LESGUILLON, Jean Pierre François (1800-1873)  : Les vices à la mode (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.V.2009)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome VI, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832.
 
Les Vices à la mode
par
Jean Lesguillon

~~~

J’avoue qu’en commençant ce chapitre, je suis embarrassé par le titre même. Qu’est-ce qu’un vice ? En physique, autant que je puis me le figurer, c’est l’absence ou la défectuosité d’une partie qui altère ou paralyse le tout. Ma définition peut être inexacte, mais je la crois suffisante. Eh bien ! nous voyons des machines humaines qui, loin d’être altérées ou paralysées par des vices, leur doivent leur position, leur équilibre, leur usage : ma définition est donc mauvaise : en voici une autre : le vice est le complément de l’homme.

Qui ne sent d’abord ce que ma phrase a de conforme à ce que nous observons tous les jours ? On ne peut pas dire précisément qu’il y ait des vices à la mode, comme la barbe pointue, les chapeaux gris, et le patriotisme ; ils le seraient plutôt comme ces flanelles de santé que personne ne montre, mais que tout le monde porte.

Le premier, à mon sens, celui qui organise ou désorganise tout, c’est, non pas l’orgueil, comme l’a dit Victor Hugo, c’est ’l’importance, que ne pouvait attaquer le poète : l’aigle, du haut de l’air, ne discerne pas les fractions, il embrasse tout en grand : c’est l’importance, nuance presque imperceptible pour qui ne peut pas analyser, mais colosse pour qui voit tout, parce qu’il veut tout voir.

De là, envie des distinctions, comme l’uniforme de l’ordre public, ou le petit chapeau à la grand homme ; de là, la manie des décorations, manie qui s’est étendue jusqu’à la croix de juillet.

Pourquoi le théâtre tombe-t-il ? Parce qu’il n’est plus de bon ton d’être touché : parce que c’est reconnaître une supériorité ; parce qu’enfin attendrir, c’est commander ; l’émotion est une obéissance.

Il faut voir de quelle hauteur les célébrités se jugent ! A quels diminutifs on accole les plus vastes conceptions ! On détrône une gloire aussi lestement qu’un roi : il n’y a plus de prestiges pour les royautés, y compris celle de l’intelligence.

Notez qu’avec tout ce dédain des sommités, il faut tenir par quelque chose à l’un de nos grands hommes, qui, par cela même, devient pour nous le seul homme de talent : de là, ces mauvais vers adressés par des étudiants en médecine ou en droit, à Béranger, à Lamartine, à Victor Hugo, à Delavigne, pour y gagner une de ces lettres stéréotypes qu’on puisse montrer à ceux qui ne connaissent personne. Dans un ordre un peu élevé, on se redresse en disant comme d’un intime : Victor m’a dit... Casimir assure... Lamartine m’a écrit...

Les grandes nations ont de l’orgueil : la France n’a que de l’importance : quand chaque citoyen consent à s’effacer pour n’être qu’un dans le nombre, la masse est forte : mais quand tout individu veut renfermer la nation en lui-même, il n’y a plus d’ensemble : ce n’est plus une armée de soldats, c’est une cohue de caporaux.

Et voyez cependant comme si la vanité se punissait par le dédain, quand les intelligences ordinairement humbles servantes du public ont-elles montré plus d’insolence ? quand avons-nous vu le talent plus impertinent ? quel siècle enfin a été traité avec plus de nonchalance ?

Il n’y a pas d’opposition qui n’ait pour but le ministère ; il n’y a pas de conspiration contre le pouvoir, qui n’ait pour but le pouvoir ; la liberté, l’honneur national, etc., etc., etc., sont des roues que l’on met à son char ; il faut toujours prendre de bonnes roues pour ne pas verser en route.

A tout cela qu’oppose le public ? il rit, il répète les épigrammes spirituelles de Figaro. Mais nous ne sommes plus au temps où une épigramme tuait, où l’on ne se relevait pas d’un vers de Boileau ou d’un bon mot de Rivarol. Maintenant cela fait vivre : c’est un levier comme un autre ; on met le pied là-dessus, et on s’élève !

Quand on examine de sang-froid les bases d’après lesquelles on juge, je suis surpris qu’un homme qui a quinze cent livres de rente s’occupe sérieusement de l’opinion des autres. Y a-t-il une estime que vous consentiez à recevoir par la petite poste, sans être affranchie ?

Le mépris, on autrement dit le ridicule politique, est un dédommagement que les puissants laissent aux faibles : arme assez semblable à la batte d’Arlequin ; il s’en sert avec vigueur, il en frappe avec force ; mais les coups font du bruit et peu de mal : celui que l’on assomme ne s’en aperçoit pas.

L’estime est la petite monnaie de la gloire : c’est l’indemnité des sots.

Il n’est pas bien prouvé que l’on soit esclave sous le despotisme, et libre sous la liberté.

L’opinion politique n’est qu’un esclavage de mots. Une grande erreur est de croire qu’il y a un but à quelque chose. L’arène politique est comme le cirque de Franconi, où les chevaux dévorent des lieues sans changer de place : les peuples aussi croient arpenter beaucoup de chemin, ils font le manége.

Aujourd’hui c’est de liberté surtout que l’on est amoureux, amoureux peut-être comme un homme qui a vu le portrait d’une belle femme sur une bonbonnière. Grâce touchante ! beaux yeux ! formes divines ! voilà l’imagination qui fermente. On anime cette insensible figure : jugez alors de la passion pour celle qui est vivante ! on l’aime d’autant plus qu’on ne la connaît pas. Alors sacrifices, voyages, rien ne coûtera pour l’obtenir ; on la cherchera, fût-ce au bout du monde ; et, quand on aura réussi à la trouver, que verra-t-on ? une femme qui a été belle, il y a long-temps, quand la boîte appartenait au père du possesseur actuel, mais qui maintenant n’offre plus qu’une ombre d’elle-même, sans grâce, sans forme enfin ! ce n’est plus une divinité, c’est un être méconnaissable, mentant impudemment au portrait, dont quelques lignes à peine serpentent dans la figure de sa petite-fille.

Quand la liberté manque, on la comprend ; quand elle y est, on n’y est plus : c’est que rien ne peut être bien ; l’opposition sera toujours brillante, parce qu’elle se fonde sur ce qui n’est pas. Quand sa chimère se réalise, elle subit le sort des choses qui sont, elle est mauvaise.

Et voilà pourtant pourquoi l’on se déteste ! pourquoi un peuple entier se soulève, se bat comme une armée, et meurt comme un seul homme ! Voilà pourquoi le 28 juillet j’ai manqué d’avoir une opinion !

Il y a des hommes qui croient avoir une opinion.

Bonne nation ! qui prépare avec sa substance un repas dont elle ne goûtera jamais. Peu importent les principes ! les contributions sont un fleuve, on ne veut pas le tarir, on cherche seulement à détourner son cours pour en arroser ses propriétés.

Après viendrait, si je ne me trompe, l’inconséquence : c’est-à-dire que souvent le bon sens populaire ne comprendrait pas la liaison entre les prémisses et la conséquence : mais nous proclamerons hautement que personne de nous n’a ce défaut-là.

Je connais une dame fort respectable qui a refusé sa fille à deux prétendants : le premier fréquentait le café ; par conséquent c’était un joueur, un prodigue, etc : le second... ah ! le second ! elle l’avait vu nombre de fois faire l’aumône (je ne suis pas certain qu’il crût être vu) : deux actes bien différents ! Mais tous deux annoncent de la générosité, de l’abandon, penchants incompatibles avec l’esprit de conduite ! La blâmerai-je ? elle était mère ! elle voulait le bonheur de sa fille, c’est-à-dire sa fortune : pourtant elle avait moins de répugnance pour le second : elle eût été flattée qu’on l’eût pris pour son fils, mais elle ne pouvait l’accepter pour gendre.

Ce n’est pas une inconséquence que la méthode dont on procède dans les choses d’ordre éternel. Il fut un temps où tout crime, toute vertu, étaient confinés dans leur catégorie sans que la pensée humaine se permît d’empiéter sur leurs limites respectives : nous avons, dieu merci, changé tout cela, comme dit Molière : dans un moment où l’on a besoin d’une provision de fidélités, la trahison, entre autres, a subi les métamorphoses les plus originales : jadis il n’en existait que d’une sorte : le mépris était pour toutes : depuis une quinzaine d’années il n’a guère été permis de trahir que les Bourbons.

Nous avons perdu les deux véhicules des grandes choses, l’amour et la religion : la religion que l’amour aurait pu remplacer, s’il n’était pas mort avec elle ! Qui donc, de nos jours, incendiera une maison pour enlever sa maîtresse ? Je sais que le code pénal a prévu ce genre d’héroïsme : c’est, sans aucun doute, cela qui l’a tué ! Mais, du moins, une femme qu’on aime est un Dieu : elle a son temple, son culte, ses martyrs ! on peut mourir pour son nom ! on peut réaliser pour elle la chimère de cet amour désintéressé qu’avait rêvé l’âme niaise de Fénélon. Avec l’amour et la foi s’est enfuie la morale, guide des actions des hommes, appuyé sur une base divine ! On n’a gardé que la loi naturelle, loi de ceux qui n’en veulent aucune, et qui souffre tout ce qu’elle défend. Jadis les principes de morale menaient à la politique : cette dernière n’en était que le corollaire. Maintenant elle est un principe. La morale n’admet rien qui ne soit soumis à de hautes règles : la politique se trace à elle-même sa règle définitive ; la politique, maladie bizarre qui ne laisse voir qu’une seule teinte à ceux qui en sont atteints, comme on voit tout en jaune quand on a la jaunisse.

La plupart des belles choses politiques ne sont pas bien loin d’être des crimes.

Vous riez ? de grâce, un mot : vous louez Ariste, et vous l’élevez haut ! Pourquoi ? Il a arrêté la voiture du ministre, et, sans la garde nationale, il l’eût accroché au réverbère : c’est fort bien ! il y a là dévouement et courage : mais la scène change : d’autres acteurs y montent : enfin, puisqu’il faut parler net, votre oncle envahit le numéro cent un de la rue de Grenelle : un carliste, je suppose, l’attend à sa porte : il le suit, ameute quelques-uns de ses amis, et arrête la voiture du ministre : on descend une lanterne, et votre oncle est pendu ! vous vous écriez : Le carliste est un scélérat ! Eh bien ! qui diable vous dit que non ?

L’ingratitude est un vice qu’on assure être inhérent à l’espèce humaine : quant à moi, je n’en vois nulle part. Un préfet de police qui tombe perd-il ses amis ? non ! l’homme politique se corrobore par sa chute : il entre dans l’opposition pour devenir ministre ! ses amis lui restent.

Je crois inutile de parler de l’hypocrisie ! il n’y en a plus : ce député libéral qui lance un coup de fouet au pauvre charretier, dont la voiture retarde l’élan de son boquey démocratique, n’est pas un hypocrite ; il a parfaitement compris le système d’égalité qui lui soufflait de si belles phrases ; il n’y a plus d’hypocrisie, vous dis-je : il n’y en a plus. Ceux qui allaient à la messe sous Charles X, voilà des hypocrites ; où voyez-vous à présent qu’on aille à la messe ? Vous parle-t-on, aux tribunaux, de la religion, des outrages au culte, du droit divin ? Ah oui ! les grandes journées, la souveraineté populaire, le roi populaire, vous n’entendez que cela : les magistrats ne sont pas tous inamovibles ; il n’y a plus de jésuites, il y a des patriotes.

Les sentiments élevés sont fort utiles ; ils permettent les actions basses. Défiez-vous toujours d’un homme qui aime la vertu : il y a tout à parier que c’est un amour malheureux !

Laissant de côté une multitude de petits vices plus ou moins recommandables, nous en viendrons au plus important, au seul enfin devant qui s’effacent tous les autres ; l’adultère ! Et d’abord, qui me dira s’il est un bienfait ou un fléau ? L’adultère est-il la plaie ou le remède de la société ? Ce n’est pas à nous qu’il convient de trancher cette question, c’est aux dames seulement qui savent à quoi s’en tenir sur elle.

Un homme marié ne commet pas précisément un adultère, ce n’est qu’une infidélité.

Celui qui a eu pour maîtresse une femme mariée, est un niais ou un philosophe s’il se marie.

Il y a des femmes vertueuses ; qui ne voudraient pas, pour tout au monde, tromper leur mari sans une cause bien légitime. Voilà qu’un jour elles ont trouvé une cause plus que suffisante : à peine si elle aurait dû passer pour un prétexte.

On a mille manières d’endormir les soupçons, ou comme on dit, d’enfoncer un mari : ou l’on devient froide, et alors il dit à l’amant lui-même : Il n’y a pas moyen d’émouvoir ma femme, elle est trop froide ; ou bien on l’accable de caresses, et il dit à l’amant lui-même : Il n’y a pas moyen de séduire ma femme ; elle m’aime trop.

D’autres fois, on confie à l’époux toutes les déclarations que l’on reçoit ; les deux moitiés en rient avec une malice délicieuse ; que de plaisanteries charmantes sur les prétentions des sots ! C’est un feu roulant d’esprit et d’épigrammes ; un mois après, vous lisez dans le journal un duel à mort entre le mari et un jeune homme de qui madame n’avait jamais dit avoir reçu une déclaration.

C’est presque toujours le mari qui présente l’amant, et ce n’est que par égard pour lui que l’on consent à le recevoir.

On a été jeune, on a eu des maîtresses, et l’on a plus d’une fois empiété sur les possessions du voisin, de l’ami, ou du maître ; on s’est rendu complice de ces tours qu’on n’oublie jamais ; on a serré la main, pressé le pied d’une jeune personne, en présence de père et mère, on a même ravi un baiser, et tout cela de part et d’autre avec un sang-froid immobile. Eh bien ! on se marie ; comme certaines gens on n’a rien appris, mais on a tout oublié. Ce qui abusa pères, mères et maris, nous abuse, et nous disons à qui veut bien l’entendre : « Écoutez : vous me connaissez, je ne suis pas plus niais qu’un autre, j’ai passé par bien des aventures, enfin, je connais les femmes ; mais la mienne, voyez-vous ! ah ! la mienne ! en vérité, j’ai plus de bonheur que je n’en méritais ; il n’y avait qu’une femme comme la mienne, je l’ai trouvée ! je suis le seul de tous mes amis... car pour les autres... » Vous savez pourtant le sort de tous nos amis.

Les grisettes prennent pour amant l’homme qui leur plaît ; les dames comme il faut celui qui plaît aux autres.

Il y a quelque chose qu’un homme méprise plus que la femme qu’il a possédée : c’est celle qu’il n’a pu avoir.

Plus une femme donne de gages d’amour, et plus on doute d’elle.

Il faut maintenant à une femme, pour être vertueuse, autant de force qu’il en fallait à Ninon pour être galante. Une femme vertueuse, c’est un esprit fort : celle-là est capable de tout, même d’un crime ; c’est à se mettre à genoux devant.

On ne croit plus aux femmes, elles chez qui la vérité possède encore le seul asile qui lui reste ; L’homme qui n’a plus de foi en elles est malheureux comme l’athée ; il n’a ni Dieu, ni espérance.

De tous les êtres créés, la femme est celui qui a le moins d’égoïsme : elle n’en a plus quand elle aime ; son moi, c’est lui.

En général elles sacrifient l’honneur à la vanité. La seule personne à qui une femme veuille cacher qu’elle a un amant, c’est son mari ! et de mémoire d’homme on ne trouve pas que le public ait trahi le secret. Cependant je connais une dame qui ne tient qu’à une chose, c’est que son mari le sache.

Et vous qui, déplorant seul une coquetterie précoce, suivez des yeux et des pas les discours, les gestes et jusques aux lèvres des jeunes gens qui environnent votre fille, n’accusez que vous de vos tourments et de vos craintes. A quoi bon ces leçons de vanité ? Pourquoi lui donner des arts d’agrément ? Elle n’aura pas de dot ! qu’elle apprenne le ménage et à ravauder vos bas ! Pourquoi cette jouissance paternelle, quand la flatterie ou l’envie de faire de l’esprit érigeaient en création accomplie votre création assez vulgaire ? Pourquoi ces lectures d’aventures scabreuses où l’indécence est voilée avec tant d’adresse que l’auditeur n’a pas même le plaisir de la deviner ? Pourquoi ces bons mots sur les maris, mari vous-même ? Pensez-vous que l’on puisse impunément couler dans une oreille chaste ces maximes dangereuses, palpitantes sous une poésie enchanteresse ? Il n’y a pas de danger, dites-vous ; voyez, à peine m’accorde-t-elle, quand je lis, la plus légère attention ? Elle regarde une fleur qu’elle tient à la main, ou un jeune homme. – C’est vrai... – Elle ne rougit pas !.. – Insensé ! est-ce qu’une femme rougit ? autrefois elle ne rougissait pas en vous entendant ; elle ne comprenait rien : aujourd’hui elle ne rougit pas ; elle comprend tout. La transition fut rapide ; elle échappa à votre pénétration : un demi-mot, un sourire, un regard d’homme, innocent peut-être, lui ont tout appris : on ne parle que d’amour chez vous ; on ne chante que l’amour ; on ne fait que l’amour : elle fera l’amour. Vous avez entrepris son éducation ; un autre l’achève. La nature donne aux petites filles les meilleures dispositions : vous l’avez instruite en théorie ; un autre se chargera de la pratique. Il faut bien qu’elle ait un amant, puisque vous en avez octroyé à toutes vos héroïnes.

On m’objectera sans doute que ces moeurs n’appartiennent pas à toutes les espèces de société : il est vrai que je vois plusieurs sortes de société : quant aux moeurs, je n’en connais pas d’autres.                                
J. LESGUILLON.


retour
table des auteurs et des anonymes