FRIÈS, Charles (18..-18..) : Le Commissaire-priseur (1841).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (11.3.2019)
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 

LE COMMISSAIRE-PRISEUR.

PAR


  Charles FRIÈS

~ * ~


C'EST du commissaire-priseur, ce président obligé de toutes les ventes à la criée, que l'on peut dire avec raison :

Dans ses heureuses mains, le cuivre devient or.

Il n'est guère d'objets qui, touchés par ses doigts magiques, ne se transforment soudain en choses précieuses. Grâce à lui, les moindres bagatelles sont souvent vendues à des prix fous. C'est le dieu du négoce, le Mercure du XIXe siècle. — Il tient à la main, en guise de caducée, un marteau d’ivoire, à manche d'ébène, dont les coups retentissants sont autant de veto pour de nouvelles enchères.

Le commissaire-priseur est remarquable par la conscience qu'il apporte à ses ventes. Toutes sont également importantes pour lui : il ne fait fi d'aucune, et se croirait perdu de réputation s'il n'opérait les plus minimes, voire celles de quelques guenilles, avec autant de verve et d'entrain que s'il s'agissait de l'encan des joyaux de la couronne. Pourtant, il a dû subir l'influence du temps où il vit, et il se complait particulièrement dans les ventes de tableaux, de statues, d'armes, de médailles, de porcelaines, et de ces mille riens consacrés par la mode. C'est là qu'il peut à son aise lâcher la bride à son imagination, et revêtir toutes ses marchandises d'un prisme doré. Sans vouloir lui attribuer positivement l'intention de changer alors les copies en originaux, les croûtes en chefs-d’œuvre, les vieux sous en médailles antiques , et les porcelaines de fabrique française en porcelaines de la Chine ou du Japon, toujours est-il qu'il obtient de véritables triomphes, et sait faire monter les enchères aussi rapidement que des fusées : « Messieurs, s'écriait dernièrement, dans une vente à laquelle nous assistions, un commissaire-priseur, avec cet accent plein, vibrant, sonore, que vous lui connaissez, messieurs, le lot que nous avons l'honneur de soumettre en ce moment à votre appréciation, se compose de ce magnifique bahut Louis XV. Approchez, examinez, la vue n'en coûte rien... Allons, messieurs, des enchères... Voyons, commençons par cent francs. »

Et le crieur de répéter : « Cent francs , cent francs le bahut. »

Ici un rire d'incrédulité moqueuse circule dans tout l'auditoire. Ce rire semble dire : Cent francs un vieux buffet tout vermoulu, prêt à tomber en poussière ? Allons donc ! personne n'en voudrait pour rien.

« Messieurs, continue le commissaire-priseur, votre indifférence m’afflige ; en vérité, vous faites tort à vos connaissances. Vous ne voulez pas du bahut ? C'est très-bien... n'en parlons plus ; grâce à Dieu, nous n'en sommes pas embarrassés. Pourtant, messieurs, je ne puis m'empêcher de vous dire que les bras me tombent en voyant des connaisseurs comme vous rester froids devant une pareille œuvre, une œuvre qu'il est impossible de contempler, sans supposer, je veux dire sans acquérir la conviction, l'intime conviction, qu'elle a pour auteur le célèbre, l'inimitable, l'incomparable Boule. »

Ces mots n'étaient pas achevés, que, de tous les points de la salle, les enchères partaient, volaient, se succédaient comme les coups de fusil dans un feu de file ; bref le meuble de Boule, dont personne ne voulait d'abord donner 100 fr., fut adjugé à un trop heureux bourgeois au prix de 675 fr.

Est-il des rapsodies dont il ne puisse se défaire ? Alors le commissaire-priseur les éparpille adroitement dans la vente d'une collection provenant de quelque cabinet célèbre. Cette petite rouerie lui réussit toujours à merveille ; on achète de confiance, et chacun est satisfait. Comme tous les thaumaturges, d'ailleurs, il a soin de préparer ses miracles de longue main : il ne fait jamais une vente d'objets d'art qu'il n'ait préalablement réchauffé le zèle des antiquaires, des collectionneurs, des marchands, par un déluge de notices détaillées, dont l'ornement de rigueur est un avant-propos dans le genre de celui-ci :

« L’amateur, que le goût passionné pour l'antiquité transporte aujourd'hui dans ces contrées jadis si florissantes de l'ancienne Grèce, est frappé d'admiration à la vue d'un reste de monument qui lui rappelle les souvenirs délicieux de ce que lui a appris l'histoire de ces temps héroïques. Combien ne s'estime-t-il pas heureux si, même à grands frais, et après les plus pénibles explorations, il parvient à posséder un simple fragment qu'il transporte religieusement avec lui dans sa patrie ! Pourquoi donc, en rencontrant ici des objets créés sur ce sol classique des beaux-arts, n'éprouverait-il pas les mêmes jouissances ? Est-ce pour avoir changé de lieu qu'ils perdraient de leur mérite et de leur valeur ? L'obélisque de Luxor n'est-il pas le monolithe de la haute Egypte, et son transport miraculeux n'ajoute-t-il pas à son intérêt ? »

De l'obélisque de Luxor, le commissaire-priseur, dans ce brillant échantillon de ses talents littéraires, saute à l'énumération des tableaux et des statues appartenant à la collection dont il est chargé d'opérer la vente : « tableaux et statues, dit-il, qui semblent remonter au siècle fameux des Apelle et des Praxitèle, » et il termine en assurant que depuis qu'il a l'honneur d'être commissaire-priseur, il n'a jamais rencontré une collection qui méritât d'inspirer autant d'intérêt aux savants, aux artistes, aux amateurs, en un mot, à tous ceux qui aiment à suivre l'histoire de l'art dans ses progrès et sa décadence.

Comme vous voyez, le commissaire-priseur est à la hauteur du siècle, et manie la réclame aussi bien qu'homme de France. Soyons juste, et ajoutons qu'il a souvent un collaborateur pour la confection de semblables morceaux d'éloquence. Ce collaborateur est l'expert qu'il s'adjoint lorsque sa modestie ne lui permet pas de se croire suffisamment éclairé sur la valeur des objets et sur la désignation à leur donner dans le catalogue. Le commissaire-priseur n'est rien moins qu'un puits de science, et, sans l'aide de l'expert, il lui serait fort difficile d'étiqueter convenablement ses marchandises. Est-ce lui, par hasard, qui, dans un amas confus de vieilles ferrailles, irait s'aviser de reconnaître :

— Des pièces en fil de fer pour l'étude de la nécrologie et de la splanchnologie , Pourrait-il davantage démêler:

— Le Spondyle royal ;

— La Harpe impériale, ou Manteau de Saint-James ;

— L'Iridine de l'Inde, grand et bel individu, dont la charnière tuberculeuse, dans toute sa longueur, est des mieux caractérisées ;

— La Galathée ;

— La Trigonie vivante ;

— Les Porcelaines, Argus, Carte géographique, Peau de lièvre et Gésier ?

Pourrait-il, dis-je, s'il n'était soufflé par quelqu'un, démêler tout cela dans un tas de produits animaux que ses études ne lui ont pas appris à appeler autrement que du nom vulgaire de coquilles ? Le commissaire-priseur a, ma foi, bien autre chose à faire qu'à tourner des feuillets, et il ne voit guère des livres que leurs couvertures. Cela ne l'empêche pas d'avoir et d'exprimer, au besoin, son opinion en littérature. A ses yeux, le talent d'un écrivain est en raison directe du prix plus ou moins élevé de ses œuvres. Il professe un grand mépris pour la plupart des auteurs du jour. Mieux que personne, et sans les avoir lus, il a été à même d'apprécier le mérite de certains ouvrages dont les réclames des journaux ont constaté le rapide écoulement, et que le marchand, lassé d'attendre l'acheteur, s'est vu forcé de faire vendre en bloc par son ministère. Hélas ! que de fonds de boutiques de libraires et d'éditeurs en déconfiture ont passé entre ses mains ! Pour lui, son commerce est à l'abri des orages : les faillites et les banqueroutes ne l'atteignent jamais ; bien loin de lui nuire, elles lui rapportent et, s'il ne se plaît pas au mal, du moins, assis sur son estrade, le marteau d'ivoire à la main,

Tranquille, il voit passer les hommes et les temps.

La trompette du jugement dernier sonnerait, qu'on le verrait encore, assisté de son crieur, vulgairement aboyeur, poursuivre le cours de ses ventes et de ses adjudications. L'aboyeur est le compère, le bras droit du commissaire-priseur. Son nom indique assez que son rôle ne consiste pas à rester muet : à lui de crier, de hurler sans cesse la dernière enchère. Inutile de dire qu'une poitrine de fer doit être l'apanage de celui qui se destine à ces pénibles fonctions. L'aboyeur fait en gros ce que le commissaire-priseur fait en détail : l'un prépare, dégrossit la besogne ; l'autre y met la dernière main. L'un est la grosse caisse qui attire l'attention des badauds ; l'autre le banquiste subtil qui, d’un style chaud et coloré, trace à la galerie le panégyrique de l'incomparable onguent qu'il débite.

A côté de ces deux physionomies si vives, si animées, si bruyantes du commissaire-priseur et de l'aboyeur, remarquons, en passant, la figure muette et impassible du clerc chargé de dresser le bordereau des ventes. On dirait une huître entre deux perroquets criards.

Au milieu des marchands, qui sont les témoins habituels de ses ventes, le commissaire-priseur est à son aise comme le poisson dans l'eau ; jamais acteur ne fut, plus que lui, sûr de son public. Chaque fois qu'il lui prend fantaisie de faire une incursion dans le domaine de la plaisanterie, et cela lui arrive assez fréquemment, ses saillies mettent en liesse l'assistance entière ; tous rient, même ceux qui n'ont pas entendu. Les marchands n'ignorent pas que les petites causes produisent les grands effets, et ils tâchent ainsi de se rendre propice le commissaire-priseur, cet astre dont ils sont les très-humbles satellites, et qui peut, à son gré, laisser tomber sur eux des rayons favorables, en ne poussant pas trop les enchères des objets dont ils veulent devenir adjudicataires. Au reste, le commissaire-priseur est la meilleure pâte d'homme qui soit au monde ; il n'a pas un brin de fiel ; ses discours respirent toujours la bonhomie la plus parfaite, surtout lorsqu'il converse avec une pratique :
« Eh bien ! mon gros, dira-t-il, comment vont les affaires ?

— Eh ! doucement, tout doucement.

— Ah ! çà, nous ne faisons donc rien ensemble aujourd'hui ?

— Dame! vous vendez tout à un prix... çà devient écœurant.

— Laisse donc ; tu te plains toujours. On te donnerait les choses pour rien, que tu trouverais encore que c'est trop cher. Tiens, voici un petit lot qui doit t'aller comme un bas de soie. »

Le commissaire-priseur connaît les hommes : il sait se mettre à leur hauteur. Autant son langage est sans façon, commun, trivial, lorsqu'il s'adresse à un marchand, autant il devient recherché, poli, obséquieux, s'il s'agit de faire mordre à l'hameçon quelque amateur distingué. Souriant alors avec grâce, et arrondissant ses gestes, il s'exprimera de la manière suivante :

« Il me semble qu'il y a longtemps, monsieur, que je n'ai eu l'honneur de vous vendre quelque chose. J'ai là plusieurs objets fort rares, que je serais désespéré de voir passer en d'autres mains que les vôtres. Si cela peut vous être agréable, je vais les faire mettre en vente immédiatement. Veuillez donc vous donner la peine de vous asseoir. »

Le commissaire-priseur serait l'être le plus heureux de toute la création, si son métier se bornait à faire des ventes. Mais, point de rose sans épines, point de vente sans inventaire. Dans l'inventaire, il est tout dépaysé : il n'a plus autour de lui ses figures d'habitude, et ressemble à une âme en peine. Sa mission est toute positive, toute prosaïque : elle consiste à aller fouiller les armoires, les bibliothèques, les greniers, où sont renfermés les objets à estimer, ce dont il ne peut s'acquitter sans avaler force poussière. Pour surcroît de douleur, l'inventaire lui offre fort peu de bénéfice : 6 francs par vacation, et rien de plus. Je dis et rien de plus, parce que nous ne sommes plus au temps où, sous prétexte qu'il ressentait des atteintes de rhumatismes, que le baromètre annonçait la pluie, le commissaire-priseur se permettait d'emprunter les cannes et les parapluies qui lui tombaient sous la main dans le cours de ses inventaires.—Les héritiers d'un commissaire-priseur, mort il y a quelques années, trouvèrent, dit-on, dans sa succession, des cannes et des parapluies en assez grande quantité pour pouvoir en monter une boutique. A l'heure qu'il est, le commissaire-priseur est un trop gros personnage pour se permettre ces petites pirateries, et il a totalement renoncé aux bénéfices de la cote G. : c'est ainsi qu'on désignait les menus objets qu'il détournait de leur destination primitive pour se les attribuer. Les commissaires-priseurs marchent de pair avec le corps respectable des notaires, des avoués, des huissiers. Comme ceux-ci, ils se réunissent en chambre. L'établissement des commissaires-priseurs date de fort loin. Ils furent crées par Henri II, en 1553. Ils portaient alors le nom de sergents-priseurs. Plus tard, sous Louis XIV, ils prirent celui d'huissiers-priseurs. Ce n'est qu'en 1801, qu'ils reçurent leur dernière dénomination.

De même qu'il est des avocats sans cause, des médecins sans malade, des comédiens sans théâtre, des auteurs sans éditeur, on trouve aussi des commissaires-priseurs sans client. Ce sont les frelons, les sangsues de l’ordre ; ils vivent de ce qui leur revient sur le partage de la caisse commune : cette caisse est formée par les 2 1/2 p. % déposés sur le montant de chaque vente. De cette manière, ceux qui sont en chômage perpétuel touchent à peu près l'intérêt du prix de leurs charges.

Les quatre-vingts commissaires-priseurs du département de la Seine vécurent longtemps unis, et n'ayant pour leurs ventes qu'un local commun. Or, un beau jour, le vent de la discorde souffla parmi eux ; et quelques-uns, formant scission, allèrent s'établir dans un vaste hôtel de la rue des Jeûneurs, où ils font une concurrence redoutable à leurs confrères de la place de la Bourse.

Le commissaire-priseur se faufile dans le monde le plus possible ; il y fait la chasse aux clients, aux héritiers, à tous ceux qui, n'ayant plus longtemps à vivre, peuvent, en partant pour l'autre monde, le recommander à leurs exécuteurs testamentaires. Dans ce dernier cas, on peut dire, sans jeu de mots, que, pour lui, la pratique commence alors qu'elle finit. Mais en quittant ses ventes et ses inventaires pour rentrer dans la société, il ne peut pas parvenir à dépouiller le vieil homme, et il traîne partout avec lui les préoccupations de son état. A la promenade, au bal, au spectacle, à table même, il rêve enchères et adjudications, et rumine dans sa tête ce que pourrait produire la vente des objets qui s'offrent à sa vue : voitures, chevaux, livrées, bijoux, rideaux, banquettes, lustres, tableaux, glaces, vins, mets, vaisselle, il prise tout ; un peu plus, et il priserait les hommes aussi bien que les choses. C'est vraiment un homme dangereux à introduire chez soi. Il n'y a pas à lui en faire accroire. Qu'il reste cinq minutes dans une maison, et il pourra dire à un centime près à combien se monte la fortune mobiliaire de celui qui l'occupe. Personne n'a mieux que lui l'esprit de son métier. Il ne s'amuse pas à jouer au dandy, à singer l'homme de loisir, comme l'agent de change : il se contente de vivre en bon bourgeois, en honnête père de famille, dans un appartement vaste et confortable, situé dans un des quartiers tranquilles de Paris. Les enfants du commissaire-priseur reçoivent dans un collège l'éducation qu'on est convenu d'appeler éducation libérale. Sa femme, sans rivaliser tout à fait d'élégance avec la femme du notaire, ne laisse pourtant pas de s'habiller avec une certaine recherche : elle se fournit chez les meilleures faiseuses. Quant à lui, sa mise est soignée, quoique fort simple, et rappelle celle de l'avoué, de l'huissier, de l'avocat. Habit, pantalon, gilet noirs, voilà pour la tenue ordinaire. La grande tenue, la tenue officielle veut encore une écharpe noire ; mais on lui voit rarement cet attribut de couleur lugubre, le commissaire-priseur redoute les quiproquos ; la taille ceinte d'une écharpe noire, il ressemblerait exactement à un commissaire d'une autre espèce — qui le précède dans tous les lieux où il va faire des ventes après décès, — au commissaire des morts. Il se borne donc à porter son écharpe dans sa poche, et ne la produit au jour que dans les grandes occasions ; en cas de tumulte, par exemple, lorsqu'il a besoin de justifier de ses droits au titre d'officier public.

Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse, dit le proverbe : à force de répéter la formule ordinaire : « une, deux, et trois fois, personne n'en veut plus... bien vu... bien entendu... pas de regret... adjugé... » la voix du commissaire-priseur finit aussi par se casser. C'est pour lui le signal de la retraite. Alors il abdique le marteau d'ivoire, en frappe un dernier coup pour adjuger sa charge au plus offrant, et jouit à son tour des douceurs du far niente.

Terminons en réparant un oubli. A l'instar des autres hommes, le commissaire-priseur peut avoir son dada, sa manie ; mais il est rarement collectionneur, et il donne en cela un grand exemple de sagesse. Placé, comme il l'est, au milieu d'une avalanche perpétuelle de vieilleries, de curiosités, que deviendraient ses honoraires, si une folle passion le précipitait dans la voie des achats pour son propre compte ! Voir c'est avoir : telle est sa devise.


 CHARLES FRIÈS

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