DUVERNOIS, Simon Schwbacher, dit Henri (1875-1937) : Souvenirs (1930).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.XII.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-105) du numéro 105 (mars 1930)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



SOUVENIRS

par
HENRI DUVERNOIS
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Il y a des points de sensibilité par lesquels les enfants heureux finissent par ressembler aux enfants malheureux. Les uns souffrent de ce qu’ils voient et de ce qu’ils entendent, les autres de ce qu’ils devinent. C’est une question de nature : aux cœurs rudes, tout est joie et plaisirs ; aux cœurs tendres, tout est peine et misère. J’ai connu un bohème qui offrait des jouets d’un sou aux bébés riches, alourdis de fourrure et de soie. « Je suis le seul, déclarait-il, à les prendre en pitié. Ce sont de futurs pauvres…. » Il leur parlait avec la déférence que les Fils du Ciel marquent aux tout petits, les amusait d’une grimace, les éblouissait d’un cadeau et disparaissait après avoir doré d’un peu de féerie ces mornes aurores… Le fait est qu’ils le suivaient d’un regard étonné et reconnaissant. Un salut de la petite main gantée, le pauvre jouet serré sur le cœur, comme un trésor. « Rendez-moi cette horreur tout de suite. Vous êtes fou, glapissait la gouvernante. J’en rendrai compte à votre papa… »

- Il va recevoir une gifle, déclarait l’autre, qu’importe : je lui aurai fourni les notions essentielles de la générosité, de la gratitude et de l’injustice. Il se souviendra de moi…

Certes, mais plus tard, beaucoup plus tard, quand le souvenir devient un dédoublement, quand l’homme, appesanti de jours, cherche dans les endroits où il a vécu jadis le parfum évanoui de son enfance…

- J’ai voulu revoir, m’expliquait un quinquagénaire, la rue de mes premières années… Je retrouvai l’immeuble à peine un peu plus noir, le balcon défendu et où je me glissais par fraude. Rien n’était changé, pas même au rez-de-chaussée, la boutique de quincaillerie. Stupeur : je lus le même nom sur la porte. J’entrai. Je retrouvai, à quarante ans de distance, le fils de la maison, toujours timide, toujours bégayant, mais chauve et soufflé de mauvaise graisse. C’était mon compagnon préféré. Il m’admettait parfois aux honneurs de la voiture à bras paternelle qui stationnait dans la cour et où nous faisions de si beaux voyages immobiles. Je me fis reconnaître. J’étais très ému. Le quincailler l’était moins. Il appela son père et sa mère comme autrefois, quand il avait assez joué. Seigneur ! Ils étaient toujours là, voûtés, chenus, couverts d’algues et de mousse, comme les barques abandonnées, mais l’œil vif parmi ces ruines. « Papa ! Maman ! Le fils un Tel ! » Le vieux ferma son tiroir-caisse d’un tour de clef resté énergique, alla quérir un livre de comptabilité à la couverture moisie, l’ouvrit d’une main tremblante et me rappela une dette contractée par mes parents en 1881. « Deux cent quarante-trois francs vingt-cinq. Ça n’a jamais été payé. » Je soldai la dette. « C’est bien, conclut l’ancêtre, d’être revenu pour ça. Votre père n’était pas un mauvais homme, mais un rêveur, que voulez-vous, un rêveur… » Je partis, mélancolique… Le dernier lien avec le passé, coupé : « Pour acquit ! » Je n’ai pas voulu revoir notre appartement, au cinquième… D’ailleurs je n’ai qu’à fermer les yeux…

Moment d’étrange lucidité en effet, que celui où les souvenirs, brouillés jusque-là dans l’activité quotidienne, se dégagent et reparaissent un à un. C’est un mot entendu, oublié, qui résonne tout à coup avec une violence singulière, une vérité hallucinante. Ce sont les visages, tous les visages, les chers, les familiers et les passagers aussi, les visages que l’on a aimés et ceux qui vous ont fait peur… Comme ils surgissent, ces fantômes ! Les voiles se déchirent par une grâce soudaine, celle qui permet aux mourants de résumer en quelques secondes toute une vie…

Pour un écrivain surtout, las d’observer ses contemporains au moment où ceux-ci lui deviennent incompréhensibles, quel délicieux et torturant voyage à rebours ! Quelle tristesse et quel rafraîchissement ! Tous ceux qui l’approchèrent l’intéressent. Lui seul, sans doute, mais il s’en moque : il ne s’agit plus de savoir si tel personnage est « juteux », c’est-à-dire susceptible d’être transposé littérairement avec fruit. Il ne voit plus le lecteur comme un juge, mais comme un confident. Et si le hasard le mit en présence d’êtres pittoresques…

Je ferme donc les yeux à mon tour. Je n’entends plus le hurlement antipathique des féroces automobiles, mais les chants candides qui montent de la rue : « Avez-vous des habits à vendre ? Cresson de fontaine, la santé du corps. Harengs qui glacent, qui glacent ! Harengs nouveaux ! » Le martellement tour à tour clair et assourdi que font sur le pavé les sabots d’un cheval de fiacre toujours boiteux ou déferré ; l’annonce d’un crieur de journaux : « Demandez le discours de Gambetta. La démission du Ministère Freycinet. » J’entends un refrain qui n’emprunte rien aux nègres : Quand on est deux, m’amz’ell’ Thérèse. Qu’il est beau, le chapeau de la Marguerite ! Je respire une douce odeur où se combinent l’iris et le bouillon mijoté, la cire des parquets et la violette fraîche, le relent funèbre de la bougie soufflée à l’heure de la solitude obligatoire et des épouvantes nocturnes…

J’évoque mon professeur et la bonne préposée à ma surveillance.


Le professeur s’appelait Mlle Joséphine Perrenaud. Elle enseignait à quelques gamins les rudiments de l’écriture et de la lecture. Fort âgée, elle avait dû naître avec le XIXe siècle, elle se rendait à domicile, immuablement vêtue d’une jupe de cette moire mauve dont on retrouve les échantillons dans les intérieurs de vieux coffrets, et d’un grand châle noir croisé la façon de 1830. L’épingle qui fermait le châle changeait de tête selon la saison : améthyste au printemps, elle devenait émeraude en été, topaze en automne et de jais noir en hiver. C’était la seule recherche coquette de Mlle Perrenaud qui gardait en toute saison, avec une insouciance déplorable, un chapeau de forme dite capote aux brides de velours chauve et portait aux pieds d’informes chaussons. Ayant acquis dans sa profession une sorte de célébrité, elle se faisait payer un franc la leçon d’une heure. Gagnant vingt-cinq centimes à ses débuts, elle s’estimait parvenue au faîte des richesses et répétait avec un orgueil qui me faisait trembler : « Maintenant je n’accepte plus tous les élèves et j’abandonne ceux qui ne me donnent pas satisfaction. » Confuse de se voir si chèrement payée, elle restituait en nature une partie de ses honoraires : le samedi, après addition des notes de la semaine, elle distribuait des récompenses. Le prix d’honneur consistait en une tartelette aux pommes ; le premier prix un triangle de flan au fromage ; le deuxième prix un feuilleté et l’accessit une demi-douzaine de croquignoles. A écrire ces mots, je retrouve le goût plâtreux des croquignoles et la fadeur glacée du flan au fromage. Je n’en sais pas davantage, n’ayant jamais été admis à la tartelette. Mlle Perrenaud enfouissait ces friandises à cru, au fond d’un cabas d’où elle tirait aussi des porte-plumes, des crayons, des morceaux de craie, un mouchoir à carreaux, la queue de rat de sa poudre à priser, quelques reliefs de son déjeuner et une topette de rhum dont elle se ragaillardissait, sous prétexte de potion. Grâce à elle, je mesurai très vite la vanité des récompenses. Je n’en aurais d’ailleurs mérité aucune, si je n’avais manifesté, le long de ces cours, l’attention inutile et touchante, l’immobilité à la fois respectueuse et rêveuse d’un bon petit élève consciencieux et mal doué que la musique des mots endort et qui lutte héroïquement contre le sommeil. Mlle Perrenaud prônait Florian au détriment de La Fontaine qu’elle haïssait. Rancune de cigale, peut-être. La séance se terminait par une conversation. Beaucoup de personnes se sont étonnées de mon penchant pour la gastronomie. Je le dois à Mlle Perrenaud. Elle avait son péché, capital et mignon à la fois : elle était gourmande. Dès neuf heures du matin, elle répandait un parfum d’alcool qui me rappelait les « canards » dont on me régalait parfois. Mlle Perrenaud, professeur de français et officier d’Académie, tuait le ver. Trop distinguée, selon sa propre expression, pour boire sans manger, elle accompagnait le rhum d’un vigoureux saucisson à l’ail. Vivre, c’est choisir : philosophiquement, je choisissais le rhum et j’en arrivais à oublier l’ail…

Nous causions…

- Eh bien ! mon petit ami, me demandait Mlle Perrenaud, j’espère que vous avez bien dîné, hier ? Qu’avez-vous mangé ? N’oubliez rien. Nous faisons là un exercice  de mnémotechnie : de mnêmê, mémoire…

J’avais été, à plusieurs reprises, sincère et concis dans ma réponse. Mais le menu véritable, sans intérêt, ne prêtait pas au développement. J’y avais gagné une conférence supplémentaire sur Jean-Pierre Claris de Florian et un enseignement : à savoir que les personnes ne vous sont pas toujours reconnaissantes d’écourter les histoires qu’on leur raconte. Dans sa quatre-vingtième année, Mlle Perrenaud restait semblable à ces mioches qui trouvent toujours les récits trop brefs. « Pas si vite ! Et ne passe rien, s’il te plaît ! » Dès lors, je me plus à broder, à enjoliver, à inventer. Je m’aidais de quelques livres – Brillat-Savarin, la Cuisinière bourgeoise, ce qui faisait soupirer à ma mère : « Ce petit a des lectures de vieux magistrat » – et de quelques réminiscences aussi : déjeuners de noces, dîners de gala servis chez mon aïeule, avec quatorze plats au programme et des sorbets au milieu ! Mlle Perrenaud, âme candide, m’écoutait avec une volupté sans mélange, c’est-à-dire sans la moindre méfiance. Elle avalait en imagination toutes ces succulences. Elle essayait d’en retrouver dans l’air un vestige embaumé, « l’odorant souvenir » du poète.

L’ambition de mon professeur, abreuvée d’aigre piquette, nourrie de viandes coriaces et de légumes fermentés, était de se faire inviter une fois, une seule fois, mais inoubliable, à déjeuner chez ma mère. Elle était impatiente de goûter enfin à ces merveilles que je lui dépeignais. « Vous aviez, mon jeune ami, de l’estouffade de sanglier ? C’est un mets qui, m’a-t-on affirmé, demande à être mijoté de telle sorte que la sauce présente l’aspect, sinon la saveur, d’une crème au chocolat bien épaisse ! » Chaque jour, en partant, elle s’attardait dans l’antichambre, faisait en marchant tout le bruit que lui permettaient ses chaussons de feutre, toussotait et, ma mère survenant enfin, se plaignait auprès d’elle de la pluie, du froid, de l’éloignement du cabaret : « Le meilleur ne vaut pas une bonne petite cuisine de famille, chère madame. » Si bien que ma mère l’invita un jour à la fortune du pot ! J’étais aplati de terreur. Mes mensonges ne tarderaient pas à être dévoilés. J’avais compté sans l’excellente éducation de Mlle Perrenaud qui répétait souvent l’antique conseil : « Ne parle ni des gladiateurs, ni des courses de chevaux, ni des athlètes, ni de boire ou de manger, ni de ces choses qui sont la matière banale des conversations ordinaires ! « Il ne fut donc pas question de cuisine. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que mon professeur n’éprouva point une légère désillusion. A son extase, quand elle avait déplié sa serviette, succéda un bonheur plus modéré. Je lui avais parlé de quenelles de brochet et on lui servait des sardines à l’huile ; de perdreaux flanqués de cailles et on lui donnait une côtelette ; de meringues glacées, et elle devait se contenter d’une humble confiture. Mais elle mit, sans doute, cette mésaventure sur le compte de la fatalité et pensa : « Je suis mal tombée ! » Elle se rattrapa sur le bourgogne et sur la chartreuse dont elle accepta trois larmes qui remplirent trois petits verres. A deux heures, comme Mlle Perrenaud s’obstinait à lichotter une dernière goutte de chartreuse en fredonnant une chanson de sa jeunesse, ma mère pria une domestique de reconduire mon professeur jusqu’à son omnibus, car mon professeur était pompette !

Ma préférence allait à ma bonne, ou, si vous préférez, à ma gouvernante. Ce titre lui seyait d’ailleurs beaucoup mieux. Rien ne saurait exprimer ce qu’était la coiffure d’Aurélie. Tel était son prénom. Pour son nom, il semblait emprunté à une héroïne d’Octave Feuillet. Sur le tard, elle avait, en effet, épousé un monsieur très bien qui, d’avatar en avatar, en était arrivé à ouvrir des huîtres à la porte d’un restaurant fameux. Le ménage avait eu sa période flamboyante : un commerce de mercerie : « Mais nous étions trop bons. Personne ne nous payait. Des promesses, oui ! Nous ne touchions que des paroles d’honneur. Ça n’arrange pas les échéances. » En ces temps fastueux, Aurélie, telle Amanda dont elle me chantait les splendeurs, s’offrait des fritures au Point-du-Jour et des excursions en fiacre. « Si nous n’avions eu notre voiture, nous aurions eu droit au galon d’or sur le chapeau du cocher ! C’est pour te prouver que nous n’étions pas n’importe qui ».

De ce merveilleux passé, elle n’avait conservé que sa coiffure, qui devait bien lui prendre une heure chaque matin et la forcer à se lever dans les ténèbres. On eût dit que, sur cette pauvre tête, dix apprentis s’étaient exercés, l’un esquissant une raie en zigzag, l’autre coupant une frange de travers, un troisième essayant une frisure importée des Caraïbes. Il y avait, dans cet amas incohérent, des copeaux, des mèches gommées, d’autres folles et voltigeantes ; c’était ici comme un nid d’oiseau, abandonné ; plus loin on découvrait un peigne qui avait gardé une perle de faux corail sur les six qu’il comportait à l’origine, puis un ruban bleu, délicatement fané, semblable à ceux qui lient d’anciennes lettres d’amour. Et quand on croyait avoir tout vu, l’on avait encore la surprise d’un léger papillon de strass fixé au-dessus de la nuque, les ailes engluées par la pommade. Pour que rien ne fût dérangé dans cet édifice, ma gouvernante portait haut la tête et marchait avec précaution, telle une grande dame affublée, sous Louis le Bien-Aimé, d’une perruque à la Belle-Poule. Tout petit, comme elle me prenait souvent dans ses bras, je fis, grâce à cette coiffure-jardin, mes premières explorations de badaud. J’avais – car Aurélie m’aimait jusqu’à la faiblesse – l’autorisation de toucher du doigt le léger papillon. Je ne m’y risquais que rarement, avec la crainte qu’il s’envolât tout à coup et s’en fût rejoindre la verte campagne, à tire d’ailes en strass !

Nous devions en principe, Aurélie et moi, nous promener aux Champs-Elysées. Mais les chevaux de bois étaient tenus par un bonisseur jovial dont les plaisanteries m’étaient insupportables. La voiture aux chèvres restait pour moi sans attrait. Le prestidigitateur Antonin, qui faisait disparaître un petit garçon en un clin d’œil, m’inspirait une terreur panique. Prenant au tragique le vaudeville de Guignol, je sanglotais dans les rires des autres, ce qui m’établissait, parmi les habitués, une solide réputation d’imbécile. Je n’arrivais pas à comprendre qu’il fût interdit de cueillir les fleurs, de grimper aux arbres et de se rouler sur les pelouses. Nous préférions les passages. Aurélie m’y conduisait quotidiennement. Passage des Princes, passage des Panoramas, passage Véro-Dodat, passage Brady, etc. On y était à l’abri du vent, de la pluie, du soleil et de l’air, par-dessus le marché. Mais il est des grâces particulières aux petits Parisiens et je ne m’en portais pas plus mal. Nous faisions une station prolongée devant la boutique d’un parfumeur, à ce sombre endroit où l’on voit aujourd’hui des coffre-forts en location. Hissé par ma gouvernante qui restait, pour la plus grande joie des passants, tête nue, car son édifice capillaire n’aurait jamais pu supporter un chapeau, je mettais mon mouchoir sous le petit robinet d’une fontaine qui distribuait toutes les deux minutes une goutte d’eau de Cologne. Seule cette eau de Cologne me plaisait, car elle était rare et il fallait la mériter.

Après quoi, Aurélie travaillait pour son propre compte. Elle avait dû tenir dans les environs ce fameux commerce dont elle parlait avec emphase. Et elle guettait ses débiteurs.

- Qu’il m’en tombe un sous la patte, me confiait-elle, et je ne le lâche pas ! Ce sont de malhonnêtes gens qui s’enrichissent à force de ne pas payer le pauvre monde. Le crédit nous a tués. Il faut croire que notre exemple a servi. Nous avons été dans les journaux, aux liquidations judiciaires. Depuis nous, Crédit est mort…

De loin en loin, elle apercevait un de ses débiteurs.

- Lâche-moi la main une seconde, mon chéri ! suppliait-elle. Je reviens. J’en tiens un ! Et un beau !

Accoté contre une boutique, le cœur palpitant, je prenais un intérêt passionné à la chasse. Intérêt était le mot, car Aurélie, connaissant les hommes et les enfants d’hommes, m’avait dit : « Au premier qui se décide à me rembourser, je t’offre des lacets en réglisse ». C’était, effilé en cordon, un abominable réglisse à goût de savon que ma mère m’interdisait et dont je raffolais.

Suivait une scène, toujours la même : Aurélie trottait après l’homme qui filait prestement ; elle arrivait à sa hauteur, le dépassait et lui coupait le chemin. Il essayait de fuir encore, feignait de ne pas la reconnaître, mais elle lui prenait le bras. Ils étaient face à face, Aurélie rouge d’émoi, l’autre baissant la tête et bredouillant de vagues excuses. L’entretien commençait sur le mode aigu, de la part de la créancière. Puis elle écoutait les explications, avec hauteur d’abord, et avec intérêt ; enfin, avec compassion. Cela se terminait par une poignée de mains sans rancune. Et Aurélie me revenait. Je demandais :

- Il ne t’a rien donné ?

- Tu sauras qu’il n’avait rien à me donner, mais à me rendre !... Eh ! non… Son petit vient d’avoir la scarlatine ; sa femme est au lit avec des douleurs et sa belle-mère vient de mourir en les déshéritant. Tu ne me vois pas insister, dans des conditions pareilles ! Mais il a notre adresse. C’est déjà un point, tu comprends. Ils ont quelquefois de bonnes intentions, mais ils supposent que l’on a déménagé ou que l’on a fait fortune. Je n’ai pas perdu ma journée : il a juré de nous écrire bientôt.

Une fois, elle revint en murmurant : « Quarante sous !... Tu me feras penser à inscrire »… C’était quarante sous qu’elle avait non pas touchés, mais remis, parce que l’ancien client avait bien mauvaise mine et aussi parce que cela faisait « un chiffre rond ! »

Pauvre créature, restée si bonne et si tendre, malgré les coups dont la destinée s’était montrée prodigue à son égard. Par exemple, elle s’affirmait cuirassée contre l’ingratitude humaine.

- Quand tu seras grand, prédisait-elle, quand tu seras un jeune homme qui va au collège avec une serviette en vrai cuir sous ton bras, tu feras, toi aussi, celui qui ne me reconnaît pas !

Je protestais avec indignation. Parmi tous les drames que pouvait comporter l’avenir, je n’en concevais pas de plus sinistre que celui-ci : Aurélie, avec ses doux yeux pleins de reproches, restant toute pâle devant l’indifférence d’un potache vaniteux qui serait moi ! Je dois dire que plus tard, élève d’un lycée et n’en étant pas plus fier, il m’arriva de rencontrer mon ex-gouvernante qui, avec son port de tête royal, ses copeaux, son nid abandonné, son peigne et son papillon, menait par la main un autre petit garçon. Je la saluai. J’esquissai un geste affectueux pour la retenir, mais elle passa, hiératique, sans ciller. Elle voulait se donner raison et pouvoir dire, le soir, à son ouvreur d’huîtres : « Tous les mêmes ! Maintenant qu’il a une serviette en vrai cuir sous le bras ! » J’ai pu vérifier par la suite que bien des pessimismes cherchant des confirmations de ce genre…
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Premières études. Un pensionnat, rue Richer. Une cour en puits plantée d’un arbre. Vous pouvez imaginer la vie de cet arbre, rue Richer ! Un seul souvenir : celui d’une institutrice de vingt ans qui nous enseignait surtout de jolies rondes comme : « La terre nourrit tout, les fous comme les sages. Les sages comme les fous » et si rose et si blonde et si fraîche que nous la prenions en pitié d’être parmi nous. Mais elle riait de si bon cœur ! Et, un matin, elle nous apparaît livide, avec, dans les yeux, une expression que je n’oublierai jamais. Quelle tragédie obscure avait pu faucher cette jeune gaieté ? Pourtant, notre petite maîtresse essayait encore de nous sourire. J’ai retrouvé ce sourire-là sur la bouche de Réjane quand elle jouait Germinie Lacerteux, la servante enceinte et tordue de douleur, servant le goûter des petites filles. « J’ai la migraine, soyez bien sages ! » Et ce regard traqué, suppliant à la porte ouverte, livrant passage à la directrice : « Mademoiselle, vous êtes souffrante ; vous pouvez vous retirer ; je ferai la classe à votre place ». Nous n’avons jamais revu cette humble victime. Elle seule assurait la paix. Après son départ, la classe tomba sous la dictature d’un horrible gamin qui avait repéré le pupitre où l’on cachait les croix et les distribuait lui-même à ses favoris, ceux qui le fournissaient de billes et de bonbons. Il a d’ailleurs évolué : il est devenu philanthrope.

Puis, le collège. L’horreur du réfectoire. Deux clans : celui des Beni-bouffe-toujours, les boulimiques qui engloutissaient tout et les délicats qui restaient à jeun, le cœur soulevé. En guise de dessert, d’étranges friandises mises à la mode par des amateurs sans dégoût, tels ces sucres d’orge de glace arrachés dans les endroits où, l’hiver, l’eau s’arrête en stalactites !... Un maître d’études nous témoignait quelque intérêt ; nous respections sa tristesse, nous attribuions son air méditatif à de graves études. Dans une crise de jalousie, il jeta sa femme par la fenêtre et se fit justice ensuite, d’un coup de revolver en plein cœur…

Les récréations sauvages, d’où l’on sort le visage en sang et l’âme endolorie. Le supplice des engelures. Apprentissage ! oui, si l’on doit apprendre la vie par ses laideurs. Un mauvais moment à passer ? Un mauvais moment d’une dizaine d’années. Tout ce que la société la plus hideuse peut offrir d’ignominies en miniature : le camarade le plus fort qui vous soufflette ; le camarade plus faible qui vous trahit. On reste stupéfait de ce que deviennent la plupart des hommes. On serait moins stupéfait si l’on scrutait leur enfance. J’ai vu dans ma vie de journaliste d’abominables visages de criminels ; je n’en ai jamais vu de plus monstrueux que celui d’un collégien de douze ans, tentant d’éborgner son adversaire avec la pointe d’une toupie. J’ajoute que la règle établie par quelques tyranneaux était la saleté, une saleté complète, définitive. Comme pendant les révolutions, les mains blanches paraissaient suspectes. Les gants n’étaient admis que durant les périodes de froid excessif et il fallait encore qu’ils fussent de laine tricotée. Une loi somptuaire n’admettait que le béret. Tout autre couvre-chef, arraché par la violence à son propriétaire, passait de mains en mains et ne lui revenait que transformé en loque.

C’est vous dire le succès que j’obtins quand j’arrivai habillé selon la mode d’Eton ; souliers vernis, pantalon gris-perle, veste courte, chapeau melon. J’avais émis quelques objections :

- Jamais ça ne passera… Ils me traiteront de gommeux et ils me battront.

- Tu as peur ? me demanda ma mère.

- Pas pour moi, mais pour mon pantalon gris-perle.

- Il ferait beau voir qu’ils osent te toucher ! D’ailleurs, j’irai te chercher.

Je m’inclinai, mais dévoré d’appréhensions que la suite ne devait pas tarder à justifier. Mon arrivée eut lieu sans incident notable. Mes condisciples manifestaient soit une stupeur, soit une curiosité qui me tranquillisèrent. Ma sortie s’effectua dans une houle. On appréciait sans indulgence les divers éléments de ce costume, alors à peu près inconnu et que je devais à la mégalomanie anglophile du tailleur familial. J’espérai un instant franchir sans encombre les quelques mètres qui me séparaient de la rue Bochard-de-Saron où j’étais attendu, mais un premier coup de poing, bravement lancé par derrière, écrasa mon chapeau melon. J’essayai de me dégager et de sauver le reste. En vain ! Je dus accepter la bataille à un contre dix, contre vingt, contre cent. J’en sortis le nez tuméfié et l’uniforme d’Eton en lambeaux. Mes premiers mots, quand je me présentai à ma mère, furent :

- Je te l’avais bien dit !

- Allons chez le pharmacien, répartit ma mère, mais retiens bien ceci : même quand l’on a raison, il y a une phrase qu’il ne faut jamais prononcer et c’est : « Je te l’avais bien dit ». Quels sont les voyous qui t’ont mis dans cet état ?

Le préfet des études, prévenu un peu trop tard, arrivait.

- Vous avez là, madame, dit-il, un bon petit garçon qui, pour un empire, ne dénoncerait pas un camarade. Néanmoins je prendrai des sanctions. Une autre fois ne l’envoyez pas déguisé en groom ! Dans un bal, rien de plus gracieux, mais ici !...

Je renonçai donc à Eton, à ses pompes et à son pantalon. Et je devins l’âme de l’une de ces conspirations qui groupent certaines individualités contre la fureur aveugle des foules. Quand un de nous paraissait succomber sous les coups du plus grand nombre, nous volions à son secours, sans prendre de renseignements sur la valeur de sa cause. Cela nous apprit, d’ailleurs, que l’infamie des bourreaux n’exclut pas toujours la lâcheté de la victime. Celle-ci, délivrée par nous, se retournait parfois contre nous en vertu de cet adage auquel on doit tant de misères humaines, à savoir qu’il faut hurler avec les loups.

Notre petit clan était dirigé par le plus juste, le plus fraternel des chefs. D’où venait-il, si peu semblable aux autres, personne ne le savait au juste. Il avait quatre ou cinq ans de plus que nous et il éprouvait les plus âpres difficultés à suivre nos études. Il gardait, là, le front plissé, les poings crispés, l’attitude désespérée que j’ai constatée chez les soldats illettrés devant le mystère impénétrable de l’alphabet. Sorti de classe, il était respecté pour son âge, pour sa force et pour sa haute taille. Il nous protégeait. Un grand qui ne faisait sentir que pour le bien sa grandeur aux petits, quel miracle ! Il disposait de beaucoup d’argent qu’il gaspillait royalement.

Il fut, un peu plus tard, le héros d’une aventure charmante. Son tuteur – car il était orphelin – effrayé par la précocité qu’il montrait en tout, sauf pour le travail, l’enferma dans une de ces institutions où l’on gave, de gré ou de force, les éphèbes nonchalants. Il sortait le jeudi « en rang », dépassant ses condisciples de plusieurs centimètres. Le maître d’études chargé de la promenade n’avait pas dix-huit ans. Il était fluet, soigné de sa personne, dévoré d’ambitions littéraires et mondaines et il cachait soigneusement sa profession aux jeunes filles qu’il courtisait dans les soirées, où il passait pour un jeune poète riche et désœuvré. Or, un après-midi, au Ranelagh, le pion blémit. Une de ces ravissantes personnes survenait… Il allait être surpris dans une posture humiliante…. Mon ami, le potache démesuré, qui cachait beaucoup de finesse sous son insouciance, flaira la catastrophe et y remédia sur-le-champ avec une décision et une ingéniosité magnifiques : il sortit du rang, mit, d’une bourrade, le maître d’études à sa place et criant : « Allons, messieurs, dépêchons-nous ! » sauva l’amour-propre du pion transformé, grâce à lui, en élève de pension élégante !

- Cela m’a beaucoup servi d’avoir l’air plus vieux que mon âge, me confiait-il. A quinze ans, quand ils apprenaient que je n’étais pas encore bachelier, les gens me prenaient pour un crétin. Ce qui fait qu’à dix-huit ans, j’étais débarrassé de ces fariboles et je pouvais m’établir jardinier…

Il s’était établi jardinier sur la butte Montmartre. La classe de dessin ayant lieu en dehors des heures normales et le professeur négligeant de faire l’appel, nous « séchions » cette classe avec régularité. Et l’on se consacrait à des divertissements variés. Les sportifs s’accrochaient derrière des voitures de livraisons et partaient pour des destinations inconnues. D’autres s’offraient, au moulin de la Galette, le chaste enivrement de la balançoire. Après quoi ils baguenaudaient sur la butte. Lors d’une de ces excursions nous vîmes notre ancien camarade pourvu d’une ombre de moustache et d’une sorte de barbe. Il fumait la pipe au seuil d’une cahute alpestre et il se montra enchanté de nous revoir.

- Je regrette seulement que ce soit l’hiver, nous déclara-t-il, parce que je me suis spécialisé dans le lilas. Vous avez devant vous un type émancipé. Il n’entre plus un livre ici, ni même un journal. C’est la porteuse de pain qui nous tient au courant. On lui demande : « Qu’est-ce qu’il y a de neuf, madame Ernest ? » et elle nous renseigne… Entrez ! Clémence, apporte du cidre et des biscuits…

Clémence ! Emerveillement ! Un de nous avait une femme ou une maîtresse, peu nous importait ! Cela nous conférait une dignité nouvelle. Clémence avait un tablier de toile grossière, mais des bas de soie, portait un canotier défoncé, mais des souliers de danseuse, affectait la rude simplicité des campagnardes, mais se maquillait. La salle où nous étions tenait du restaurant façon gothique, de la cuisine et de l’atelier montmartrois. La déesse du logis posa sur la table, avec la rudesse bon enfant d’une servante d’auberge dans une comédie du répertoire : un broc de cidre tourné au vinaigre, des tasses sales et des gâteaux secs.

- A la santé de Kiki ! proposa notre camarade.

Nous n’étions pas au bout de nos surprises.

- Ils ne le connaissent pas, intervint la belle jardinière.

- Faut le présenter. Est-il réveillé ?

- Oui.

- Par ici.

Nous entrons à la suite dans une chambre où il y avait un berceau à côté d’un lit parisien et dans ce berceau un bébé superbe qui jouait gravement avec une poupée en caoutchouc.

- Kiki ! présenta la mère avec orgueil.

J’interrogeai :

- Parle-t-il ?

- Cette question ? Il a sept mois ! s’écria le père. Il en paraît le triple… Nous sommes tous comme ça dans la famille… Je vous jure qu’il ne moisira pas au bahut, celui-là ! Je le mettrai au lilas tout de suite…. On se couche avec les poules et on se réveille à l’aube. La vraie vie !...

- On va tout de même au café-concert ! corrigea Clémence. On ne peut pas vivre comme des brutes !

Des lilas au printemps, le sourire de Kiki et une fois par semaine, le beuglant ! Cela nous parut l’image même du bonheur ! Et cela sur la butte, à un endroit où s’érigent maintenant des casernes bourgeoises !
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Sombres corvées des joies élégantes… le dimanche après-midi, au Bois. Le tour du lac tombé en désuétude, on avait adopté l’allée des Acacias. Quatre files de voitures au pas et sans cesse arrêtées. Au crépuscule, nous rentrions. Si le malheur des hommes vient, selon Pascal, de ce qu’ils ne savent pas rester tranquilles dans une chambre, je n’ai pas mérité le malheur ! Dès huit ans, j’éprouvai, quand je rejoignais mes lares, une chaude satisfaction. Il faut dire que cette chambre était parée pour moi de toutes les féeries. Songez qu’elle donnait sur le toit du Conservatoire. Il m’arrivait là, surtout à la belle saison, quand on ouvrait les lucarnes, d’adorables bouffées de musique. Devant moi, les jacinthes que j’élevais dans des carafes. Dans sa cage, ma perruche-perroquet, qui chantait la Cruche cassée : Como me gusta tu cuerpo et qui esquissait même quelques pas de boléro. Devoirs et leçons expédiés, je pétrissais des statuettes de cire qui représentaient des dames vêtues à la mode du jour, avec ruche au collet et jupes agrémentées de strapontins. J’écrivais aussi des vers, bien entendu, pour lesquels, je cherchais un public qui s’obstinait à me fuir. Je commençais la lecture avec ma mère qui me comblait d’éloges et me renvoyait pour la suite à l’excellente Aurélie, sous le prétexte fallacieux que Molière lisait ses pièces à la servante et en tirait d’utiles indications. Je n’étais pas Molière et Aurélie n’avait pas la patience de Laforêt. Je déclamais la fin n’ayant pour seul auditoire que ma perruche. Mais bientôt celle-ci entrait en fureur. Elle frappait de son bec contre le fond de sa cage, puis poussait des cris rauques et ne consentait à se calmer que quand je m’arrêtais. Cet oiseau, évidemment, n’aimait pas la musique des vers…

Un tel accueil me fit renoncer aux alexandrins. Je me vouai à des travaux moins nobles : je confectionnais des chapeaux de poupées, je faisais de la tapisserie et je rassemblais des petites perles de couleurs pour en faire des bagues et des bracelets. Il m’arriva de renverser la boîte qui contenait les perles. J’appris alors que toute catastrophe peut avoir son bon côté. Le balayage effectué, beaucoup de perles restèrent dans les interstices du parquet. Une aiguille à la main, je les cherchais. Elles devinrent de plus en plus rares. Mais plus elles se raréfiaient, plus le jeu devenait passionnant. A la fin, en trouver une équivalait à une victoire ! Je m’enfermais pour ces besognes saugrenues et que j’espérais secrètes, bien que quelques railleries eussent dû m’avertir. Près de ma fenêtre ouverte, baigné par les ondes beethoveniennes que me dispensait mon voisin, le Conservatoire, l’oreille ravie par les cloches de l’église Saint-Eugène et par le carillon du Comptoir d’Escompte, je me livrais sans honte à mes travaux féminins où je cherchais une compensation à la brutalité de mes compagnons de jeux. Or, il m’arriva, après avoir ajusté un bouquet sur un petit chapeau, de lever le nez. Je vis alors, à la fenêtre d’en face, un garçon de mon âge qui m’observait en riant. Je devins plus rouge qu’une cerise, le chef-d’œuvre commencé me tomba des doigts et j’ouvris précipitamment un livre que je choisis très gros et d’aspect vénérable.

Dès lors je posai pour cet observateur impitoyable que l’on m’offrait en exemple : « Ce n’est pas lui qui gaspillerait son temps ! » En effet, il ne s’arrêtait de lire que pour écrire. Tout en regrettant la tapisserie abandonnée, j’adoptai la pose du poète en enfantement, une main dans les cheveux en désordre, l’autre faisant courir une plume d’oie sur le papier. J’écrivais n’importe quoi, de ces phrases incohérentes que l’on trace pour essayer une plume neuve, des morceaux d’anthologie poissarde, des vers sans queue ni tête. Je regrette de ne pas avoir conservé ces essais qui décelaient quelques dons dans la littérature incompréhensible. Vers sept heures, j’aurais volontiers tout planté là pour aller dîner, mais j’attendais. Il fallait arracher l’autre à ses devoirs. J’entendais que l’on m’arrachât, moi aussi. La faim et la fatigue aidant, je ne traçais plus que d’informes croquis. Enfin la mère de mon voisin l’objurguait : « On t’attend ! Le potage est sur la table ! Veux-tu venir, oui ou non ? » Il rangeait ses paperasses et donnait des explications au cours desquelles il me désignait parfois. « Il est toujours là, tu vois ! » Puis il disparaissait et je bondissais dans la salle à manger où je recevais un accueil varié : « Il va tomber malade ! Cela n’a pas de bon sens. – Rassure-toi : il brodait au petit point. – Non, il parfilait. – Du tout : il s’essayait dans la passementerie. » Je m’indignais. Une âme de petite fille, moi !... Eh oui, sans doute, une de ces âmes timides que couve la tendresse maternelle… Et les railleurs ne savaient pas tout… S’ils avaient vu mes larmes quand j’apercevais, par le judas de l’office, des lièvres, des faisans, des perdreaux attachés par les pattes et pleurant des larmes rouges sur le toit poussiéreux d’un sombre garde-manger. Le locataire qui criblait d’un plomb meurtrier ces jolies bêtes m’apparaissait, botté et le fusil en bandoulière, plus haïssable qu’un bandit de grand chemin. Je refusais avec énergie de toucher au gibier. J’éprouvai un chagrin réel, une profonde désillusion quand je lus que trois des écrivains que je préférais et dont l’œuvre est pleine d’une immense commisération pour les bêtes, s’amusaient, dans un jardin, à tuer au vol d’inoffensifs moineaux. J’apprenais que la pitié peut n’être pour les plus grands d’entre nous, voire pour les meilleurs, qu’une pose mensongère, semblable à la mienne devant le voisin studieux…

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J’ai passé tous mes jeudis dans un cabinet de lecture du passage des Panoramas, éphèbe qu’entouraient des burgraves. En face de ce cabinet de lecture – entrée vingt-cinq centimes, livres, revues et journaux à discrétion – une boutique m’intriguait, toujours close, sans enseigne, les rideaux fermés. On croyait à la présence en ce lieu d’une diseuse de bonne aventure. C’était le logis d’une des gloires chorégraphiques de  1830, Céleste Mogador. Elle avait dansé à Mabille, avait plu et s’était assagie jusqu’à la littérature. Comme elle éprouvait de la difficulté à gravir les étages, elle avait loué une boutique à deux pas des boulevards qui évoquaient pour elle de chers fantômes. Un de ses familiers m’introduisit chez elle. Cette octogénaire de haute taille avait encore des yeux superbes, des yeux de foi et de flamme dans un visage dévasté. Elle consacrait ses journées et une partie de ses nuits à l’élaboration de romans-feuilletons interminables. Nul vestige de sa folle jeunesse. Nul souvenir de ses folles compagnes : Clara, Pomaré. Mais elle montrait, accrochée au mur, une petite photographie d’Alexandre Dumas fils, avec dédicace : « Son portrait m’encourage à écrire !... Il m’appelle son confrère ! Lui !... » Elle me donna lecture de quelques pages. Et comme nous prenions congé, elle s’excusa : « Je ne vous accompagne pas. Fermez soigneusement la porte, c’est l’heure où le fou vient tambouriner. Il paraît qu’il est inoffensif… » En effet, au moment où nous entr’ouvrions la porte pour sortir, un homme à l’aspect sérieux de fonctionnaire provincial tenta de jeter un coup d’œil à l’intérieur de ce lieu plein de mystère. Comprenant que, ce soir-là, il n’en saurait pas davantage, il reprit sa route, paisiblement. Nous le suivions. En somme, ce fou avait l’air raisonnable. Mais quand il entra dans l’ombre d’une rue, il se mit à trotter sur la pointe des pieds en poussant des « tchitt ! tchitt ! tchitt ! » de  gamin qui imite la locomotive. Malgré la discrétion qu’il apportait à ce jeu, quelques passants s’étonnèrent. Alors le fou se retourna et, m’adressant un sourire indulgent, signifia qu’il entendait seulement m’amuser.

J’ai toujours attiré la confiance… mettons des exaltés. Mon enfance a été séduite et épouvantée par une famille originale composée d’un père morphinomane et de quatre rejetons vésaniques. Le père avait été l’un des hommes les plus importants de Paris. Il s’était à peu près ruiné et il vivait tant bien que mal des reliefs de son opulence, vendant son argenterie pièce par pièce, ses tableaux, puis ses meubles. Il est mort dans son hôtel jadis bourré à la mode du Second Empire, devenu vide et sonore comme une maison à louer. Le fils aîné, complètement idiot, présentait, avec sa chevelure épaisse, sa barbe inextricable, ses lèvres rouges et ses pattes d’assassin, l’aspect d’un brigand romantique. Il sortait de cette barbe une sorte de grondement où l’on trouvait, quand on parvenait à en discerner le sens, des paroles rassurantes. « Je les ai admirablement élevés », affirmait le malheureux père. Son fils émettait donc des paroles de politesse : « Mes hommages, madame… Mes salutations les plus distinguées, monsieur… Mes cordialités les meilleures, mon petit garçon… Je vous baise la main, mademoiselle… » Par malheur, son répertoire s’arrêtait là. Au moment du départ, il s’embrouillait dans les paroles d’accueil et vous proposait un bon fauteuil quand on se disposait à gagner la porte. Le second fils était charmant, fin, distingué, joli garçon, une tête d’adolescent vénitien. Il se contentait de sourire, ayant à peu près perdu l’usage de la parole. Mais il souriait de l’air le plus entendu, le plus spirituel et, s’il n’avait eu une fâcheuse propension à chasser de son oreille une mouche imaginaire, il eût pu faire dans les salons les mieux tenus figure de philosophe railleur et de Don Juan taciturne. Le troisième se présentait sous les espèces d’un colosse hilare. Il riait à propos de tout et si fort que les vitres en tremblaient et que les animaux du voisinage, émus par ce tonnerre, regagnaient au plus vite leurs abris.

Sur celui-là, le dernier venu, le père ramassait toutes ses espérances : « Les autres sont tristes, avouait-il, mais ce petit est espiègle, simplement. Il déborde d’un trop-plein de gaîté. Cela s’arrangera. » L’espiègle se tordait et comme les gens distingués mettent la main devant leur bouche pour bâiller, lui, afin de renfoncer la gaîté qui le secouait, mordait ses doigts avec énergie. Il avait obtenu ainsi des phalanges effroyables, enflées et tuméfiées. Du bout de ses doigts monstrueux, il m’offrait des bonbons que je refusais ; sans plus de façon, il dévorait les bonbons lui-même, avec un peu de ses doigts par-dessus le marché. Enfin, il y avait une jeune fille restée fort jolie, avec des yeux immenses et glacés, sa pâleur, sa démarche royale. Mais vers seize ans, la bouche si pure s’était affaissée. Elle était toute douceur, toute grâce, toute indulgence. Elle excusait ses frères ; elle expliquait leur originalité en touchant son front avec un soupir. Elle en faisait d’ailleurs autant pour son père qui lui semblait le plus atteint de tous. Le pauvre homme, au milieu de sa famille saugrenue, avait pris un parti assez commun aux toxicomanes : il dormait le jour et il vivait la nuit, c’est-à-dire aux heures où le brigand calabrais, l’aristocrate souriant, le jeune espiègle et leur calme sœur avaient rejoint la norme dans le sommeil. Il s’enfermait alors dans son cabinet où il retrouvait les vestiges de sa richesse : une bibliothèque de nacre et d’ébène offerte par un souverain, un samovar d’argent, un tableau que tout le monde attribuait à Raphaël, sauf les acheteurs. Là, cet ex-financier écrivait des vers, innocente et touchante manie dont sont atteints beaucoup plus de gens qu’on l’imagine. Un fatras de nuées traversées de quelques éclairs. Il est impossible, en effet, de mettre au jour une telle quantité d’alexandrins, sans que le hasard, dieu des mauvais poètes, vous en accorde un sur cent de passable et un sur mille d’excellent. Je crois bien qu’il ne s’en est jamais ouvert qu’à moi. Nous nous communiquions nos essais. Il m’avait donné quelques conseils : « C’est parfait, mais on sent que tu comptes encore les pieds… Pour que la mécanique te devienne familière et ne te gêne plus, écris tant que tu pourras ! » Comme il ne voyait plus très clair et brouillait un peu les dates, il ajoutait, oubliant ma jeunesse : « Il en va de même pour les femmes, mon bon ami !... Comment trouver tout de suite celle qui vous est destinée ? Les niais s’attardent avec la première venue qui leur tombe sous le cœur. »

Un beau matin il nous amena sa fille.

- Voulez-vous, demanda-t-il à ma mère, me rendre le service de la garder une heure ou deux ? J’ai des rendez-vous d’affaires. Je passerai la reprendre vers midi, car je lui ai promis de la mener au restaurant. Elle n’a jamais déjeuné au restaurant et je lui dois bien cette petite fête…

Là-dessus, il prit congé. Nous devions le revoir à neuf heures du soir seulement. Il avait oublié sa fille, jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Puis il s’était demandé chez quels parents, chez quels amis ou chez quels fournisseurs, il avait bien pu la laisser et il avait fait le tour de ses relations, ne se souvenant de nous qu’au dernier moment.

Je vois encore cette infortunée créature qui me paraissait une princesse de conte de fées accablée par un enchantement. Elle aussi – « Je les ai admirablement élevés ! » – ne prononçait que des paroles de courtoisie, à la manière orientale. Elle disait à un chauve : « Je vous félicite, mon cher cousin, de la perte de vos cheveux. Cela fait beaucoup plus mignon ! » A une dame enchifrenée : « Ma tante, comment se porte votre joli rhume ? » Elle déjeuna et dîna avec nous sans s’étonner de l’absence de son père. Elle l’expliquait en se touchant le front. Vers trois heures de l’après-midi, la conversation traînant, comme on peut le croire, ma mère apporta un morceau de batiste.

- Voulez-vous ourler un petit mouchoir ? Ça vous distraira…

- Je crois bien !

- Vous l’emporterez et vous le marquerez plus tard à vos initiales. On ne peut pas toujours bavarder.

A neuf heures, quand le père revint, il trouva sa fille penchée sur son travail qu’elle n’avait pour ainsi dire pas quitté.

- Le temps n’a pas dû lui durer beaucoup, fit-il. Elle est si adroite ! Une fée !... Montre-nous ce chef-d’œuvre…

Stupeur ! Le mouchoir était vierge de tout point. L’infortunée avait piqué de l’aiguille cinq heures durant, mais elle avait oublié de faire un nœud au bout du fil, si bien que l’aiguille était entrée et sortie inutilement. Cela me parut émouvant, ce travail exécuté pour rien, pour le geste. Une fée, le père avait raison. Seule une fée, éblouie d’irréel, a le droit de négliger un détail aussi bas.

Parfois, me voyant penché sur des besognes complètement vaines, tragédies mêlées de pitreries, contes qui tenaient tout entiers dans le point de départ, premier chapitre d’un roman impossible, ma mère jetait un coup d’œil sur les papiers épars et me disait : « Très bien, mais il faudrait, tout de même, un nœud au bout du fil ! » Conseil excellent que je regrette de ne pas avoir toujours suivi.

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Débuts. Contact avec le public. J’avais donné au Magasin pittoresque une étude sur Mme Geoffrin. Un abonné de l’étranger y releva une erreur. Je m’étais trompé sur le lieu du décès de l’illustre salonnière. Le correspondant ne plaisantait point. Il réclamait mon renvoi immédiat. Faute de quoi il se désabonnerait, un lapsus de ce genre étant, déclarait-il, indigne d’une publication sérieuse. J’envoyai à ce lecteur irritable une lettre qui contenait ceci en substance : « Monsieur j’ai soixante-dix-neuf ans, je tirais mon unique ressource de ma collaboration au Magasin pittoresque. La direction vient de me signifier mon congé. J’espère que vous voudrez bien mesurer l’étendue de votre responsabilité. Ne pouvant plus gagner ma vie à Paris, je compte venir dans votre ville avec toute ma petite famille et solliciter de vous un emploi que vous jugerez plus en rapport avec mes facultés déclinantes. Vous nous reconnaîtrez facilement : nous sommes sept et nous nous tiendrons devant votre porte… » L’abonné télégraphia au directeur pour demander ma réintégration immédiate. « A tout péché miséricorde », ajoutait-il…

Le chemisier d’un de mes confrères fut plus intraitable. Ce confrère se piquait d’élégance et avait refusé un modèle qui ne lui seyait point.

- Les manches sont un peu longues et la poitrine un peu trop large, mais c’est exprès, déclara ce commerçant, un gros homme sanguin et enclin aux violentes colères. Cela se rétrécira au lavage. Moi, je vous affirme que c’est très bien ainsi. Et je prétends m’y connaître…

- Et moi, rétorqua le client, je vous affirme à mon tour que je ne porterai pas ce sac. Voilà une affaire entendue.

- Un sac ! Un sac ! Je vous prierai, monsieur, de mesurer vos expressions. Si vous vous obstinez à demander une ou deux petites rectifications, je m’inclinerai, à regret…

- Non. J’en ai assez ! Votre chemise est sabotée.

- Je vous conseille de ne pas plus saboter vos pièces et vos romans que je ne sabote mes chemises. Vous êtes un grossier personnage.

- Et vous un imbécile.

- Vous avez de la chance que je sois chez moi !

- Une fourchette à huîtres et je vous sors de votre coquille…

Le lendemain, mon camarade n’y pensait plus. Mais quelque temps après, lors de la répétition générale d’une pièce sur laquelle il comptait beaucoup, ayant jeté un coup d’œil sur la salle, il reconnut en frissonnant, au troisième rang des fauteuils d’orchestre, son chemisier revêtu de la pâleur justicière à laquelle se reconnaissent les juges implacables. Il n’en faut pas tant pour démonter un écrivain le soir d’une répétition générale. La vue de ce commerçant atrabilaire donna un malaise au pauvre auteur. Il ne pensait point : « Pourvu que ma comédie plaise à la critique, au public, à mes maîtres, à mes amis », mais : « Pourvu qu’elle plaise au chemisier ! Si j’arrive à « avoir » celui-là, mon triomphe est certain. » Vain espoir ! Anxieusement guetté, le fournisseur, s’il resta gelé aux passages comiques, ne manqua point de ricaner aux scènes douloureuses. A la moindre hésitation d’un artiste en scène, il haussait les épaules et prenait ses voisins à témoins. Enfin, quand on applaudissait derrière lui, il se retournait et dévisageait les enthousiastes avec une telle fureur que ceux-ci, intimidés, s’arrêtaient. Au contraire de ce personnage dont un grand acteur disait : « C’est un homme de goût : il ne tousse que pendant les silences », le chemisier, aux passages les plus palpitants, émettait une sorte d’aboiement qu’il feignait de dissimuler dans son mouchoir et qui réveillait un peu partout les bronchites assoupies. Malgré tout, l’événement eut une issue honorable. Mais les amis de l’auteur lui dirent, au souper récapitulatif qui n’est pas la moindre corvée de la profession : « Cela ira mieux demain. Tu as eu une générale très froide. Quels spectateurs ! Ils étaient de bois ! Ils étaient peints », allusion technique assimilant le public en chair et en os au public peint sur les toiles de fond. « Un surtout !... Tâche de savoir qui cela peut bien être… Un monsieur d’un certain âge, très élégant, au troisième rang de l’orchestre… Je te réponds qu’il a fait les couloirs ! Il répétait : « Idiot ! Ça ne fera pas un sou ! On devrait s’en aller ! Un intime à toi, probablement ? » L’auteur se récria : « Pas du tout ! C’est un chemisier à qui j’ai laissé un modèle pour compte ! » Les autres acquiescèrent avec la hâte polie des gens qui font semblant, par pitié, d’accepter un gros mensonge. Pendant trois ou quatre ans, l’ennemi tenace, quand il n’assistait pas aux générales de son infortuné client, retenait un fauteuil à la première et décourageait les payants par son attitude. Il ne sifflait point, d’ailleurs. Craignant une expulsion, il restait dans les limites strictes de son droit. Il ne criait point : « Saboté ! » il le murmurait. Quand une actrice sexagénaire, jouant le rôle d’une ingénue, minaudait : « Savez-vous que j’ai plus de vingt-quatre ans ! » il émettait un « hum ! » discret qui entraînait à sa suite toute la salle. Si l’entr’acte se prolongeait, il était le premier à taper de sa canne sur le plancher. Le chemisier tournait au cauchemar ! L’auteur publiant un roman au rez-de-chaussée d’un journal, la direction lui communiqua, au deuxième feuilleton, cinq ou six missives signées de lecteurs indignés et qui estimaient que cette mauvaise plaisanterie avait assez duré… « Mon chemisier ! Encore lui ! toujours lui ! » se lamentait la victime. J’ignore la fin de l’aventure, mais je soupçonne fort mon confrère d’avoir abdiqué lâchement : ses succès depuis quelques années ne se comptent plus ; il obtient l’unanimité des suffrages, mais on peut constater qu’il porte toujours des manchettes trop longues et que ses plastrons ont une fâcheuse tendant à bouffer…

Soirs d’épreuves où l’écrivain, assimilé à un criminel, essaie de lire son sort sur les faces indéchiffrables de mille jurés qui pensent à autre chose, soirs terribles où la moindre écorchure devient une plaie et la moindre approbation un baume, où l’on embrasserait l’accessoiriste qui vous rassure : « Ne vous en faites pas. Je suis de la partie et je la trouve rudement bien goupillée, votre histoire ! » ou le « coupez ! » du régisseur, estimant qu’il n’y a pas lieu à un nouveau rappel, équivaut à une guillotinade. Le dramaturge joue dans cette circonstance le rôle d’un père exhibant avec orgueil son enfant et à qui des gens opposeraient un : « Moi, je le trouve affreux ! » tandis que la famille, dans la circonstance les interprètes, le calmeraient tant bien que mal : « Il est peut-être un peu chétif, mais ça se tassera… » Emotions passagères, haines provisoires dont on garde, à défaut d’un souvenir profond, d’atroces gastralgies…

Je lis ceci dans mes notes anciennes :

« Un vieil auteur dramatique et un polémiste sur le retour. Le polémiste détestait l’auteur dramatique depuis leur début au Quartier latin, où ils avaient été inséparables et où ils avaient pu vérifier l’amère observation de Gavarni : « Oreste et Pylade seraient volontiers morts l’un pour l’autre, mais ils se seraient brouillés s’ils n’avaient eu qu’une cuvette et qu’un pot à eau ». Le polémiste disait de son ex-ami : « J’aurai sa peau ». Maigre dépouille !... Le dramaturge  se signalait par un de ces amours de théâtre, si émouvantes et que rien ne récompense au cours d’une longue et pénible carrière. Celui-là aimait tout du théâtre : les répétitions, le chef de claque, la marchande de berlingots, l’odeur à la fois âcre et fade des coulisses, tout… Il avait eu, d’une interprète morte jeune, une fille naturelle qui jouait le vaudeville sur des scènes de quatrième ordre. Il allait parfois l’embrasser et lui remettre dix francs et un sac de pralines dont elle était friande. « Menteur ! affirmait l’ennemi… Ce n’est pas sa fille ! Il n’a jamais eu de fille ! » Et il traînait son adversaire dans une sorte de boue rosâtre où il y avait du blanc gras, de la poudre de riz et du fard à maquillage. Il arriva à montrer cet être inoffensif sous les espèces d’une sorte de baron Hulot satisfaisant ses vices grâce à des manuscrits achetés « pour une bouchée de pain » à des nègres faméliques. Le dramaturge mourut, beaucoup de maladie, un peu de misère et de désillusion. L’enterrement eut lieu sans faste. Le polémiste y assista, interloqué comme un enfant qui aurait étouffé un moineau en jouant. La fille était là aussi, en cache-poussière jaune, mais en chapeau de crêpe et elle mangeait des pralines en pleurant. Au cimetière, le polémiste s’inclina devant elle qui soupira : « Ah ! monsieur ! Ah ! monsieur ! qu’est-ce que vous avez fait ? » Et l’autre de riposter : « Soyez tranquille, mademoiselle, il aura, de ma main, un superbe article nécrologique. »

… Si les hommes contaient l’histoire réelle de leurs amitiés, elle serait plus triste encore que celle de leurs amours…
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Reportages extérieurs. Reportages officiels. Nous avons des landaus, comme les sénateurs et les députés pour suivre l’amiral Avellan et les marins russes dans leur visite à Paris. La foule qui a hurlé : « Vive Avellan ! vive la Russie ! vivent les ministres ! vive le Préfet ! » trouve encore des forces pour pousser ce cri inattendu : « Vive la Presse ! » Nous saluons gravement. Un confrère, affligé d’une fluxion et qui porte un bandeau sur la joue, dépare un peu la beauté de notre groupe. « Cette fois, s’extasie un doyen, les cuirassiers sont derrière nous. On nous met vraiment dans le cortège ! Je n’ai jamais vu cela ! » Un jeune, ivre d’orgueil, murmure : « Ça serait plus gentil si nous avions un uniforme, ou une écharpe, ou une médaille. » Nous suivons à pied la promenade aux Abattoirs et quand nous voulons remonter dans notre landau, nous le trouvons occupé révolutionnairement par quatre individus ivres morts qui refusent de descendre, malgré les objurgations du cocher. « On fait aussi bien qu’eux ! » déclare fièrement un des occupants en tirant de grosses bouffées de son brûle-gueule. Le service d’ordre est occupé ailleurs. Nous ne pouvons faire appel aux cuirassiers de l’arrière-garde. Il nous faut descendre les intrus un à un. Ils ne nous opposent qu’une résistance passive, mais ils se font lourds. Quand le quatrième est enfin évacué dans les rires du public, les soldats nous ont quittés. Nous ne sommes plus dans le cortège. Nos chevaux trottent comme ils peuvent au milieu du public hostile. On nous hue après nous avoir acclamés. « Ilotes ! » s’écrie notre doyen qui a des lettres. Et il reçoit en pleine figure un quignon de pain lancé par un badaud indigné qui s’écrie : « Il a traité ma femme d’idiote ! Enlevons-les ! » Le landau secoué par vingt poignes tangue dangereusement et le cocher, saisi de crainte, choisit une rue transversale d’où il prend, sans nous consulter, le chemin du retour…

L’histoire qui suit est vraie, bien entendu. Seul le nom de la ville sera changé, car le héros de l’aventure y exerce peut-être encore. Mettons que cela se passe à Auvenargues, ville importante du Midi. Une dépêche datée d’Auvenargues donne de longs détails sur un mouvement révolutionnaire dans cette cité fort gaie, mais paisible. Des grèves ont éclaté. Des coups de fusil ont retenti. La situation est grave. On m’envoie là-bas. J’y vais avec d’autant plus de plaisir que ce Janvier parisien est pluvieux. Mon rédacteur en chef me souhaite bon voyage et me conseille de ne pas me tenir à portée des coups de fusil. Enfin, je pars assez ému. Pourrai-je aller jusqu’à Auvenargues ? La gare est sans doute occupée militairement. Dans le train, j’interroge les voyageurs, ils me paraissent peu au courant. Je leur montre quelques journaux crayonnés de bleu et, à l’arrivée, mes voisins, alarmés, sont tous dans le couloir. La gare présente son aspect normal. De hardis compagnons, ainsi dit le poète, transportent les bagages, comme si de rien n’était. L’émeute a dû éclater dans un quartier lointain. Je descends. Un monsieur m’aborde, un monsieur très jovial qui a l’aspect de Tartarin.

- Je ne vous connais pas, me dit-il, mais je vous reconnais ! Notre journal vous envoie sur place… J’ai été prévenu. Je vous attendais même hier… Enchanté de faire votre connaissance, mon cher confrère. Je tiens absolument à vous piloter. Vous ignorez Auvenargues. C’est une ville qui a des ressources infinies. M. Chincholle, du Figaro, qui a bien voulu me prendre pour guide, m’a juré qu’il ne s’était jamais si bien amusé ! Vous verrez un petit café chantant comme vous n’en avez pas à Paris… On boit du vin mousseaux avec ces dames… Mais halte-là, mon cher ami, nous n’en sommes pas encore au souper. Nous déjeunerons d’un aïoli dont vous me donnerez des nouvelles, un aïoli complet, avec bœuf, escargots, etc. Pour dîner, je vous conduirai dans un petit restaurant où vous dégusterez une bouillabaisse épatante, mon vieux… Passe-moi ta valise… Tu es jeune, tu ne demandes qu’à te distraire et moi je ne suis pas tout à fait moisi, tu verras. On se paiera une bonne pinte. Tu logeras à côté de chez moi. Ce n’est pas absolument un hôtel, mais tu auras une bonne chambre éclairée à la chandelle, comme au temps de Paul Louis-Courier. La soubrette t’apportera ton chocolat dans le lit, veinard !...

- Et mon reportage ? fis-je.

- Quel reportage ?

- Dame ! je viens tout de même ici pour me rendre compte…

- Je le ferai pour toi, ton reportage. N’aie pas peur. J’ai une plume… Cinq cents lignes par jour et quinze cents le dimanche, parce que j’écris un roman-feuilleton à mes moments perdus…

- Rendez-moi ma valise, vous êtes fatigué.

- Espère un peu que j’aille chercher un fiacre.

- J’irai moi-même, je vous ai déjà trop dérangé…

- Pas du tout. C’est un plaisir. Reste là… Et dis donc, tu ne veux pas me tutoyer, c’est donc que je te dégoûte ?

- Quelle idée !... Accompagne-moi à l’hôtel. Ensuite nous prendrons rendez-vous.

- Tu veux faire ton reportage tout seul ?

- Cela vaut mieux.

- Ecoute, frère… Psitt, cocher… Monte, je t’en prie et, tu sais, c’est moi qui régale, je paie tout… Eh ! bonjour, Baptistin… Tu vois, je connais le cocher. Je connais tout le monde ici. Toi, tu arrives en étranger, tu ne peux rien voir. Tu travailles encore ce soir, Baptistin ? Tu attends l’ordre de grève. Il ne tardera pas. Eh ! Ça va chauffer, boudious !... Monte, mon vieux, installe-toi sur les coussins ; je te passe ta valise… Tu as vu s’il a cligné de l’œil, le Baptistin… Demain, il déclenche la grève, roide comme balle… Roulez ! Ici, tu vas me comprendre, il faut voir les choses en dessous. Je parie que tu trouves la ville normale, hé ?

- Je l’avoue…

- Il y a du monde dans les cafés. Les orchestres jouent. Les gens n’ont pas l’air d’avoir l’air, tu saisis ? Mais tout ce qui couve !... Tu vois un monsieur qui accoste un autre monsieur. Tu t’imagines qu’ils se disent : « Comment ça va chez vous ? Pourvu qu’il ne pleuve pas demain ! » Erreur ! Ils se p[….] mot… Tiens, nous sommes jeudi… ça ne m’[étonne]rait pas qu’on voie des barricades… pas tout de […..] de vendredi en huit… Mais tu seras parti, hé ! tu [….] vas pas t’éterniser…

Je flaire une énorme mystification.

- Et les coups de fusil ?

- Sans compter que si tu veux te rafraîchir, je t’amènerai dans un bar épatant… La patronne est tatouée… Tu riras… Crois-en ton vieux Joseph…

- Les coups de fusil, vieux Joseph ?

Nous sommes arrivés.

- Plus tard !... Te voilà dans ton hôtel… Madame Ernest ! Madame Ernest ! Elle va venir…

Le quartier est sinistre, mais tranquille. Joseph m’arrache des mains la monnaie que je tendais au cocher et me fourre d’autorité les pièces dans ma poche.

- Ça me regarde… Je monte avec toi…

- Merci beaucoup, mais je voudrais dormir un peu.

- Je te regarderai dormir, j’ai des enfants, j’ai l’habitude.

Mme Ernest se précipite. On a dû lui annoncer un hôte à ménager. Elle m’offre une chambre à elle, une sorte de salon d’attente dans lequel on a dressé un lit de sangle. Au mur, la photographie de feu son mari sur son lit de mort et un certificat d’étude primaire, encadré. Joseph parle toujours. Il trouve tout très gai ; la vue sur une usine entre autres : « Tu ouvres ta fenêtre, tu regardes des gens au travail ; c’est moins monotone que la mer ». Visiblement, il s’efforce. Il y a de l’inquiétude dans son regard.

- Et les coups de fusil ?

- Encore.

- C’est que je viens pour ça.

- Allons, maintenant, nous sommes seuls, je vais t’expliquer. Tu n’as pas vingt ans. As-tu idée de ce que c’est : un père de famille ?

- [Non] mais je n’établis pas le rapport…

- [Compr]ends… Ton vieux Joseph a quatre enfants. [Une Pa]ulette de quinze ans qui s’essaie sur l’aquarelle, un Emile de treize ans qui est porté sur la mécanique, une Aline de dix ans qui a eu son prix d’arithmétique à la fin de l’année scolaire et un Pouf-Patapouf de trois ans, ce chérubin… Il faut que tout ça fasse ses trois repas par jour, ait des chaussures aux pieds et la pèlerine et les livres de classe, sans compter les manteaux de madame, mes cigarettes et la campagne le dimanche, mon cher ami… Avec quoi vous figurez-vous que je paie ? Hé ? Avec quoi ? On n’est pas à Paris ici, cher confrère. On n’est pas un petit monsieur qui ne pense qu’à s’offrir de jolies cravates… Moi, je vis de mes lignes… J’écris, j’écris à m’en faire péter les os de la main droite… Quand un correspondant est malade, je le remplace. Quand il va en vacances je le remplace… Je représente à l’heure actuelle ici sept journaux de la capitale, ni plus ni moins. A dix centimes la ligne, pour que cela fasse un compte, il ne s’agit pas seulement de se grouiller, il faut encore avoir de l’imagination… Mon cher confrère, je parle à un homme qui est au courant du métier. Vous pensez bien que si je devais m’amuser à contrôler, je n’aurais plus une minute pour écrire… Qu’il y ait du mécontentement dans la classe ouvrière, c’est un fait… Ah ! non, monsieur, non, vous ne le nierez pas ! Un de mes correspondants, j’en ai dans tous les mondes, m’a annoncé un meeting secret dans une salle dont il ne pouvait pas me donner le nom… Quel est notre rôle ?

- D’assister au meeting.

- Peut-être… Mais avant tout, notre rôle est de rapprocher… J’étais chez moi, en pantoufles, abattant de la copie ; ma femme arrive, toute pâle et elle me dit : « Tu as entendu, trésor ? Oui, j’ai entendu trois coups, comme quelqu’un qui battrait les tapis ». Elle lève les épaules : « Pauvre optimiste ! Ce sont des coups de fusil !... » Pourquoi se serait-elle trompée ? Elle me disait cela en toute innocence. Alors, qu’est-ce que je fais, moi ? Je rapproche : mécontentement, meeting, coups de feu. Et j’envoie sept dépêches à mes sept journaux, plus sept comptes rendus par hors-sac et tous différents, je vous prierai de l’observer ; cherchez deux adjectifs qui se ressemblent, vous ne les trouverez pas. S’il y a eu erreur, tant mieux. Les choses s’arrangeront. S’il n’y a pas eu erreur, nous aurons été les premiers informés. Pas la peine, soit dit sans vous vexer, de m’envoyer quelqu’un de Paris. J’ai été induit en erreur ? Bon ! Je n’insiste pas. Je rapproche mais aussi je rectifie adroitement : « le calme est maintenant tout à fait rétabli », par exemple.

Il ne me quitta que lorsque j’eus rédigé un télégramme : « Situation meilleure. Lettre suit », et dès lors, il recommença de me tutoyer. Mais il ne fut vraiment soulagé que lorsqu’il m’eut accompagné à la gare.

- Une autre fois, ne te dérange plus. Que diable, on peut avoir confiance en moi. Est-ce que j’ai envoyé une fausse nouvelle ? Non ! Jamais ! Je préférerais me couper le poignet et c’est un poignet de père de famille. Adieu, fils ! Porte-toi bien. D’ici quinze jours ou trois semaines, il se peut qu’il y ait du nouveau… le meeting, tu sais ; ne te trouble pas, tu seras averti !...

Tel fut mon premier reportage en province, à la suite de ce correspondant dont on pouvait dire vraiment qu’il était « particulier » et qui tranquillement, chez lui, au coin de son feu, donnait sur sa paisible cité des informations dont la moindre était propre à donner de l’angoisse aux plus courageux… Et cela tout naturellement, en « rapprochant » et aussi en trouvant des titres dans le genre de celui-ci attribué à l’un de ses émules : « Paris à feu et à sang » pour un saignement de nez dans un omnibus et un feu de cheminée place de l’Alma !

Je crois bien qu’au cours de mon apprentissage de journaliste j’ai tenu toutes les rubriques. J’ai composé pour une élection du président de la République trois numéros différents, chacun consacré à un candidat, avec article biographique, portrait et détails circonstanciés sur l’élection. Les trois numéros étaient prêts à rouler. Machine n° 1. Machine n° 2. Machine n° 3. Un pigeon voyageur envoyé de Versailles apportait la nouvelle en quelques secondes. « Faites marcher le numéro 3. » Dix minutes après l’élection le public s’arrachait les feuilles fraîchement sorties. Je me suis toujours demandé ce qui se serait passé en cas d’erreur !

J’ai tenu la soirée dramatique, compte rendu d’une répétition générale par ses petits côtés, description de la salle, des couloirs, anecdotes, bons mots, etc. On m’avait donné comme modèles les soirées du Monsieur de l’Orchestre. La générale de Manon à l’Opéra-Comique par exemple (janvier 1884). D’abord quelques mots sur l’auteur qui écoute sa partition et murmure : « C’est mauvais ! » Son éditeur proteste, affirme qu’il trouve cela très bien. Massenet s’écrie : « Très bien ? Et si je vous flanquais une paire de gifles, est-ce que vous trouveriez cela bien aussi ? » A ce moment, la salle éclate en applaudissements. Le compositeur, repentant, se précipite dans les bras de son éditeur et lui demande pardon. Quelques détails sur les répétitions : quand Massenet prévoyait qu’on allait lui demander une coupure ou un changement, il disait : « Allons, cher ami, je m’en vais. » Et il partait. Sur la représentation : la porte de communication est restée fermée et ordre formel a été donné de ne bisser aucun morceau. Dix lignes de noms. Indiscrétions : un mélomane a loué, dans un hôtel des Champs-Élysées, un appartement contigu à celui de Mlle Marie Heilbron pour entendre celle-ci étudiant son rôle, ce qui a forcé la créatrice de Manon à déménager… Mais il faut, pour suivre la tradition instaurée par le Monsieur de l’Orchestre, une véritable vocation. Au bout de quelques mois d’exercice, les anecdotes s’épuisent et le « soireux » d’occasion brode d’insipides variations, en marge de la critique.

La nécrologie a aussi ses déboires. La célébrité à surveiller se rétablit parfois, ou meurt au moment où l’on s’y attend le moins. C’est ainsi que trois jours après le décès d’un écrivain, nonagénaire, le rédacteur préposé à sa notice m’affirmait encore : « Il va beaucoup mieux. J’ai interrogé son médecin. C’est une question de temps ; mais la constitution est robuste. Il s’en tirera. » Et il me remettait en quelques lignes l’interview du médecin ! Le quatrième jour seulement, mis au courant par les camarades, il expliquait tranquillement : « Ecrire pour les journaux, passe encore, mais les lire, non ! » J’ai eu entre les mains un article nécrologique rédigé par un confrère qui disparut avant son modèle. A la mort de celui-ci on fit passer l’article, en changeant la signature.

La rubrique des tribunaux est précieuse pour un futur romancier. Mais j’estime que dans la circonstance, comme dans le reportage, c’est la menue monnaie du travail quotidien qui donne pour l’avenir une provision magnifique. Comme je l’ai déjà dit, le procès retentissant a toujours quelque chose d’apprêté, de théâtral, de convenu. L’accusé est éteint par l’appareil de la justice, par son avocat, par l’auditoire. Ce que je regrette, de ce stage chez Thémis, ce sont les flâneries dans les chambres correctionnelles, les broutilles dont on ne tirera que quelques lignes d’information, mais où l’on a vu, dans sa pitoyable nudité, la misère de la condition humaine. Edouard Hervé, qui était un directeur très avisé et un grand journaliste, me disait : « Traitez cette rubrique en romancier consciencieux. Un vol dans un grand magasin, un banal procès en coups et blessures peuvent vous donner un article émouvant ou amusant, alors que l’affaire dont tout le monde parle ne vaudra qu’un résumé de dix lignes. Le Palais vous appartient. Je vous donne une colonne par jour. Disposez-en à votre gré. »

Edouard Hervé, un des deux journalistes qui furent reçus à l’Académie française – m’enseigna l’amour de la profession jusque dans les corvées qu’elle comporte et qu’il n’esquivait pas pour son compte. C’était un homme curieusement glabre ; à la fin de sa vie seulement, il laissa pousser sur ses joues des favoris qui lui donnaient l’aspect d’un de ces fins magistrats de jadis, épris de littérature, et à la fois implacables et indulgents. De santé débile et ne trouvant pas aisément le sommeil, il arrivait parfois vers cinq heures du matin au tirage et causait avec les ouvriers. Il se plaisait aussi à survenir devant « le marbre » au moment où on l’attendait le moins. Bien des fois, recru de fatigue et somnolant à ma petite table de secrétaire de la rédaction au milieu des quarante hommes qui composaient le Soleil, je sursautais en voyant surgir devant moi, en habit noir, sortant du théâtre ou d’un bal, le patron lui-même, affable et souriant, le chapeau à la main, car il était d’une extrême courtoisie :

- Je viens vous aider un peu, me disait-il. Vous ne trouvez pas que la mise en page a quelque chose de passionnant ? Ce n’est pas un vain mot : la beauté typographique… Donnez-moi la « morasse ».

Il lisait la morasse avec la rapidité vertigineuse du professionnel, trouvait ici une grosse coquille qui avait échappé à tout le monde, là une erreur, ou un « bourdon », ou un « mastic ». En même temps, il jugeait les articles. Les plus mauvais lui arrachaient dans un soupir, le : « Oui, oui, évidemment… » du philosophe. Quand il en trouvait un bon, il griffonnait des remerciements sur sa carte, ajoutait une jolie gratification et l’auteur trouvait cette surprise le lendemain dans sa case. Il était doux, réfléchi, studieux, avec des gestes ouatés, une parole lente et faible comme un murmure.

- Que pensez-vous de ce titre ? me demandait-il.

- Je le trouve excellent…

- Trop vite répondu… Attendez… Lisez… Examinez. Quel merveilleux conseil : « Hâtez-vous lentement ! » Ne soyez pas comme ces gens qui parcourent au galop les salles d’une exposition de peinture et reviennent en déclarant : « Il n’y a rien ! » Il y a toujours quelque chose… Seulement il s’agit de voir… Je dois toute ma destinée à l’acharnement avec lequel j’ai examiné la section des machines à l’Exposition de 1867. Encore un endroit où les gens galopaient… Je me suis arrêté dans un endroit désert où un ouvrier m’expliqua la fabrication de la pâte de bois. Grâce à cette invention, je pus créer le premier journal à un sou… J’ai la conviction que l’on ferait des trouvailles pareilles à chaque minute.

Et brusquement :

- Est-ce que votre métier vous intéresse ?

Deux fois je lui répondis en toute franchise :

- Il m’intéressait beaucoup. Il m’intéresse moins.

Ce fut ainsi qu’il me transporta de la gazette des tribunaux à la critique dramatique et du secrétariat de la rédaction à la chronique. Sa patience était admirable et profonde sa connaissance des hommes.

- Voyez-vous, me confiait-il, un journal vaut surtout par son secrétaire de la rédaction. Mais le titre est mal trouvé : secrétaire. Les rédacteurs en abusent et ils transforment ce chef en serviteur : « Dites donc, vous qui êtes toujours là, corrigez donc mes épreuves, vous serez bien gentil. » Je le verrais avec pleins pouvoirs et la clef de la caisse aussi. Il paierait les rédacteurs à son gré, car lui seul sait exactement les services rendus, le travail effectué… « Secrétaire de la rédaction », tout le monde croit que c’est le domestique de la rédaction… Mais quel métier superbe ! Le plus attachant, c’est ce qui se passe entre une heure et trois heures du matin… Les dernières nouvelles, les dépêches, les feuilles d’agence, tout l’univers est là, sur votre table…

Hélas, l’univers était sur ma table, mais, d’une heure à trois heures du matin, quand on a vingt ans, le sommeil vous terrasse. Imaginez cela au mois d’août, par une nuit étouffante, dans une sombre imprimerie. Parfois, de lassitude, je laissais ma tête tomber sur la table et je dormais là, vaincu, sur les épreuves amoncelées, comme un collégien sur ses devoirs. Le metteur en pages, pris de pitié, enlevait le travail tout seul, et je dois avouer qu’il s’en acquittait supérieurement. Quand je me réveillais, on serrait la dernière forme et ces braves gens riaient de ma stupeur. Parfois l’un d’eux me faisait un bout de conduite. Nous allions, à l’aube tremblante, dévorer un « corbillard » chez le charcutier spécialiste ouvert toute la nuit et où se coudoient les noctambules, de hâves pauvresses et les journalistes. Un corbillard, c’est une saucisse chaude, intercalée dans une miche de pain frais. Un café bu dans un bar voisin, et nous repartions, à pied. Beaucoup de ces ouvriers avaient une culture étonnante et rectifiaient d’eux-mêmes, sans y mettre d’ostentation, un certain nombre de fautes de syntaxe et d’orthographe. J’appris à connaître, là, le petit peuple de Paris, si doux et si sensible sous sa gouaille. Je leur prêtais des livres qu’ils ne lisaient pas « de la pointe de l’œil » comme trop de gens, mais avec une application passionnée et sur lesquels ils portaient des jugements dont la sagacité me frappait.

Je devais, peu après, renoncer à ce travail nocturne et débuter dans les magazines alors naissants. Reportages photographiques. Pendant que j’interroge, mon camarade installe son appareil. On n’est pas encore blasé sur ce genre d’opération. Il amuse les uns et il effraie les autres. Pour avoir voulu prendre un vieil historien au cours de sa promenade, le pauvre photographe se voit menacé par cette célébrité irascible qui fond sur lui et essaie, à coups de parapluie, de démolir l’appareil ! Les reporters photographes d’aujourd’hui, qui ont place dans toutes les cérémonies et asphyxient à l’aide de leur magnésium les personnalités les plus considérables, ignorent les luttes que leurs devanciers durent soutenir. Mais pour un récalcitrant, que de bonnes volontés charmantes, que de touchantes résignations ! Je vais chez François Coppée, le meilleur des hommes, le plus obligeant aussi. Il m’installe en face de lui. Nous allumons des cigarettes et nous bavardons. Mais, je balbutie :

- J’aurais quelque chose à vous demander…

- J’écoute.

- Je voudrais une photographie de vous.

- Rien de plus facile. En voulez-vous une belle, en académicien, l’épée au côté ?

- Non… une photographie inédite…

- Sortez votre appareil et indiquez-moi la pose.

- Je n’opère pas moi-même. Le photographe est devant la porte.

- Pauvre garçon ! Dépêchez-vous de le faire entrer. Il me prendra dans mon jardin… Enfin, quand je dis mon jardin, c’est celui de Denys Cochin, mais j’ai le droit de m’y promener tant que je veux, et même de m’y faire « tirer en portrait ».

- C’est que voilà… pour que cela soit plus piquant, mon rédacteur en chef m’a demandé d’obtenir de vous de poser aux Invalides…

- Sur l’affût d’un canon, je parierais…

- Autant que possible.

- Cela vous fera plaisir ?... Dans ce cas je n’hésite pas. Mon chapeau, ma canne, je vous suis… Une idée américaine, hein ? On se fichera de moi, mais ça me fera prendre un peu l’air et puis, n’est-ce pas, comme c’est raté neuf fois sur dix, je ne risque pas grand-chose…

Une poignée de main au photographe : « Il fallait entrer, voyons ! » et nous voilà partis. A l’enterrement du poète des Humbles, Catulle Mendès me disait : « Regardez, regardez bien ces petits employés, ces cousettes, ces humbles bourgeois, toute cette foule. Vous voyez ce que vous ne reverrez sans doute jamais : l’hommage de Paris au dernier écrivain populaire, vraiment populaire. On pourra discuter, chicaner tant que l’on voudra : il était aimé. » Grâce à cette promenade aux Invalides, je pus me rendre compte de la popularité de François Coppée. On connaissait ce visage doux et régulier, aux yeux bleus, le visage à peine vieilli du triomphateur odéonien dont le Passant avait ouvert libre carrière à toutes les espérances des rimeurs. Il répondait aux saluts, jetait une boutade à celui-ci, demandait à ce balayeur des nouvelles de sa femme, et félicitait ce sergent de ville de prendre sa faction par un temps aussi beau. Nous arrivons aux Invalides. Malheureusement les curieux s’obstinent. Certains viennent regarder sous le nez le poète. D’autres font cercle. « Voulez-vous être bien gentils, s’écrie François Coppée. Laissez donc ces messieurs travailler. Ils ne sont pas là pour leur plaisir. » Et il ajoute in petto : « Moi non plus. » Les gens consentent à se retirer. Il faut se dépêcher. Vite, trois ou quatre poses. Puis : « Mais non, ne me remerciez pas. C’est trop naturel, vous avez probablement manqué votre affaire. Nous reviendrons, voilà tout. En attendant, allons prendre l’apéritif. »

Et nous prenons l’apéritif en glorieuse compagnie. Nous parlons de Paris dont je voulais fixer l’aspect, rue par rue. François Coppée me donne des renseignements sur la rive gauche qu’il connaît pavé par pavé. Je l’entretiens de certains quartiers de la rive droite. « Ne dirait-on pas, sourit-il, qu’il s’agit de deux pays voisins, mais séparés par une frontière hostile, et ce sont deux pays vraiment avec des mœurs et des langages différents. Un seul historiographe ne peut assumer les deux tâches… »

Quand l’article eut paru avec les illustrations, un hasard me mit en face de François Coppée : « La photo est horrible, me dit-il, mais l’intention était si bonne ! »

Et il rit de bon cœur en allumant une des innombrables cigarettes qu’il jetait après deux ou trois bouffées…

Je devais m’occuper par la suite d’un grand magazine féminin à ses débuts. Rien ne peut donner une idée de la correspondance que recevaient alors ces illustrés. Naïvetés des lectrices qui demandaient conseil à la fois sur la façon la plus économique et la plus rapide de nettoyer des gants de suède et sur le choix d’un fiancé : « Il me paraît robuste et honnête. Bonne famille. Excellentes références, mais transpire des mains. Pourriez-vous m’indiquer un remède et la façon de le conseiller adroitement à l’intéressé. » Autre lettre : « Au chevet de mon mari malade, je confectionnais une robe rose pour l’abuser sur son état. J’ai perdu ce cher mari il y a quatre mois. On annonce une garden-party à la sous-préfecture. Puis-je utiliser ma robe rose avec un crêpe en bas ? Dans ce cas, à quelle hauteur le crêpe ? » Une anxieuse qui signe Follette du bois fleuri envoie sa photographie sans retouches pour qu’on lui dise, dans la petite correspondance, si le modèle de ce portrait peut être considéré comme une femme assez jolie, jolie ou très jolie. « Papa me trouve belle, maman estime qu’il exagère. J’espère que ces messieurs de la rédaction voudront bien ne pas me cacher la vérité, quelle qu’elle soit. Prière aux dames de s’abstenir. » Dans ce fatras, des lettres étonnantes aussi, des envois poétiques, d’une grâce, d’une envolée, d’une harmonie remarquables… Ici la puérilité poussée jusqu’à ses plus extrêmes limites. Là, une sensibilité artiste. Parfois un véritable don que la vie, avec ses exigences, devait étouffer, hélas ! Des cris de désespoir : « Je vieillis. Jadis mon mari me regardait et j’étais confiante ; aujourd’hui il me juge et je souffre le martyre. » Pour celle-ci une ride qui survient équivaut à une catastrophe. Pour celle-là, le miroir qui lui renvoie une image au nez trop long ou aux oreilles trop évasées lui donne des idées de suicide. J’ai pensé à ces infortunes qu’il ne faudrait pas se hâter de railler, quand surgirent les récentes découvertes de la chirurgie esthétique. On a beaucoup discuté sur le point de savoir si la laideur était une infirmité. Certes et la plus douloureuse peut-être. Aux spécialistes que j’ai interrogés et qui me disaient, au sujet des confidences poignantes qu’ils recevaient : « Si vous saviez ! » j’ai donc pu répondre : « Je sais ! »

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HENRI DUVERNOIS.


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