isadora qui professait pour elle un respect craintif ne pouvait la comprendre. Duse était restée interdite souvent devant la danseuse californienne, comment aurait-elle pu la suivre ? Les rives de la mer Tyrrhénienne sont si éloignées des modernismes de Frisco !

Et nous échangeâmes des signes de temps à autre, ainsi que deux pauvres malheureux au seuil de l’entrée des coulisses mendiant de la chimère ou de l’illusion.

Avant de partir pour l’Amérique (25), elle m’écrit :

« Je me rappelle avec gratitude et amour les êtres auxquels je donne en souvenir amour et gratitude. »

Il y a, dans la relecture du passé, des pages qu’on ne peut arracher et qui laissent dans le cœur et dans l’esprit des minutes magnifiques de dédain et de mépris devant tout travail qui n’est pas empreint de noblesse.

Que de reconnaissance à leur garder !

LUGNÉ-P.


NOTES :
(1) Ces souvenirs figureront dans le troisième volume des Souvenirs de M. Lugné-Poe et seront suivis de deux autres chapitres sur Eléonora Duse. – Copyright by Lugné-Poe, 1932. Tous droits de traduction, adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, y compris la Russie (U. R. S. S.).
(2) Longtemps ce fut M. Spinelli.
(3) Jamais !...
(4) Elle me donna pour une pièce, le lendemain d’une commande, les décors de cette pièce qu’elle avait fait faire avant même la commande, me disant que je pourrais la jouer, qu’elle ne la jouerait jamais !
(5) L’espérance prolongée fait languir, fait languir le cœur, mais le désir satisfait est un arbre de vie…
(6) A la revue illustrée de Baschet, je crois avoir été l’un des tout premiers à donner un article à son sujet. J’en extrais ces lignes : « … Sa mime est simple, son jeu naïf, tout ce que Mme Duse fait est si près de nous, si proche des grandes douleurs qui nous frappent souvent qu’elle paraît ignorer elle-même la grandeur qu’elle nous révèle… » L’article était accompagné de reproductions photographiques, mais la plus singulière déjà à nos yeux était certainement celle d’un billet à son directeur en Hollande : « Monsieur, je doute fort de pouvoir jouer demain, je vous prie d’envoyer chez moi, demain matin vers dix heures, pour pouvoir en cas que non, prévenir Sa Majesté le public. Eléonora Duse. »
(7) Maurice Maeterlinck ayant connu Marie Kalff par des amis de Hollande me l’avait adressée dès 1901-1902 pour que Suzanne la fît travailler. Elle venait de Haarlem, elle avait la foi, elle était extraordinairement sincère, mais elle gardait un accent qui entrava longtemps ses débuts.
Je dois me souvenir qu’elle resta très dévouée à l’Œuvre et aux buts de l’Œuvre, qu’elle y collabora avec dévotion toujours, elle chercha à nous aider. Inutile de rappeler ce qu’elle s’efforça de faire pour maintenir l’Œuvre en Hollande, il suffit que je lui doive qu’elle ait facilité mon premier entretien avec Eléonora Duse et qu’aux moments des plus grandes difficultés qui surgirent entre Maeterlinck, Mme G. Leblanc et moi, elle se soit appliquée au contraire à renouer la cordialité entre Maeterlinck et moi.
Elle débuta à l’Œuvre en tournée sous le nom de Fanstaff (Van Staff), dans la Roussalka, puis joua dans l’Oasis de Jean Julien, etc.
(8) La vie télégraphique ! Je pourrais faire un volume de quatre cents pages seulement avec les télégrammes d’Eléonora Duse ! Ce fut un engrenage. Pour un oui, pour un non, Eléonora Duse télégraphiait au sujet de la moindre des choses et télégraphiait le plus souvent d’urgence, c’est-à-dire triple taxe. Elle télégraphiait pour les affaires, pour une rencontre dans la rue, pour inviter à venir : « …. Mettez votre montre au clou et venez !... » L’éclair, la foudre, l’électricité, elle les assujettissait. Il y eut des jours où mille francs de télégrammes furent dépensés. Etonnons-nous, après cela, que ses impresari se soient toujours plaints des affaires avec elle ! Ce ne fut jamais mon cas !
(9) Sous la direction de Schurmann-Porel.
(10) Mme Bulteau.
(11) La compagnie de Duse comportait un matériel formidable qui nécessitait souvent plus d’un wagon. Géri en était le conservateur. Il y avait là-dedans des décors, des meubles, des malles ; on sait d’ailleurs que les compagnies italiennes voyagent avec leurs décors. Géri cumulait. Il y eut d’autres artistes qui procédèrent comme lui. Géri était antiquaire à Florence dans une des rues les plus fréquentées. Grâce à son métier de régisseur, il parcourut l’Europe et, dans ses heures de liberté, battait les places pour trouver des bibelots qu’il revendait à Florence. Je ne crois pas que, pendant les représentations d’Eléonora Duse à Paris, il y eût meilleur acquéreur, chez les antiquaires de Montmartre, de bibelots, de meubles, d’objets qui n’ont dû paraître ensuite dans sa boutique de Florence ! Il les ramenait dans le matériel de la troupe, et ils se débitaient comme des petits pains aux Français ou aux Anglais qui visitaient Florence. Qu’on n’oublie pas que ce fut Géri qui retrouva en Italie la Joconde et la restitua au Louvre – il en était assez furieux ! Inutile de dire que, parce que j’étais très bien avec certains antiquaires de Montmartre, Géri resta toujours très cordial avec moi !
(12) Allusion à Peer Gynt.
(13)  Eléonora Duse manqua une répétition, voici les recommandations qu’elle m’envoya :
« Bon travail, bon travail, bon travail. Aujourd’hui, aucune peine, toutes les veines sont remplies et vivantes. Travaillez de tout votre cœur et votre tête. Supprimez… supprimez ce petit « scialle » (châle) gris à pompon de Wassilissa. Donnez-lui un châle plus foncé. Supprimez le remuement agaçant de ce Tatare qui doit dormir sans ronfler si fort. Les Tatares aiment dormir »… Il faut encore couper quelques paroles au final du deuxième acte après la mort d’Anne, trop longue, aussi la tirade de l’acteur, mais il n’est pas mal, seulement c’est chemise blanche que l’acteur avait !...
« Dites à Luka qu’il est Augier !
« Le petit qui dit que l’homme est immense, il a attrapé des choses de vous si bien, mais il n’est pas vivant suffisamment au premier acte et il a une bague au doigt qu’il aurait vendue pour trois kopeks. Ce Tatare est la note qui gâte tout dans la mort d’Anne. – Anne et le Tatare doivent dormir au final du deuxième acte, mais de deux sommeils différents, mais l’un doit s’accorder à l’autre tuez ce Tatare qui gâte… »
(14) C’était Grange.
(15)  Le lendemain matin, Eléonora Duse adressait des recommandations de détails, ce qui prouve la minutie de certaines de ses recherches. (On sait qu’elle donna son costume de Maison de poupée, après la représentation, à Suzanne Desprès, en déclarant qu’elle ne jouerait plus le rôle. Le costume fut offert par moi au musée du Théâtre National d’Oslo, je garde seulement les sandales de la grande artiste.) Voici la lettre de recommandations :
« Ma Suzanne, tiens ma main dans la tienne, j’aime une main qui aime. Rappelle-toi dans Nora, rappelle-toi, j’ai le cœur gros, laisse-moi te dire donc : va lentement, ne te dépêche pas, et tu seras vite très ferme sur le devant de la scène, regardant devant toi, les yeux, non plus triste et tourmentée, plus rien ne cherchant que toi-même en toi-même !
« Alors, lentement, ôte, si tu approuves, tes belles boucles d’oreilles, lentement, sans bouger ta personne, ôte le collier aussi, je te l’enverrai, et défais le nœud qui tient toute ta personne ta vie, tenant ta taille : puis, quand tu es entrée dans la coulisse, alors, assieds-toi pour donner le temps qu’on te dégrafe les rubans de tes épaulettes et les souliers. On doit te délier pendant que tu es assise ; alors, assise, on te met par les épaules ta robe de tous les jours.
« Je t’ai dit une vérité de mon cœur qui a cherché, car je t’aime tendrement. « ELÉONORA ».
(16) Directeur du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles et critique musical averti.
(17) Depuis son succès à Paris, Eléonora Duse est assaillie par les auteurs les plus en vue, insistant par tous les moyens qu’elle prenne possession d’au moins une de leurs œuvres. Elle n’avait à son répertoire de nos auteurs, à ce moment, que l’Autre danger de Maurice Donnay. Insistent auprès Porto-Riche, Henry Bataille ; ce dernier use de tous les moyens de pression, indirectement.
(18) Le lecteur m’interroge : « Au fait ?... Etes-vous bien impresario auprès d’elle ?... – Non ! je suis toujours resté administrateur à son compte et j’y ai parfait mon éducation d’impresario, me contentant d’être celui de Suzanne. Il vous plaît peut-être de croire que j’ai édifié une fortune auprès d’elle ?... Non ? Mes frais me furent remboursés strictement comme administrateur ; au-dessus des frais généraux d’Eléonora Duse, il m’était éventuellement octroyé un pourcentage sur les bénéfices ; malheureusement, les frais généraux d’Eléonora Duse furent révélés à mon amitié et ne furent jamais atteints, la haute comptabilité de ses affaires était tenue à Berlin par une célèbre banque.
(19) Un seul journaliste, Haagen Falkenfleth, cherche à lui rendre les heures de Copenhague moins maussades.
(20) La séparation de la Norvège du royaume de Suède n’était vieille que de quelques mois (7 juin 1905).
(21) Ajoutons que le deuil de Copenhague, par suite de la mort du roi Christian, atteignait directement la cour, le roi Haakon VII, et nous valut l’abstention quasi-totale du monde officiel ou diplomatique à Oslo, et même à Stockholm.
(22) Bien des écrivains norvégiens l’assaillirent pour obtenir d’elle qu’elle inscrivît une autre pièce norvégienne à son répertoire, entre autre Gerhard Graw, alors bien connu ; je me souviens qu’il lui demanda de jouer la Tragédie de l’amour de Gunnar Heiberg, et qu’en recevant la lettre et en lisant le titre de la pièce – c’était peu après le départ de chez elle du Dr Egeberg – Eléonora Duse s’écria : « Mais… l’amour n’a jamais été tragique !... il est bien plus comique que cela !... »
(23) La phrase était plus terrible encore.
(24) Santuzza de Cavalleria Rusticana.
(25) L’erreur initiale dont elle avait tant redouté les conséquences avait été sa soumission d’esclave à l’autorité de Berlin.


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