BALZAC,  Honoré de (1799-1850) : L'épicier, (1840).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (23.IX.2005)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 1 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
L'épicier
par
Honoré de Balzac

 ~ * ~

D’AUTRES, des ingrats passent insouciamment devant la sacro-sainte boutique d’un épicier. Dieu vous en garde ! Quelque rebutant, crasseux, mal en casquette que soit le garçon, quelque frais et réjoui que soit le maître, je les regarde avec sollicitude et leur parle avec la déférence qu’a pour eux le Constitutionnel. Je laisse aller un mort, un évêque, un roi, sans y faire attention ; mais je ne vois jamais avec indifférence un épicier. A mes yeux, l’épicier, dont l’omnipotence ne date que d’un siècle, est une des plus belles expressions de la société moderne. N’est-il donc pas un être aussi sublime de résignation que remarquable par son utilité ; une source constante de douceur, de lumière, de denrées bienfaisantes ? Enfin n’est-il plus le ministre de l’Afrique, le chargé d’affaires des Indes et de l’Amérique ? Certes, l’épicier est tout cela ; mais ce qui met le comble à ses perfections, il est tout cela sans s’en douter. L’obélisque sait-il qu’il est un monument ?

Ricaneurs infâmes, chez quel épicier êtes-vous entrés qui ne vous ait gracieusement souri, sa casquette à la main, tandis que vous gardiez votre chapeau sur la tête ? Le boucher est rude, le boulanger est pâle et grognon ; mais l’épicier, toujours prêt à obliger, montre dans tous les quartiers de Paris un visage aimable. Aussi, à quelque classe qu’appartienne le piéton dans l’embarras, ne s’adresse-t-il ni à la science rébarbative de l’horloger, ni au comptoir bastionné de viandes saignantes où trône la fraîche bouchère, ni à la grille défiante du boulanger : entre toutes les boutiques ouvertes, il attend, il choisit celle de l’épicier pour changer une pièce de cent sous ou pour demander son chemin ; il est sûr que cet homme, le plus chrétien de tous les commerçants, est à tous, bien que le plus occupé ; car le temps qu’il donne aux passants, il se le vole à lui-même. Mais quoique vous entriez pour le déranger, pour le mettre à contribution, il est certain qu’il vous saluera ; il vous marquera même de l’intérêt, si l’entretien dépasse une simple interrogation et tourne à la confidence. Vous trouveriez plus facilement une femme mal faite qu’un épicier sans politesse. Retenez cet axiome, répétez-le pour contre-balancer d’étranges calomnies.

Du haut de leur fausse grandeur, de leur implacable intelligence ou de leurs barbes artistement taillées, quelques gens ont osé dire Raca ! à l’épicier. Ils ont fait de son nom un mot, une opinion, une chose, un système, une figure européenne et encyclopédique comme sa boutique. On crie : Vous êtes des épiciers ! pour dire une infinité d’injures. Il est temps d’en finir avec des Dioclétiens de l’épicerie. Que blâme-t-on chez l’épicier ? Est-ce son pantalon plus ou moins brun rouge, verdâtre ou chocolat ? ses bas bleus dans des chaussons, sa casquette de fausse loutre garnie d’un lagon d’argent verdi ou d’or noirci, son tablier à pointe triangulaire arrivant au diaphragme ? Mais pouvez-vous punir en lui, vile société sans aristocratie et qui travaillez comme des fourmis, l’estimable symbole du travail ? Serait-ce qu’un épicier est censé ne pas penser le moins du monde, ignorer les arts, la littérature et la politique ? et qui donc a engouffré les éditions de Voltaire et de Rousseau ? qui donc achète Souvenirs et Regrets de Dubufe ? qui a usé la planche du Soldat laboureur, du Convoi du pauvre, celle de l’Attaque de la barrière de Clichy ? qui pleure aux mélodrames, qui prend au sérieux la Légion-d’Honneur ! qui devient actionnaire des entreprises impossibles ? qui voyez-vous aux premières galeries de l’Opéra-Comique quand on joue Adolphe et Clara ou les Rendez-vous bourgeois ? qui hésite à se moucher au Théâtre-Français quand on chante Chatterton ? qui lit Paul de Kock ? qui court voir et admirer le Musée de Versailles ? qui a fait le succès du Postillon de Longjumeau ? qui achète les pendules à mameluks pleurant leur coursier ? qui nomme les plus dangereux députés de l’opposition, et qui appuie les mesures énergiques du pouvoir contre les perturbateurs ? L’épicier, l’épicier, toujours l’épicier ! Vous le trouvez l’arme au bras sur le seuil de toutes les nécessités, même les plus contraires, comme il est sur le pas de sa porte, ne comprenant pas toujours ce qui se passe, mais appuyant tout par son silence, par son travail, par son immobilité, par son argent ! Si nous ne sommes pas devenus sauvages, espagnols ou saint-simoniens, rendez-en grâce à la grande armée des épiciers. Elle a tout maintenu. Peut-être maintiendra-t-elle l’un comme l’autre, la république comme l’empire, la légitimité comme la nouvelle dynastie ; mais certes elle maintiendra. Maintenir est sa devise. Si elle ne maintenait pas un ordre social quelconque, à qui vendrait-elle ? L’épicier est la chose jugée qui s’avance ou se retire, parle ou se tait aux jours des grandes crises. Ne l’admirez-vous pas dans sa foi pour les niaiseries consacrées ! Empêchez-le de se porter en foule au tableau de Jeanne Gray, de doter les enfants du général Foy, de souscrire pour le Champ-d’Asile, de se ruer sur l’asphalte, de demander la translation des cendres de Napoléon, d’habiller son enfant en lancier polonais, ou en artilleur de la garde nationale, selon la circonstance. Tu l’essaierais en vain, fanfaron Journalisme, toi qui, le premier, inclines plume et presse à son aspect, lui souris et lui tends incessamment la chatière de ton abonnement !

Mais a-t-on bien examiné l’importance de ce viscère indispensable à la vie sociale, et que les anciens eussent déifié peut-être ? Spéculateur, vous bâtissez un quartier, ou même un village ; vous avez construit plus ou moins de maisons, vous avez été assez osé pour élever une église ; vous trouvez des espèces d’habitants, vous ramassez un pédagogue, vous espérez des enfants ; vous avez fabriqué quelque chose qui a l’air d’une civilisation, comme on fait une tourte : il y a des champignons, des pattes de poulets, des écrevisses et des boulettes ; un presbytère, des adjoints, un garde champêtre et des administrés : rien ne tiendra, tout va se dissoudre, tant que vous n’aurez pas lié ce microcosme par le plus fort des liens sociaux, par un épicier. Si vous tardiez à planter au coin de la rue principale un épicier, comme vous avez planté une croix au-dessus du clocher, tout déserterait. Le pain, la viande, les tailleurs, les prêtres, les souliers, le gouvernement, la solive, tout vient par la poste, par le roulage ou le coche ; mais l’épicier doit être là, rester là, se lever le premier, se coucher le dernier ; ouvrir sa boutique à toute heure aux chalands, aux cancans, aux marchands. Sans lui, aucun de ses excès qui distinguent la société moderne des sociétés anciennes auxquelles l’eau-de-vie, le tabac, le thé, le sucre étaient inconnus. De sa boutique procède une triple production pour chaque besoin : thé, café, chocolat, la conclusion de tous les déjeuners réels ; la chandelle, l’huile et la bougie, source de toute lumière ; le sel, le poivre et la muscade, qui composent la rhétorique de la cuisine ; le riz, le haricot et le macaroni, nécessaires à toute alimentation raisonnée ; le sucre, les sirops et la confiture, sans quoi la vie serait bien amère ; les fromages, les pruneaux et les mendiants, qui, selon Brillat-Savarin, donnent au dessert sa physionomie. Mais ne serait-ce pas dépeindre tous nos besoins que détailler les unités à trois angles qu’embrasse l’épicerie ? L’épicier lui-même forme une trilogie : il est électeur, garde national et juré. Je ne sais si les moqueurs ont une pierre sous la mamelle gauche ; mais il m’est impossible de railler cet homme quand, à l’aspect des billes d’agate contenues dans ses jattes de bois, je me rappelle le rôle qu’il jouait dans mon enfance. Ah ! quelle place il occupe dans le coeur des marmots auxquels il vend le papier des cocottes, la corde des cerfs-volants, les soleils et les dragées ! Cet homme, qui tient dans sa montre des cierges pour notre enterrement et dans son oeil une larme pour notre mémoire, côtoie incessamment notre existence : il vend la plume et l’encre au poëte, les couleurs au peintre, la colle à tous. Un joueur a tout perdu, veut se tuer : l’épicier lui vendra les balles, la poudre ou l’arsenic ; le vicieux personnage espère tout regagner, l’épicier lui vendra des cartes. Votre maîtresse vient, vous ne lui offrirez pas à déjeuner sans l’intervention de l’épicier ; elle ne fera pas une tache à sa robe qu’il ne reparaisse avec l’empois, le savon, la potasse. Si, dans une nuit douloureuse, vous appelez la lumière à grands cris, l’épicier vous tend le rouleau rouge du miraculeux, de l’illustre Fumade, que ne détrônent ni les briquets allemands, ni les luxueuses machines à soupape. Vous n’allez point au bal sans son vernis. Enfin, il vend l’hostie au prêtre, le cent-sept-ans au soldat, le masque au carnaval, l’eau de Cologne à la plus belle moitié du genre humain. Invalide, il te vendra le tabac éternel que tu fais passer de ta tabatière à ton nez, de ton nez à ton mouchoir, de ton mouchoir à ta tabatière : le nez, le tabac et le mouchoir d’un invalide ne sont-ils pas une image de l’infini aussi bien que le serpent qui se mord la queue ? Il vend des drogues qui donnent la mort, et des substances qui donnent la vie ; il s’est vendu lui-même au public comme une âme à Satan. Il est l’alpha et l’oméga de notre état social. Vous ne pouvez faire un pas ou une lieue, un crime ou une bonne action, une oeuvre d’art ou de débauche, une maîtresse ou un ami, sans recourir à la toute-puissance de l’épicier. Cet homme est la civilisation en boutique, la société en cornet, la nécessité armée de pied en cap, l’encyclopédie en action, la vie distribuée en tiroirs, en bouteilles, en sachets. Nous avons entendu préférer la protection d’un épicier à celle d’un roi : celle du roi vous tue, celle de l’épicier fait vivre. Soyez abandonné de tout, même du diable ou de votre mère, s’il vous reste un épicier pour ami, vous vivrez chez lui, comme le rat dans son fromage. Nous tenons tout, vous disent les épiciers avec un juste orgueil. Ajoutez : Nous tenons à tout.

Par quelle fatalité ce pivot social, cette tranquille créature, ce philosophe pratique, cette industrie incessamment occupée, a-t-elle donc été prise pour type de la bêtise ? Quelles vertus lui manquent ? Aucune. La nature éminemment généreuse de l’épicier entre pour beaucoup dans la physionomie de Paris. D’un jour à l’autre, ému par quelque catastrophe ou par une fête, ne reparaît-il pas dans le luxe de son uniforme, après avoir fait de l’opposition en bizet ? Ses mouvantes lignes bleues à bonnets ondoyants accompagnent en pompe les illustres morts ou les vivants qui triomphent, et se mettent galamment en espaliers fleuris à l’entrée d’une royale mariée. Quant à sa constance, elle est fabuleuse. Lui seul a le courage de se guillotiner lui-même tous les jours avec un col de chemise empesé. Quelle intarissable fécondité dans le retour de ses plaisanteries avec ses pratiques ! avec quelles paternelles consolations il ramasse les deux sous du pauvre, de la veuve et de l’orphelin ! avec quel sentiment de modestie il pénètre chez ses clients d’un rang élevé ! Direz-vous que l’épicier ne peut rien créer ? QUINQUET était un épicier ; après son invention, il est devenu un mot de la langue, il a engendré l’industrie du lampiste.

Ah ! si l’épicerie ne voulait fournir ni pairs de France ni députés, si elle refusait des lampions à nos réjouissances, si elle cessait de piloter les piétons égarés, de donner de la monnaie aux passants, et un verre de vin à la femme qui se trouve mal au coin de la borne, sans vérifier son état ; si le quinquet de l’épicier ne protestait plus contre le gaz son ennemi, qui s’éteint à onze heures ; s’il se désabonnait au Constitutionnel, s’il devenait progressif, s’il déblatérait contre le prix Monthyon, s’il refusait d’être capitaine de sa compagnie, s’il dédaignait la croix de la Légion-d’Honneur, s’il s’avisait de lire les livres qu’il vend en feuilles dépareillées, s’il allait entendre les symphonies de Berlioz au Conservatoire, s’il admirait Géricault en temps utile, s’il feuilletait Cousin, s’il comprenait Ballanche, ce serait un dépravé qui mériterait d’être la poupée éternellement abattue, éternellement relevée, éternellement ajustée par la saillie de l’artiste affamé, de l’ingrat écrivain, du saint-simonien au désespoir. Mais examinez-le, ô mes concitoyens ! Que voyez-vous en lui ? Un homme généralement court, joufflu, à ventre bombé, bon père, bon époux, bon maître. A ce mot, arrêtons-nous.

Qui s’est figuré le Bonheur, autrement que sous la forme d’un petit garçon épicier, rougeaud, à tablier bleu, le pas sur la marche d’un magasin, regardant les femmes d’un air égrillard, admirant sa bourgeoise, n’ayant rien, rieur avec les chalands, content d’un billet de spectacle, considérant le patron comme un homme fort, enviant le jour où il se fera comme lui la barbe dans un miroir rond, pendant que sa femme lui apprêtera sa chemise, sa cravate et son pantalon ? Voilà la véritable Arcadie ? Être berger comme le veut Poussin n’est plus dans nos moeurs. Être épicier, quand votre femme ne s’amourache pas d’un Grec qui vous empoisonne avec votre propre arsenic, est une des plus heureuses conditions humaines.

Artistes et feuilletonistes, cruels moqueurs qui insultez au génie aussi bien qu’à l’épicier, admettons que ce petit ventre rondelet doive inspirer la malice de vos crayons, oui, malheureusement quelques épiciers, en présentant arme, présentent une panse rabelaisienne qui dérange l’alignement inespéré des rangs de la garde nationale à une revue, et nous avons entendu des colonels poussifs s‘en plaindre amèrement. Mais qui peut concevoir un épicier maigre et pâle ? il serait déshonoré, il irait sur les brisées des gens passionnés. Voilà qui est dit, il a du ventre. Napoléon et Louis XVIII ont eu le leur, et la Chambre n’irait pas sans le sien. Deux illustres exemples ! Mais si vous songez qu’il est plus confiant avec ses avances que nos amis avec leur bourse, vous admirerez cet homme et lui pardonnerez bien des choses. S’il n’était pas sujet à faire faillite, il serait le prototype du bien, du beau, de l’utile. Il n’a d’autres vices, aux gens des yeux délicats, que d’avoir en amour, à quatre lieues de Paris, une campagne dont le jardin a trente perches ; de draper son lit et sa chambre en rideaux de calicot jaune imprimé de rosaces rouges ; de s’y asseoir sur le velours d’Utrecht à brosses fleuries ; il est l’éternel complice de ces infâmes étoffes. On se moque généralement du diamant qu’il porte à sa chemise et de l’anneau de mariage qui orne sa main ; mais l’un signifie l’homme établi, comme l’autre annonce le mariage, et personne n’imaginerait un épicier sans femme. La femme de l’épicier en a partagé le sort jusque dans l’enfer de la moquerie française. Et pourquoi l’a-t-on immolée en la rendant ainsi doublement victime ? Elle a voulu, dit-on, aller à la cour. Quelle femme assise dans un comptoir n’éprouve le besoin d’en sortir, et où la vertu ira-t-elle, si ce n’est aux environs du trône ? car elle est vertueuse : rarement l’infidélité plane sur la tête de l’épicier, non que sa femme manque aux grâces de son sexe, mais elle manque d’occasion. La femme d’un épicier, l’exemple l’a prouvé, ne peut dénouer sa passion que par le crime, tant elle est bien gardée. L’exiguité du local, l’envahissement de la marchandise, qui monte de marche en marche et pose ses chandelles, ses pains de sucre jusque sur le seuil de la chambre conjugale, sont les gardiens de sa vertu, toujours exposée aux regards publics. Aussi, forcée d’être vertueuse, s’attache-t-elle tant à son mari que la plupart des femmes d’épiciers en maigrissent. Prenez un cabriolet à l’heure, parcourez Paris, regardez les femmes d’épiciers : toutes sont maigres, pâles, jaunes, étirées. L’hygiène, interrogée, a parlé de miasmes exhalés par les denrées coloniales ; la pathologie, consultée, a dit quelque chose sur l’assiduité sédentaire au comptoir, sur le mouvement continuel des bras, de la voix, sur l’attention sans cesse éveillée, sur le froid qui entrait par une porte toujours ouverte et rougissait le nez. Peut-être, en jetant ces raisons au nez des curieux, la science n’a-t-elle pas osé dire que la fidélité avait quelque chose de fatal pour les épicières, peut-être a-t-elle craint d’affliger les épiciers en leur démontrant les inconvénients de la vertu. Quoi qu’il en soit, dans ces ménages que vous voyez mangeant et buvant enfermés sous la verrière de ce grand bocal, autrement nommé par eux arrière-boutique, revivent et fleurissent les coutumes sacramentales qui mettent l’hymen en honneur. Jamais un épicier, en quelque quartier que vous en fassiez l’épreuve, ne dira ce mot leste : ma femme ; il dira : mon épouse. Ma femme emporte des idées saugrenues, étranges, subalternes, et change une divine créature en une chose. Les Sauvages ont des femmes ; les êtres civilisés ont des épouses ; jeunes filles venues entre onze heures et midi à la mairie, accompagnées d’une infinité de parents et de connaissances, parées d’une couronne de fleurs d’oranger toujours déposée sous la pendule, en sorte que le mameluk ne pleure pas exclusivement sur le cheval. Aussi, toujours fier de sa victoire, l’épicier conduisant sa femme par la ville, a-t-il je ne sais quoi de fastueux qui le signale au caricaturiste. Il sent si bien le bonheur de quitter sa boutique, son épouse fait si rarement des toilettes, ses robes sont si bouffantes, qu’un épicier orné de son épouse tient plus de place sur la voie publique que tout autre couple. Débarrassé de sa casquette de loutre et de son gilet rond, il ressemblerait assez à tout autre citoyen, n’étaient ces mots, ma bonne amie, qu’il emploie fréquemment en expliquant les changements de Paris à son épouse, qui, confinée dans son comptoir, ignore les nouveautés. Si parfois, le dimanche, il se hasarde à faire une promenade champêtre, il s’assied à l’endroit le plus poudreux des bois de Romainville, de Vincennes ou d’Auteuil, et s’extasie sur la pureté de l’air. Là, comme partout, vous le reconnaîtrez, sous tous ses déguisements, à sa phraséologie, à ses opinions. Vous allez par une voiture publique à Meaux, Melun, Orléans, vous trouvez en face de vous un homme bien couvert qui jette sur vous un regard défiant : vous vous épuisez en conjectures sur ce particulier d’abord taciturne. Est-ce un avoué ? est-ce un nouveau pair de France ? est-ce un bureaucrate ? Une femme souffrante dit qu’elle n’est pas encore remise du choléra. La conversation s’engage. L’inconnu prend la parole.

Môsieu… Tout est dit, l’épicier se déclare. Un épicier ne prononce ni monsieur, ce qui est affecté, ni msieu, ce qui semble infiniment méprisant ; il a trouvé son triomphant môsieu, qui est entre le respect et la protection, exprime sa considération et donne à sa personne une saveur merveilleuse. - Môsieu, vous dira-t-il, pendant le choléra, les trois plus grands médecins, Dupuytren, Broussais et môsieu Magendie, ont traité leurs malades par des remèdes différents ; tous sont morts, ou à peu près. Ils n’ont pas su ce qu’est le choléra ; mais le choléra, c’est une maladie dont on meurt. Ceux que j’ai vus se portaient déjà mal. Ce moment-là, môsieu, a fait bien du mal au commerce.

Vous le sondez alors sur la politique. Sa politique se réduit à ceci : « Môsieu, il paraît que les ministres ne savent ce qu’ils font ! On a beau les changer, c’est toujours la même chose. Il n’y avait que sous l’empereur où ils allaient bien. Mais aussi, quel homme ! En le perdant, la France a bien perdu. Et dire qu’on ne l’a pas soutenu ! » Vous découvrez alors chez l’épicier des opinions religieuses extrêmement répréhensibles. Les chansons de Béranger sont son Évangile. Oui, ces détestables refrains frelatés de politique ont fait un mal dont l’épicerie se ressentira longtemps. Il se passera peut-être une centaine d’années avant qu’un épicier de Paris, ceux de la province sont un peu moins atteints de la chanson, entre dans le Paradis. Peut-être son envie d’être Français l’entraîne-t-elle trop loin. Dieu le jugera.

Si le voyage était court, si l’épicier ne parlait pas, cas rare, vous le reconnaîtriez à sa manière de se moucher. Il met un coin de son mouchoir entre ses lèvres, le relève au centre par un mouvement de balançoire, s’empoigne magistralement le nez et sonne une fanfare à rendre jaloux un cornet à piston.

Quelques-uns de ces gens qui ont la manie de tout creuser signalent un grand inconvénient à l’épicier : il se retire, disent-ils. Une fois retiré, personne ne lui voit aucune utilité. Que fait-il ? que devient-il ? il est sans intérêt, sans physionomie. Les défenseurs de cette classe de citoyens estimables ont répondu que généralement le fils de l’épicier devient notaire ou avoué, jamais ni peintre ni journaliste, ce qui l’autorise à dire avec orgueil : J’ai payé ma dette au pays. Quand un épicier n’a pas de fils, il a un successeur auquel il s’intéresse ; il l’encourage, il vient voir le montant des ventes journalières et les compare avec celles de son temps ; il lui prête de l’argent : il tient encore à l’épicerie par le fil de l’escompte. Qui ne connaît la touchante anecdote sur la nostalgie du comptoir à laquelle il est sujet ?

Un épicier de la vieille roche, lequel, trente ans durant, avait respiré les mille odeurs de son plancher, descendu le fleuve de la vie en compagnie de myriades de harengs et voyagé côte à côte avec une infinité de morues, balayé la boue périodique de cent pratiques matinales et manié de bons gros sous bien gras ; il vent son fonds, cet homme riche au-delà de ses désirs, ayant enterré son épouse dans un bon petit terrain à perpétuité, tout bien en règle, quittance de la ville au carton des papiers de famille ; il se promène les premiers jours dans Paris en bourgeois ; il regarde jouer aux dominos, il va même au spectacle. Mais il avait, dit-il, des inquiétudes. Il s’arrêtait devant les boutiques d’épiceries, il les flairait, il écoutait le bruit du pilon dans le mortier. Malgré lui cette pensée : Tu as été pourtant tout cela ! lui résonnait dans l’oreille, à l’aspect d’un épicier amené sur le pas de sa porte par l’état du ciel. Soumis au magnétisme des épices, il venait visiter son successeur. L’épicerie allait. Notre homme revenait le coeur gros. Il était tout chose, dit-il à Broussais en le consultant sur sa maladie. Broussais ordonna les voyages, sans indiquer positivement la Suisse ou l’Italie. Après quelques excursions lointaines tentées sans succès à Saint-Germain, Montmorency, Vincennes, le pauvre épicier dépérissant toujours, n’y tint plus ; il rentra dans sa boutique comme le pigeon de La Fontaine à son nid, en disant son grand proverbe : Je suis comme le lièvre, je meurs où je m’attache ! Il obtint de son successeur la grâce de faire des cornets dans un coin, la faveur de le remplacer au comptoir. Son oeil, déjà devenu semblable à celui d’un poisson cuit, s’alluma des lueurs du plaisir. Le soir, au café du coin, il blâme la tendance de l’épicerie au charlatanisme de l’Annonce, et demande à quoi sert d’exposer les brillantes machines qui broient le cacao.

Plusieurs épiciers, des têtes fortes, deviennent maires de quelque commune, et jettent sur les campagnes un reflet de la civilisation parisienne. Ceux-là commencent alors à ouvrir le Voltaire ou le Rousseau qu’ils ont acheté, mais ils meurent à la page 17 de la notice. Toujours utiles à leur pays, ils ont fait réparer un abreuvoir, ils ont, en réduisant les appointements du curé, contenu les envahissements du clergé. Quelques-uns s’élèvent jusqu’à écrire leurs vues au Constitutionnel, dont ils attendent vainement la réponse ; d’autres provoquent des pétitions contre l’esclavage des nègres et contre la peine de mort.

Je ne fais qu’un reproche à l’épicier : il se trouve en trop grande quantité. Certes il en conviendra lui-même, il est commun. Quelques moralistes, qui l’ont observé sous la latitude de Paris, prétendent que les qualités qui le distinguent se tournent en vices dès qu’il devient propriétaire. Il contracte alors, dit-on, une légère teinte de férocité, cultive le commandement, l’assignation, la mise en demeure, et perd de son agrément. Je ne contredirai pas ces accusations, fondées, peut-être, sur le temps critique de l’épicier. Mais consultez les diverses espèces d’hommes, étudiez leurs bizarreries, et demandez-vous ce qu’il y a de complet dans cette vallée de misères. Soyons indulgents envers les épiciers ! D’ailleurs où en serions-nous s’ils étaient parfaits ? il faudrait les adorer, leur confier les rênes de l’état, au char duquel ils se sont courageusement attelés. De grâce, ricaneurs auxquels ce mémoire est adressé, laissez-les-y, ne tourmentez pas trop ces intéressants bipèdes : n’avez-vous pas assez du gouvernement, des livres nouveaux et des vaudevilles ?

                                   DE BALZAC.

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