ACHARD, Amédée (1814-1875) : Les Réfractaires (1841).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (11.3.2019)
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 

LES RÉFRACTAIRES.

PAR


  Amédée ACHARD

~ * ~


VOILA un mot avec lequel on a fait bien des drames et bien des nouvelles ; soyez assurés, cependant, que l'avenir nous en réserve bien d'autres encore. Les coulisses du boulevard du crime et les revues du faubourg Saint-Germain ne laisseront pas longtemps chômer ce nom-là. Il en est des réfractaires de l'ère constitutionnelle comme des capitaines d'aventure du moyen âge : tous les semestres, à peu près, quelque journal ou quelque théâtre les met en action. Le casque a fait place au feutre troué, la cuirasse reluisante, à la veste de bure, la longue rapière, au fusil rouillé par la pluie : c'est toujours une vie semée de craintes et d'espérances, une existence en pleine campagne, sous l'ombre humide des forêts, dans les clairières verdoyantes, sous le couvert des taillis. Mais cette fois le héros ne marche pas gaiement à la face du soleil ; hardi et joyeux, il erre çà et là le long des sentiers solitaires, dans les vallons obscurs, sur les plateaux déserts ; il rampe aux alentours des fermes bruyantes, se glisse aux approches des villages populeux, et franchit d'un bond la grand'route où reluit la plaque du garde champêtre. L'un avait à sa suite une compagnie de ces francs archers qui ne craignaient rien, ni le peuple, ni le roi, et Dieu moins encore que le roi. Ceux-ci, au contraire, appellent sur leurs traces le gendarme patient et résolu, qui seul passe où ils ont passé, gravit sur leurs pas la haute colline, et traverse le marais bourbeux sans craindre la fatigue qui l'attend toujours, et la balle qui le frappe quelquefois.

Selon qu'on est abonné à la Gazette de France ou au Constitutionnel, le réfractaire est un héros ou un bandit. Le plus souvent il n'est ni l'un ni l'autre. Mais il arrive parfois que le paysan qui a quitté sa chaumière, parce qu'il ne voulait pas manger le pain du roi dans des casernes, devient celui-ci ou celui-là, suivant les circonstances. Dans les temps de trouble, c'est le hasard qui en décide. Cependant la route du crime étant moins ardue que celle de l'héroïsme, et les circonstances ne poussant guère que ceux qui ont la noblesse du cœur, chose plus rare que la noblesse du blason, il ne faut point s'étonner si, au demeurant, il y a moins de héros que de bandits.

Il en est des causes qui engagent le conscrit à rester dans ses foyers malgré la loi comme de toutes celles qui décident des grandes actions de la vie. Il est rare qu'elles ne soient pas multiples et diverses. Ce n'est point le résultat prévu d'une volonté ferme et d'une résolution motivée d’avance ; c'est ordinairement le résultat accidentel de circonstances fortuites. Souvent, la veille du jour où le conscrit a cherché un asile dans les bois, il avait pleuré sur le sein de sa mère en recevant le baiser d'adieu. Il suffi d'une nuit et d'un rêve pour le mettre en révolte contre la loi.

Il est des conscrits timides qui, n'ayant pas vu revenir au village ceux qui sont partis autrefois, s'épouvantent quand vient leur tour de les suivre. Ils ont entendu, pendant les longues veillées de l'hiver, des récits terribles de batailles où la mitraille fauchait les hommes comme des épis mûrs. De pauvres mères portaient le deuil de soldats morts au loin sur une terre brûlante, où la voix du prêtre n'avait pas consolé leur agonie, ou béni leur tombe sanglante. De jeunes filles vieillissaient en attendant leurs fiancés. Alors la conscription venait atteindre ceux qui entendaient et voyaient toutes ces choses à l'âge où le cœur s'ouvre aux rêves d’amour ; ces esprits craintifs, habitués aux joies paisibles du dimanche, aux tranquilles travaux de la semaine, s'effarouchaient à la pensée d'un avenir mystérieux et sombre, où, pour gagner des épaulettes, une croix, qui rayonnent à l'horizon, il faut exposer sa vie vingt fois dans une carrière pleine de périls. Ceux-là pleurent, s’effrayent, hésitent, et la peur les fait réfractaires. C'est le petit nombre.

Il en est d'autres qui aiment leur pauvre village comme les Mohicans aimaient leurs prairies. La cloche de la petite église a une voix qui parle à leur cœur : c'est sous cette voûte crevassée que la main tremblante du vieux curé a versé l'eau du baptême sur leur front ; ce toit humble et misérable a protégé leur sommeil depuis vingt ans, et chaque matin leur voix joyeuse y saluait l'aurore avant les petits oiseaux. C'est là qu'une jeune fille a écouté, confuse et rougissante, les premières paroles d'amour que leurs lèvres aient bégayées. Ils savent les noms de tous les habitants du canton ; tout s'ouvre à leur approche, la main, le cœur et la maison. Enfants, ils ont rampé sur cette herbe ; jeunes hommes, ils ont dansé sous ces arbres ; il n'est pas un sentier, pas un ruisseau, pas une cabane, pas un pli du terrain, qui ne leur rappelle un souvenir. C'est là qu'ils ont aimé, souffert, pleuré ; leur famille dort à quelques pas du hameau, dans ces petits cimetières de campagne si calmes et si pieux : il leur semble que le départ, c'est l’exil ; que jamais ils ne reverront la fumée du village, si par hasard ils quittent le pays. Sitôt qu'ils ont tiré le numéro fatal qui les appelle à l'armée, ils se désespèrent ; ils cherchent à mettre en défaut le conseil de révision ; puis enfin, quand vient le jour où il leur faut partir pour la garnison, leur courage faiblit et le désespoir les arrête. Ceux-là sont des montagnards ; c'est l'amour du sol qui les fait réfractaires.

Quelques-uns demeurent au pays, parce qu'une jeune fille chaque soir les attend derrière la haie du jardin. Cherchez au fond de toutes choses, et vous y trouverez toujours un peu d'amour. Ils ont trouvé le bonheur ; ils n'ont que faire de la gloire : leur patrie, à eux, c'est la pelouse où ils dansent en se tenant la main, la prairie où ils se rencontrent par hasard, le vieux tronc moussu où ils s’asseyent ; ce sont toutes ces choses qui leur rappellent un sourire, un aveu, un baiser, souvenirs pleins d’espérances ! Il y a beaucoup de Paris au village, autant que d'Hélènes en sabots ; et l'amour qui perdit Troie peut encore faire des réfractaires, lui qui ne peut plus faire de favorites.

Mais une cause toujours agissante, et malheureusement toujours exploitée depuis cinquante ans, se joint à toutes ces causes. La politique, cette passion qui supplée à toutes les passions, s'empare merveilleusement de toutes les douleurs qui fermentent dans le cœur des jeunes soldats, se fait une arme de leur colère, de leurs craintes, de leurs angoisses, et soufflant à leurs oreilles des mots qu'ils ne comprennent pas, mais qui, pour eux, signifient indépendance et liberté, les pousse hardiment dans une voie de révolte. Le laboureur, forcé de quitter la charrue, a pris le fusil, mais il le tourne contre les bleus. Les premiers chouans furent des réfractaires. La Vendée se souleva contre la conscription, et des armées de réfractaires combattirent pour rester dans leurs foyers. Des gentilshommes se trouvaient par-là, et l'on fit une guerre de principes de ce qui était une révolte contre la guerre. C'est encore aujourd'hui la même chose, avec les modifications qu'un demi-siècle apporte dans les affaires de ce monde, où les plus longues durent si peu.

Les chouans de 1830 sont les fils légitimes des chouans de 93 ; seulement ils sont moins nombreux : deux générations ont passé sur la France. Les résultats sont moindres, mais les causes sont les mêmes. Les mêmes passions ont été exploitées au nom des mêmes principes, à peu près par les mêmes hommes. On a mêlé le nom de Dieu à une affaire qui ne le concernait pas, et parlé du roi à des gens qui ne le connaissaient guère ; et il s'est trouvé que de pauvres diables, qui en avaient une médiocre envie, ont été embrigadés pour le service de la bonne cause, lorsqu'ils ne pensaient qu'à éviter les ennuis de la charge en douze temps, et la fraternité de la gamelle.

C'est là l'histoire de beaucoup de réfractaires poussés à la révolte à main armée par des chefs de file qui faisaient bonne chère en leurs châteaux, tandis que leurs soldats guerroyaient à leur profit en rase campagne. Un petit nombre sait ce qu'il fait, et le fait résolument. Ceux-là, étant trop pauvres et trop braves pour quitter la France, se battent et se font tuer. Les réfractaires sont alors les émigrés du peuple. Il y avait, en 1830 comme en 1793, des Cathelineau, des Charette, des Stofflet, parmi les chouans vendéens ; mais ceux-ci sont morts inconnus ; les circonstances leur ont fait défaut. La Vendée a fait place au Bocage, et, ne pouvant avoir de Lescure, le Bocage a eu Diot.

Après la Vendée, ce sont les pays de montagnes qui fournissent le plus de réfractaires. Les Cévennes, l'Auvergne, les départements qui longent les Pyrénées, la Corse ; partout enfin où l'amour du sol est inné dans le cœur de l'habitant. Les riches vignobles de la Bourgogne, les grasses prairies de la Normandie, les fertiles plaines de la Flandre, en comptent à peine quelques-uns : aussi ces provinces sont-elles en grande estime auprès du ministre de la guerre. Si quelque Dupin militaire faisait une carte statistique de la France sous le point de vue du recrutement, ce ne sont point celles-là qu'il couvrirait de la sombre teinte noire. L'homme quitte sans regret les lieux où il a vécu sans peine. La douleur est le ciment de l'amour. Qui ne sait aussi l'amour profond et tenace du Savoyard pour ses montagnes neigeuses, du Highlander pour les glens sauvages de l'Écosse, de l'Auvergnat pour ses âpres collines, du Breton pour ses landes désolées, du Corse pour ses maquis.

Lorsque la crainte ou la passion, le désir de l'indépendance ou la croyance politique, ont transformé le jeune soldat en réfractaire, sitôt que le jour du départ est passé sans qu'un motif légitime l'ait dispensé de paraître au chef-lieu, à l'heure de la revue, les gendarmes se rendent au domicile du délinquant. Les larmes d'une vieille mère leur disent assez le motif de son absence. Le conscrit vient d'allumer sa pipe avec l'ordre de route émané du ministère, et il a pris le chemin des montagnes ou des bois. Bientôt son signalement circule de brigade en brigade ; on le fait connaître aux gardes champêtres, aux douaniers, aux gardes-côtes, à tous les agents de la force publique. La chasse au réfractaire s'organise dans tout le canton : il faut qu'il soit arrêté, ou tué s'il résiste. On bat la campagne en tous sens, et à toute heure ; il est poursuivi sans relâche et sans trêve, de jour et de nuit ; on fouille les gorges obscures, les vallons écartés, les grottes, les taillis ; on suit patiemment ses traces ; on s'embusque au détour des sentiers, dans les ruines du vieux manoir, aux portes des fermes ; on questionne la lavandière qui chante accroupie au bord du ruisseau, l'enfant qui passe sur le chemin, le berger qui veille sur les grands troupeaux, drapé dans son manteau de laine, la servante d'auberge, alerte et joyeuse comme l'oiseau des champs : c'est une poursuite infatigable que le temps ne saurait lasser. Mais le réfractaire a, lui aussi, une patience à l'épreuve du temps : il recule lorsqu'on avance, va et vient, leste, rapide, l'œil ouvert, l'oreille au guet comme le lièvre tournant autour de son gîte. Qui connaît mieux que lui les retraites les plus sûres, le rocher creux au flanc de la colline, le chêne évidé de la forêt, l'affût du chasseur près de l’étang. Il n'est point de clairière où il n'ait déniché de petits oiseaux, point de traînes où il n'ait passé tout enfant. Et d'ailleurs, s'il n'a pas d'alliés, n'a-t-il pas beaucoup d’amis ? Il a embrassé la lavandière sur l'épaule, un jour qu'elle baignait ses pieds nus dans la fontaine ; il a cueilli des pommes pour l’enfant ; il a ramené une brebis égarée au troupeau du berger ; il a dansé avec la fille d'auberge. Tous ces amis occultes éludent les questions, et ne savent jamais de qui le gendarme veut parler : il n'y a rien de plus impénétrable que la bonhomie du paysan ; toute la science d'un diplomate échouerait devant cette ruse d'autant plus puissante qu'elle est inerte, et qui simule la naïveté. Le réfractaire poursuivi trouve donc un asile partout, ou, du moins, presque partout ; il dort à l'abri dans la grange ou dans l'étable, sous le chaume et sur la paille. Si le maître de la maison, à qui la richesse enseigne la prudence, refuse de le recevoir, il y a par là une servante accorte qui ouvre nuitamment la porte de la ferme, et prend la main du réfractaire en jetant un os au chien qui gronde. Le matin, il s'éloigne d'un pied leste ; il n'a plus faim, et il n'est plus fatigué. Tout le village s'emploie à le sauver ; une grande camaraderie le protège ; la cause de sa mère est celle de toutes les mères ; sa voix suppliante couvre celle du préfet. Un pacte tacite lie toute la population. C'est une association mystérieuse qui agit avec un merveilleux ensemble, sans que les membres se soient concertés les uns les autres.

Et puis, ne le sait-on pas ? il y a dans tous les pays, en France comme en Espagne, comme en Ecosse, comme partout, un sentiment inné chez le peuple, qui le pousse à se faire le protecteur du faible contre le fort. Tous ceux qui résistent à l'autorité sont les bienvenus auprès de lui. Sa sympathie est acquise d'avance à quiconque se révolte hardiment contre le pouvoir, quel qu'il soit. C'est une protestation à laquelle il doit aide et secours, car il lui semble que la révolte plaide sa cause, à lui, peuple, qui travaille et souffre. Ainsi les Jacques en France, et les Outlaws en Angleterre, pendant les guerres du moyen âge, trouvaient asile chez le pauvre paysan. Ils le pillaient quelquefois, mais n'importe ; le Jacques et l'Outlaw avaient travaillé et souffert avec lui : leur commune origine était un baptême qui les lavait de leurs fautes. Encore aujourd'hui les bandits espagnols des sierras viennent s'asseoir gaiement au soleil, sous la treille des posadas, et l'aubergiste se garde bien d'en parler à l’ajuntamiento ; ils boivent au même verre, et se séparent en se touchant la main. Le paysan assassinera le bandit peut-être, si le bandit l'a molesté, mais il ne le dénoncera pas ; longtemps il l'a protégé et secouru, et certainement la veille du jour où il lui plantera son couteau dans le cœur, il aura partagé avec lui sa gousse d'ail et son morceau de pain. La popularité des contrebandiers, qui chaque jour échangent des coups de fusil avec les douaniers, est proverbiale sur les deux versants des Pyrénées, et en Bretagne aussi comme en Andalousie.

Ce que le peuple des campagnes faisait au moyen âge pour les Jacques, il le fait aujourd'hui pour les réfractaires ; les réfractaires sont les Outlaws du dix-neuvième siècle.

Ce n'est donc point une chose facile que l'arrestation des réfractaires, malgré l'étendue des moyens d'action que possède le gouvernement. Il en est qui vieillissent et meurent sans que la loi ait obtenu justice. Jamais la main d'un gendarme n'a pu toucher leur épaule : ceux-là, il est vrai, sont en petit nombre ; beaucoup se soumettent volontairement, et sont dirigés sur leur corps, et quelquefois même rendus à leurs foyers après avoir passé devant un conseil de guerre, qui, prenant en considération cet acte de soumission, les traite, le plus souvent, assez doucement. Pour quelques-uns, le temps efface le souvenir de la faute : l'âge est une prescription. Mais, hélas ! il en est d'autres qui meurent tués par le sabre ou le fusil, en guerre ouverte contre la société, terrible holocauste offert à la loi, cette souveraine puissance qui demande encore des victimes humaines, comme les dieux sanglants du paganisme !

Les conditions du réfractaire varient selon les pays. La tradition, cette loi orale et populaire, influe sur sa destinée aussi bien que les mœurs de la population et la nature du sol ; il fait à peu près toujours ce que ses frères aînés ont fait. Dans tous les départements de l'ancienne Auvergne, la Lozère, le Cantal, le Puy-de-Dôme, dans le Périgord et le Rouergue, dans le Vivarais et le Quercy, les réfractaires, retenus au pays par l'amour du sol et l'effroi qu'un avenir inconnu inspire toujours aux esprits faibles et ignorants, se livrent à toutes sortes d'industries pour échapper aux recherches de la gendarmerie. Protégés par la configuration même du pays et les sympathies des habitants, ils trouvent à vivre dans les montagnes sans trop de peine. Tantôt pâtres, ils conduisent de grands troupeaux aux pâturages, sur des hauteurs où l'ordre légal se hasarde rarement ; tantôt colporteurs, ils pérégrinent de hameau en hameau avec un ballot de menues marchandises sur leurs épaules ; valets de labour, ils travaillent dans les fermes écartées, où leur présence, connue de tous, n'est trahie par personne. Si par hasard le chef de la brigade voisine, en échangeant quelques verres de vin avec un cabaretier, conçoit quelques soupçons ; le réfractaire, averti par une police amie, s'éloigne de son asile temporaire, et le brigadier, malgré toute son activité, en est pour ses courses et ses petits verres : l'oiseau n'est jamais au nid quand le nid est découvert.

Né pauvre, le réfractaire a vécu pauvrement ; il se contente donc de peu. Au besoin, il couche à la belle étoile, et mange du pain dur : que lui importe, pourvu qu'en passant la jeune fille lui jette un sourire avec le refrain de sa chanson, pourvu que sa vieille mère l'embrasse sur la lisière du bois, pourvu surtout, qu'il respire en liberté l'air vif de ses montagnes. Au demeurant, il n'y a dans sa vie qu'un peu de mystère de plus. Sa fiancée, en attendant qu'elle soit sa femme, devient sa maîtresse ; quant à ses amis, ils ne changent pas. Il vivait de sa faux ou de sa bêche ; il vivra de son fusil : l'instrument de travail seul est changé. Tous les paysans de France savent manier les armes à feu : le réfractaire était laboureur, il deviendra braconnier. Les gardes champêtres, qui sont du pays, ferment assez volontiers les yeux ; les lapins seuls souffrent de cet état de choses ; quand ils sont morts, la servante de M. le sous-préfet les achète, et l'autorité les mange sans reconnaître au goût le gibier dont le trépas est une illégalité.

Les insoumis, ainsi que les appellent les journaux du gouvernement, s'habituent aisément à ce genre de vie, attendant qu'il plaise à Dieu ou aux révolutions de susciter quelque circonstance favorable qui leur permette d'en faire légitimer tous les actes et toutes les conséquences.

De Perpignan à Bayonne, dans tous les départements limitrophes de l'Espagne, dans les Vosges et le Jura, le long des Alpes, les réfractaires sont ordinairement contrebandiers. Ils sont aussi contrebandiers, les réfractaires des côtes de la Bretagne et de la Normandie. Mais si les uns exercent à pied, et tout au plus quelquefois à cheval, ceux-ci exercent en bateau : avant d'être insoumis, ils étaient marins. Ici la vie du réfractaire commence à courir un double danger. Si les agents du ministère de la guerre ne lui laissaient guère de repos, voici maintenant les agents du ministère des finances qui s'apprêtent à lui faire bonne chasse. Le gouvernement ne pardonne pas les crimes qui s'adressent au fisc. Le trésor est le cœur de l'État, et c'est l'attaquer au cœur, que s'attaquer aux douanes. Voilà donc deux ennemis implacables acharnés à la poursuite du réfractaire.

Loin de lui manquer, la protection occulte de la population redouble d'activité dans ces circonstances périlleuses. Chacun vient en aide au contrebandier qui trompe le fisc au profit des contribuables : nuire au gouvernement d'abord, et faire quelque bonne affaire ensuite, c'est prendre deux plaisirs à la fois. L'égoïsme se trouve donc d'accord avec la générosité. On donne asile à l'homme qui fraude, au contumace qui vend à bon compte. A ce métier-là le réfractaire, quand il n'attrape pas quelque balle, attrape quelque argent ; au bout d'un certain temps il se trouve à la tête d'un confortable régiment de pièces de cent sous. Il n'est pas rare alors de lui voir faire sa soumission : il se livre aux gendarmes, se laisse incorporer gaiement, et achète un remplaçant, un pauvre camarade qui aura fait de mauvaises affaires. Quitte envers le ministre de la guerre, vous croyez peut-être que l'ex-réfractaire va signer la paix avec le ministre des finances ? Point ; quand on a goûté de la vie aventureuse, on ne divorce plus avec les aventures. Les pionniers de l'Amérique du Nord meurent dans les bois. Il y a dans le péril une fascination qui entraîne et séduit. La contrebande est une sorte de condottiérisme où, à l'espérance de faire fortune, se joint le charme d'une existence animée et remuante. On sait que le repos fatigue les marins ; le calme du foyer serait, pour le contrebandier, ce que la nostalgie est pour le montagnard. L'esprit a sa patrie où il aime à vivre, et sa patrie, à lui, c'est le danger. Le réfractaire-contrebandier se soumet pour avoir le droit d'épouser la jolie fille qui si souvent a déjoué les ruses des douaniers en donnant le signal du départ ; s'il n'avait pas de maîtresse par-là, sur la côte ou sur la frontière, il ne se rendrait jamais. Mais, avant la bénédiction nuptiale, il fraude hardiment le voile de la mariée. Peu de temps après il fraudera la layette de l'enfant et la robe de l'accouchée.

Nous avons écrit le mot de chouan déjà. Des côtes de la Bretagne, où passe le lougre du contrebandier, au Bocage vendéen, où s'égaille la bande éparpillée des chouans, il n'y a que quelques landes et quelques marais ; mais, entre les mœurs des réfractaires il y a tout un monde.

Sitôt que, dans la Vendée, un jeune soldat manque à l'appel de sa classe, quel que soit le motif qui l'ait empêché de partir, il ne tarde pas à battre la campagne, un fusil à la main, et une cartouchière à la ceinture. Une main intéressée a cousu une cocarde blanche à son chapeau, et il se trouve, sans le savoir et sans le vouloir, transformé en héros. Ces héros-là finissent le plus souvent par passer par la cour d'assises. Le nombre des réfractaires, en Vendée, augmente et diminue avec les chances de troubles à l'intérieur, et de guerre à l'étranger ; leur chiffre est le baromètre de l'état politique du pays : il monte avec l'agitation, et descend avec le calme. Alors que les circonstances sont graves, et que l'horizon politique se couvre de nuages, comme disent les premiers-Paris, on voit surgir çà et là les réfractaires dans le Bocage et le Marais, et la gendarmerie a fort à faire. C'est que ces réfractaires-là exercent les armes à la main, et ils font si bien qu'ils obligent bientôt notre maréchaussée constitutionnelle à se conduire à la façon des carabiniers pontificaux dans les marais Pontins : on parlemente à coups de fusil.

Ici la condition des réfractaires se modifie encore. Si dans la campagne ils continuent à jouir du droit d'asile, et possèdent les sympathies latentes de la population, ils soulèvent à un haut degré la haine des citadins. Le réfractaire n'a pas d'ennemi plus implacable que l'habitant des villes ; le gendarme et le soldat le poursuivent avec moins d'ardeur que le garde national ; partout où au nom d'un principe les réfractaires cherchent violemment à fomenter la révolte, la résistance s'organise avec une énergie qui s'accroît en raison du danger : les villes font une barrière à la campagne.

Les réfractaires acquièrent en Vendée quelques-unes de ces merveilleuses qualités que Cooper prête aux sauvages de l'Amérique. L'habitude d'une vie aventureuse sous le dôme murmurant des forêts, la conscience du danger qui les entoure, la continuité de la lutte, ont étrangement développé dans leur esprit la finesse et l'astuce propres au paysan français. Bientôt la nécessité, cette fée qui fait des miracles encore plus que l'intelligence, leur donne une patience à toute épreuve, une perspicacité exquise, une adresse inouïe, qu'aucune embûche ne peut mettre en défaut. Ils savent endurer la faim, la soif, la fatigue, le froid, sans plainte, sans murmure. Prompts à découvrir une piste, tenaces dans leurs projets, hardis dans l'occasion, vindicatifs surtout, ils évitent les pièges, frappent à coup sûr, et disparaissent dans les halliers après s'être vengés de la trahison. Leurs sens physiques atteignent ce degré extrême d'acutesse où il semble que les organes agissent sous l'influence mystérieuse de l'instinct. C'est l'esprit qui voit, qui entend, qui respire, qui touche. Les réfractaires de l'Ouest expliquent Bas-de-Cuir.

Mais, hélas ! il faut bien le dire, car sans doute on l'a compris déjà, la route que suit le réfractaire conduit parfois à un abîme ténébreux. C'est une pente rapide qui côtoie le crime, et quand on s'habitue à la descendre, entraîné par l'exemple, il se trouve souvent que le pied glisse dans le sang. Comment cela se fait-il ? Par hasard, certainement, à l'improviste. Le réfractaire n'en avait pas la pensée ; mais, malheureusement, tandis qu'il cherchait la liberté dans la révolte, sa main imprudente s'était armée d'un fusil, et ce que l'esprit ne rêve pas, la main l'exécute. Un jour le réfractaire s'est endormi sur l'herbe, en regardant au loin le clocher du village : un bruit de pas criant sur les feuilles sèches le réveille ; des gendarmes sont là qui montent la colline ; il se lève le cœur palpitant, et s'élance d'un bond vers le taillis, où si souvent il a trouvé un asile. Mais un gendarme plus rapide l'a devancé : la route est coupée. Le réfractaire s'arrête, il hésite ; son regard effaré cherche à l’entour ; sa main crispée tourmente la platine du fusil ; une voix lui crie de se rendre : alors l'arme s'abaisse subitement ; une détonation d'abord, un cri ensuite, fendent l'air... le réfractaire est libre ; mais, derrière lui, le corps d'un gendarme agonise sur l'herbe teinte de sang.

Une autre fois le réfractaire, poursuivi à outrance, a gagné un canton voisin ; il a marché longtemps dans les bois et dans les ravins ; il s'est traîné au travers des halliers ; ses pieds se sont déchirés parmi les ronces ; il est haletant, épuisé ; la faim et la fatigue l'accablent : la nuit est venue ; l'ombre monte de la vallée, et couvre la campagne de ses ailes noires et silencieuses. Une pauvre ferme est là tout auprès ; le feu de l'âtre brille comme un phare à travers les fenêtres mal fermées. Le réfractaire marche droit à la ferme ; il écarte le chien qui gronde avec la crosse de son fusil, et il entre. Une famille travaille autour du feu ; des femmes, un vieillard, quelques enfants ; les hommes ont porté la moisson à la ville. Le réfractaire est seul, mais il est armé. Ce qu'on hésite à lui donner, il le prend. Il avait faim et soif, il mange et il boit. En buvant, il songe que bien souvent dans sa vie errante il a, comme aujourd'hui, souffert, et que parfois, moins heureux, il n'a rien trouvé. Or, le lendemain peut être semblable à la veille : alors le pain et le vin ne lui suffisent plus ; il veut encore de l'argent. Le vieillard résiste ; le réfractaire menace ; une femme, en tremblant, ouvre une vieille armoire ; au besoin le réfractaire fera sauter la serrure et brisera les tiroirs : lestement il vide dans ses poches les économies de la famille. Si le vieillard crie trop haut, le réfractaire lève son fusil, et il peut se faire qu'au retour de la ville les hommes trouvent la ferme pillée, et des femmes pleurant autour d'un père assassiné.

Désormais le vol et le meurtre se dressent entre le réfractaire et la société. Engagé dans cette voie fatale, il est bien difficile qu'il puisse s’arrêter : les crimes sont comme les anneaux d'une chaîne, ils se tiennent entre eux. Il n'était que réfractaire, il devient bandit.

Qu'ils soient de la Vendée ou de l'Auvergne, de la Bretagne ou des Pyrénées ; qu'ils soient chouans ou contrebandiers, pâtres nu braconniers, tous les réfractaires se trouvent souvent placés dans cette terrible position de demander à la violence les moyens de soutenir leur existence vagabonde, ou de se soumettre à la rigueur des lois. Trop souvent aussi, entre la violence et la soumission, ils choisissent la violence. C'est la crainte qui les pousse. La peur à elle seule fait commettre plus de crimes que la vengeance et l’ambition, la haine et la jalousie ensemble.

On sait avec quelle déplorable rapidité les mauvaises pensées germent dans le cœur de l'homme ; il arrive donc aussi que le réfractaire, après quelques mois d'insoumission laisse parfois la paresse chasser une à une toutes ses habitudes de travail. D'abord il a évité de paraître dans le hameau pour ne pas conduire sur ses traces le gendarme et le douanier ; mais, plus tard, lorsque l'attention s'est détournée de lui, il continue à vivre à l'écart, çà et là, à l'aventure. Alors il ne pouvait pas travailler par nécessité ; maintenant il ne veut plus travailler par paresse. Le réfractaire se transforme en vagabond. A cette vie errante, il perd peu à peu les sentiments de probité et d'honneur que l'exemple de sa famille lui avait inspirés ; il se dépouille, au contact de cette indépendance sauvage de toutes les habitudes saines et morales puisées dans une jeunesse laborieuse, ainsi qu'un bélier laisse aux buissons du chemin la laine de sa toison. Le vagabondage conduit au vice, le vice engendre le crime, et le réfractaire expie un jour au bagne de Brest ou de Toulon l'erreur d'un moment.

Les villes, les grandes villes surtout, fournissent très-peu de réfractaires. L'amour du sol n'existe pas chez les citadins, qui sont d'ailleurs beaucoup plus familiarisés avec l'existence et les servitudes militaires que le paysan. L'ouvrier, après avoir fait son tour de France, s'arrête au hasard dans la ville où il espère tirer le meilleur profit de son travail ; chaque jour il voit des manœuvres, des parades, des revues ; il rencontre des soldats partout ; il fraternise avec eux aux barrières ; ils chantent les mêmes chansons en vidant la même bouteille, et quand le tambour bat la retraite, ils rentrent parfois ensemble en chancelant. Quelque pays se trouve certainement dans la garnison, et l'ouvrier ne tarde pas à s'apercevoir qu'on dort aussi bien à la caserne que dans son étroite mansarde, et que souvent on y mange mieux. Le travail ne va pas toujours bien, mais les rations ne chôment jamais. Le soldat est chaudement vêtu, quelquefois l'ouvrier porte en hiver la veste de toile de l'été. Quand vient le jour où, grâce à son numéro, l'ouvrier doit quitter la lime, le rabot ou la truelle, il prend assez gaiement la clarinette de cinq pieds. Il sort de la ville en chantant, comme il l'a fait si souvent pendant son compagnonnage. Que lui importe de vivre à Bordeaux ou à Orléans, à Toulouse ou à Nancy. Il y a du vin partout et les Françaises au nord ne haïssent pas plus qu'au midi le casque du dragon et les épaulettes du grenadier.

A mesure que les lumières se répandront davantage dans les campagnes, le nombre des réfractaires ira sans cesse en diminuant. Certainement, quoi qu'il arrive, il y en aura toujours quelques-uns, mais l'insoumission au recrutement ne sera plus, du moins, un mal endémique dans certains départements. La fréquence des communications est le meilleur remède qu'on puisse appliquer pour guérir ce mal. Les chemins sont de grandes voies frayées par l'homme à la civilisation. En multipliant les rapports, ils multiplient les connaissances, et ils apprennent, en outre, aux diverses classes de la population à se connaître et à s'estimer. Sous ce point de vue surtout, les routes stratégiques ouvertes dans la Vendée, par les soins du gouvernement, sont un grand bienfait, et le pays en recueillera bientôt les fruits. L'insurrection se recrute surtout parmi les réfractaires ; en tarissant la source qui la nourrit, on frappe l'insurrection au cœur.

Le développement des écoles primaires concourra à cet heureux résultat, qui n'est déjà plus un problème. L'instruction déposée au cœur de l'enfant est une semence qui fructifie lorsqu'il se fait homme.

Tout le monde gagnera à ce nouvel état de choses, les réfractaires entre tout le monde. La tradition de l'insoumission se perdra dans les campagnes ; les malheureux égarés aujourd'hui par l'amour du sol, et plus souvent encore par les passions politiques, apprendront que le premier devoir du citoyen est l'obéissance aux lois, et aucun ne donnera plus au pays le spectacle effrayant d'une indépendance vagabonde, qu'on n'achète qu'au prix de la révolte, et que le crime accompagne quelquefois.


AMÉDÉE ACHARD

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